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Regardez encore

Je restais aussi immobile que possible. Il ne se passa rien. D’ailleurs, je n’attendais aucun événement. Semblable à un potiron, j’étais simplement quelque chose qui gisait sous le soleil et recevait ses rayons, et je n’en demandais pas davantage. Je me sentais parfaitement heureux. Peut-être est-ce là ce qu’on éprouve quand on meurt et qu’on devient partie d’un grand tout, que ce soit l’air et le soleil, ou la bonté et la connaissance. Je ne sais pas, mais le bonheur, c’est ça: se dissoudre dans un grand tout. Et quand le bonheur nous vient, il nous vient aussi naturellement que le sommeil.
– Willa CATHER, romancière

Le bonheur durable apparaît au cours de sa quête, et dans le moi qu’il nous permet de ressentir et d’exprimer. Mieux nous connaissons le moi, mieux nous pouvons l’exprimer, et c’est pour cette raison que nous avons consacré la première moitié de ce livre à descendre dans les cavernes de la conscience. En fin de compte, la Bhagavad Gîtâ encourage notre expression du moi en étant au service des autres, et c’est pour cette raison que la seconde moitié du livre est consacrée à la recherche d’un but et à la connexion avec autrui. Le bonheur, pour éclore, a besoin à la fois du moi et d’altruisme. Si notre cœur n’y est pas, nous souffrons; mais s’il ne s’agit que de nous, nous souffrons aussi. Lorsque nous mettons les aspects les plus profonds du moi au service de quelque chose de plus grand que nous-mêmes, nous suivons le chemin du dharma, et nos actions nous libèrent plutôt que de nous attacher.

Un appel à la foi

Krishna a toutefois un petit quelque chose de plus à ajouter. Dans le dernier chapitre de la Bhagavad Gîtâ, il chuchote à Arjuna que parmi toutes les actions possibles, trois sont particulièrement propices à nous libérer du cycle de la souffrance.

Les actes d’autodiscipline, de charité et de foi, il ne faut jamais s’en abstenir,

Car ils purifient et conduisent à la sagesse.

Mais même ces actes louables exigent le détachement.

C’est ma conviction profonde. (XVIII, 5-6)

Nous avons examiné l’autodiscipline et l’altruisme sous divers angles, mais qu’en est-il de la foi? Au début du présent ouvrage, j’ai promis qu’il ne serait pas question de Dieu. Mais finalement, Krishna ne nous laisse pas l’éviter. À plusieurs reprises dans la Bhagavad Gîtâ, il conseille à Arjuna de transformer sa sagesse en travail et son travail en foi, puis de dédier tous ses actes au divin. Qui, dans ce cas précis, est Krishna lui-même. Naturellement, Arjuna pose des questions, et nous devrions nous en poser également.

Et comment te reconnaître lorsque je te verrai, et à qui ou quoi dédier mes méditations?

Quels aspects de l’existence dois-je me rappeler pour te trouver, Krishna? (X, 17)

Si la Bhagavad Gîtâ place la foi sur un si haut piédestal, nous ferions bien de savoir ce que vaut la foi, et la réponse de Krishna nous le dit.

Je suis le Moi reposant dans le cœur de tous les êtres;

Du moment où ils commencent à exister jusqu’à leur toute fin. (X, 20)

Mais Krishna ne s’arrête pas là. Dans les vingt strophes suivantes, il énonce les innombrables coins de l’existence où l’on peut rencontrer le divin, depuis les étoiles et la lune, en passant par les océans et les montagnes. Il précise que le divin est dans les arbres, les oiseaux, les vaches, les lions, les serpents. Il voit le divin dans l’esprit, la connaissance, la logique, la parole et le silence. Il voit quelque chose de sacré dans les gens honnêtes qui disent la vérité, puis il voit la même chose dans les tricheurs. Il pointe les poètes, les sages, les généraux et Arjuna lui-même. Enfin, après avoir énuméré tous les endroits possibles et que la liste déborde, Krishna conclut:

Je suis la semence de toute chose, Arjuna.

Rien de vivant ou d’inanimé ne peut exister sans moi.

Les manifestations du divin sont infinies.

Celles que je viens de te nommer ne sont qu’exemples. (X, 39-40)

L’esprit étant plus important que la lettre, nous n’avons pas à craindre que la Bhagavad Gîtâ finisse par nous dire qu’on ne peut pas être heureux si on ne s’agenouille pas devant un avatar hindou bleu clair. À la fin, Krishna conclut qu’on peut trouver une étincelle de divin dans tout, à condition de savoir regarder. Tout lieu devient lieu de prière si vous le voulez. C’est le choix de vénérer plus que l’objet qui fait la différence. Comme l’écrivait le poète Wallace Stevens: «C’est la foi qui compte, et non le Dieu.»

Un écho de Patanjali

Lorsque nous explorons le changement avec Patanjali au chapitre 4, lui aussi en vient directement au sujet de la foi. Après la discipline du tapas et l’introspection du svadyaya, Patanjali demande le lâcher-prise sous la forme d’une dévotion, ou ishvara pranidhana. Et pour faire durer les changements difficiles, ce sens de la dévotion semble être essentiel.

Chaque fois que nous nous efforçons de changer notre vie ou notre monde, les moments de doute sont inévitables. Le lâcher-prise dans le présent contexte est un échafaudage qui soutient la foi qui, à son tour, vous soutient jusqu’à ce que la discipline de votre pratique s’installe et cimente vos nouveaux comportements. Sans cette foi à laquelle vous accrocher, les doutes et les distractions peuvent être interprétés à tort comme autant de signes que vous allez dans la mauvaise direction.

Selon le sens que donne Patanjali au yoga, l’ishvara pranidhana nous maintient sur la bonne voie lorsque nous avons tout épuisé; le tapas nous aide à puiser dans chaque fibre de notre être pour continuer à creuser; et le svadyaya nous aide à comprendre où se trouvent réellement les limites de notre capacité. Si tous ces mots en sanskrit nous paraissent étrangement familiers à présent, c’est peut-être à cause de ce petit bijou de prière qui murmure au fond de votre esprit:

Mon Dieu, donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, le courage de changer les choses que je peux, et la sagesse d’en connaître la différence.

C’est la Prière de la sérénité qu’on attribue à Reinhold Niebuhr, qui l’aurait créée dans les années 1930 lorsqu’il a fondé le programme des Douze Étapes. Vous trouverez exactement les mêmes valeurs dans le petit manuel qu’a écrit Patanjali il y a quelque 2 000 ans et qui explique comment changer son esprit. Les grandes idées ont tendance à demeurer les mêmes.

Aujourd’hui, un des programmes pratiques les plus efficaces pour créer des changements durables en présence d’une forte résistance est celui des Alcooliques Anonymes. Dans son livre Le Pouvoir des habitudes, Charles Duhigg explique comment les douze étapes des AA vers la sobriété intègrent la discipline des réunions et des nouvelles habitudes à l’introspection qui est nécessaire pour qu’une personne fasse un inventaire personnel rigoureux de ce qui la fait boire et des torts qu’elle a causés aux autres. Plusieurs études portant sur les AA ont permis de bien comprendre comment la discipline et l’autoévaluation fonctionnent dans ce programme. Mais les chercheurs ont été étonnés de l’importance particulière qu’accordaient beaucoup de membres à la troisième étape (le lâcher-prise), qui va comme suit: «Nous avons décidé de confier notre volonté et notre vie aux soins de Dieu tel que nous Le concevons». La discipline et l’introspection ne devraient-elles pas suffire à elles seules? Il est clair que non:

Les alcooliques qui croient qu’une puissance supérieure est entrée dans leur vie étaient plus susceptibles de demeurer sobres durant les périodes stressantes. Ce n’était pas Dieu qui importait, ont constaté les chercheurs. C’était la foi elle-même qui faisait une différence. La foi était l’ingrédient qui faisait en sorte que le changement du cercle de la dépendance devenait un comportement permanent. (2012)

Connaître son propre moi

Que vous employiez le mot renoncement, lâcher-prise, sérénité ou foi, la forme que vous y donnerez sera intimement liée à l’être unique que vous êtes. Comme l’écrivait le poète Rumi: «Il y a des centaines de façons de s’agenouiller et d’embrasser le sol.» Au lieu de nous dire à qui adresser nos prières et comment prier, Krishna, je pense, nous montre l’absolue nécessité de faire cette confession ultime et sobre qui dit que le moi est perdu dans quelque chose de tellement vaste et de tellement grand que nous ne parviendrons jamais à le saisir. Quoi que ce soit (l’âme ou le Moi ou l’immobilité ou le vide absolu), c’est l’essence de tout ce que nous sommes et de tout ce qui existe autour de nous. La Bhagavad Gîtâ nous exhorte à nous consacrer à la connaissance de cette essence malgré son intangibilité. C’est une bataille digne des grands guerriers.

A mesure que la Bhagavad Gîtâ se déroule, Arjuna apprend ce qu’est le Moi et désire le ressentir, tout comme on le souhaite à certains moments durant la méditation, la prière ou la contemplation. Sur le champ de bataille, Arjuna demande une faveur à Krishna: de lui montrer le Moi, de faire l’expérience de la vie telle qu’elle est réellement, ne serait-ce qu’un instant. La première chose que Krishna répond est: «Regarde encore, Arjuna.» Regarde, simplement. Regarde les couleurs et les formes et les merveilles infinies de l’univers. Tout est là, tout se passe en ce moment même. Mais Krishna finit par dire à son ami:

Puisque tes yeux de mortel ne te permettent pas de voir,

Alors je t’offre le regard divin: maintenant, regarde! (XI, 8)

Ce qui suit est l’une des scènes de révélation les plus dramatiques de toute l’histoire de la littérature. Krishna retire le voile de l’esprit et, au lieu de voir un seul endroit en un seul moment, Arjuna voit tout à la fois et partout. Au lieu des quarante bits habituels de l’étroite fenêtre de sa conscience, et, même, au lieu des onze millions de bits qui entrent par tous ses sens, il fait l’expérience d’un flux d’information infini et instantané. Krishna devient la création et la destruction de tous les temps et toutes les existences, et Arjuna est témoin de tout dans un seul et même moment. Il n’est plus une petite goutte séparée, il se dissout encore dans un océan immense et agité. Incapable d’en supporter autant, il s’effondre et supplie Krishna de lui redonner ses yeux de mortel et de redevenir l’ami qu’il était.

Krishna libère Arjuna de sa vision et le console en lui disant que la plénitude du Moi est impossible à saisir et que les mortels ne peuvent jamais la ressentir complètement. En fait, il avait averti le guerrier quelques moments auparavant:

Mais à quoi te serviraient toutes ces connaissances, Arjuna?

Sache seulement qu’un simple fragment de mon être soutient l’univers tout entier. (X, 42)

Cette façon de voir l’éveil spirituel, qui ressemble beaucoup à la vision d’Arjuna, est attirante: Si je fais assez d’efforts, ou si je crois à la bonne chose, ou si je prie de la bonne façon, tout me sera révélé bientôt. En attendant, peu importe ce que je vivrai, ce ne sera pas un éveil spirituel. Remarquez à quel point on a souvent la même attitude envers le bonheur: Si seulement je peux obtenir ceci, je serai heureux. Si seulement je peux éviter cela, je serai heureux. En attendant, je ne peux pas être heureux. Si tel est votre itinéraire, alors le bonheur sera toujours ailleurs.

Toutefois, lorsque Arjuna demande de connaître l’éveil spirituel instantané, Krishna répond: «Regarde, simplement». Tout est déjà là, toujours. Et quand Krishna exauce le souhait fervent d’Arjuna de vivre l’illumination instantanée, Arjuna ne peut en supporter autant. Il est comme le chien qui finalement rejoint la voiture. Nous nous devons d’envisager que l’éveil spirituel peut se produire pour nous d’une autre façon.

La couleur de la clarté

Il existe une parabole qu’on attribue souvent à Maharishi Mahesh Yogi, le créateur de la méditation transcendantale, et qui présente l’éveil spirituel comme un chiffon qu’on teint par étapes. On commence par tremper le chiffon dans un bac de teinture et on l’y laisse pendant un certain temps. Puis on l’étend pour qu’il sèche au soleil. À mesure que le soleil plombe, il fait pâlir le chiffon et affadit une partie de la teinture, mais il en reste un peu. Puis on remet le chiffon dans le bac et on le fait tremper encore, puis on l’étend de nouveau au soleil. Le soleil plombe encore et affadit encore la couleur, mais il en reste davantage qu’avant. Et on continue ainsi, de trempage en trempage, de séchage en séchage, jusqu’à ce que la couleur et le chiffon deviennent inséparables. Et le chiffon aura pris un ton que le temps et les intempéries ne pourront plus lui enlever.

Lorsqu’on raconte cette analogie pour illustrer l’éveil spirituel, il n’y a pas d’instant d’illumination final. Après le premier trempage, la couleur est brillante, mais elle est instable et se délaverait à la moindre exposition au soleil. C’est le soleil, même s’il semble être un obstacle, qui à la longue fixe la couleur et la rend durable. Vues sous cet angle, les distractions et les frictions de la vie quotidienne sont tout aussi essentielles au processus que l’immersion dans notre for intérieur. Le temps et la répétition sont des ingrédients nécessaires, tout comme la volonté d’accepter l’inévitable affadissement de la couleur en même temps qu’elle pénètre profondément.

Krishna et Patanjali nous encouragent tous deux à emprunter ce chemin le plus long et à apprendre à composer avec le moi et à chercher le Moi pas à pas, en absorbant ce que nous pouvons et quand nous le pouvons, et en comprenant que le bonheur n’a pas de frontière que nous pourrons finalement franchir et nous dire arrivés à la maison. Vous ne pouvez réellement vivre là, mais vous ne pouvez jamais partir non plus.

Krishna irait même plus loin en disant qu’une vie consacrée uniquement à tremper le linge dans un bac pour le colorer est une vie gaspillée. Peu importe le Moi qu’on rencontre à l’intérieur, peu importe le nom qu’on lui donne, ce Moi n’est pas vôtre. Il ne vous appartient pas. Il appartient au monde. La raison pour laquelle vous êtes là, c’est pour rapporter cette lueur de Moi à la maison, puis la dissoudre dans l’univers auquel elle appartient, comme une offrande. Dans la Bhagavad Gîtâ, cette offrande est décrite comme notre plus noble devoir. La légendaire danseuse et chorégraphe Martha Graham avait compris cet aspect du dharma si clairement qu’elle aurait pu enlever les mots de la bouche de Krishna:

Il y a une vitalité, une force de vie, une énergie, un élan qui s’expriment en actions à travers vous. Et cette expression est unique, parce qu’il n’y aura jamais une personne identique à vous. Et si vous faites obstacle à cette expression, nul autre véhicule ne lui permettra d’exister et elle sera perdue. Le monde en sera privé. Ce n’est pas à vous de déterminer si elle est satisfaisante, valable ou si elle supporte la comparaison avec d’autres expressions. C’est à vous de conserver à cette expression son authenticité et de maintenir le canal ouvert. (cité dans De Mille, 1991)

Tenir bon et lâcher prise

Après avoir vomi mon avenir d’économiste au début de ce livre, j’ai décidé de simplement aller de l’avant et de faire une folie, et de continuer ma vie dans le théâtre à temps plein. Quelques années plus tard, j’ai eu la chance d’être accepté dans un programme d’études supérieures en théâtre à l’Université Harvard, où j’allais étudier les grandes histoires de l’humanité, leur genèse et leur diffusion. Lorsque je n’étais pas occupé sur scène, j’allais voir ce qui se passait dans le cours de psychologie positive, plein à craquer, de Tal Ben-Shahar, à l’autre bout du campus, ou alors j’essayais des choses. J’ai essayé le yoga pour arriver à toucher mes orteils. Jamais je n’aurais deviné où cela me mènerait.

Plus j’étudiais le yoga et la psychologie, plus j’entrais en contact avec mes propres histoires, plus je comprenais comment elles me définissaient et plus je me rendais compte de ma capacité de conduire ma propre vie. Aujourd’hui professeur de yoga et de sa philosophie, ma fascination pour les histoires de fiction qui se jouent sur scène s’est affadie, mais j’en suis venu à aimer les histoires vraies qui se jouent dans les corps et les esprits des millions et millions de personnes qui pratiquent le yoga et la méditation à travers le monde. La vraie vie est simplement imbattable. Au-delà de toutes ces quêtes, je me pose encore les mêmes questions fondamentales qui ont inspiré le présent livre et les mêmes questions qui, je crois, nous habitent tous: «Qui sommes-nous?», «Qu’est-ce qui est réel?» et «Que devons-nous faire pour être heureux?».

Le yoga et la poursuite du bonheur a commencé par trois visions très différentes du bonheur: celle d’Aristote (l’action conforme aux vertus), celle de Thomas d’Aquin (la communion avec le divin) et celle du dalaï-lama (le lien de compassion avec les autres). Je me suis demandé laquelle nous devrions poursuivre pour notre propre mieux-être.

Nous devons agir. Agir pour exprimer nos forces les plus profondes et pour façonner notre propre monde selon nos buts et nos passions.

Nous avons besoin d’être connectés avec plus grand que nous-mêmes, que ce soit le mystère de Dieu ou la simplicité du calme.

Et, au bout du compte, nous avons besoin les uns des autres. Quels que soient les secrets intérieurs et extérieurs, la communauté est une clé certaine vers le bonheur et elle se trouve peut-être à côté de vous en ce moment même.

Nous devons rechercher le bonheur dans tous ces endroits. C’est là notre dharma, un appel à l’action au plus profond de nous-mêmes qui ne peut être ignoré. C’est ce que nous devons poursuivre comme si notre vie en dépendait. Elle en dépend.

Maintenant, c’est l’exploration du yoga…

Maintenant, levez-vous et allez combattre…