Rien n’est trop beau pour une autochtonie d’immaculée conception. L’Être-déjà-là l’habite depuis toujours, les Pères de l’Église en sont garants. Soit. Reste qu’« autochtone » est un mot tout frais. Rien avant le Ve siècle, en sa première moitié. Eschyle peut en témoigner, lui qui n’a cure de ces billevesées sur les bons aborigènes1. À l’occasion, il lui arrive de se faire l’écho d’une petite antériorité des Athéniens. Lorsque Délos voit naître Apollon, le dieu bien connu qui s’en ira fonder Delphes et son oracle, les enfants de Poséidon et d’Athéna sont là, prêts à recevoir avec d’éclatants honneurs le dieu abordant en priorité au rivage de l’ex-Cécropie. À eux seuls, gens d’Athènes, il revient d’ouvrir à ce grand dieu un chemin à travers la forêt primitive qui encercle la première parcelle de Terre, ayant produit pour la Grèce et l’Humanité entière une espèce humaine accomplie avec sa nourriture d’élection. On connaît la chanson. L’Apollon de la voirie, lui qui règne sur les voies de communication et les chemins de la parole, sourit de l’empressement de ces braves gens d’Athènes. Bien sûr, une procession solennelle, envoyée de l’ex-Cécropie en direction de Delphes, sur la route reliant la cité à la Pythie, va commémorer sans attendre le lien privilégié des Athéniennes et des Athéniens à l’ombilic de la Terre et à l’inoubliable fondation du Sanctuaire2.
Un peu plus tard, un siècle à peine, un philosophe qui se drogue à la « cité nouvelle » – une sorte d’opium entre le LSD et l’héroïne, on en trouve le soir au Pirée – imagine d’écrire dans ses loisirs la Constitution en douze livres d’une colonie que voudraient inaugurer les « cités crétoises ». Une riche « fondation fondamentaliste », dit-on, lui aurait accordé un Fellowship. La Crète ? Les meilleures lois n’ont-elles pas été délivrées par Zeus à Minos, s’entretenant avec son père tous les neuf ans, cela suffit, dans une fameuse caverne bourdonnante de voix ? La cité platonicienne des Lois, bien connue de tous les apprentis dictateurs, ne peut s’élever que sur un site désert, une terre inhabitée depuis un temps infini. À une fondation radicale, il faut une terre absolument vierge.
Trois vieillards, donc, devisent en se promenant, péripatéticiens de circonstance. Le premier est crétois, les deux autres étrangers, l’un vient de Sparte, l’autre d’Athènes. Pourquoi pas ? Comment va-t-on nommer la cité radieuse où l’écriture et ses parfaits règlements vont rendre inutile et enfin superflue toute parole ? Les presbytes hochent la tête, se consultent sans fièvre : le mieux serait que la cité si absolument nouvelle se nomme elle-même. À défaut, qu’un lieu, source ou fleuve, fasse connaître son nom. Et pourquoi les dieux du lieu, les « génies du sol », ne viendraient-ils pas offrir leur nom même en hommage à la cité sans égale ? Encore faudrait-il que lieux et dieux se mettent à parler, ce qui est plus commun dans l’Inde qu’au pays de Pasiphaé. Par chance, dans ce paysage infiniment désert, il y a pour une oreille très fine comme le murmure d’une mémoire ; elle est très ancienne, elle s’éveille lentement, évoquant peu à peu les fondations d’un autrefois, il y a très longtemps. Surprise : la « cité nouvelle », imaginée par le sage conseiller de tyrans – il revient d’une mission en Sicile –, commence à se parer des remembrances d’une cité, fondée il y a un temps infini par des Envoyés d’Apollon, le plus saint des Archégètes, c’est-à-dire des dieux fondateurs. N’est-ce pas la meilleure façon de faire croire – et « persuader » est une affaire essentielle en politique – que la cité radieuse des Trois Sages est directement inspirée par le Maître de Delphes qui vient ainsi « redresser » et fonder à nouveau une très ancienne cité, celle de ses fidèles Envoyés et Voués à Apollon, naguère, et sous forme de dîme3? Une fondation pourrait donc en cacher une autre et, du même coup, la révéler. Belle leçon pour l’autochtone d’Athènes – convié en terre de Minos – qui méprise par habitude les immigrés et les nomades toujours prêts à camper sur la terre d’autrui. Il a bien sûr vite oublié, s’il l’a jamais appris, qu’un autochtone peut venir d’ailleurs, surtout s’il s’appelle Ion.
Le Spartiate, un vieillard – Géronte au verbe laconique –, fait concurrence à son hôte de Crète. Les législateurs de sa cité brillent de l’éclat que d’anciennes traditions ont prêté à Lycurgue et à sa postérité. Sa présence ne paraît nullement indisposer son collègue d’Athènes. Voilà pourtant des gens qui ne peuvent se flatter d’aucune origine pure. On ne les voit jamais candidats à aucune forme d’autochtonie. Au contraire, dès le VIIe siècle, quand Athènes a encore le lustre d’un caillou sans histoire, les Spartiates se glorifient déjà d’être des nouveaux venus. Nous sommes de purs immigrants, d’authentiques nomades, nous sommes les descendants des Héraclides, de ceux qui ont fait retour, et sont revenus avec l’aide d’Héraclès, le fort des Halles, toujours par monts et par vaux. À l’horizon, très loin, il y a comme une « terre promise » par Zeus à Tyndare – famille d’Hélène et des Dioscures –, une terre appelée Lacédémone que Héraclès, encore un chemineau, conquiert sans même y faire attention. Ici, pas de fantasmes de racines ni de Premier-Né de la Terre. Mieux, les Spartiates, subjugués par les récits sur le Retour des Héraclides (un péplum qui fait toujours salle comble), se flattent et même s’enivrent d’être une vraie colonie des Doriens4. Ce qui donne un peu de fil à retordre à nos historiens, en charge de l’enseignement d’une histoire grecque dans les écoles, paternelles plus que maternelles, où les valeurs doriennes – aujourd’hui, me dit-on, plus discrètes – peuvent toujours servir si Elle (Nation, Patrie…) l’exige.
Retour, terre vaguement promise, orgueil de colons… rien de tout cela dans les riches mythologies de la Thébaïde. Pas de bousculades d’Olympiens ni d’Olympiennes pour être au premier rang à Thèbes. Thèbes en Béotie, Thèbes aux sept portes, c’est pourtant la seule cité de mémoire grecque qui ose rivaliser avec Troie, la Ville aux murailles imprenables. Vous avez vu, il n’y a pas de Thébain parmi les promeneurs de Crète au soleil de Minos. Platon aurait-il oublié de l’inviter ? Thèbes où sont nés Dionysos et Héraclès, Pindare est là pour le rappeler, elle fut peut-être, on en parle, une capitale du monde mycénien5. Elle est, en tout cas, chantée à lyre déployée et dans la Thébaïde et dans l’Œdipodie, deux des poèmes épiques les plus fameux dans la tradition grecque. Ruines de ruines aujourd’hui dans notre bibliothèque, au rayon des fragments, trois fois hélas ! Rien ne donne mieux le sentiment d’une coupure radicale entre les temps anciens et l’aujourd’hui de la Grèce moderne qu’une visite de Thèbes : une bourgade toute de béton, sale, à vocation machine-agricole, avec sa télévision poubelle, et ses rues boueuses, abandonnées depuis si longtemps par l’Apollon de la voirie, oui, l’Aguieus du Palais de Cadmos, nous allons le rencontrer. Un soir, il me souvient d’avoir découvert un buste de Pindare en larmes, caché dans un bosquet de lauriers-roses, lui qui a célébré en péans, pythiques et dithyrambes « Cadmos et la race sainte des guerriers spartes ». Et qui connaît mieux que lui les grands récits de Thèbes, ceux-là que les poètes tragiques, et les plus grands du début à la fin, ne vont cesser de mettre en scène, d’un théâtre à l’autre ?
Tout commence avec un frère qui se demande un beau matin où sa sœur a donc disparu. Elle s’appelle Europe. Lui, c’est Cadmos, teint phénicien comme son père qui lui ordonne de ne pas revenir seul. Sur une rive de la Méditerranée, en un temps où la géographie n’est pas encore une science exacte, le Petit Père des dieux qui a pris le pelage noir ébène d’un taureau s’ébroue voluptueusement en contemplant la blanche Europe se dégourdir les cuisses entre deux coquillages. En désespoir de cause, Cadmos tourne ses pas vers Delphes, le sanctuaire d’un dieu qui passe alors pour en savoir plus qu’un autre, et sur le passé et sur ce qui s’ensuit. Il frappe à la porte de la Pythie. Un jour ouvrable, sa sœur est introuvable ! Apollon lui fait répondre en hexamètres choisis de ne plus s’inquiéter. Cadmos a mieux à faire. D’aucuns, avec pédanterie, assurent que le frère d’Europe aurait posé au dieu la question classique : où dois-je habiter ? En quel lieu vais-je aller m’installer ? Je n’en crois rien. Apollon crée la surprise en annonçant à Cadmos tout de go qu’il doit penser sérieusement à fonder une cité. Très simple : suivre la vache à l’œil de feu qui l’attend, là, sur le seuil du sanctuaire ; à Cadmos de faire route derrière un guide, inspiré par l’oracle, on l’a deviné aussi loin et aussi longtemps que le mènera la vachette élue. Jusqu’à s’écrouler de fatigue pour lui et d’épuisement pour elle. C’est là que Cadmos doit implanter, faire grandir la cité à lui destinée. Apollon connaît son affaire. Il est même venu spécialement de Délos jusqu’au pied du Parnasse à cette seule fin : établir solidement un sanctuaire qui sera l’oracle inéluctable pour tout projet de fondation. Un monopole absolu.
Cadmos ne pouvait mieux tomber si, par une nuit sans lune, il avait rêvé d’une ville invisible. Au travail. Un fondateur ne reste pas les bras croisés. Première opération, tout Grec le sait d’instinct : offrir en sacrifice l’animal-guide, victime de choix, même si pareille course a légèrement terni l’éclat de son poil. L’autel, oui, architecturé avec quelques pierres. Le feu est toujours là ou presque. L’eau lustrale : où la trouver ? Les compagnons de Cadmos s’empressent. Il y en a en abondance, du côté de la Fontaine d’Arès. L’eau est claire, il suffit de la puiser dans les anneaux d’un dragon, le fils d’Arès, dit-on. Ne voyant pas revenir deux, puis quatre de ses compagnons, Cadmos devient méchant, il affronte le dragon à la claire fontaine, il le tue. De l’eau lustrale, enfin. Le sacrifice peut commencer. Sur le conseil d’une puissance divine – Arès, disent les uns, Athéna, selon les autres –, Cadmos récolte les dents de feu le dragon. Il doit les semer sur le site de la cité à naître. Étranges semailles, car à peine ont-elles touché les sillons de Terre qu’elles font surgir des guerriers en armes, ceux qu’on appellera bientôt les Semés, les Spartes (de speirein, ensemencer). Ces guerriers débordants de fureur se prennent aussitôt de querelle ; ils se massacrent entre eux sous les yeux de Cadmos, horrifié. Quand la tuerie s’arrête, cinq Spartes sont encore debout. Cadmos s’empresse de leur conférer le titre de citoyens6.
Ainsi commence la cité que le dieu de Delphes a invité Cadmos à s’en aller fonder. La Fontaine d’Arès, un serpent belliqueux, voilà ce que le brave Cadmos qui se demandait où donc était passée sa sœur, la belle Europe, découvre soudain après avoir longtemps marché dans les pas d’une vache inspirée.
Le lieu semblait inhabité, absolument désert, une vraie terre vierge comme les aiment les fondateurs qui ont reçu la bénédiction d’Apollon. Pourtant, Arès est là, Arès à la Fontaine, le dieu de la guerre, mieux, de la fureur guerrière. Il est déjà là. Il n’est pas seul. Attiré, semble-t-il, par les charmes d’une Érinye épichorique7. Fascinante, il est vrai, car elle est née de la Terre, et dans des conditions que Cadmos n’aurait jamais imaginées. Terre, Gaia : il s’agit de la puissance cosmogonique, celle qui a reçu sur sa peau, sur sa face, sur sa bouche, avec une joie immense les gouttes du sang d’Ouranos, le Ciel enfin émasculé. Par la grâce de Cronos et de la serpe de blanc métal, l’arme conçue par Gaïa en ses entrailles, noires, si noires de ruses entrelacées.
Notons-le en passant : il y a là comme un premier mal dans l’histoire et des dieux et des hommes. De ces gouttes éclatantes vont naître – la Terre n’a pas besoin d’imiter la femme pour enfanter – les Puissances de ressentiment, l’illustre famille des Érinyes, et, comme parallèlement, les Géants, des êtres voués à la guerre sans limites8. Arès, qui songeait à s’établir, ne pouvait trouver meilleur gîte. Le serpent à la claire fontaine est le produit des amours violentes d’Arès et d’Érinys, deux puissances brûlant de fureur et de vengeance. Cadmos va tout de suite apprendre ce que cela veut dire. En tuant le dragon dont les anneaux formaient la vasque pure d’une eau dite lustrale, Cadmos a versé le sang du fils chéri d’Arès et d’Érinys. Certes, « sans le savoir », et il n’est que le premier d’une riche lignée thébaine de « malgré-soi ». Le premier sang répandu, Arès, l’Arès de la cité de Cadmos, ne va pas cesser de le rappeler, de manière obsessionnelle, à travers Laïos, les enfants d’Œdipe, et jusqu’à Ménécée, le fils de Créon.
À Thèbes, il y a de grandes divinités, même si leur rassemblement ne donne pas lieu à une joute entre deux champions. Certains privilégient Arès et Déméter, d’autres mettent en avant, comme le fait Épaminondas, Apollon et Dionysos9. Ces deux derniers aiment assez jouer les complices en plus d’une cité pour qu’on ne soit pas surpris de reconnaître leur double silhouette sur la scène de Thèbes. Ne sont-ils pas l’un et l’autre des dieux qui ont affaire à la souillure, et même au mal ? Il vaut la peine de les prendre en chasse. Oui, mais ailleurs, plus tard10. Laissons le Dionysos cadméen avec l’atroce impureté qui éclabousse Agavé et Penthée, et suivons pas à pas les faits et gestes d’Apollon. C’est lui, faut-il le redire, qui a ordonné à Cadmos de s’en aller là-bas, c’est-à-dire, maintenant, ici, où prend naissance Thèbes, la Cité aux sept portes. L’Apollon, en tant que dieu oraculaire, y possède un pied-à-terre, c’est l’Isménion, et Tirésias, bien connu du public, y est son prophète à travers les âges. Poliade, Apollon ne l’est point, mais la fête majeure de la cité de Cadmos s’appelle Daphnéphorie, du nom de Daphnéphoros, du Porte-Laurier, en l’honneur d’Apollon11. Certains assurent que ce grand dieu n’est pas exempt d’ambiguïté. On raconte même, et Pindare, thébain de souche, s’en fait l’écho très sonore, qu’Apollon, le couteau à la main, aurait égorgé son ennemi privilégié, sur son propre autel de Delphes. Afin de rehausser l’éclat de la fête dite de l’Hospitalité ou encore Théoxénies, quand sont reçus à table les dieux, à l’ancienne. Belle idée, n’est-ce pas12?
Ce serait pure malveillance de prêter à l’Apollon de Delphes je ne sais quel projet machiavélique dont Cadmos serait le jouet autant que la première victime. Soit. Arès était déjà là, le ressentiment des Érinyes consumait les entrailles de la terre alentour, mais c’est pure coïncidence, la Phocide est grande, les chemins d’Apollon sont multiples. À preuve que ce dieu, excellent marcheur, traverse lui-même une bonne partie de la Grèce. On commence à le savoir, il est né à Délos, et l’Hymne homérique, qui aime le louanger, raconte comment le jeune dieu, à peine koûros, mais déjà beau gosse, se met en route. Il a l’intention bien arrêtée de trouver un lieu où s’établir solidement, il aime cela d’instinct : les solides assises, la demeure-sanctuaire pour son oracle à partir duquel toute fondation sera désormais instituée. Ce sera Delphes, après avoir essayé deux ou trois autres sites, notamment celui de Tilphoussa, la nymphe qui lui déconseille si vivement de s’arrêter – trop de nuisances, impossible de fermer l’œil la nuit – et lui conseille d’aller voir un peu plus loin. Là où l’Archer rencontrera la Serpente-Fléau qui va pourrir dans son sang, aussitôt fléchée. Détails dans une mythologie riche à l’excès. Sur son chemin, Apollon croise des sites et des lieux qui semblent autant de rares clairières au milieu d’une immense forêt aux arbres serrés qu’il est donc le premier à défricher, à parcourir, mais à très grands pas. La voirie suivra.
À proximité de Thèbes ou plutôt du site de la future cité de Cadmos, par deux fois, la conduite d’Apollon se fait bizarre. Dans l’Hymne homérique d’abord, le jeune dieu traverse les unes après les autres des étendues sauvages, comme la plaine lélantine où poussera, un jour, un « temple de laurier » pour un certain Apollon appelé Daphnéphoros. Pour l’heure, silence et des Anciens et des Modernes. Un peu plus avant, voici l’emplacement de la future Ville aux sept portes. « Il n’y avait pas encore de mortels dans Thèbes la Sainte ; ni routes, ni sentiers dans la plaine thébaine riche en blé. Rien que des arbres serrés. » La forêt amazonienne encore. Pas de cité de Cadmos avant que ne soient posées les fondations de l’oracle delphique13. Normal.
Autre vision dans l’Hymne à Délos de Callimaque, poète en la bibliothèque d’Alexandrie, La Très Grande. Son Apollon, âgé de sept mois, oui, sept, voyage cette fois dans le ventre de sa mère, Létô. Elle est en fuite. Pourchassée par la fureur d’Héra, la légitime, qui l’oblige à courir dans la nuit, toujours plus loin. À hauteur de la « cité de Cadmos », voici que l’enfant Apollon commence à s’agiter. Depuis le ventre de sa mère, il se met à vitupérer, il injurie Thèbes, la Thèbes à naître, comme lui. Apollon lui enjoint de fuir, de fuir les flèches impossibles à fuir. Sorte de vision à la Théoclymène. « Non, ne me contrains pas à prophétiser malgré moi. » Comme la Pythie en délire. Avant le trépied, avant l’oracle. L’enfant Apollon, violemment possédé comme par lui-même, profère contre Thèbes une « menace trop vite suivie d’effet ». Le sanctuaire de Pythô n’est pas encore en service. La parole oraculaire fait violence au dieu embryonnaire. « Je parlerai et d’un plus tranchant discours que depuis le laurier prophète. » Thèbes, malheureuse Thèbes, fuis ! « J’aurai vite fait de te saisir et dans ton sang de baigner mon arc. » Du sang, des flèches meurtrières, mais quelle est donc la cible ? « Les enfants d’une mère impudente, voilà ton lot ! » Callimaque n’est pas seul à connaître le sens de ces propos obscurs. Mais il faut d’abord écouter le refus solennel d’Apollon, le dieu de sept mois : « Non, tu ne seras point mon aimable nourrice, ni le Cithéron. » Frémissement de Dionysos, les Bacchantes remuent dans leur sommeil. Pourquoi ce rejet ? « Pur (euageôn), que je ne sois que dans le cœur des purs (euageîs)14 ! »
Un embryon prophète, Thèbes avant Thèbes ; elle n’a pas encore vu la lumière du soleil, elle a déjà du sang dans la bouche ; l’Apollon de sept mois à peine la maudit plus violemment qu’Œdipe ses propres fils. Une mère impudente, des enfants fléchés, pas de doute, c’est Niobé, mère primordiale à l’horizon de Thèbes, une femme autochtone et fière, trop fière d’avoir mis au monde six fils et six filles. Elle aurait, non sans imprudence, lancé à Létô un sourire légèrement apitoyé : quoi ! des jumeaux, deux, pas plus ! Fureur d’Apollon, colère d’Artémis : les fils en pleine jeunesse, des koûroi à son image, « Apollon les lui tua de son arc d’argent ; les filles, il les laissa à Artémis ». Gender olympien. La suite est deux fois inoubliable pour la mémoire grecque, dans l’Iliade, entre Achille et Priam, et pour Thèbes marquée au front d’un sang comme ineffaçable. « Pendant neuf jours, ils gisaient à terre, sanglants, personne n’était là pour les ensevelir. » Ce furent les dieux, fils du ciel, qui, le dixième jour, les ensevelirent eux-mêmes. Niobé, alors, songea à manger, « elle en avait assez de pleurer ». Personne n’était là pour les ensevelir : comme si l’espèce humaine était retenue dans la terre ou figée dans les pierres de Pyrrha et Deucalion15. Pour les douze corps en pleine jeunesse, les fils du Ciel vont connaître l’impureté des funérailles. Apollon s’est-il fait le fossoyeur de ses propres victimes, comme il sera le sacrificateur égorgeant son hôte, Néoptolème, le fils d’Achille, monté à Delphes avec les dépouilles sanglantes de Thèbes, la ville qu’Apollon a dû fuir de nuit avec les autres dieux de Troie ? Bon à savoir. Quelle étonnante violence en un dieu qui n’est pas encore né, à l’approche de la cité de Cadmos et de la souillure qui l’habite avant même que son fondateur n’apparaisse à l’horizon ! En quel poème secret Callimaque a-t-il trouvé un Apollon dont l’arc se teinte de sang, du sang des innocents, et qui clame son exigence de pureté au milieu d’êtres purs, loin de Thèbes l’impure ? Un Apollon pur, et même « pur exilé du ciel », comme l’appelle Eschyle. Qui connaît aussi bien qu’un autre la série des meurtres imputés au Bel Homicide de Delphes16.
Fondée, au sens commun des « fondations clés en main », Thèbes l’est d’évidence. Elle aura même droit à une seconde fondation avec les murailles aux sept portes, élevées par Amphion et Zéthos. Les jumeaux qui rivalisent avec Cadmos, mais dans un registre mineur, celui des fortifications dites imprenables. Murailles d’allure autochtone, car elles semblent pousser d’elles-mêmes aux accents de la lyre, celle d’Amphion qu’Apollon se plaît ici à partager avec Hermès. Avant que d’autres orages ne se lèvent alentour17.
En voilà assez sur la fondation. Comment en ce lieu trouble l’autochtonie se porte-t-elle ? Il y a, d’abord, celle qui se dit avec Arès, appelé Né du Sol, ou plutôt le Bien Anciennement de la Terre, Palaichthôn18. Entendons, un résident de vieille souche. Ce qui le met à la hauteur de l’Érinye, la Tilphoussa qui est du cru, le ciel peut en témoigner. Ensuite, il y a les Semés, les Spartes, les joyeux natifs, nés des semailles de dents en limailles. Interrogée à ce sujet, Aspasie proteste au nom des Athéniennes, indignées. Ce sont de purs immigrés, comme Cadmos, ce Libanais qui se fait passer pour grec19. Avez-vous entendu son accent ? En dirait-elle autant de l’Érinye, venue de si haut, en gouttelettes ? Gouttes de sang, gouttes de sperme, la Terre s’excite, Aphrodite sourit dans l’écume marine. Le débat n’est pas clos. Quant à moi, je n’hésite pas : Spartes, nobles Semés, vous êtes d’authentiques aborigènes, des Nés de la Terre, oui, Gègeneîs et même aussi Bien Nés, aussi beaux, Eugènes, que le petit Premier-Né au pays de la chouette. Votre sang, impur déjà, arrose les sillons de la Terre, cette Gaia monstrueuse si proche de son Erynie préférée et qui boit goulûment, en ce jour de fondation mêlée d’autochtonie, les prémices rouges des Premiers-Nés de la cité de Cadmos. Bello. Je suis candidat, l’an prochain, au poste d’Orateur de l’oraison funèbre. Oui, à Athènes.
Le polythéisme, on peut se le représenter comme un jardin rempli de stèles ou de pierres vaguement sculptées dans lequel un promeneur, se penchant avec la grâce d’un souvenir, prononcerait ici un nom et là un autre. Ou, si l’on préfère, comme une toile, sans cesse tissée et animée, qu’une Pénélope n’ayant jamais connu d’Ulysse ferait et déferait, en inventant nuit et jour des figures nouvelles et des compositions bariolées pour d’invisibles panthéons. Un tissu long de douze siècles où se brodent les entrelacements de déesses et de dieux entre mille et une cités. Parmi les puissances divines, il y en a qui ont des atomes lisses, d’autres crochus, très crochus, comme, par exemple, Apollon et Dionysos ou Hermès et Apollon. Hors sujet.
Il est plus amusant de voir comment aux côtés de Cadmos s’attirent mutuellement deux divinités dont les passants rapides ne semblent pas soupçonner les affinités sulfureuses. Sans remonter au déluge, coup d’œil sur la guerre de Troie, c’était hier. Très vite apparaît un Arès, fléau des mortels, dans la mêlée guerrière où il se fait complice d’Apollon. Sur ce terrain, Arès est le plus affairé. Puissance de la fureur au combat, il va d’un camp à l’autre, toujours impeccablement « souillé de meurtres », et son ardeur à exécuter les ordres de Phoibos Apollon fait merveille. Pour un temps20.
Arrivent les Oresties, elles se succèdent, se bousculent de Stésichore à Pindare en passant par les Tragiques. Il se peut que parfois Apollon cède sa place à Arès pour accompagner le jeune Oreste jusqu’à sa patrie où il doit verser le sang de sa mère21. Direction suivante : l’Aréopage, lieu de prédilection pour Arès, les Érinyes, le Tribunal avec ses Euménides. Mais la terre d’élection pour les souillures et les ressentiments, chers à l’Érinye d’Arès, c’est Thèbes, incontestablement. Est-ce une illusion ? mais Apollon semble pousser Cadmos vers ce haut lieu du sang et des souillures comme s’il était aimanté par un complice, impatient peut-être de mener avec lui la danse sanglante des Esprits vengeurs et des Érinyes, les chiennes qui jamais ne perdent la trace d’un meurtrier possédé par sa victime.
L’Apollon de la fondation téléguidée et l’Arès du cru feraient certes un beau couple de puissances poliades si pareille fonction n’impliquait de lourdes responsabilités officielles que ni l’un ni l’autre ne semblent prêts à assumer. Les historiens, qui tiennent pour nous les comptes très précis des temples et des sanctuaires, affirment, textes à l’appui, que ni Arès ni Apollon ne font le poids dans le panthéon de Cadmos. C’est entendu, les deux associés préfèrent circuler dans les récits de la mythologie et les intrigues de la tragédie22. Ils gardent ainsi une plus grande liberté pour mener le jeu comme ils l’entendent. D’une génération à l’autre, ils aiment cela. Donc Arès et Apollon se croisent, se font signe, se quittent et se retrouvent d’un « mythe » tragique à l’autre, entre Sophocle et Euripide, aussi sûrs de leur savoir mythologique que le vieil Eschyle dans son rocking-chair. Sur les glissements voluptueux entre Arès et Apollon, l’Œdipe-Tyran témoigne à plaisir23. Point n’est besoin d’une lecture pédante. Quelques touches.
Sur la scène, à l’ouverture, il y a la Pestilence, elle infecte la cité entière, ses troupeaux, ses enfants et les fruits de la terre. Un fléau comme Apollon en rêve. C’est un feu dévorant24 et, comme dit le chœur au nom de Thèbes, « Arès me brûle25 ». Les dieux de la cité, pompiers d’en haut, sont appelés en toute hâte. Prière du chœur. Le feu sauvage d’Arès enveloppe de partout la cité de Cadmos. En guise de contre-feu, le chœur supplie Apollon. Il demande à l’Archer le secours de ses flèches infaillibles. Il invoque aussi les torches d’Artémis et Bacchos plein de feu, lui le Dionysos « de Cadmos »26. Arès n’est-il pas le dieu à qui tout honneur est refusé parmi les dieux27? Haro sur le feu dévorant, comme s’il n’était pas très anciennement du cru et qu’Apollon, d’évidence, devait paraître en dieu qui écarte le mal et flèche droit le Fléau. Avant d’être dit le Préservateur, Apollon a fait une brève épiphanie, portant le masque du dieu oraculaire – discrètement, « près de la cendre prophétique d’Isménos28 », un autel intra-muros –, plus officiellement en tant que Seigneur de Delphes, consulté d’urgence sur le Fléau. Heureusement, les communications entre Thèbes et Delphes sont excellentes. Créon est déjà de retour, Œdipe connaît son affaire. Sire Phoibos nous donne l’ordre exprès de « chasser la souillure, le miasme que nourrit ce pays et de ne pas l’y laisser croître jusqu’à ce qu’il soit incurable29 ». Réponse exemplaire d’Apollon, depuis l’Ombilic de la Terre : s’il y a pestilence, croyez-moi, c’est qu’il y a miasme, et s’il y a souillure si brûlante, c’est que du sang a été versé. Lequel ? le premier venu, qui est peut-être le dernier à avoir été répandu. Créon est au courant : il s’agit du sang d’un ancien roi dont le meurtrier pollue en ce moment la cité d’Arès et d’Apollon. Je les choisis avec assurance, en écartant l’Athéna locale, elle a beau avoir deux temples, elle est condamnée aux coulisses.
Le destin de Thèbes est lié à celui de Phoibos, Œdipe le sait, il s’empresse, oui, « Il va venger la cité et le dieu30 ». Regards tournés vers l’Apollon « sauveur », comme le nomme le ministre de Zeus, devant le palais, au nom du clergé thébain, plus que nerveux31. Sauveur ? vraiment ? Le chœur en tremble, il en palpite d’angoisse. « Dieu de Délos, ô toi vers qui montent des cris aigus32 ! » Apollon médecin, guérisseur. Certes. Mais « quelle est la dette (chréos) qu’en retour tu me feras payer, imprévue ou au terme de la saison qui s’accomplit33 ? ». Une dette ? laquelle ? est-elle ancienne ? est-elle nouvelle ? Tirésias arrive en traînant les pieds. Il vient à son corps défendant. Contraint de planter sur le devant de la scène son dieu, celui de Thèbes et de Delphes. Le bouillant Œdipe mène l’enquête, bousculant le devin de service, exigeant d’entendre ce que nul, et lui en premier, ne peut comprendre. Tirésias : « Je t’enjoins, moi, de t’en tenir aux termes de la proclamation que tu as faite, et dès ce jour donc de ne plus adresser la parole ni à ces gens, ni à moi : tu es toi-même la souillure infecte de cette terre34. » L’anathème lancé par Œdipe contre le criminel pointé depuis Delphes se retourne brutalement, et de manière incompréhensible, contre lui. Tirésias tient ferme, il est aux ordres de Loxias, d’Apollon l’Oblique, à vous de comprendre ses énigmes, si claires. Tirésias insiste, il le redit dans une formule que répétera Œdipe après s’être crevé les yeux : « C’est Apollon qui se charge de mener cette histoire jusqu’au bout (ekpraksai)35 ! » Les vieillards, en chœur, rassemblant en hâte la sagesse de leur grand âge, n’y voient toujours pas plus clair ; ils continuent à invoquer Apollon, en le dissociant de son devin qui ne peut avoir parlé droit. Mais si le coupable est ici, parmi nous, alors que s’élance sur lui Apollon, « équipé de ses armes » avec les flammes et les éclairs. Un Apollon, habillé en « Porte-Feu », Purphoros comme l’Arès du Fléau initial. Et, sur les traces de l’Apollon aux armes fulgurantes, bondissent alors les « terribles Tueuses », les Kêres, entendons les Érinyes qui ne manquent jamais leur proie, infaillibles ainsi que les traits de l’Archer36.
Affolement du chœur, oui, « terrible, le désordre amené par le savant augure37 ». À preuve que surgit devant les vieillards un Apollon d’Arès, infiniment thébain, et qu’il bondit avec les puissances de mort et de ressentiment, qui sont du cru, elles aussi. Le chœur, déjà angoissé, l’avait entrevu : une dette à payer ? une dette ancienne ? Mais les vieillards restent aveugles à un Œdipe, impossible coupable. Ils désignent le maudit sans visage à la vindicte d’un Apollon soudainement d’Arès, mais qui se confond déjà avec l’Apollon de Tirésias, le dieu « qui se charge de mener cette histoire jusqu’au bout ». Un Apollon qui ne va pas cesser de rôder autour de sa proie, de jouer avec elle, de s’amuser de ses bonds et rebonds. Œdipe se bat, se débat ; aller et retour, sur les chemins de Delphes entre Corinthe et Thèbes. Enfin, il dénonce l’acharnement d’un dieu, un dieu qui l’a maudit en lui annonçant « qu’il tuerait son père et qu’il épouserait la femme de celui qui l’a enfanté38 ». Est-il possible qu’il y ait un dieu aussi cruel, ômos39, qui aime manger tout cru, comme le fait Dionysos dont c’est une vertu bien établie ? Apollon pourrait-il être ce dieu ?
Son nom n’est pas encore dans la bouche de sa proie. Apollon réapparaît sous la forme familière de la puissance qui se tient devant chaque maison, dans une cité grecque. Jocaste veut chasser les mauvais rêves du palais, « Œdipe laisse monter trop haut la vague des émotions » ; il a tort, les dieux sont en fête. Elle apporte l’encens, de l’huile et des gâteaux, les offrandes agréables à un dieu familier, l’Apollon dit Aguieus, le protecteur intime du passage entre la demeure et la voie publique. Quelques instants avant que Jocaste ne vienne sur le seuil, le chœur a déploré comme une sorte d’asthénie cultuelle, la cité de Cadmos est tellement troublée, elle oublie les autels de ses dieux. Oui, « nulle part Apollon ne rayonne dans ses honneurs40 ». Le Divin s’en est allé. Jocaste s’empresse : « Je me tourne vers toi, dieu lycien, Apollon, tu es le plus proche ; j’arrive en suppliante […] pour que tu nous apportes une délivrance radieuse41. »
Je ne crois pas que l’Apollon Médecin ait jamais pensé à ouvrir un cabinet de consultation chez Cadmos. Tout va aller très vite. Fausse bonne nouvelle, témoignages, recoupements, l’enquête panique. Les portes du palais se referment. Ultime dialogue entre le chœur et Œdipe au visage ensanglanté. « L’effroyable action que tu as faite !… quel dieu t’a aiguillonné ? » Réponse : « C’est Apollon qui l’a fait ! Apollon, mes amis ! L’achevant (teleîn), crime sur crime42 ! » Tirésias, les yeux clos, l’avait dit, mais de façon si abrupte : c’est Apollon qui mène le jeu ! Il sait comment conduire l’affaire à terme (ekpraksai).
Le sait-on sur le web ? Jour et nuit, les amphithéâtres bourdonnent de philologues et d’herméneutes qui argumentent et disputent, sans jamais l’ombre d’un sourire. Des vérités vibrantes et courroucées sifflent comme des serpents sur leurs têtes sans sommeil. Œdipe : coupable ? pas coupable ? Apollon : dieu juste ? ou destructeur ? Oui, dieu entraîné par son étymologie d’avant-Cratyle, mais déjà soldée, il est « celui qui fait mourir, apollúnai, Apollon » : simple jeu de mots, ne cherchez pas plus loin43. Un esprit averti et sûr de son autorité nous dit même : d’évidence, c’est l’Apollon de l’Orestie, le Destructeur des délires de Cassandre. Oui, un lettré en salue un autre. Clin d’œil de Sophocle à l’ami Eschyle. Ah ! ces faiseurs de tragédies, tout en strass d’allusions, de paillettes réflexives, possédés par la folle rhétorique du texte ! Drôle, si drôle.
Reste le dieu de Thèbes et de Delphes, l’Apollon d’Arès, la dette à payer, la souillure dégoulinant d’un crime à l’autre. Des tracés mythologiques pour une histoire qui se raconte entre récits autour de Delphes et de Thèbes. Où est donc passée ma sœur ? Et Apollon bondit sur le seuil de l’oracle ; direction, le site où mon arc a déjà trempé dans le sang, oui, malgré moi. Comment ne pas croire le pur embryon qui s’étouffe de colère dans la nuit ? S’il y a quelque part de l’excès et de la démesure – n’en faut-il pas ici et là dans une vraie tragédie ? –, ne pourrait-on les voir dans l’obstination admirable d’un grand dieu à faire le mal, ou, du moins, ce que nous appelons ainsi ? Apollon l’a fait, ça et ce qui précède. L’Apollon d’Arès, entrelacé à l’Arès d’Apollon, n’a pas fini d’aller de l’avant, à grands pas, comme toujours.
Pour Cadmos, Laïos, Œdipe, pour Thèbes, rien n’est achevé. Ah ! si un bouc émissaire pouvait entrer en scène, maintenant, dans le palais de Cadmos ou plus tard, car les occasions ne manquent pas ! Mais un scapegoat, pourquoi44? Il n’a que faire à Thèbes. Disons même : il serait fort incongru dans les pieds d’un dieu comme Apollon. Celui-ci n’est-il pas dans nos meilleures histoires de la « Religion grecque » le Seigneur des Thargélies, cette fête de printemps qui met en scène rituelle l’expulsion d’un couple choisi afin de débarrasser en bloc une collectivité de ses impuretés ? Mais jamais bouc, si émissaire fût-il, ne s’est chargé de la souillure si lourde d’un meurtre avec sa meute d’Esprits vengeurs. Le Zeus des Meurtriers se dit surpris, très surpris. Un pharmakos, un bouc émissaire, pour purifier Thèbes ? Aucune pertinence : ce n’est pas de saison, et c’est sans objet. Voyons, Apollon serait au parfum ! Thèbes n’est pas une cité comme une autre, faut-il réécouter l’enregistrement de l’Apollon de sept mois, mais très lucide ? Ce ne serait peut-être pas inutile pour les historiennes et les historiens, bien intentionnés, qui dénoncent dans la fondation de Cadmos la forme exemplaire de la cité mauvaise, injuste, en proie à la guerre civile, oui, à la stasis, c’est-à-dire à toutes les maladies de la peau qui peuvent attaquer le corps politique. Thèbes n’est pas venue au monde pour être seulement une sorte d’« anti-cité », voire une vraie « anti-Athènes »45. S’il l’apprend, Apollon risque fort de piquer une de ses colères les plus noires. Regardez : d’Eschyle à Euripide, en prenant la peine d’aller voir les mythographes et les logographes, il n’est question que de sang versé, de souillures, de ressentiments depuis des commencements sous le signe d’Arès et d’Apollon, si violemment accouplés. Nous sommes bien loin des noces de Cadmos et d’Harmonie, convenons-en, où se découvre, il est vrai, une autre face d’Arès, l’Arès époux d’Aphrodite mais une Aphrodite à fond double, sinon triple, ouvrant sur un tout autre parcours dans la complexité de Thèbes.
Tout continue pour Thèbes. Arès s’impatiente. Lever de rideau : Les Phéniciennes. Jocaste est là. Mère courage, elle voudrait tant réconcilier les deux frères ennemis. À la fin de la pièce, disons-le tout de suite, elle se suicidera. Par le fer et dans la gorge. Foin des lacets. Œdipe ? On le croit en exil ou métamorphosé en bouc, en tout cas très loin avec les miasmes qui lui font cortège. Surprise : ses fils l’ont mis sous clé46. Au placard ! Pitoyable Œdipe, aveugle bien sûr, à demi perclus, petit vieux décharné, il réapparaît à la fin de la tragédie comme un fantôme arrivant lentement d’outre-tombe. Cette fois, Créon l’exile. Il vient de s’aviser que les puissances de ressentiment attachées à cet Œdipe, surtout, pourraient attirer quelque malheur sur Thèbes47. Belle prévoyance.
Euripide, toujours en verve, a décidé de mettre en scène un Arès plein de colère, pas celui de la Pestilence, mais le dieu assoiffé du sang des Spartes, des authentiques Semés. Arès ne s’intéresse pas au vieil aveugle enfermé dans sa chambre au fond du palais de Cadmos. Notons-le : le chœur, il est composé de Phéniciennes, porte le masque d’Apollon. Discret, mais sûr. Ces femmes forment une « dîme », elles ont été consacrées au dieu de Delphes en reconnaissance d’une victoire remportée par leur cité48. Les voici bloquées à Thèbes dont les Sept Chefs font le siège. Lutte sans merci entre Argos et Thèbes, et guerre enragée entre les deux fils d’Œdipe. Ils brûlent de se tuer en se défiant à la même porte, celle qu’Eschyle appelait la Septième, placée sous la bénédiction d’Apollon le Septime49.
Sur le point de quitter sa mère, après avoir copieusement injurié Étéocle, Polynice, le Querelleux, invoque l’Apollon de sa maison : Phoibos, le dieu Aguieus50, le même dieu que Jocaste implorait avec ses naïves offrandes, le matin du jour terrible dans la pièce de Sophocle qui allait ouvrir, sans le savoir, un siècle de prospérité au Divan de Vienne. Tirésias, devenu laconique à force de consultations, le dira en deux mots : les deux frères vont se donner la mort51. Plus de suspense. N’est-ce pas le lot de Thèbes : qu’au sang versé s’ajoute le sang répandu dans la guerre fratricide, laquelle naît naturellement de la souillure, des malédictions et du ressentiment ? Il est vrai que Tirésias est recru de fatigue, il arrive d’Athènes, au service d’Apollon, et il n’a plus la jeunesse de son maître. Haletant, en nage, il confie tout de go à Créon que ses avis ont apporté la victoire aux enfants de Cécrops dans la guerre contre Eumolpe et ses Thraces52. Clin d’œil d’Apollon à Praxithée, promue prêtresse à vie d’une Athéna Polias toute neuve. C’est de bon augure pour la cité de Cadmos qui n’a pas besoin qu’on lui raconte comment l’autochtonie se fonde ni la manière dont Poséidon a enraciné Érechthée dans le sol de l’Acropole.
Maintenant, Tirésias est venu pour cela, comment assurer le salut de Thèbes ? Nouvel oracle d’Apollon qui se dépense sans compter pour les enfants de Cadmos : Créon doit égorger son fils, son très cher Ménécée. La cité, tiens ! « souffre d’un mal ancien53 ». Très ancien, et même antérieur à Laïos et à Labdacos. Tirésias, en porte-parole de son dieu, récite les commencements de Thèbes : « Dans le repaire où le dragon, né de la terre, surveillait les eaux de Dircé, ton fils doit être égorgé pour offrir à la terre la libation sanglante. » C’est l’effet des antiques ressentiments, des palaia mènimata, conçus contre Cadmos par Arès qui venge le meurtre du dragon « né de la terre »54. Promesse de l’oracle, formulée en termes académiques : « Si pour le fruit détruit [c’est le serpent meurtrier sorti du sein de la Terre], le sol reçoit un fruit, si pour le sang versé, il recueille un sang mortel, propice vous sera la Terre qui, jadis, fit grandir pour vous la moisson de Spartes, les Semés au casque d’or55. » Bienveillante, la Terre d’Arès et d’Apollon avec leurs Érinyes ? Qui la prendrait vraiment pour une Euménide ?
Arès exige pour lui et pour la Terre une victime de choix. Tirésias détaille ses qualités en vue de la « dokimasie », de l’examen préalable et officiel. Oui, c’est la race des Spartes au casque d’or qui doit offrir en victime « l’enfant sorti de la mâchoire du dragon56 ». Un instant Créon espère ne pas entendre l’inéluctable. Tirésias le pointe d’un doigt qui ne tremble pas : « Or, c’est en toi que nous voyons ici le reste des Spartes, le pur descendant de leur race par ta mère, et c’est aussi dans tes enfants… C’est Ménécée, le jeune étalon, c’est lui voué à la cité qui peut sauver par sa mort la Terre des Ancêtres57. » Pour apaiser le ressentiment d’Arès, le dieu « souillé de meurtres », il convient de faire couler le sang d’un pur Sparte. De même que la Terre d’Athènes réclame le sang pur d’Érechthée ou d’une des filles de Praxithéa l’Autochtone. Pas de surprise, si ce n’est le raffinement d’Arès, le Très Anciennement de la Terre qui lui a sans doute appris les belles manières. Il veut du pur Sparte, du Sparte « sans mélange », et qu’importe que ce soit le dernier des Semés, en tant que « race », génos.
Double est la qualité de la victime choisie : d’une part, elle doit être sortie de la gueule du serpent ; par ailleurs, elle doit descendre de la race de Spartes par la mère comme par les mâles58. Ce beau reste, il s’appelle Ménécée, il est paré d’une autochtonie à faire mourir d’envie Créuse et Praxithée ensemble, elles qui se croyaient incomparables et même de sang épuré. Cette fois, la vie sacrifiée est celle d’un jeune étalon, au lieu de la pouliche athénienne, et si fougueux qu’il s’élance pour s’égorger lui-même au-dessus de l’antre du dragon édenté. Ménécée prend à peine le temps de maudire son père qui voulait l’envoyer vite à l’étranger, par une porte dérobée, avant que ne s’ébruite l’oracle du malvoyant d’Apollon. Le pedigree de Ménécée est, en effet, très remarquable : il est le fils de la Terre, laquelle a enfanté la race des Semés, provenant, on s’en souvient, de la gueule, c’est-à-dire des dents du dragon. À Thèbes, tout se tient, se noue autour de la Terre meurtrière et ensanglantée avec le couple secret d’Arès et de son Érinye qui semble connaître si intimement le dieu de Delphes. On dira plus tard que Ménécée a été enterré près des Portes Néistes, que l’oracle – il pense à tout – a ordonné de lui rendre des honneurs sacrificiels59. Pourquoi pas ? Mais son sacrifice ne sert de rien. À peine le Sparte de pure souche s’est-il ouvert la gorge « pour le salut de Thèbes » que les frères ennemis s’égorgent mutuellement sous les yeux de Jocaste. Qu’importe que les Argiens rentrent chez eux avec le souvenir d’un trophée marquant leur échec. La race des Spartes reste encore et toujours pour Thèbes ce que le chœur consacré à Apollon en dit : « un splendide opprobre », la plus belle des injures (kalliston oneidos)60.
Cadmos peut bien s’en aller une grande année en exil, le ressentiment d’Arès et la souillure sont aussi vifs à son retour. Le vieil Œdipe peut connaître la fin de ses maux, les siens ; comme une pause avec la mort, et l’hospitalité des Bienveillantes. Il se sait honni des dieux, « athée », sans dieu pour le purifier, lui qui est fils de ces impurs (anósioi) – qui ne sont pas seulement ses plus proches. À Créon qui l’insulte, l’appelle « souillure de souillure », Œdipe répond : « Les dieux sont sans doute depuis longtemps en fureur (ménis) contre ma race61. » Et donc contre Créon et les siens. Ultime clairvoyance d’Œdipe sur le seuil de son au-delà : « Tu ne saurais trouver nulle injure infamante, oneidos, nul opprobre qui dût me mériter de devenir l’auteur des fautes (hamartiai) que j’ai pu commettre à l’égard de moi et des miens. Oui, sans le vouloir (aekôn)62. » Aux yeux de la loi, certes, Œdipe est innocent. Il est seulement « coupable » d’appartenir à la race des Spartes, race honnie des dieux, oui, « splendide injure » faite à la Terre de Thèbes.
Les Érinyes, celles qui sont chères à l’Arès de la Fontaine, celles qui bondissent dans les jambes d’Apollon avec les flammes de la Pestilence, elles n’en finissent pas de traquer leurs proies, de pourchasser leur gibier. Ainsi, les Égéides, une branche des « Saints guerriers de Cadmos », la formule est toujours de Pindare, viennent s’établir à Sparte. Tous leurs enfants meurent comme à Thèbes, au début de l’Œdipe-Tyran. Sur l’ordre de l’oracle, il fallut bâtir un temple aux Érinyes de Laïos et d’Œdipe63. Des Bienveillantes, pour combien de temps ?
Une souillure qui semble indélébile, ineffaçable, comme impossible à purifier ? Belle occasion de se demander comment on peut se représenter une souillure, une souillure de sang, une souillure de sexe. Quelles épidémiologies pour les « pollutions », qu’elles soient nocturnes ou diurnes ? Pur, impur. Autant mettre en garde les philosophes qui voudraient en parler sans avoir pris la peine de reconnaître la complexité des contextes où se jouent les échanges entre les termes de ce couple illusoire. Il ne s’agit pas, qu’on se rassure, de lancer une opération comparatiste dans un domaine qui en aurait grand besoin. Dans une même société, à différents moments de son histoire, il est recommandé de faire l’hypothèse d’une large variété de configurations entrelaçant du pur et de l’impur. Ce que le détour par d’autres manières de penser la souillure, en Afrique ou dans l’Inde, rend évident du seul fait de commencer à mettre en perspective les facilités du sens commun. Ici comme ailleurs.
Coup d’œil sur quelques sociétés de l’Afrique de l’Ouest, grâce à la complicité d’amis ethnologues qui m’ont aidé naguère à défricher ce qu’ils appelaient des « champs de souillure64 ». Par exemple, en Côte d’Ivoire, chez les Sénoufo, il semble qu’il y ait un lien très étroit entre un type de souillure et une forme d’espace social. La relation se fait à travers une puissance, souvent anonyme, qui sanctionne la souillure survenue dans l’aire de sa juridiction. Des souillures, il y en a de plusieurs espèces. Il y a celle du meurtre avec ses subdivisions ; celle du sexe, moins riche que dans la Cité du Vatican et ses riches succursales de par le monde. Chacune de ces souillures sénoufo atteint un espace social aux limites duquel ses effets se propagent et se font sentir. Tous ceux qui font partie de cet espace sont touchés et contaminés par les effets de la souillure d’un seul. Espace social, et religieux : de quoi s’agit-il concrètement ? Ce peut être celui d’un Autel de la Terre dont tous les membres sont pollués. Un segment d’espace est rendu « impur » par la souillure d’un vivant de ce morceau d’espace. En bref, ce qu’on peut nommer « champ de souillure » est représenté comme un corps, un espace-corps. Plus précisément, comme un corps fermé et plein auquel le meurtre ou la souillure sexuelle vient porter atteinte sous la forme d’une entame.
Comment procède le rituel de purification chez les mêmes Sénoufo ? Le rituel ne vise pas à purifier l’agent de la souillure, mais à retracer les limites de l’espace social entamé. Pour ce faire, les Sénoufo choisissent d’encapsuler la souillure, de l’enkyster à l’intérieur de l’espace social blessé. Plus concrètement, il faut fixer « la souillure » sur un autel, fondé à cette fin. Un autel dit « de meurtre », par exemple, car le sang versé n’est jamais léger, avec le service de meurtriers, d’autres meurtriers, associés en confrérie65. Des meurtres anciens en accueillent de nouveaux. Contraste : dans un contexte que nous dirions grec, en général, un meurtrier et sa souillure, cela s’expulse, et au plus vite. Il faut chasser ce « miasme », comme on dit chez Cadmos. Tandis que les Sénoufo de notre mise en perspective, eux, préfèrent garder et valoriser la souillure. Surtout, celle du sang versé : choix articulé dans une société où l’initiation masculine implique de tuer, de faire couler le sang. Honneur aux meurtriers.
Dans d’autres cultures – il suffit de se déplacer, n’est-ce pas ? –, la souillure n’atteint ni un espace-corps ni un territoire : elle frappe des personnes et des statuts. Dans l’Inde védique, disent des interprètes de haut vol, pour se débarrasser d’une souillure, celle d’une personne ou d’un statut, il suffit de la déposer dans la terre. La terre est une poubelle. Tiens ! comme ces gens-là sont bizarres.
Retour au village grec, ou du moins dans certains villages d’une Grèce ancienne dont nous devinons des représentations et connaissons quelques pratiques. Qu’est-ce qu’un « miasme66 » ? Première image, très forte, dans les mythes et leurs prolongements tragiques : la Pestilence, comme une houle, un flot de mort qui submerge tout. La nouvelle génération de vieux Cadmos, à Thèbes, elle périt dans la fécondité de ses bourgeons, elle périt dans ses troupeaux de bœufs et dans les accouchements stériles de ses femmes67. Voilà qui est sérieux. Nous le savons : c’est l’Arès de feu dévorant avec son Apollon et le chœur des Érinyes. Ce que Marie Delcourt appelait « les stérilités mystérieuses et les naissances maléfiques68 », la Pestilence généralisée. Mise en vers par un théologien béotien, Hésiode d’Ascra, qui éprouve si cruellement le malheur d’être né à l’Âge de Fer et dans un de ces petits villages grecs qui donnent la nausée. Loin de Thèbes, et même de l’agora des Ascréens, Hésiode, le frère de Persès, évoque quelque part « une ville entière recueillant le fruit d’un méchant qui commet une faute (alitrainein) et trame des actes d’un orgueil sans limites69 ». Fléau, loimos sur la ville, « fléau et famine à la fois », loimos avec limos, la faim qui tue. L’équivalent de la peste, celle du Moyen Âge en Europe, une maladie mortelle et incurable, elle ravage tout.
Infection, contagion, contamination : comment la souillure se transmet-elle, à Ascra ou en Attique ? Oui, dans l’espace et, pourquoi pas ?, dans le temps70. Il y a des modèles implicites à côté de théories réfléchies comme on peut en attendre dans certaines cités où des médecins, formés dans les écoles de Cos et de Cuide, analysent les maladies du corps humain individuel, soumis à ce que nous appelons aujourd’hui des « épidémies ». Tandis que, parallèlement, des purificateurs itinérants sont en charge des différents types de souillure qui concernent des autels, des sanctuaires ou des cités entières. L’espace, en premier, car une souillure majeure comme celle du sang versé affecte certains lieux plus que d’autres. La liste en est dressée, chaque fois que le meurtrier doit en être exclu, depuis la loi de Dracon, au VIe siècle. Ce sont les vasques à l’entrée des espaces publics ou consacrés, et donc des lieux de sociabilité ou marqués par le culte des dieux : les agoras, les lieux de réunion, les sanctuaires et les temples. Il y a aussi les cratères des salles de banquet, l’ensemble des autels, publics et domestiques. Le meurtrier est interdit de séjour dans la maison de son père, dans son dème-village ainsi que dans sa tribu. On le voit : il est déjà en exil, avant de l’être absolument, s’il est reconnu coupable par le tribunal compétent. Pour les affaires de sang, au premier chef, car le sexe ne tache pas vraiment71, à moins de faire l’amour dans un sanctuaire d’Artémis, un jour ouvrable, donc sous ses yeux courroucés.
La souillure dans laquelle un meurtrier se trouve baigner – il est « dans », en, l’agos, l’impureté – contamine le plus vite et le plus dangereusement les espaces qui représentent les parties vives de la cité, du corps politique englobant ceux qui « participent », qui prennent une part active aux libations, aux lustrations, aux sacrifices, aux banquets, aux débats sur les affaires communes. L’impureté se diffuse au maximum dans des lieux qui sont vus comme homogènes et clos, comme des contenants exposés à la saturation par remplissage. Un petit laboratoire avec ses récipients, ses vases communicants ou non, ses protocoles d’asepsie.
Les souillures ne voyagent pas seulement dans l’espace, elles se diffusent aussi dans le temps. Certaines, les plus graves, peuvent contaminer plusieurs générations, infecter une lignée entière. Ce sont les impuretés nourries par ce que toute une tradition archaïque appelle les « ressentiments anciens », les palaia mènimata. Des colères noires, des vengeances inassouvies, des violences sanglantes : elles habitent le sommeil, elles hantent les nuits d’une génération à l’autre. Eschyle excelle à les imaginer. « La Terre peut soudainement éprouver une irritation violente que lui causent des meurtres anciens, elle se met alors à dégorger des serpents […]72.» Des monstres froids et grouillants. Après Eschyle en Orestie, si riche en pareilles figures, c’est Platon, et le Platon légiférant, qui a disséqué avec le plus de soin ce type de « colère-ressentiment » en mettant à nu les liens terribles qui se nouent entre un meurtrier et son « nouveau mort ». Le sang répandu a sa vie propre, un mélange de colère, de désir et de peur affolée. Un mort tout frais, c’est un être envahi par l’effroi et une extrême irritation ; il affole son assassin de sa propre folie73.
L’état d’être en colère affolée se dit en grec erinúein dont les puissances exactes s’appellent les Érinyes, déesses à la mémoire implacable et inaltérable. Elles ne cessent jamais de suivre, jour et nuit, les meurtriers et les assassins ; elles sont infatigables, et les histoires de Thèbes nous les ont rendues familières entre Arès et Apollon. Voilà les « antiques ressentiments » qui font s’abattre fléaux et pestilences sur une famille ou sur une cité entière, comme la Thèbes de Cadmos ou celle de Ménécée. Ces souillures-là, Eschyle, encore, dit qu’elles ne connaissent pas « le vieil âge74 ». Le plus souvent, elles ne s’usent pas, elles ne s’exténuent pas comme de vulgaires impuretés. Elles résistent à toutes les purifications sur le marché, et, de manière inquiétante, elles semblent être toujours vives, prêtes à reverdir à chaque génération. Souillure des Atrides, elle coule depuis Atrée jusque dans la demeure d’Agamemnon et de ses enfants : « Toujours la démesure ancienne fait naître une démesure neuve, tôt ou tard, quand vient le jour marqué par une naissance nouvelle75. » Tôt ou tard. Il y a les souillures de longue, parfois de très longue durée. Dix générations pour les descendants de Céphalos qui a tué Procris dans un accident de chasse76. Dix-huit, selon Darius qui fait les comptes dans Les Perses d’Eschyle77. Plus encore pour les descendants de la famille des Minyades, souillées d’un meurtre abominable, des mères rendues folles par Dionysos et qui dévorent leurs propres enfants. Longs délais de la vengeance divine, dit Plutarque dans son traité sur la question78. Certes, et pourquoi certaines souillures sont-elles si lentes à s’effacer ?
Entre les Cadméens et les Atrides, les poètes tragiques orchestrent le chant des Érinyes ; elles savent « le crime initial79 », et « qu’un acte impie en engendre d’autres, pareils aux pères dont ils sont nés80 ». Voilà des morts dont le poids spécifique exige d’être mesuré dans le domaine de l’Ancestralité. Ménécée, Œdipe, Laïos et Cadmos nous en seront reconnaissants, dans leur Thèbes du « sans le savoir ». Et la manière à chaque fois dont les morts deviennent des Ancêtres ou s’évanouissent sans lien aucun avec la Terre ou une terre, voilà qui mérite attention pour en savoir un peu plus sur les tribus nationalistes avec leur culte des racines, du passé, de l’héritage et de l’hérédité.
Thèbes, Athènes, deux toponymes sur la carte de la Grèce avec ses vivants et ses morts. Laissons les archéologues inventorier les cimetières et passer au peigne fin les fragments d’os dans la poussière du soir. Simple coup d’œil sur une manière grecque, oui, très générale, de « faire mourir les morts81 ». À vol d’oiseau, et lequel n’a pas d’importance. Un horizon éphémère et provisoire pour donner sens à ces étranges jumeaux, sur un coin de la carte : des Ancêtres, en frères siamois, l’un pur, l’autre impur. Voyons comment l’on traite les morts. Traiter au double sens de nourrir, soigner cette autre vie d’un mort « tout frais », comme disait Platon, et, conjointement, qualifier, soumettre à la pensée, donc se représenter un corps sans vie, une vie comme vous voulez. La carte. J’aime à observer les commencements, ils sont multiples, une volée de possibles. Dans l’Antiquité, un bon observatoire, c’est entre le VIIIe et le Ve siècle, là, tout près avant notre ère, le surgissement de dizaines, de centaines même – l’exploration commence – de cités nouvelles entre l’Italie du Sud, la Sicile et les bords de la mer Noire. Le domaine de ces fondations « politiques » constitue un terrain expérimental de choix. Oui, pour les relations entre la Terre et les morts, donc également entre les morts et les vivants.
Le sens commun – celui des contemporains de nos Grecs, une culture d’un siècle à peine – croit volontiers que les Hellènes sont profondément marqués par le culte familial des morts. Comme d’autres « sociétés archaïques », dit-on. Avant et après Erwin Rohde, l’auteur de Psyché en 1893, c’est une certitude dans la gent historienne que le culte familial des morts est une des racines les plus anciennes de toute religion. Fustel de Coulanges, bien connu dans les lycées, est un témoin parmi d’autres.
Expérimenter, c’est se poser des questions et penser de manière dissonante. Les contrastes, cette fois, seront implicites. Implanter des établissements du type « cité » sur d’autres rivages – les Grecs sont toujours plus ou moins sur des navires –, c’est laisser derrière soi une maison, un village, voire une autre cité. Question immédiate : ces groupes d’hommes, deux cents ou cinq cents, qui s’embarquent vers une destination vaguement connue, comment font-ils avec leurs morts ? C’est un problème que les historiens contemporains de la colonisation ont rencontré quelquefois en se demandant ce que signifiait « partir ». Les uns, peut-être par tempérament, pensent que le départ vers une terre lointaine et souvent inconnue devait se dérouler dans la continuité : la « colonie » gardait des liens, juridiques, cultuels et même politiques avec la « mère patrie » en devenir de métropole. Les autres, que faut-il en penser ?, insistent fortement sur la rupture, sur la déchirure cruelle que devait être le déracinement d’une collectivité s’en allant fonder un nouvel établissement.
Partir, c’est alors mourir beaucoup. Traumatisme assuré. Les « fondateurs » sont arrachés à une terre natale, à ses sanctuaires, à ses tombes. Le débat est-il bien engagé ? Les cités d’où les colonisateurs s’embarquent en regardant disparaître les mouchoirs et les voiles des épouses et des amis, elles sont à peine constituées aux VIIIe et VIIe siècles, c’est-à-dire lorsque la colonisation fait fureur. Les prétendues « terres natales », elles n’ont d’enracinement que très superficiel. Les marins qui se demandent déjà où faire halte pour la première nuit laissent derrière eux des cités inchoatives, à peine esquissées. Nous savons à peu près ce qu’emportaient avec eux les deux ou trois cents partants conduits par le Fondateur, une sorte de condottiere qui avait reçu sa légitimité de l’oracle delphique : un peu de feu d’Hestia, prélevé sur l’autel public, et une certaine idée de la cité qu’ils se mettent aussitôt à dessiner sur une terre vierge – ou rapidement débarrassée de ses éventuels occupants. Que faisaient-ils là ? Jusqu’à présent une chose semble sûre : on n’emporte pas « ses » morts avec soi. L’incinération, déjà inventée et toujours disponible, permettait de le faire commodément. Charger quelques dizaines de « cercueils » sur le ou les navires en partance aurait été plus difficile.
Nous connaissons l’histoire des Phocéens. Ils refusent de se soumettre aux Perses. Il faut partir, abandonner la cité. Ils décident de tout emmener, ils chargent sur les navires les enfants, les femmes, les vieillards, les grabataires et leurs chats. Ils vident les maisons et les sanctuaires, tous les mobiliers, y compris les offrandes des temples et les statues des dieux. Tout, sauf les morts ! Voilà qui aurait pu faire réfléchir Fustel de Coulanges et ses fidèles, si pressés de croire en l’homo religiosus et son sempiternel culte des morts82.
Les cités nouvelles, là très loin, mais en troupe serrée, c’est un excellent laboratoire pour voir comment on s’y prend « pour faire mourir les morts ». L’Ancestralité, c’est comme les Nations, cela se fabrique, n’est-ce pas, Barrès ? En Sicile comme près de la mer Noire, au choix : les morts sont enterrés ou brûlés. Par préjugé sans doute, les archéologues ne signalent pas la coutume de manger ses morts, de les « faire mourir » en les incorporant. Hérodote a raconté cela à propos des Autres. Soit. Dans les belles colonies de la bientôt nommée Grande-Grèce, seul le cadavre du Fondateur donne lieu à une innovation intéressante. Le Fondateur mort reçoit un culte public, souvent au centre de la cité : il devient le « Héros-Archégète, ou Fondateur ». Des magistrats lui offrent annuellement des sacrifices83. Ce mort-là est donc soustrait à ses proches, il reçoit des honneurs « politiques », ceux qui reviennent à l’inventeur du nouvel espace politique tracé sur cette terre lointaine.
De l’art de traiter les morts. Et si, d’aventure, les morts tendent à devenir plus exigeants, les cités, et surtout celles du continent, mettent en œuvre des règlements afin de diminuer le poids que les morts pourraient prendre dans des localités trop facilement convaincues de leur « noblesse » et portées à se dire enracinées, du fait d’occuper un même territoire, un peu plus longtemps que d’autres. Entre le VIIe et le VIe siècle, les cités légifèrent dans deux domaines importants. Celui du crime de sang, d’abord, quand il y a meurtre d’un citoyen. Innovation du politique : la vengeance des proches est interdite ; le meurtrier appartient à la cité ; il relève d’un tribunal du sang ; l’homicide devient un sujet de droit. L’autre domaine où la cité prend soin de légiférer avec sévérité, c’est celui des funérailles. Terrain propice à l’inégalité entre les citoyens. La cité réglemente les manifestations de la douleur84. Pas de lamentations hors de la maison avant d’arriver au tombeau. Pas question de gémir le lendemain, ni le dixième jour. Les dépenses somptuaires sont également mesurées : un matelas, un oreiller pour le cadavre, au lieu de quatre matelas et de huit oreillers. Une couverture, oui, mais de couleur brune, non richement brodée. De même, le mobilier réservé au mort ne doit pas dépasser une somme modeste. Bien sûr, seuls les proches parents accompagnent le défunt ou la morte. Certaines législations insistent sur un point essentiel : les funérailles d’un mort « frais » ne doivent pas être l’occasion d’aller pleurer sur la tombe « des morts d’avant », les morts anciens85. Il s’agit d’éviter que les morts ne se transforment en Ancêtres, ne forment une chaîne de grands morts qui renforceraient le pouvoir de certaines familles – lesquelles ne sont d’ailleurs pas les soi-disant clans, les genè aussi introuvables à date ancienne que leurs prétendus tombeaux de famille. Le fantôme de Fustel, encore.
Quant aux « morts plus anciens », les cités grecques, d’une manière générale (restons-y), les honorent dans une fête annuelle, les Genesia. Fête qui n’est pas celle des Ancêtres, des clans-genè, comme on l’imaginait, mais une fête commémorant chaque année les morts de la communauté anonymement rassemblés dans la mémoire des vivants. Plus précisément, celle des fils envers les pères, des pères commémorés en regard de l’anniversaire commun de leur naissance, de leur génésis. Le mort ainsi qu’un vivant né naguère86. Le silence sur les morts au féminin en est d’autant plus lourd, je le note. Les morts sans visage et collectivement rassemblés, nous les connaissons en Grèce sous deux formes principalement : les Tritopatores et les Genétores. Les premiers sont les Trois Pères ou les Vrais Pères. Des Ancêtres perçus comme trois générations compactes, une sorte de collectivité sur trois rangs de profondeur, des Aînés confondus comme, à Rome, les Mânes. Les seconds, dits Géniteurs, sont plus simples à définir. Grâce au rituel d’une petite cité de Sicile, appelée Nakoné, non loin d’Entella, au nord-est de Sélinonte. Au IIIe siècle avant notre ère, à l’occasion de la fin d’une guerre civile, la cité de Nakoné institue des ancêtres nouveaux. Fascinant rituel politique : une assemblée est décidée ; y prennent part tous les citoyens qui se sont querellés au sujet des affaires publiques. Selon une procédure complexe, trente groupes de cinq personnes prélevés dans les deux camps seront nommés « frères d’élection » et devront vivre en toute justice et amitié avec leurs anciens ennemis. Tous les ans, à la date anniversaire de l’assemblée de réconciliation, les magistrats offriront une victime de choix à Homonoia, à la Concorde, et aux Genétores, aux Ancêtres. Des ancêtres dits Géniteurs pour les « frères d’élection » choisis par le sort, donc des ancêtres fabriqués politiquement dans un procès de réconciliation qui vise à refonder le lien politique87. De même que les Tritopatores, ce sont des ancêtres anonymes et collectifs qui ne servent ni à enraciner ni à fonder une hérédité patrimoniale.
Que ces pompes funèbres, pour discrètes qu’elles soient, ne nous fassent pas oublier les « antiques ressentiments ». Arès en serait fâché. Ces palaia mènimata, en grec, appartiennent à la mythologie, ils relèvent, comme on dit, d’états anciens de la pensée – je n’ai rien de mieux à proposer pour l’instant –, échos d’un monde « archaïque », encore, dont nous saisissons la resémantisation dans les traditions comme celles du crime des Alcméonides. Certains membres de leur famille auraient égorgé des adversaires politiques, mais alors qu’ils étaient les « suppliants » de déesses aussi terribles que les « Bienveillantes », par euphémisme. Une souillure polluant toute la lignée, à l’époque de Solon encore et même plus tard88. Platon et ses Lois : présent, et même au premier rang des conservateurs as ever. Amusant de rappeler que le même ou son frère note quelque part que le philosophe, celui qui apporte du génie dans la philosophie, est si loin du monde vulgaire qu’il ne sait pas quelle rue mène à la place publique, qu’il n’a aucune idée, par exemple, de la « tare qu’à untel ses ancêtres ont transmise89 ». Bien sûr ! Mais les Lois sont les lois. Finies les plaisanteries avec Théétète. Le bureau compétent, et il y en a un nombre à rendre jaloux un fonctionnaire de Cancanie, examinera scrupuleusement l’ascendance de chaque candidat à une magistrature dans la Cité radieuse. Il s’agit de déceler sur trois générations toute trace d’une souillure, donc une souillure qui n’aurait pas été purifiée90. Platon le précise, pour les prêtrises : certes, il fait confiance au dieu qui tire au sort les candidats (avait-il vraiment connaissance de son casier judiciaire, qui a fait récemment la une de plusieurs quotidiens ?). Toujours est-il que le législateur en chef recommande que l’on vérifie très soigneusement si le futur titulaire est bien né d’une « maison sans souillure91 ». Il y a de ces Eugènes qui se disent de pure extrace mais qui oublient trop vite une de ces impuretés funestes. En chasse. Et Platon connaît le gibier. Celui-là, par exemple, qui éprouve une envie irrésistible de piller les sanctuaires, il est clair qu’il est possédé par un de ces Esprits vengeurs nés de fautes, d’injustices anciennes qui n’ont pas été purifiées ou expiées. Car il y a des sacrifices adéquats, des purifications par le sang de victimes sur le corps entier du meurtrier, par exemple. Le Zeus des Meurtriers et des Assassinés est là pour veiller à l’accomplissement de tels cérémoniels. Sinon, l’Esprit vengeur comme un taon furieux poursuit d’une génération à l’autre la souillure de celui qui est taché92. « Sans le savoir », cela peut arriver.
Trois générations. Les fichiers d’alors ne pouvaient concurrencer ni la mémoire des Érinyes, ni celle de l’Oblique sur trépied. Une « trigonie », cela donne les Tritopatores, une petite totalité de bon aloi pour les Ancêtres, à vue de nez. Trois générations, dans l’administration courante de la citoyenneté, c’est une bonne mesure pour définir la profondeur dans le temps d’une maison de belle implantation, en considérant à la fois le côté paternel et le côté maternel. Les Tritopatores, donc93. Ce sont des puissances respectables, bien connues dans plusieurs endroits : Cyrène, Trézène, l’Attique, mais surtout à Sélinonte. Depuis peu, l’épigraphie, celle des épigraphistes, apporte chaque jour des documents nouveaux. Oui, de nos Grecs et des autres. Les « Pères de la Troisième Génération » ? Ils sont les symboles de la continuité d’une lignée. Avec le double sens qu’ils sont nés les premiers, qu’ils ont inauguré un procès de génération, et que, par ailleurs, ces Aînés, ces Troisièmes Pères sont liés à la naissance. Intéressants, ces Ancêtres ainsi que des vivants « nés naguère ». Une orientation, à vérifier, certes, mais qui n’est pas sans signification pour déterminer le poids spécifique de certains Ancêtres qui nous retiennent depuis la cité de Cadmos, avec ses miasmes réputés incurables. Aînés, Troisièmes Pères, Tritopatores, ils sont soudainement sortis de l’ombre, le jour où, par grand vent, une feuille de plomb de Sélinonte a été emportée jusqu’à Malibu dans le Getty Museum94. Diligence des épigraphistes pour ce document de la première moitié du Ve siècle, révélant l’existence de Tritopatores, d’Ancêtres donc, et les uns étant qualifiés de Purs, les autres d’Impurs. Ce qui n’a rien de surprenant, après tout ce que nous avons vu. Mais, pour la première fois, à nos yeux éblouis, apparaissent des rituels, des pratiques de purification. Que s’est-il passé à Sélinonte ? Mais il semble que la cité, à un moment difficile de son histoire, ait décidé de publier des règlements qui distinguent les arrière-grands-pères appelés purs de ceux qui sont dits souillés, pollués. Deux rituels différents95. Pour les Impurs, il revient à « ceux à qui cela est permis » de faire une libation de vin « à travers le toit », de sacrifier une victime et de consumer entièrement l’une des neuf parts. Aspersions, onctions. « Comme pour les héros », dans leur cas qui demande des précautions particulières. On ne se purifie pas non plus des Esprits vengeurs d’un homicide sans déployer dans le temps et dans l’espace des gestes et des actes, strictement articulés. Les Ancêtres purs, eux, sont reçus comme des hôtes de marque : table dressée, lit avec drap frais, couronne d’olivier, et mélanges miellés dans de petites coupes neuves96.
Comme toujours, Platon a raison : Ancêtres impurs, qui êtes-vous ? Dans les Lois, la commission d’enquête siège nuit et jour : de quelles souillures, ô candidats, êtes-vous porteurs ? de celles que l’on peut laver à grande eau ? ou bien dangereusement incrustées ? Il y a de l’indélébile, de l’incurable dans la maison de Cadmos. Delphes est à deux pas ; sur place, Apollon sourit à côté de son dernier Porte-Laurier. L’oracle, volontiers bavard quand il s’agit de Thèbes, ne pense jamais à proposer un de ces traitements de purge radicale, comme, par exemple, la grande lessive d’Épiménide – après la terrible souillure des Alcméonides, en fait, une vraie refondation de la cité de Poséidon et d’Athéna. Pour les Thébains, rien, pas le moindre oracle aux mots tortus. Pas de lits frais, ni de table dressée pour les « Troisièmes Pères » d’avant Laïos.
Pour un peu, certains parleraient de « ville maudite ». Comme dit la chanson, elle est grecque, on peut être issu de quelque chêne ou rocher, mais que faire quand on est né de la « race des Spartes » ? S’en aller ? Comme les descendants de Laïos et d’Œdipe, ces fiers guerriers installés en terre spartiate et qui se voient obligés d’offrir sacrifices sur sacrifices aux Érinyes qui les ont suivis et font périr leurs enfants ? L’angoisse nous saisit – du moins je l’espère – au spectacle de cette autochtonie de sang versé qui enracine si durablement une souillure ineffaçable. Tout au long de cette enquête, elle a un côté policier, je me suis fait un sang d’encre pour les gens de Cadmos : comment peut-on être thébain ? Comment peut-on vivre chaque jour en étant un pur, ou un moins pur, descendant de Spartes, avec ou sans lance tatouée de naissance sur l’épaule ? Un bon bourgeois de Thèbes peut-il se mettre au lit sans être aussitôt assailli par la meute hurlante des Vengeresses ? Heureux Athéniens qui dormez paisiblement sans avoir jamais vu, même en peinture, couler une seule goutte du sang d’Érechthée, repiqué tout droit où l’on sait.
Un cœur de pierre en serait ému. Horrible. Heureusement, dans les mythidéologies d’ici et là, nous pouvons aujourd’hui faire la part des mythes et de la croyance qu’on leur accorde. Si, cette année-là, ils n’étaient pas en deuil d’un de leurs proches, les Athéniens du « dimanche en famille » au Céramique ne devaient pas vivre trop douloureusement les affrontements de Poséidon et d’Athéna, pas plus que la fin tragique de leur bon roi Érechthée. Le Thébain moyen, plutôt centre droit, ne connaît pas les grand-messes d’Aspasie depuis qu’il sait marcher. Pas d’oraison funèbre chez Cadmos, aucune trace d’un discours unitaire qui redirait chaque année l’odyssée de Thèbes sur fond musical inspiré par les noces d’Harmonie et de Cadmos. Aucun citoyen de la riche et puissante cité béotienne97 n’était tenu de se croire le fils de Laïos ou le contemporain de Ménécée s’ouvrant la gorge, en vain. À Thèbes, pas de leçon d’histoire pour la communale, pas de chaire d’Antiquités nationales. Oui, des logographes, comme il y en a un peu partout, entre gens de loisirs. Des mythes, des épopées, de grands poèmes, certes, et, pourquoi pas ?, des tragédies tirées de la matière thébaine. Rien de plus simple que d’aller en char écouter et voir un de ces beaux spectacles mis en scène par Eschyle ou par Euripide. Pindare, lui-même, ne semble pas vraiment catastrophé. C’est lui pourtant qui en sait le plus et qui en chante des vertes et des pas mûres. Par exemple – tout le monde le sait, personne n’en parle –, Pindare, lui, raconte l’aventure de Néoptolème, à Delphes, égorgé par Apollon en personne, sur son propre autel. Les victoires de Thèbes sont innombrables : à la guerre, dans les jeux panhelléniques, Pindare les magnifie les unes après les autres. Les « Saints Guerriers de Cadmos », d’un dithyrambe à l’autre, défilent en gloire. La grandeur des Labdacides éclate dans les succès athlétiques des Grands de Thèbes aux jeux d’Olympie ou de Delphes. Quand il s’agit d’évoquer Œdipe qui fut un grand roi de Thèbes, Pindare sait comment faire allusion au « fils du destin », les malheurs d’autrefois, « sans le savoir »98. Glissons. Thèbes n’a-t-elle pas vu naître Dionysos et Héraclès ? Elle a instruit les Spartiates dans l’art de la guerre. Voici qu’arrive le « bataillon sacré », celui des Amants, et il va faire la une tout au long du IVe siècle. Épaminondas, le Napoléon de Thèbes, n’est-il pas un descendant des Spartes99? Qu’un sang impur abreuve nos sillons !
La vraie question, ici encore « hors sujet », ne serait-elle pas : « Comment peut-on être Apollon ? » Un dieu aux mains sales, quand même.