Combien de fois Euripide a-t-il été écouter l’oraison funèbre prononcée au Céramique devant les morts pour Elle ? Depuis quand a-t-il pris l’habitude, ce jour-là, d’aller vider quelques coupes avec ses amis au Flore ou au Ritz du coin ? C’est vers 465, oui, avant notre ère, que se met en place l’institution de l’oraison funèbre avec ses éloges solennels, ses poncifs tout prêts à être dégoisés par un pontife, élu avec soin parmi les notables du cru. Euripide a vingt ans. Encore un effort, papyrologues de toutes les nations, et nous pourrons peut-être lire des morceaux de sa fameuse tragédie « J’irai cracher sur vos tombes » – le titre fait encore l’objet de vifs débats. Un écolier du Fayoum en a sûrement recopié de longues tirades sous l’œil de son maître en écriture, attendant avec impatience la fin d’une punition trop sévère. Après quoi, boulette de papyrus au panier et dans le sable-poubelle à la fin de la semaine. Donc un jour, qui sait ? pour nous. Heureusement, Euripide nous en dit déjà pas mal : deux tragédies, l’Ion et l’Érechthée, pleines de son ironie pour la chose autochtone, de son humour devant le pur Athénien de souche.
Comment les Bossuet du Cimetière national brossent-ils, les uns derrière les autres, le portrait en pied de la précieuse identité athénienne ? En trois coups de pinceau, les mêmes pendant un siècle, mi-or, mi-argent. Premier trait : nous sommes les autochtones, nés de la terre même d’où nous parlons. Nous sommes les bons autochtones, nés d’une terre dont les habitants sont restés les mêmes depuis les origines, sans discontinuité. Une terre que nos Ancêtres nous ont transmise.
Deuxième trait : les Autres ? Toutes les autres cités sont composées d’immigrés, d’étrangers, de gens venus du dehors, et leurs descendants sont d’évidence des « métèques », au sens athénien qui n’est pas le nôtre, sans être pour autant élogieux : des résidents étrangers. Donc, en dehors d’Athènes, soyons clairs : il n’y a que des cités composites, des villes avec un ramassis de toutes origines. Seuls les Athéniens sont de purs autochtones, purs en tant que « sans mélange », sans alliage de non-autochtones. Soyons plus précis, chers Orateurs. « Sans mélange », c’est un mot, c’est une couleur choisie par Aspasie, oui, l’épouse étrangère de Périclès, l’Aspasie qui compose pour Socrate de passage dans son salon une oraison funèbre, celle du Ménexène. En forme de pastiche et plus vraie que les discours prononcés rituellement avant et après Platon. Que dit la belle voix d’Aspasie ? « Notre cité éprouve une haine pure (katharos), sans mélange pour la gent étrangère1. » Fiction d’un dialogue de Platon ? Bien sûr, mais qui dit clairement ce que se contentent de susurrer les Orateurs en grand uniforme.
Troisième coup de pinceau pour portraiturer l’autochtonie. Les morts de l’année, attention ! les morts à la guerre, Cimetière « national » oblige, ils sont rendus à la terre. Nos Ancêtres, on s’en souvient, habitant et vivant depuis toujours dans leur patrie-matrie ont été nourris par la Terre. Ils ont ainsi permis à leurs fils de reposer une fois morts dans les lieux familiers de celle qui les a mis au monde et leur a donné le sein. Bello ! Applaudissements, tous sexes confondus.
Manier le pinceau en artiste d’oraison funèbre, voilà qui n’a rien à voir avec la calligraphie des maîtres chinois ou japonais. Nous avons affaire à de solides Pompiers, de vrais Prix de Rome, d’authentiques Académiciens. Ne sont-ils pas payés pour faire croître en chaque Athénien, en chaque Athénienne (j’y viens) le sentiment amoureux de la nation, je veux dire – mais, en l’occurrence, c’est la même chose – de la cité, cette Athènes à nulle autre pareille et si merveilleusement semblable à elle-même ? Socrate-Platon ne tarit pas d’éloges sur le talent des Orateurs en pompes funèbres : « Ils célèbrent la cité de toutes les manières ; les morts de la guerre, tous les ancêtres qui nous ont précédés et nous-mêmes encore vivants, nous sommes glorifiés par eux de telle sorte que, pour ma part, Ménexène, je me sens devant leurs éloges les dispositions les plus nobles. » Oui, ils ensorcellent nos âmes. On reste là sous le charme, on se figure instantanément être devenu plus grand, plus noble et plus beau. Les étrangers, les alliés des Athéniens invités à cette grande occasion ne peuvent plus regarder Socrate ou n’importe quel Athénien de souche (ajoutez le féminin) comme auparavant : « À leurs yeux j’acquiers sur-le-champ plus de dignité. » Trois jours plus tard, Socrate n’est pas encore redescendu sur terre. Bien joué2.
Voilà les idées fortes de l’idéologie pour Autochtonie athénienne. C’est le côté « discours officiel » de cette petite mythidéologie de nos Grecs, ceux qui n’en finissent pas de nous habiter, par nos histoires nationales, en France et en Allemagne, du XIXe siècle à aujourd’hui, nous y reviendrons. Dans une mythidéologie, mythes et discours s’entrelacent, en particulier les mythes autour du Premier-Né, d’Érichthonios, le très terrien qui est l’âme de l’autochtonie, et les récits de la petite mythologie qui court le long des pentes de l’Acropole, dieux concurrents, indigènes sinon aborigènes locaux. L’arbre à mythes est luxuriant aussi longtemps que le lierre ne l’étouffe pas ; et l’idéologie officielle exige un seul grand récit, Platon sait cela aussi bien que d’autres, nés procureurs.
En Attique comme dans la plupart des pays de la Grèce, mille et une histoires se racontent sur l’origine, l’origine de l’humanité, des premiers vivants, premiers hommes, premières femmes. Avec des choix et des orientations qu’il est toujours intéressant de mettre en regard de ceux, par exemple, des Amérindiens privilégiant les rapports entre le monde animal et l’humanité aux prises avec la mort et les incertitudes du culturel et du cultivé. Les sociétés africaines recèlent d’autres trésors qui attendent d’être mis en circulation par des comparatistes de bonne volonté.
Or, donc, un beau matin – commence un conteur d’histoires grecques –, les Immortels, les dieux de l’Olympe découvrent, non sans surprise, que les êtres humains, ces pauvres « mortels », incapables de trouver même un remède à la mort, ont inventé des choses qu’ils appellent des cités. À notre tour d’être étonnés : oui, les dieux grecs, si affairés qu’ils semblent, si actifs qu’ils soient en tant de domaines, ne se soucient pas, mais pas du tout, de dessiner des villes. Alors que, pour leurs cousins de Mésopotamie, c’est un plaisir évident, et en Égypte également. Notons-le en passant : les dieux grecs n’imaginent pas, n’inventent ni dans l’Olympe ni ailleurs ce que l’espèce humaine va bientôt baptiser du nom de « politique » (tò polítikon). Et après ? la suite de l’histoire ? Le jour même, les Olympiens qui ont flairé la bonne affaire décident en assemblée, pas plus solennelle qu’à l’ordinaire, de prendre possession de ces nouveaux établissements, d’évidence riches en honneurs sacrificiels et en revenus de tout genre. C’est le temps béni pour les dieux, sitôt dits « poliades », qui ont rang de premier bénéficiaire d’un territoire déployé autour de son centre « politique ».
Il y a des sites plus convoités que d’autres, on s’en doute. Que se passe-t-il donc en Attique ? ou plutôt en Cécropie ? C’est là, en effet, que règne sur de maigres indigènes un Premier-Né, un Gègenès, « né de la terre », plus tard baptisé autochtone à la mode du Ve siècle. Ce « gégène » s’appelle Cécrops, d’où Cécropie. Une figure ironiquement hybride, mi-serpent aux replis onduleux, mi-vieillard à masque de roi. Et voici qu’arrive en terre de Cécrops, apparemment déjà dotée d’une « cité », un de ces Olympiens impatients d’obtenir un fauteuil présidentiel. Ce dieu a belle allure, c’est Poséidon ; il ne sent pas si fort le poisson, Lucien exagère ; mais il porte un large trident. Il le plante en plein milieu de l’Acropole, faisant jaillir une « petite mer » que les gens du cru, nous confie Pausanias, désignent encore aujourd’hui (c’est le temps d’Hadrien) comme le bassin d’Érechthée, ils l’appellent l’Erechthéis, du nom du Premier-Né qui fait concurrence à Cécrops. Ici comme ailleurs, les commencements pullulent.
Sur les talons de Poséidon, accourt une autre divinité, Athéna. Très sûre d’elle, même si elle a été devancée. Elle avise Cécrops, le mutant local. Elle lui demande d’être son témoin et, sous ses yeux, fait jaillir du sol cécropien un olivier, le premier, bien sûr, et celui que chacun peut encore admirer aujourd’hui, les touristes font le voyage pour le croire. L’affaire se corse : qui va l’emporter, des deux candidats de l’Olympe ? Réveillé d’urgence, le roi des dieux convoque le Grand Jury, celui des Douze en sa belle totalité. Auditions, témoignage, délibération : la Cécropie et ses royalties iront à la Fille sans Mère, la déesse Athéna. Non pas parce qu’elle est née de la tête de Zeus, ni parce qu’elle met le Père au-dessus de tout. Motif rendu : Cécrops, l’hybride né de la terre, est venu attester qu’Athéna, la première, a fait grandir l’olivier. Incontestable. Comme l’est d’ailleurs le don fait par Poséidon à la même terre de Cécrops de la « petite mer » dont tous les dieux savent parfaitement qu’elle est le symbole de la richesse et de la puissance maritime de la future Athènes3.
Venu le premier, et avec ce présent royal, Poséidon s’irrite de se voir si mal traité. Il décide illico de noyer la Cécropie sous l’eau la plus salée. Provisoirement, mais on murmure déjà en terre attique, et au-delà, que Poséidon est évincé. Rumeur propagée par des Modernes, un peu pressés d’en finir.
Mon propos, je ne l’ai pas caché, c’est de comparer, donc de mettre en perspective ces histoires de l’Attique avec d’autres d’à côté ou d’ailleurs, et de mettre à mal les simplifications, qu’elles viennent de nos chers autochtones ou de leurs héritiers modernes, trop souvent glorifiés par l’objet même de leurs soins pour prendre le risque de confrontations incongrues, voire inutiles4.
Retour sur le Né de la Terre, ce Cécrops, dont les Orateurs chargés de décorations méconnaissent les hauts faits auxquels nous sommes devenus si sensibles depuis les mises en question radicales des Women’s Studies, des Queer’s Studies, et les découvertes scientifiques des Gaze’s Studies qui ont renouvelé notre perception et des mythes et de l’histoire.
Une version indubitablement ancienne raconte une Athènes d’avant l’émoi des Olympiens, une cité de Cécrops que nous avions subodorée – je le dis avec modestie – en voyant l’empressement de Poséidon et d’Athéna en direction de la Cécropie. Grâce à Dieu, Augustin savait lire, même s’il aimait le faire davantage à voix haute. Oui, et même dans La Cité de Dieu5, ne vous en déplaise, il nous rappelle l’action décisive de la race des femmes, le jour où la cité est appelée à trancher entre les deux prétendants, les mêmes. Ce n’est pas la cité tronquée des Orateurs, ni celle de Périclès avec ses femmes cloîtrées, dit-on, dans le gynécée et exclues de tout droit politique, les Athéniennes avec le voile et la muselière. Admirable Cécrops, il avait inventé le couple, en catimini, une femme, un homme, au lieu de la promiscuité généralisée, des unions confuses à la manière des bêtes, histoires qui faisaient rougir le petit Augustin quand il les lisait en cachette dans le Larousse de sa maman. Et la race des femmes en ce temps-là ? Grâce à la sagesse de Cécrops Premier, les femmes naissaient alors avec des droits politiques ; elles allaient à l’assemblée comme les hommes allaient au marché ; elles votaient avec la même aisance qu’elles prenaient la parole. Âge d’or ? fiction ? C’était comme cela au temps du Premier-Né Cécrops.
Assemblée exceptionnelle, la cité progressiste des Cécropiennes et des Cécropiens se réunit pour choisir à la majorité quelle sera la future puissance poliade. Les membres de l’assemblée s’affrontent en toute liberté. Un parti des femmes se dessine, il fait bloc autour de la candidature d’Athéna, la déesse sans mère ; tiens ! un choix nettement politique. Les mâles se regroupent autour de Poséidon. Vote, décompte ; il se trouve que, cette année-là, par la grâce de Déméter, de Héra, ou par hasard, les femmes étaient plus nombreuses. De peu. Leur parti triomphe avec une voix. Athéna l’emporte, Poséidon s’emporte, nous avons l’habitude. Ses flots vengeurs submergent la garrigue de Cécrops. Sa colère ne sera apaisée que par la décision des Athéniens – est-elle inspirée par Athéna ? c’est elle la bénéficiaire du retrait des eaux salées – d’enlever le vote aux femmes (approbation des Suissesses) qui désormais ne s’appelleraient plus Athéniennes. En prime, on interdira aux enfants de porter le nom de leur mère. L’Ordre des Notaires se dit satisfait. La déesse sans mère devra donc régner, en principe, sur une cité à dominante masculine. Aux dernières nouvelles, elle ne semble pas en avoir trop souffert.
Voilà des histoires bien scabreuses dont les officiels d’une cité aussi importante que l’Athènes du Ve siècle évitent de faire la moindre mention. D’autant que ce vieil hybride de Cécrops cultive des relations de voisinage avec des Premiers Hommes aussi suspects et inquiétants que ceux de l’Arcadie, toujours prêts à revendiquer une antiquité plus haute que celle de l’Attique. Il y a aussi les Argiens, si puissants quand Athènes était encore un village, bien avant Solon.
Les Arcadiens, eux, peuvent se vanter d’être présélénites, antérieurs à l’apparition de la lune, mais Argos et ses premières traditions brillent d’un éclat incomparable avec son épopée, la Phoronis qui fait écho au Premier Homme d’Argos, Phoroneus. Aux Orateurs tard venus qui parlent avec arrogance du Premier-Né, privilège de l’Attique, il faut rappeler la gloire de Phoroneus, entre le VIIIe et le VIIe siècle. Qui est Phoroneus ? Il naît d’Inachos, fleuve divin de la terre argienne, qui s’unit à une Dame du Frêne, nommée Mélia, de la race d’Océan. Phoroneus, lui, est appelé le Petit Père des Mortels, personnage d’une autre stature que le modeste Très-Terrien d’Athènes, je veux dire cet Érechthée dont nul ne connaît les hauts faits, et pour cause. C’est à Argos que le feu est inventé et donné à l’humanité, par Phoroneus. Un fameux sanctuaire d’Apollon lycien en garde la trace imprescriptible que chacun vient encore vérifier au temps de Pausanias. Rien à voir avec un feu dérobé à la sauvette, comme celui de Prométhée, l’imposteur, ni avec le bricolage d’Hermès qui n’a d’ailleurs été qu’un feu de paille. Le feu de Phoroneus l’Argien coule généreusement des mains du fils de la Dame du Frêne. Le frêne, cet arbre de haute frondaison qui porte le feu du ciel à son sommet, les jours de foudre éclatante. Et les découvertes de Phoroneus se bousculent : des armes de bronze, le culte et les sacrifices pour la déesse Héra. Il établit une première souveraineté, édifie une ville. Les humains sont dispersés ? Il les rassemble, il se fait l’architecte d’un centre urbain. On dit même qu’il avait commencé à mettre en place un tribunal, institution du plus grand intérêt qui devait juger les gens de sa race, oui, en cas d’homicide. Soudainement, tout s’arrête. La scène phoronéenne se vide. Un autre théâtre bat les trois coups. Héra et Poséidon se disputent le siège de Poliade. Les dieux-fleuves d’Argos se constituent en jury, comme si Phoroneus n’avait jamais existé. Fureur de Poséidon qui voit ses cousins en eau douce lui préférer Héra qui trône déjà en souveraine, tenant en laisse un Zeus sans force ni pouvoir. La sécheresse saisit l’Argolide, elle va rester assoiffée aussi longtemps que les Danaïdes n’auront pas débarqué, apportant avec la complicité de Poséidon – autre retour – l’eau de fécondité, à travers le mariage et son engagement contractuel. À la barbe d’Héra et de son lit conjugal officiel. À l’horizon d’Argos, aucun délire d’autochtonie. Mais, en regard d’Athènes, un scénario marqué par des avancées foudroyantes, et tout reste en suspens ; au fond d’un tiroir, des photographies jaunies. Un autre commencement survient, du dehors, des femmes viriles, violence des noces, refondation d’Argos où le sang versé alterne avec les eaux virginales6.
Pour Athènes et son Érechthée famélique, l’humiliation permanente vient d’Arcadie. Qui, en plein IVe siècle, rappelle encore aux Athéniens qu’ils sont de misérables parvenus, sans aucun titre de noblesse. Nuit sans lune, il y a très longtemps, dans les montagnes d’Arcadie, la Terre Noire fait monter de ses profondeurs Pélasgos, un homme grand, fort, beau, et avec lui fait son apparition « la race des mortels ». Vie rude et saine des premiers temps : peaux de bêtes, cabanes de rondins, on mange des glands ; le blé viendra plus tard, avec Arcas ; le temps de la boulange, des vêtements tissés. Puis les villes, les cités se mettent à fleurir.
Heureuse Arcadie. Mais qui propose aussi aux Athéniens une leçon de philosophie. À travers l’ambiguïté d’un fils de Pélasgos le Magnifique, oui, ce Lykaon, fondateur de villes, plus belles les unes que les autres. Lykaon, l’Homme-Loup qui veut trop bien faire : un autel pour Zeus, le grand dieu du mont Lycée ; on dresse la table, que lui offrir à manger ? Ce que l’on a de mieux, et Lykaon égorge un de ses enfants, en accommode les chairs, horreur ! Sous le masque d’un étranger, le dieu renverse la table, et Lykaon va prendre la forme du loup ainsi que son genre de vie. Adieu cités, croissants et civilité d’Arcas. Beaucoup plus tard, mais bien assez tôt dans la longue histoire des prélunaires, la noire Déméter de Phigalie fera savoir aux hommes d’Arcadie par la bouche de la Pythie que rien n’est jamais définitivement acquis. Ils pourraient redevenir nomades, et bêtes sauvages comme celles qui se mangent entre elles et dévorent leurs petits mêmes. La pédophagie les guette avec le spectre de Lycaon, ce contemporain de Cécrops7. Tout autre, bien sûr.
Rien de tout cela n’effleure la pensée – pour peu qu’il y en ait – d’un Orateur d’oraison funèbre, de service au Céramique. Sa doctrine est bien établie, son discours fin prêt. Il est de ceux qu’on improvise de longue main. Notre Terre a le privilège de la bonne naissance, notre Terre maternelle ne produit que des autochtones. Notre Terre a la grande chance d’être aimée des dieux. L’humanité entière sait que les Olympiens se sont précipités pour avoir la première place dans notre cité. Athènes est une terre d’exception, faut-il le redire ? « Au temps lointain où toute la terre produisait et faisait croître des êtres de toutes sortes, bêtes féroces et plantes sauvages, la nôtre s’est révélée vierge et pure de toute bête sauvage. Parmi les êtres vivants, notre terre maternelle a choisi pour elle et mis au monde l’homme [anthrôpos, le bisexué !], l’être qui par l’intelligence s’élève au-dessus des autres et, seul, reconnaît l’existence de la justice et des dieux. » Terre admirable en sa providence divine : « Seule en ce temps-là, et la première, elle a porté une nourriture faite pour l’homme, le fruit du blé et de l’orge qui procure au genre humain le plus beau et le meilleur des aliments, montrant ainsi qu’elle avait vraiment elle-même donné le jour à cet être. » Oui, vraiment, chers Orateurs, comme vous dites : « Notre terre et notre mère fournit là une preuve décisive qu’elle a donné le jour à des hommes [anthrôpoi, toujours]8. »
Sublime Athènes. Pas de fausse couche, ni de ratés, l’espèce humaine d’un coup. Ridiculisés, le Pélasgos mangeur de glands, le Phoroneus et son bricolage ; au placard, les handicapés à queue de serpent, les malformés en tout genre. Pour nous aider à entrevoir une représentation de cette espèce humaine conçue miraculeusement par la Terre si maternelle, les Athéniens nous proposent deux voies d’accès : la première, abstraite à loisir, est la forme ascétique du Premier-Né, le Très-Terrien Érechthée, mis au monde par la Terre entre deux vers d’Homère9. La seconde, aimablement figurative, chemine de vase en vase, attique, bien sûr, nous montrant la Terre, en belle et puissante matrone ; elle tient dans ses bras le Premier-Né, Erichthonios, autre Très-Terrien que la vierge Athéna, toujours sous le choc de la méconduite de son frère Héphaïstos (nous aurons à en reparler), reçoit avec des pincettes10.
Revenons à la mythologie, en contournant les funèbres Orateurs. Poséidon évincé ? vous avez dit évincé ? C’est ce que répètent les maîtres d’école dans l’Antiquité, avec les faiseurs de manuels, aujourd’hui, qui n’ont évidemment pas le temps de s’informer. D’autres, plus savants, préfèrent s’en tenir là. Soit. Comme on l’imagine, les greniers de la Sorbonne sont pleins, archi-pleins. Il y a notamment, dans un coin, une abondante collection de papyrus, ramenés d’Égypte comme tant d’autres. Un jour, c’était en 1967, un jeune papyrologue, un Anglais qui passait par là, découvre dans ce fatras de nouveaux fragments d’un poète tragique, pas totalement inconnu. L’Érechthée d’Euripide se remet à chanter, Poséidon revient en gloire sur l’Acropole, l’autochtonie en est toute revigorée. Il est temps de le faire savoir à celles et à ceux qui bâillent d’ennui en écoutant les Orateurs du Céramique11.
Second round : Poséidon nous revient. Cela se passe sous le règne du bon roi Érechthée qui coule des jours paisibles à l’ombre d’Athéna, convaincue, comme tout le monde, que tout est en ordre, les autochtones, Athènes et les royalties pour toujours. Éleusis n’est pas loin de l’Acropole ; sorte de banlieue, elle va devenir assez connue pour ses soi-disant « mystères ». Un fils de Poséidon y exerce le pouvoir : Eumolpe, le chantre à la belle voix. Une guerre éclate. Les historiens disputent encore aujourd’hui pour en connaître la cause ou seulement l’occasion. Les belligérants, eux, sont connus : les Athéniens d’Érechthée, d’un côté ; de l’autre, des Thraces, venus en alliés de la famille Poséidon. Lui-même accouru sur son meilleur cheval. Pas de doute, une guerre juste pour les autochtones.
Très vite, Athènes est en mauvaise posture. Érechthée s’en va d’urgence consulter Apollon. L’oracle fait savoir que le « sang d’Érechthée doit couler », sinon la cité est perdue. Une des filles de l’autochtone royal doit être égorgée. Le malheureux Érechthée n’a pas de fils. Mais le sang élu coule aussi, ne l’oublions pas, dans les veines de sa descendance féminine. Tant mieux. De toute manière, Érechthée est fort embarrassé. Famille, cité, épouse, elle s’appelle Praxithée. Peut-être pourrions-nous adopter un enfant, suggère Érechthée, et puis le sacrifier ? Conception large de l’autochtonie…, mais il y a urgence ! Entre en scène la Première Dame d’Athènes, qui a le sens de la praxis, la Femme forte, elle s’appelle Praxithée. Elle va se révéler la femme de la situation. Quoi ? Érechthée, mais tu n’y songes pas ! Un sang « adopté » ? « Les êtres de notre sang doivent être tenus pour supérieurs à ceux qui sont supposés12. » Élémentaire, en pure autochtonie ! Pas de temps à perdre. Une seule chose à faire : « Je vais offrir ma fille à la mort13. » Et Praxithée se lance dans un éloge vibrant de l’autochtonie, la vraie, la seule : « On ne saurait trouver une ville supérieure à celle-ci : sa population n’est jamais venue de l’extérieur. Nous, nous sommes autochtones14. » Praxithée parle en Athénienne, et fière de l’être, n’est-elle pas la Première ? Les autres cités ? vous voulez savoir ? « À la manière de jetons disposés sur un échiquier, elles sont formées d’éléments importés de toutes origines15 ! » Mépris cinglant. Et Praxithée continue, faisant rougir le front des faiseurs de lieux communs pour oraisons funèbres. « Quiconque vient d’une ville étrangère s’installer dans une cité ressemble à une méchante cheville fichée dans une poutre. De nom, il est citoyen ; de fait, il ne l’est pas16. » Avis aux citoyens de papier, aux métèques et parèques, exclus à jamais du sang autochtone. Ce n’est pas fini. Praxithée se tourne vers Érechthée : « Si nous mettons des enfants au monde, c’est pour assurer la défense des autels et des dieux de la patrie17. » Admirable éloge du ventre féminin. Clytemnestre est partie en voyage. Oui, « sacrifier une seule vie et permettre le salut de tous18 », comment hésiterais-je ? Un Je flamboyant : « S’il y avait chez nous, au lieu de filles, un rejeton mâle, […] ne l’aurais-je pas envoyé affronter les lances au combat, même si je redoutais sa mort19 ? » Érechthée a pris depuis longtemps les couleurs de la muraille. Aux Athéniennes, maintenant, qui n’en croient pas leurs oreilles depuis le temps de Cécrops : « Je hais les femmes qui préfèrent pour leurs enfants la vie à l’honneur, en leur conseillant la lâcheté20. » Aux Athéniens, enfin, qui s’en vont combattre, ce cri patriotique : « Servez-vous, citoyens, du fruit de mes entrailles, soyez sauvés, soyez vainqueurs21 ! » Ma fille ! Qu’on se rassure, elle n’est pas encore au courant, mais cela ne va pas tarder. « Ma fille aura pour elle seule une couronne unique qu’on lui décernera parce qu’elle sera morte pour la cité22. » Tandis que les autres, morts à la bataille, « partagent à beaucoup un tombeau commun et une gloire égale23 ». Exact : au Céramique, tous les morts à la guerre dans l’année sont groupés par tribu, un cercueil pour chacune, de cyprès il est vrai. De plus, ajoute Praxithée, et ce n’est pas négligeable, « ma fille sauvera sa mère, toi-même [à Érechthée qui ne sait plus où se mettre] et ses deux sœurs24 ». Trop beau, Praxithée ne sait pas encore quel sera le sort d’Érechthée, ni non plus que ses deux autres filles ont juré de mourir avec celle d’entre elles qui serait choisie pour le sacrifice. Le ton redevient plus grave : « Cette fille qui n’est mienne que par nature, je l’offrirai en sacrifice pour le pays/la terre, pour gaia25 ». Comprenons ce que dit le discours de l’autochtone Praxithée : je ne suis qu’une mère porteuse d’une fille qui appartient à la Terre comme tous ses autochtones, femelles et mâles. Euripide n’aurait-il pas voulu suggérer que Clytemnestre – «Nous sommes toutes des Clytemnestre » ! Nous l’avons entendu, n’est-ce pas ? – pouvait avoir un noble répondant en la personne d’une mère sacrifiant volontairement sa fille ? L’élue porte-t-elle le nom de Chthonia, la Terrienne, nom prédestiné pour une fille née donc de la Terre et pour être sacrifiée à la Terre ? Son sang, une autre version le préfère, ira éclabousser l’autel de Perséphone, oui, la Jeune Fille, Corè, dont le seul nom éveille aussitôt le chœur fervent des féministes.
C’est un fait. Le Gender a bouleversé de fond en comble notre vision de l’histoire. Je m’en suis avisé à temps. Et naguère, je me suis employé à montrer, textes à l’appui, la force d’une tragédie d’Euripide consacrée au pouvoir des femmes26. Oui, dans son Érechthée, je le répète, une œuvre bien plus violente que sa tragi-comédie sur les ambiguïtés de l’autochtonie à travers l’histoire douloureuse de notre chère Créuse. Gender oblige : comment un historien au masculin pouvait-il avoir cette audace, alors que la guerre des sexes faisait rage, également dans le village des Classics, et qu’il suffisait de lever le drapeau de la plurimillénaire « exclusion des femmes » (n’est-ce pas elle qui « contient toutes les autres en germe » ? écrivait Nicole Loraux27) pour avoir raison sur le fond, n’est-ce pas ?
Souvenons-nous, c’est tout frais. Les Grecs ? d’ignobles machos, justement condamnés aux peines les plus lourdes par le Tribunal des Femmes. Pandora, je me souviens : n’avaient-ils pas imaginé de faire de vous, la Première Femme, un petit artefact, une sorte de boîte noire d’où ils faisaient sortir « la race des femmes » ? Pandora née de l’imagination d’un pasteur puritain, ce béotien d’Hésiode, un immigré d’ailleurs. Et tous les Grecs faisant corps avec le théologien d’Ascra, le trou d’où il n’aurait jamais dû sortir, refusaient même à Pandora d’être la Mère de l’humanité, « ce qu’on était, après tout, en droit d’attendre », observe fort pertinemment la même Nicole Loraux28.
Que de déceptions, d’humiliations ! Ces récits, ces discours sur l’autochtonie, car de quoi s’agit-il, sinon de « dénier le ventre féminin29 », d’enlever à la femme la seule chose qui lui restait : la maternité ? Partout, dans les mythes, dans les discours politiques, un leitmotiv : la défaite des femmes. Et pourquoi, sinon pour donner aux mâles « la sécurité », que chaque soir ou presque ils s’endorment en pensant qu’eux seuls sont nés de la terre maternelle et qu’ils ont été choisis pour y retourner, une fois morts ? Morts à la guerre, bien sûr, ce dont ils voudraient encore tirer vanité, en plein Cimetière national !
Autre découverte majeure qui a préparé et accompagné celle du Gender : « les hommes ont peur des femmes », les mâles sont hantés par le féminin. Et réciproquement, n’est-ce pas, Sigmund ? Comme tout cela est vrai, chère Praxithée. Tellement que les Grecs (ils ne l’ont peut-être pas volé) représentent parfaitement la totalité des cultures dominées par les mâles, nés pour exclure depuis les débuts de… l’aventure humaine jusqu’à ces dernières années. Où les femmes ont pris des risques, enfin, et, en premier, celui d’agir dans le monde des risques, des décisions, des affaires communes, des conflits, du politique, en deux mots, de la guerre et de la paix. Donc les Grecs, oui, mais avec les nuances et les distinctions d’une analyse exigeante, rigoureuse aux yeux de l’un et l’autre sexe.
« Nous sommes toutes des Clytemnestre. » Pas de problème. Applaudissements ! Héphaïstos en érection ? Qu’ouïs-je ? Que vois-je ? Ne sait-il pas qu’« un homme en érection est politiquement incorrect » ? disait une Américaine qui s’y connaît. Côté français : mise en scène de la naissance d’Erichthonios, « le premier Athénien », par les soins de Nicole Loraux30.
Héphaïstos, pris de désir pour sa sœur Athéna, vierge de son état. Il s’approche, elle recule ; il veut l’étreindre, elle se débat, s’enfuit ou plutôt elle esquive l’éjaculation fraternelle (la dirions-nous précoce ou désespérée ? le jury appréciera) [oui, ce sont mes notes]. Il s’en est fallu de peu. Athéna essuie délicatement sa cuisse toujours vierge mais maculée d’un sperme inconnu (je retouche discrètement mais en respectant l’esprit de la mise en scène). La déesse sans mère laisse négligemment tomber le petit tampon de laine, témoin (testis) au sens fort de ce qui s’est « réellement » passé. Témoignage essentiel : la Terre en est fécondée (il arrive dans les mythes grecs, je dois le dire, que la Terre, oui, la puissance appelée Gaïa, éructe des monstres brûlants, des Géants homicides, les Furies du ressentiment ou produise les plus beaux fruits qui se puissent rêver). En l’occurrence, de ce désir en gouttelettes d’un frère pour sa sœur, eh oui ! la Terre émue fait naître l’enfant divin, Érichthonios, le Très-Terrien en ses habits neufs. Commentaire de celle qui met en scène dans Né de la Terre : « Il me suffira de constater ici que la Terre-Mère débarrasse à point nommé les Athéniens de l’autre sexe et de sa fonction reproductrice31. » Constat implacable. L’œil d’Athéna n’a pas cillé, j’en suis témoin. D’évidence, les Athéniens ne pensent qu’à cela : dénier le ventre féminin. Tous les mêmes ! Et ils font flèche de tout bois : la pauvre Athéna soumise à un sexual harassment qui frôle le rape !, la Terre obligée de se faire mère sous les yeux d’une cité de mâles jouisseurs. Il est bien difficile d’être athénienne, oui, comme il l’est d’être historien de Praxithée l’autochtone, aujourd’hui. Bagatelles que tout cela. Seul personnage intéressant dans ce théâtre, Euripide, philogyne, misogyne, les deux bien sûr, mais composant au milieu des autochtones d’Athènes, en musicien transsexuel, Érechthée, et Ion, et d’autres à venir, bientôt.
Revenons à nos moutons. Le second round a commencé. « Nous, nous sommes autochtones ! », le doute n’est plus permis. Praxithée la tigresse bondirait à la gorge de qui oserait lui dénier les titres d’Athénienne et d’Autochtone. Athéna, dit-on, pourrait intervenir. Et la guerre ? La Terre a bu le sang des jeunes et fraîches autochtones, Athènes ne peut périr. Entre-temps, Érechthée qui a filé à l’anglaise se précipite hardiment sur son adversaire Eumolpe. Il le tue, les Thraces sont défaits. Coup de théâtre, c’est une tragédie, Poséidon, rendu furieux par la mort de son fils, lève son trident, frappe violemment le rocher de l’Acropole, il engloutit Érechthée dans la profonde crevasse. « Le sol de la cité tremble sous les secousses. » La terre est bouleversée, il y a de quoi : « Érechthée est descendu sous terre »32. Très exactement, à l’emplacement où – c’est Athéna, enfin arrivée, qui le dit solennellement – «sera édifié un sanctuaire avec son enceinte en pierre33 ». C’est l’Erechtheion, le sanctuaire dit d’Érechthée que les Athéniens entreprennent d’édifier entre 430 et 420, expliquent, en bégayant quelque peu, les archéologues fort embarrassés de démêler les traces de deux sinon trois sanctuaires déjà consacrés au même Premier-Né.
Le plus surprenant pour le curieux d’autochtonie, c’est d’assister à l’enfouissement d’un Très-Terrien dans les entrailles de la Terre dont il est né. Érechthée descend sous terre, plutôt brutalement. Poséidon l’enfonce tout droit, comme un pilier. Érechthée est dit aussi « caché sous terre34 », mort, mais sans effusion de sang. Voilà donc Érechthée installé dans les soubassements de l’Acropole. Bonne nouvelle. Transformé, voire sublimé en fondement d’autochtonie. Car Athéna est explicite : il s’agit bien de fondements de la cité. Praxithée est à l’honneur : « Je t’accorde d’être la première à sacrifier les offrandes que consacreront mes autels avec le titre de ma prêtresse35. » Praxithée est nommée prêtresse d’Athéna Polias, culte éminemment politique, créé à cet instant pour celle qui, dit encore la déesse, « a su redresser les assises de cette ville36 ». Une autochtone, et fondatrice, de surcroît.
L’autochtonie des Athéniennes et des Athéniens était mal racinée. Tiens ? l’olivier d’Athéna et la Gorgone d’or, talisman venu en supplément, ne suffisaient pas ? Il y faut donc le trident d’un dieu que les natifs du temps de Cécrops n’avaient pas su reconnaître, ce jour-là. Pour la seconde fois, Poséidon vient frapper, et c’est à l’emplacement de la « petite mer » dite d’Érechthée. L’Erechtheion, avec le Premier-Né ancré dans ses fondations, rassemble dans une même enceinte Athéna Polias avec sa statue officielle et Poséidon appelé Érechthée avec son autel majeur. Car il y a une sorte de consubstantiation de Poséidon et du Très-Terrien, du dieu au trident et du Premier-Né. Tout cela est énoncé très clairement par Athéna, qui s’empresse au-devant du vainqueur : « En mémoire de son meurtrier, c’est le nom de l’auguste Poséidon que prendra Érechthée, quand les citoyens lui sacrifieront des bœufs37. » Sacrifices solennels et sanglants offerts sur un autel dont nous savons qu’il est consacré à Poséidon mais qu’on y offre aussi des sacrifices à Érechthée. La dédicace la plus ancienne invoque Poséidon-Érechthée, ce qui n’empêche pas à l’occasion de recourir à la conjonction38.
Nous savions bien que Poséidon était un grand dieu, plus visible du côté de la haute mer et très ancien, comme on dit, depuis l’ouverture des archives de Mycènes. Généalogie, strates, évolution ; des historiens bien intentionnés insistent : un grand dieu homérique, normal qu’il vienne prendre la place d’Érechthée. De quoi Euripide n’a cure, car, pour lui comme pour tous les Grecs, il y a en même temps, côte à côte, un Poséidon à col marin et un Poséidon bien terrien. L’Attique comme l’Argolide et le Péloponnèse sont riches en cultes du Poséidon de la fertilité du sol, le dieu qui fait pousser (phytalmios), celui qui règne sur le principe d’humidité féconde (húgros), des eaux jaillissantes et des sources39. Un Poséidon qui féconde et qui engendre, oui, le même qui s’éjouit en séismes, en tempêtes, en superbes raz-de-marée. Les natifs de Cécropie n’étaient-ils pas là quand, aimablement, le candidat premier arrivé a fait surgir une petite mer, gage de la richesse du lieu, et ensuite, quand, en sainte colère, il a fait monter l’eau salée pour inonder et stériliser cette terre stupide ? Il aurait d’ailleurs suffi que Cécrops approche un ou deux de ses anneaux et se penche sur le présent poséidonesque : il aurait entendu dans la vasque la musique des vagues, la respiration de la mer quand souffle le vent du sud, sous le signe de la belle traversée, par beau temps, celui de l’euphorie, au sens grec, quand les navires lourdement chargés s’en vont et reviennent avec des cargaisons promises au centuple40.
La petite mer d’Érechthée ne disparaît pas, nous l’avons vu, au second coup de trident. Elle se balance à côté de l’olivier. Athéna est le conjoint, ne lui en déplaise, de Poséidon en la demeure dite d’Érechthée. Deux puissances divines sur l’Acropole, et une même famille, les Étéoboutades, va se partager la prêtrise de Poséidon et celle d’Athéna.
Donc l’autochtonie, cela pousse. D’autant mieux que c’est bien enraciné, que les fondations sont profondes et inébranlables. Les dieux sont plus complexes, heureusement, que les idées simples que nous préférons en avoir. Poséidon, c’est bien connu, il suffit de s’informer : c’est le maître de la stabilité, de tout ce qui se tient droit et ferme. Du début à la fin de l’Antiquité, on l’appelle l’Asphaleios, Poséidon « à l’assise sûre », et il faut qu’il le soit vraiment pour être l’associé d’Apollon, le Fondateur de cités. Aux côtés du Seigneur de Delphes, en de belles et grandes fondations, Poséidon apparaît en puissance qui « tient les fondements » (themelioûchos) comme depuis toujours « il tient la terre », il est gaiaochos41. Mieux, Callimaque, toujours savant – il a lu tous les livres d’Alexandrie –, sait que Poséidon a la stature effrayante du dieu qui tient fermement les racines, les racines de la terre et de la mer, par exemple42. N’est-il pas dans les profondeurs du Tartare le gardien des portes et des murailles de bronze qui enferment à jamais les Titans, au plus près des infinies racines du monde43? Du côté des Idéologues d’Athènes, rien que poncifs, silences, lieux communs. Ils ont si bien réussi leur coup que des historiens, sérieux, se demandent en regardant certain célèbre fronton d’Athènes pourquoi Poséidon s’y trouve représenté en face d’Athéna44. Peut-être ont-ils lu des livres sur l’autochtonie qui ne parlent jamais de Praxithée, ni de la refondation d’Athènes l’autochtone et encore moins du cri lancé par la Femme forte d’Euripide : « Nous, nous sommes autochtones ! » Gênant, ce cri ? Davantage, semble-t-il, aujourd’hui qu’autrefois, car cela a été un morceau d’anthologie depuis le IVe siècle jusqu’à Plutarque, ce mégaphone des Anciens.
Il y a dans l’autochtonie athénienne, celle qui s’éveille chaque matin d’immaculée conception, une sorte d’intemporalité qui enivre discrètement ses interprètes d’aujourd’hui. La grandeur d’Athènes a je ne sais quoi de si incomparable qu’elle fait germer en chacun un rêve de grandeur et d’immortalité. Rien d’inactuel en cela. Heureusement, l’un ou l’autre natif à l’ironie mordante nous souffle des repères dans le temps, tandis que de nobles étrangers de passage sur l’Acropole, entre deux oraisons funèbres, ne se privent pas pour nous en conter de belles sur la « haute antiquité » de la noblesse d’Athènes.
Allons voir, écoutons ! Par exemple ce conférencier venu d’Halicarnasse et fort goûté par ses différents auditoires, oui, Hérodote, canonisé père de l’Histoire par des âmes pieuses. Curieusement, l’Halicarnassien ne fait nulle part la plus petite allusion à la fameuse autochtonie athénienne, ni à une mythologie du Premier-Né de la Terre. Pourtant, dans ses déclamations intitulées L’Enquête, les Nés de la Terre, les Gégènes déjà évoqués, ne manquent pas. Il y en a partout, il y en a même qui sont nomades comme ces bons Boudins qui adorent les amandes de pin, Hérodote nous le glisse à l’oreille45. Une seule fois, ce merveilleux causeur – il a beaucoup voyagé, ne serait-il pas aussi le père de l’Ethnographie ? – évoque en deux mots un « autochtone » d’Attique, précisément, mais dans un dème perdu, un certain Titakos46. Vous connaissez ? Certes Hérodote, bien qu’il soit d’Ionie, connaît l’existence d’Érechthée, un Né de la Terre comme un autre ; il est logé, dit-on, sur l’Acropole, à deux pas, dans un temple qui contient un olivier et, curieusement, une petite mer dédiée à Poséidon47.
On le sait, et surtout grâce à ce « mémorialiste » de passage, Athènes a connu des moments difficiles. Les guerres contre les Perses, les guerres médiques, invasions, despotes orientaux. Le conférencier-rhapsode a choisi de raconter un passé proche, les hauts faits de gens comme Miltiade, Thémistocle ou Pausanias, le régent de Sparte, les acteurs de ce temps-là ; des exploits dont la couleur commençait à se faner. Il y a deux générations à peine : c’est ce que Hérodote appelle « le temps des hommes ». Tout naturellement, l’enquêteur raconte l’audace et les succès de Thémistocle. Comment il tient tête aux Spartiates et aux Corinthiens qui le détestent cordialement. Athènes brûle, les Athéniens et les Athéniennes l’ont désertée. Même le serpent d’Athéna a mis la clé sous le paillasson. Il était pourtant resté le dernier, les dieux ayant préféré s’en aller en abandonnant leurs statues. Thémistocle, qui n’est pas plus sot qu’un autre, souhaite qu’il y ait un commandement unifié de la flotte grecque, il veut même l’obtenir. Conseil nocturne, veille de Salamine. Spartiates et Corinthiens veulent l’empêcher de parler : Athènes n’est plus rien ! Tu n’as plus de patrie, tu n’as plus de cité, tu n’as ni le droit de parole ni le droit de vote. Thémistocle reste de marbre, facile pour un Grec, croit-on, mais pas dans de telles circonstances. Il explique calmement à ses interlocuteurs que, contrairement à ce qu’il vient d’entendre, les Athéniens possèdent une cité et un territoire plus importants que les leurs. Les Athéniens disposent d’une flotte de deux cents vaisseaux garnis d’équipages et de troupes en armes, ils sont sur mer les plus puissants des Grecs. Et s’adressant à son collègue Eurybiade qui faisait état du prestige de Sparte pour exiger la conduite des opérations, Thémistocle lui lance une menace qui en dit long sur sa foi dans ladite autochtonie athénienne : « Si tu ne m’écoutes pas, nous autres, sans tarder, récupérons nos familles [mises à l’abri à Trézènes] et nous transportons à Siris [en Italie du Sud] qui est nôtre déjà de longue date et où les oracles annoncent que nous devons fonder une cité48. »
« Fonder une cité ». En effet, qu’est-ce qu’une cité pour tant de Grecs depuis les navigations d’Ulysse ? Ce sont des hommes en armes, polis, ándres, disent-ils dans leur langue. Sur mer, une cité va où elle veut, en direction de Siris ou vers un autre rivage, Sicile, mer Noire. Aucune allusion dans les propos de Thémistocle ni dans les récits d’Hérodote à ce que des historiens modernes, saisis de compassion, appellent l’horrible arrachement à la terre natale49. Quand les Athéniens, cette fois à Syracuse, disputent à Gélon, le puissant tyran local, le droit de commander toutes les forces des Grecs contre les Carthaginois, que mettent-ils en avant ? Deux arguments : le premier, qu’ils sont le peuple le plus ancien de la Grèce et seuls parmi les Grecs à n’avoir pas changé de demeure ; deuxième argument : que « l’un de nous venu au siège de Troie fut, au témoignage du grand Homère, l’homme le plus habile à ranger et à ordonner une armée50 ». Son nom ? Ménesthée, rien qu’un nom, suivi de deux vers insignifiants dans l’inépuisable Catalogue des Vaisseaux51. Ils auraient pu au moins prononcer le nom d’Érechthée de manière à donner des lettres de noblesse à leur vibrant « Nous, nous avons toujours habité au même endroit » ! Déjà fort indifférent à l’inconnu Ménesthée, Gélon aurait franchement ricané si les Athéniens avaient osé mettre en avant, qui ? Érechthée ou Erichthonios ?, de vagues silhouettes sur des vases à boire, vaisselle d’importation dans quelques salles de banquet, et encore.
Hérodote n’est pas seul à nous éclairer. Un autre historien qui s’intéresse plus au présent qu’au passé, voilà un homme sérieux, rappelle en deux phrases que l’Attique est une terre d’immigrés. « Quand on était chassé d’un autre pays grec par une guerre ou une rivalité interne, écrit Thucydide, les gens qui en avaient les moyens venaient à Athènes pour y chercher un refuge stable ; ils y devenaient citoyens. » Auparavant, le même historien avait noté que l’Attique, « c’est une terre aride », un caillou sans histoire52. Insinuant par là que les habitants de ce coin perdu étaient de bien pauvres gens. L’immigration, d’ailleurs, était une donnée majeure de la population et des cités, à l’époque archaïque. Au tout début du VIe siècle, Solon fait passer une « loi » sur les naturalisations. Restrictive, semble-t-il, par rapport à d’autres pratiques : « Que l’on ne permette de devenir citoyens qu’à ceux qui sont exilés à perpétuité de leur pays ou qui viennent habiter à Athènes avec tout leur foyer pour y exercer un métier. » Clisthène, un autre Athénien de qualité, ira plus loin : dans sa réforme du système des droits en Attique, il mélange les citoyens anciens avec les nouveaux, il accueille tous les hommes libres résidant sur le sol attique. Tous les citoyens sont désormais enregistrés dans les dèmes. Premier état civil avec ses listes et ses greffiers. Le statut de citoyen devient un privilège. Nous sommes en 51053. Trente ans plus tard, Athènes est à la tête de la confédération de Délos ; puissance sur mer, richesse des revenus avec les tributs de ses alliés. Une cité tyrannique, et qui va se fermer. Un des signes en est peut-être la loi de 451, imposant que, pour être athénien, authentique citoyen d’Athènes, il faut avoir un père et une mère également athéniens54. Donc être bien né, être « de souche ». Apparaît le « métèque », l’étranger résidant avec son titre officiel dans les inscriptions de l’époque, à défaut de « papiers ».
Le temps est venu, mais on voit qu’il est tard dans la chronologie des archontes pour se lancer dans l’éloge des Athéniens et des Athéniennes de sang pur, sans aucune contamination de Barbares, d’immigrés, ni de citoyens adoptés ou naturalisés. Éloge du pur autochtone, de l’Athénien de souche qui n’entend plus rien savoir de ces ragots d’historien sur je ne sais quelle terre aride, dépotoir pour exilés, pour fugitifs, pour gens sans terre.
Oui, des nouveaux riches, ces purs autochtones sur leur Acropole-coffre-fort. Les philologues se sont levés tard pour établir le caractère récent du mot autochtone (une fois dans Eschyle) et pour en définir le sens : « qui a toujours la même terre », plutôt que « né du sol même » dont la coloration vient sans doute du retour triomphal d’Érechthée sur la scène attique55. Rien ne s’oppose plus à un autochtone – surtout quand les idéologues commencent à lui faire croire que lui seul est né-de-sa-terre-même – que l’immigré, celui qui arrive du dehors, qui s’en vient de l’extérieur (epêlus, epaktos en grec). Nous, nous ne nous sommes jamais déplacés, nos ancêtres n’ont jamais été des exilés, des fugitifs, des pauvres gens traînant une charrette avec tout ce qu’ils possèdent. On se souvient des affirmations répétées de Praxithée : jamais nous ne sommes venus de l’extérieur. Nous ne sommes pas des immigrés. Nous, nous sommes de souche ! « On ne saurait trouver une ville supérieure à celle-ci. » Bien sûr, chère Praxithée, sinon je ne serais pas devenu helléniste et dévoué corps et âme aux chefs-d’œuvre produits par vos seuls autochtones.
Soit, il y a des nomades, et nous avons vu qu’ils pouvaient être « nés de la terre », et il y a des sédentaires, des gens qui préfèrent rester là où ils sont. On les appelle aussi culs-terreux ou bouseux. Peu importe. Le plus amusant, dans ce petit théâtre jouant sans relâche « Nous, nous sommes autochtones », c’est que les libraires de l’agora voisine proposent au chaland, pour deux drachmes à peine, des ouvrages contemporains où il peut découvrir les derniers modèles d’autochtonie créés par l’avant-garde.
Un jeune auteur, fort admiré pour ses récitations dans les salons littéraires, a imaginé un voyage de Solon en Égypte dont les prêtres à la sagesse immémoriale lui révèlent l’existence d’une Athènes vieille de neuf mille ans et dont les Égyptiens confessent avoir tout appris. Une Athènes aux lois parfaites, nées de la semence d’Héphaïstos uni à la Terre. Et le même auteur, il s’appelle Platon, je crois, a publié un autre récit, intitulé Critias – il y fait écho au premier, le Timée –, où l’on découvre le couple fraternel et amoureux d’Héphaïstos et d’Athéna, si merveilleusement doués pour la science et pour l’art, qui reçoivent tous deux en partage la terre attique et décident d’y « façonner » les meilleurs autochtones du monde56. La censure, dit-on, a conseillé au jeune Platon le « façonner » métaphorique, ne va-t-il pas comme un gant à ce couple de dieux artisans au sein de leur bonne ville ? Un « créer-faire » entre frère et sœur aurait pu choquer nos Orateurs en oraisons funèbres et les Familles à caveau, très attachées aux discours tout faits, qui préfèrent éviter les histoires d’autrefois, scabreuses, on ne sait jamais. Amusante aussi, la trouvaille d’un Poséidon à qui échoit en lot une île promise à une destinée extraordinaire, on l’appelle Atlantide, et qui découvre sur place un « Né de la terre », dont il va épouser la fille. Ils eurent beaucoup d’enfants, et même un qu’ils baptisèrent Autochtone57. Quel joli nom !
Entre l’Autochtonie et la Fondation, il y a comme une antipathie, de l’aversion même, et cela se prolonge étrangement jusqu’à l’époque contemporaine. Dans les milieux qui pensent de souche, comme chez les interprètes et les historiens. Cela doit être la vieille haine rancie de l’immigré, du Barbare, de l’étranger, comme dit si bellement Aspasie. Oui, d’évidence, « fonder » – en grec, c’est le verbe ktidzein plutôt que katoîkein où il n’y a pas cet aspect « défricher », ce côté pionnier – implique une sorte de commencement dans le temps, un début significatif, un acte, des gestes souvent liés à un nom, Praxithée, par exemple, ou Romulus, si vous préférez. Combien de fondateurs, montés à Delphes, s’en sont allés sur les mers établir des villes de bois et puis de pierre et de marbre où le culte du héros dit Archégète perpétue leur mémoire, à côté d’un autel ou d’un sanctuaire d’Apollon, le grand dieu de ces mille et une fondations de cités depuis les Phéaciens perdus dans la brume. Pour qui aime voyager d’une culture à l’autre, et sans même aller au-delà de l’Afrique, noire à peine, quoi de plus familier que la scène d’un Déjà-là, né de la terre même, voyant arriver un chasseur qui va enfin fonder le village, ou regardant descendre du ciel son double sans qui rien de nouveau ne serait advenu ?
Les manières de faire du territoire sont multiples et ne cessent de se mêler en s’inventant. Les créateurs sont là pour en jouer et faire oublier les institutions les plus mortellement ennuyeuses d’une société au miroir de son vanity-case ! Euripide, lui encore ; il est plus âgé que Platon, mais quel musicien, composant son Ion entre Athènes et Delphes sur le thème de l’autochtone venu d’ailleurs. La dernière fille de Praxithée et d’Érechthée, celle qui était trop jeune pour mourir avec ses sœurs, a grandi, c’est Créuse. Apollon, c’est Hermès qui le dit, l’a séduite, un soir. D’autres parlent de viol, ils ont peut-être raison, Apollon était plutôt mauvais garçon. La malheureuse Créuse nuitamment accouche seule ; elle se hâte d’exposer l’enfant. Plus tard, elle épouse un étranger, Xouthos, oui, elle, une autochtone. Ils n’ont pas de rejeton, et vont à Delphes pour savoir comment fonder une descendance. Le jeune sacristain du Temple, appelé Ion, n’est autre – je le dis tout de suite – que l’enfant abandonné par Créuse, mais sauvé par son père – circonstances atténuantes ? on verra – qui l’a transporté à Delphes sur le seuil de son temple, devant la Pythie du matin. Intrigues de palais : Apollon fait croire à Xouthos, l’Étranger venu d’Athènes, que le bel Ion est son fils naturel. Créuse, se pensant trahie, trame aussitôt la mort du bâtard de sacristie. Jusqu’au moment où, les dieux aidant, une mère retrouve un fils qu’elle ramènera triomphalement dans sa chère ville d’Athènes. Ion sera sacré autochtone, non plus royal mais d’empire.
Pour Créuse, le doute n’est pas permis, comme le répète le Vieillard d’Athènes qui fait à ses côtés office de chapelain, elle représente la race des vrais autochtones d’Athènes, le sang d’Érechthée coule dans ses veines, elle incarne l’Autochtonie d’Athènes. Son époux est un immigré ? Qu’importe. Ce bâtard de sanctuaire est son fils naturel ? Tant mieux. Tout va s’arranger. Athènes a besoin d’un autochtone mâle, pour quoi ? Pour enraciner, dans l’Acropole, bien sûr, l’empire promis aux Élus des dieux : ce sera Ion. Il porte le nom du Père de la colonisation athénienne, il devient la « souche unique » (rhidzè mia)58 d’où naîtront les quatre fils à travers lesquels sera « fondée » la terre d’Asie, le royaume éphémère d’une Athènes en pleine guerre du Péloponnèse. Ion, un autochtone à la fois fondateur et étranger. Rien n’est impossible à l’autochtonie. Il suffit de savoir que cela se fabrique, que cela se bricole, que c’est fait de pièces et de morceaux. Euripide en donne une brillante démonstration. Elle a sûrement demandé plus de courage qu’il n’en faut pour comparer aujourd’hui ces histoires, ces petites idéologies avec d’autres, jalousement gardées par des Historiens toujours bien nés.