Comme il est rafraîchissant de saluer un autochtone venu d’ailleurs, je pense à ce charmant sous-diacre du temple d’Apollon, expliquant à son père, retrouvé sur le seuil, que la Terre, bien sûr, elle fait des enfants. Comme il est hygiénique pour un helléniste blasé et fatigué de découvrir dans la maison de Pindare une autre autochtonie, fondée, cette fois, par un envoyé d’Apollon, sur une terre portant si haut l’orgueil de la souillure du meurtre, un naître impur qui enracine si profondément l’impureté dans la cité de Cadmos.
Un sang impur pour des « nés de la terre » : voilà qui va droit au cœur des natifs et aborigènes de toutes couleurs et de toutes sensibilités. Un sang impur qui arrose les sillons de Thèbes ne pourrait-il évoquer, par quelque miracle de l’histoire apprise et remémorée, les folles imaginations d’une Europe naguère galante : le Sang et la Terre alternant avec la Terre et les Morts, mais aussi, sans attention excessive pour la chronomanie, le sang épuré1, cette éphémère mythologie qui nous a si discrètement hantés ? C’était hier, et si vite oublié.
Appartenir à l’illustre maison de Cadmos et naître de sang impur, voilà qui aurait choqué violemment les gentilshommes d’Orléans et d’Isle-de-France, au milieu du XVIIe siècle. Du moins ceux d’entre eux, déjà gagnés par la fièvre, ni quarte ni jaune, mais de la conscience d’être de pure noblesse. Jusque-là, un ordre, un groupe de quelque cent cinquante à deux cent mille individus, admettait sans trouble majeur qu’on pût devenir noble aux côtés de ceux qui l’étaient déjà. Les décrets d’anoblissement étaient d’usage établi. Voici que certains membres de la noblesse se rebiffent et refusent la procédure dont s’accommodaient fort bien les finances du roi, pourtant le plus noble d’entre eux. Ils font valoir bruyamment les vertus héréditaires qui les mettent à part du commun des mortels. Affirmant qu’une noblesse authentique ne se gagne pas en quémandant une pièce de chancellerie. La vraie noblesse ne peut se donner par décret, elle s’hérite et se reconnaît à la naissance et dans ce que les meilleurs d’entre eux appellent « l’éclat du sang ». Seule la naissance qualifie la race des nobles, et le temps, même sur plusieurs générations, ne peut transformer un anobli par écrit en un gentilhomme de premier sang. Le sang d’un roturier ne peut devenir « éclatant » par la simple volonté du prince2.
On le devine, le sang noble possède un bouquet incomparable. Le vieillissement en révèle les vertus quintessenciées. Un sang noble ne craint ni diminution ni affaiblissement comme le commun des vivants3. Sur l’ancienne et immémoriale pureté du sang libre et noble, le comte de Boulainvilliers n’a pas le moindre doute4: textes à l’appui, les premières maisons de France sont de sang « clair et épuré ». Elles sont, en effet, sorties tout droit des forêts de Germanie. Un beau jour, une petite troupe de Francs, non moins hardis que d’autres, écarte la ramure d’un bord de Rhin et décide de traverser le fleuve pour soumettre à la vigueur guerrière les aborigènes d’en face, fort absorbés, semble-t-il, dans les travaux des champs. Chacun l’a appris à l’école : les Francs ont le sang vif, et ils aiment le fortifier dans le métier des armes. Ils sont comme ça. Trait essentiel pour les nobles qui en descendent, en ligne directe. Le sang des premiers conquérants, ce sang si précieux, ne va pas cesser de couler avec générosité dans les guerres, comme, plus tard, pour la défense du roi et du sang royal, le plus saint sur la terre5.
Il apparaît donc que, plus une race est ancienne, plus elle est pure et, dirions-nous, elle s’épure. Sortis des forêts de Germanie en conquérants naturels, les Francs disposent également d’institutions supérieures. Nous nous en doutions : l’idéal de liberté, la vision sûre d’un ordre monarchique, le privilège pour eux-mêmes d’élire leur roi. Voilà que s’impose un peuple du Nord, compté au nombre des Barbares et venu, dit-on, des extrémités de la Scythie. Sa force et son courage resplendissent dans ses exploits guerriers. Boulainvilliers le note soigneusement : la guerre est une sorte de droit « essentiellement attaché au sang français », « clair et épuré », s’entend. Les voici, ces premiers Francs, blonds, de grande taille, de vrais Germains que nul ne peut confondre, même de loin, avec les sauvages à plumes comme les Iroquois, montrés du doigt par les vils détracteurs des origines germaniques des anciens Francs. D’autres contemporains de Boulainvilliers déploraient plus discrètement avec Jean Bodin que les premiers Français eussent été des immigrants6. En effet.
Sang noble ne peut mentir, et jamais – Boulainvilliers en est aussi garant – cette race noble ne s’est mêlée aux vaincus, à ces aborigènes déjà assujettis à la glèbe. Le sang épuré est resté indemne de tout métissage comme de tout contact avec la terre. Aux plus nobles maisons de France reviennent de droit avec les guerres les bénéfices des fiefs, ces portions de territoire allouées aux premiers conquérants. Dans la Gaule extensible qui va devenir la Terre des Francs, les autochtones ne sont et ne seront jamais que de pauvres culs-terreux, nés serfs et paysans, exclus pour toujours de l’éclat du sang. À nouveau vaincus, les pauvres Gaulois sont renvoyés à la condition de Bretons sauvages, mangeurs de glands et de racines. Par la grâce de cette nouvelle théorie, les Troyens qui semblaient détenir un peu plus tôt les droits d’ancestralité les plus assurés pour ceux qui se disaient Francs de France, se mirent à fondre comme neige au soleil. Francus, pourtant fils légitime d’Hector, disparut dans une trappe en même temps que Françon qui avait commencé une carrière si prometteuse. Désormais les « Francs de Germanie » sont déclarés « les seuls Français authentiques ». S’en souvient-on assez dans l’Europe d’aujourd’hui ?
Un sang « libre » coule dans les veines des plus anciens lignages : deux cent mille Élus au milieu d’un peuple d’environ vingt millions de sang trouble. Une noblesse dont les ascendants sont les seuls morts estimables : des Ancêtres de sang « clair et épuré ». Il s’agit d’un accès de fièvre brutale, produit par le virus d’un sang « germanique », radicalement séparé de la terre et de ses pâles natifs. Il dure de 1630 à 1720, environ. Une sorte de folie, circonscrite à une caste sur le déclin. Elle ne conduira à aucune épuration, ni damnation d’un sang qui serait « non épuré ». Une petite folie qui s’abîmera dans l’oubli prématuré de ses affirmations solitaires avec la disparition de son principal héraut, le comte de Boulainvilliers. Étranges droits du sang, d’un sang coruscant et identique à soi, mais brutalement submergé par la confusion, si mal réglée, du sang de tous les sujets dans le royaume de France comme dans l’empire du Grand Turc.
Voici venir Maurice Barrès, il ignore tout de « l’éclat du sang », il est l’inventeur poète de La Terre et les Morts. Un chant qui semble sourdre de très loin pour une oreille de France, alors que Le Sang et la Terre hante encore les nuits de ceux qui sont nés un peu avant que l’Autrichien qui avait volé à Charlie Chaplin sa moustache ne mette en œuvre avec une constance sans reproche les délires de Mein Kampf. Maurice Barrès, oui, un contemporain d’Ernest Lavisse et de son interminable Histoire de France. Qui c’est ? me demandait une agrégée de lettres classiques qui avait échappé de justesse au « Petit Lavisse » comme d’autres après les années soixante-dix à quatre-vingt7.
« La Terre et les Morts », un slogan qui sent la naphtaline, de loin, et combien de petits Télémaque connaissent encore aujourd’hui le nom et la patrie de son créateur. Un mot d’ordre qui sent même le moisi, celui de la « France moisie » des années quatre-vingt, 1880 pour la chronologie de la tribu. Dans l’Athènes des oraisons funèbres, Maurice Barrès aurait fait un formidable Orateur. Contexte de son action : l’humiliante défaite de la France de Napoléon III par les Prussiens ; la mutilation du territoire national avec la perte de l’Alsace-Lorraine ; l’institution au cœur de la Sorbonne bientôt rénovée (1889) de la « Science historique », la fondation par Lavisse le Grand – avis aux écoliers – d’une Histoire nationale d’inspiration patriotique, au service sans réserve de la Patrie et de l’Histoire, inséparablement. La pietas erga patriam, oui, la piété envers la patrie suppose la connaissance de la patrie. Élémentaire, même pour un agrégé d’histoire.
Le 10 mars 1899, sous les auspices de la Ligue de la « Patrie française », Maurice Barrès devait prononcer une conférence sur « La Terre et les Morts ». Elle sera publiée la même année en brochure8. Le propos est grave : « Sur quelles réalités fonder la conscience française9 ? » Il faut d’abord juger les choses « en historiens plutôt qu’en métaphysiciens10 ». Formule que Barrès reprendra, sans se lasser. La Prusse, d’abord… En 1806, elle était terrassée. Après Iéna, et la paix de Tilsit, elle cherchait à relever l’État. Comment ? En s’inspirant de la réalité, c’est-à-dire des précédents historiques prussiens et des circonstances11. « Réalités parfaites ». Il était urgent de remplacer l’idée d’Humanité par celle de Patrie. Créer un esprit national, avec l’aide des poètes, des littérateurs, des philosophes et des éducateurs12.
Mobilisation générale. Barrès le sait, la gent historienne est en première ligne. Alors que Barrès est encore voué tout entier au culte du moi, Lavisse s’adresse déjà à ses étudiants de 1884 en des termes enflammés : « Je sais bien que si je retirais de moi-même certains sentiments et certaines idées, l’amour du sol natal, le long souvenir des ancêtres, la joie de retrouver mon âme dans leurs pensées et leurs actions, dans leur histoire et dans leur légende ; si je ne me sentais pas partie d’un tout dont l’origine est perdue dans la brume et dont l’avenir est indéfini ; si… si…, vraiment je ne saurais plus ce que je suis et ce que je fais en ce monde. Je perdrais la principale raison de vivre13. » Lavisse inaugure en le célébrant l’immense effort national de l’histoire, l’histoire de France, de la nation « fondée sur sa propre genèse », l’unité organique d’une Nation qui s’incarna elle-même dans son histoire et déjà dans ses grands historiens. Lavisse ? « un historien dont les racines plongent dans la France profonde ». Pierre Nora nous l’a rappelé : « Lavisse fait le plein d’un moment national14. » Barrès peut compter sur lui.
Et les Prussiens de Barrès ? C’est simple, ils ont un siècle d’avance ! Heureuses les races qui « arrivent à prendre conscience d’elles-mêmes organiquement. C’est le cas des collectivités anglo-saxonnes et teutoniques qui, de plus, sont en voie de se créer comme races ». « Bienheureux Teutons ». Hélas, il n’y a point de race française, mais un peuple français, une nation française… c’est-à-dire une collectivité de formation politique15. « Il est urgent de créer ce qui nous manque depuis un siècle : une conscience nationale16. » Pour fonder une nation, Barrès va le dire et le redire : « Il faut un cimetière et un enseignement d’histoire17 », des morts, des Ancêtres et des Historiens qui nous enseignent la grandeur de notre histoire. Soyons plus concrets, plus réalistes. Il faut que la « Patrie française », notre ligue avec ses milliers d’adhérents, prépare « quelques mesures propres à faciliter ce grave enseignement national », par la Terre et les Morts18. Voilà sur quelle réalité nous devons nous fonder : « La Terre nous donne une discipline et nous sommes le prolongement des Ancêtres », leur collectivité parle en nous19.
Hérédité, héritage, conscience nationale, une histoire au service de la Patrie. Une idéologie qui veut séduire et enchanter les esprits et les âmes, elle a besoin de profondeur, d’éléments moins volontaires et plus inconscients20. Barrès va donc imaginer avec « La Terre et les Morts », le Français raciné. Contre la folie destructrice et la fuite dans l’abstraction des « déracinés ». Pas de Patrie, ni de Nation, pas de profond sentiment national si l’on ne connaît pas son appartenance locale, son attachement à un lieu. Et Barrès de prêcher d’exemple : « Je suis lorrain, Messieurs », déclare-t-il à ses amis de « La Patrie française ». « Depuis un siècle, seulement, mon petit pays est français21. » Il n’est pas nécessaire d’enseigner l’histoire en Sorbonne, la nouvelle bien sûr, pour connaître l’exiguïté du Royaume de France au bord de son bassin parisien, jusqu’au XVIIIe siècle. « Rattachement » de la Lorraine en 1766. On occupe, on rattache, on colonise, on pille, on tue. « Comment imaginer une pire histoire que celle de la Lorraine, disputée entre la France et l’Allemagne dès le Xe siècle et que ces deux grands pays ne laissent pas vivre de sa vie organique. » Petite leçon d’histoire locale, et sanglante, venue du fond du cœur : « Au XVIIe siècle, environ les trois quarts d’une population totale de quatre cent mille habitants étaient morts dans les horreurs de l’occupation française. » Barrès n’en a pas fini. Oui, « parlons franchement comme des historiens ». « Nous ne sommes pas entrés dans la patrie française parce que c’était notre goût ; en vérité, nous y sommes venus parce que nous étions piétinés tantôt par la France, tantôt par l’Allemagne, parce que nos ducs, n’ayant pas su nous organiser, manquaient à nous défendre et qu’après les atrocités, dont nous avaient accablés les Français, il nous fallait de l’ordre et de la paix22. » Courageuse entrée en matière pour évoquer les morts de Metz et de Strasbourg, et le deuil de la France, la France « civilisatrice », spoliée par l’Allemagne, « plus cruelle que les peuples orientaux qui coupent les oliviers et comblent les puits23 ». L’historien Barrès a déjà oublié et le duché de Bourgogne et le duché de Lorraine. Pour créer la « conscience nationale », prioritaire, ne faut-il pas faire silence sur tant de villes mi-allemandes mi-françaises de l’Alsace24, afin de dénoncer l’Allemagne et sa barbarie, ensevelissant sous des mots et des idées d’Allemagne « une sensibilité qui depuis des siècles [je souligne] alimentait cette race et que ces enfants avaient reçue de leurs pères25 ? » Vestige d’une histoire multiséculaire, profondeur de l’histoire en grand uniforme national. Nous sommes le produit d’une collectivité qui parle en nous. Nous possédons l’expérience d’outre-tombe que nous transmet notre sol. Et Barrès de citer, plutôt que Fustel de Coulanges, « un historien qui nous a appris comment une religion commence », Louis Ménard, l’ami, le maître26. « La Terre et les Morts », c’est à l’origine le culte familial des morts ; famille, propriété, religion27.
Voici posées les bases de notre histoire nationale. Oui, il nous faut « raciner les individus dans la terre et dans les morts28 ». Mais, au fait, ce monsieur Barrès, « je le regarde à ses racines, il n’est pas français29 », je veux dire français de souche. Nous aurions dû d’abord lui laisser « prendre notre température, et par des racines qui naîtront, se nourrir de notre terre et de nos morts30 ». Qu’en pense Ernest Lavisse, un historien de souche, lui, qui était né à Nouvion-en-Thiérache, dans la boutique de son père « Au petit bénéfice »31 ?
La France « autochtone ». Érechthée en frissonne de plaisir. Il était temps. Enfin une Nation « fondée sur sa propre genèse ». L’honneur revient à la gent historienne de faire connaître au monde l’unité organique d’une Nation qui s’incarne elle-même dans son histoire et ses grands historiens. Surgissement de la France avant la France. Les autres sont d’emblée les étrangers, et pour longtemps. Qui oserait alors nous « exproprier de notre histoire » ? Lorsque la Patrie est en danger – et elle ne cessera de l’être dans l’histoire de la « communale »32 –, qui aurait l’insolence blasphématoire de mettre cette histoire-là « en perspective » ou seulement de se demander ce que veut dire pour un « historien plutôt qu’un métaphysicien » la formule « la France avant la France » ? Barrès connaît son affaire : il faut un élément « plus inconscient » pour créer une conscience nationale33. Très juste : du sentiment, des émotions, de la passion. La Nation aime les sentiments, les bons : sentiment d’appartenance, sentiment amoureux, sentiment du sacré.
C’est donc tout à fait par hasard qu’un historien des croisades, de la Croisade comme mythe et du Sacré, est invité à rédiger en 1972 le chapitre « Du sentiment national » pour le volume de l’Encyclopédie de La Pléiade, autour de La France et les Français34. Alphonse Dupront n’est pas un de ces historiens qui rentrent au pays avec « l’amer savoir qu’on a tiré du voyage ». C’est un Croisé de l’intérieur, un natif, l’homme d’un seul pays, et qui parle de son milieu d’appartenance intime. Il a été choisi pour ouvrir en ladite Encyclopédie la section « La France et le monde ».
La France, donc, naît nation, elle est terre de la naissance, tout en elle est spontanément national, son lait, ses larmes, son sourire. « La France est terre et figure d’une terre ; elle est histoire, personne, esprit enfin35. » C’est un idéal, une société d’accomplissement, d’éternité. Dès qu’interviennent les morts et leur présence, « l’éternel devient palpable ». Excellent historien-théologien de l’être collectif de la France, Alphonse Dupront sait qu’il est en charge de son principe spirituel, de ce patrimoine d’âme et de culture. Il appartient au haut clergé chrétien de la Terre et des Morts. Il officie avec une extrême sensibilité à la « mythique de la nation », il sait qu’elle est capable d’une infinité de possibles mais qu’elle vit d’un faisceau d’images et de croyances36.
On l’a deviné : Alphonse Dupront n’est pas, au sens strict, un historien de cette école critique qui, depuis 1932 environ, pratique une analyse clinique du passé. Il reprend à son compte, et au milieu de ses pairs en Histoire de France, le cri du cœur d’un ambassadeur du roi vers 1650 : « Français, donc, ce peuple qui fait la geste de Dieu, et Dieu avec lui37. » Michelet, Péguy, « notre France » sans une ride, une « terre qui par la mémoire et la présence des morts s’approfondit en histoire38 ». Un siècle à peine, et voici les mille fleurs de la conscience française, une conscience nationale incantée par le Lorrain de la « Patrie française ». Barrès l’avait écrit bien avant Dupront : « La France, une Nation qui a fait les Croisades dans un sentiment d’émancipation et de fraternité, qui a proclamé par la Révolution le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes39. » Après la France des croisades, il y a celle des ultimes décennies du XIXe siècle, « se détournant d’une Europe où son règne est atteint, pour se découvrir splendidement fondatrice d’empire40 ». Ne boudons pas notre plaisir : « détenteurs d’un outil de communication mondiale » (il s’agit de la langue française), nous sommes de plain-pied avec l’universel. Au passage, nous sommes informés de notre « incapacité nationaliste ». « Quoiqu’il nous tienne, pas de nationalisme français ou peu41. » Excusez ce peu, cher Barrès. En effet, le nationalisme implique des frontières… n’est-ce pas ? « Citoyen du monde, dès lors ? Certes pas, mais le monde, une autre France42. » Heureuse et stupéfiante inconscience d’un Historien de la France, il n’y a guère, c’était en 1972. Constat final ou péroraison : nation, aujourd’hui, « le mot n’est plus que d’analyse politique. Tout le singulier dès lors se concentre dans la conscience, le besoin, la foi d’être Français43 ». Amen.
Foi d’archevêque, voilà un beau prêche d’historien, oui, de la France de toujours. Silence charitable sur la dérive de l’État français et de la République sous le régime qui porte le même nom qu’une eau de table très française. Vichy, la mal-aimée, et tous ceux, fonctionnaires, historiens et anthropologues raciaux qui militent courageusement pour « regrouper les forces françaises dont une longue hérédité a fixé les caractéristiques44 », comme disait bellement de sa voix chevrotante le maréchal Pétain. « Maréchal, nous voilà ! » et les Historiens – lesquels ? nous n’avons pas encore appris à les reconnaître – n’ont pas manqué au rendez-vous45. Historique, bien sûr. « Épurer la communauté française », « nommer un Dictateur à la Race »46, pourquoi pas si ceux qui ont officiellement en charge le passé de la France tiennent pour acquis que l’enracinement dans le monde paysan, celui de la terre et des morts, est essentiel pour appartenir à la « vraie France » ? Temps difficiles, il est vrai, mais le sentiment national ne semble pas avoir trop souffert, ni des rationnements ni de l’occupation.
Dans le même temps qu’un historien des croisades prenait le pouls du sentiment national, d’autres, admirables, publiaient à partir de travaux novateurs des Histoires de France qui n’étaient nullement contaminées par le virus de la mythidéologie dont nous suivons le développement en terre de France. « Grandeur du Français raciné ». Économies, sociétés, civilisations : d’immenses chantiers de recherches couvraient les mers et les océans, exploités depuis l’Hexagone et ses réseaux. Dans les années soixante, « une histoire planétaire de la civilisation matérielle » s’écrit47. Elle est conduite et signée par Fernand Braudel. À lire et à relire avec les débats et les prolongements depuis vingt ans.
1986, Braudel a décidé de rentrer au village, chez lui, entre la mémoire d’une grand-mère aimée et l’histoire du pays natal. Privacy. Il en est sorti L’Identité de la France, trois volumes48. Qu’ouvre une profession de foi, et elle va peser : « […] l’historien […] n’est de plain-pied qu’avec l’histoire de son propre pays, il en comprend presque d’instinct les détours, les méandres, les originalités, les faiblesses49. » Un historien soudainement « raciné » serait-il mûr pour devenir un « historien de souche » ? Point. Braudel prend soin de l’écrire : « Regarder la France comme si on n’en était pas » (citation de Charles Péguy…)50.
Ouverture : nos morts. « Vivants, nous sommes plus de 50 millions aujourd’hui ; à eux tous, nos morts sont une vingtaine de fois plus nombreux. Et n’oubliez pas qu’ils restent présents “sous les pieds des vivants”51. » Seul un étranger ou un Français de type « indésirable » pourrait se rendre coupable d’un tel oubli, j’en conviens. L’histoire a fantastiquement reculé dans le temps et, du coup, celle de la France. Qui voudrait le nier ? Mais l’Europe, le monde ? Ils sont là, dans la « France rétrospective », cet extraordinaire « laboratoire d’expériences, de comparaisons “interspatiales et intertemporelles”52 ».
La Préhistoire : « […] sur notre territoire, presque deux millions d’années […] soit 20 000 siècles53 ! » « En France, la chaîne des outils commence plus d’un million d’années avant le premier fossile humain connu à ce jour », oui, « une mandibule, découverte en 1949, dans une grotte, près de Montmaurin (Pyrénées-Orientales) »54. Première mandibule… française. Puis l’Homo erectus (aujourd’hui politiquement incorrect, qu’on me pardonne, Braudel ne pouvait le prévoir) : il mangeait cru le produit de sa chasse, nous dit-on ; « il parlait, quel que fût son langage55 » (on n’a pas encore prouvé que c’était un dialecte « français »). Après l’homme de Néanderthal (la plus grande concentration dans l’Hexagone) arrive enfin l’Homo sapiens sapiens : « présent presque partout sur le globe, [il] occupe la France entière ». C’est le précurseur des « types raciaux de la France actuelle : méditerranéen, alpin, nordique »56. Homo religiosus, il a le sens de l’art. Le grand art du Paléolithique, Lascaux. « De cet art premier, la France, avec le Nord de l’Espagne, a eu la meilleure part57. » Ne faut-il pas y voir avec Frank Bourdier, cité par Braudel, « la preuve d’une supériorité culturelle de ces vallées du Sud-Ouest franco-espagnol, par rapport au reste du monde58 » ?
Troisième millénaire : le néolithique est en pleine floraison avec la poussée chasséenne (qui « s’est formée dans notre Midi59 »). Le résultat, conclut Jean Guilaine, invoqué par Braudel, c’est « une sorte de “civilisation néolithique nationale”60 ». Passons rapidement sur la culture de Hallstatt, venue du centre de l’Europe et qui se manifeste dans l’Hexagone avant que nos « ancêtres » les Gaulois ne recouvrent leur territoire. « Ce sont sûrement des guerriers intrépides, des cavaliers passionnés, des forgerons experts, des artisans d’une habileté consommée et, qui plus est, les porteurs de mythes brillants, d’une religion, d’une culture originale, d’une langue indo-européenne qui leur est propre61. »
Fin du Néolithique : les mélanges ethniques sont achevés. C’est la masse qui compte. Allons à l’essentiel, l’essentiel de l’Identité de la France. « L’essentiel, […] c’est de mettre à sa place l’énorme héritage vivant de la Préhistoire. La France et les Français en sont les héritiers, les continuateurs bien qu’inconscients62. » Inconscients ? Alors que l’enseignement d’histoire depuis les cimetières de France n’a jamais cessé ? Héritage, hérédité, « cette communauté de race et de souvenirs où l’homme s’épanouit », comme d’autres diront bientôt, eux aussi historiens des Origines de la France63. N’est-ce pas le terreau d’une histoire de France, écrite par des Français pour des Français ? Braudel, d’ailleurs, nous met en garde : ne nous laissons pas exproprier de notre histoire64, notre propre histoire, celle de notre Nation, de notre France.
« Notre » territoire, notre « Hexagone » de la préhistoire à l’histoire en un seul processus. La longue durée, et même la plus longue pour l’histoire nationale. On me dira : c’est la loi du genre, mais comme elle est dure et inflexible, jusqu’à contraindre un historien du grand large, parti d’un si bon pas à la découverte des économies de marché et des formes de capitalisme de par le monde. Extraordinaire pesanteur du « fait national » et dont nous n’avons pas encore mesuré toutes les retombées.
Un mot encore à propos du Français raciné dans sa préhistoire. « Diversité de la France ». Oui, la France est diverse, mais dans l’unicité. Soit. N’est-elle pas le produit de sa géographie ? Peu m’importe, ici. L’explication, écrit Braudel, « si explication il y a, devrait sortir de l’hexagone65 ». Vœu pieux. À d’autres de voir comment le genre « Histoire de France » s’accommoderait de cette « sortie » hors de l’Hexagone. En introduction et en conclusion de son Identité de la France, Fernand Braudel se dit et se veut « comparatiste ». Résolument même. Quel comparatisme pour l’Hexagone néolithique ? Ce sera, écrit-il, une histoire « à la recherche de similitudes – condition au vrai de toute science sociale66 » [sic]. On comprend pourquoi le comparatisme n’a pas bonne presse. Il s’agit plus précisément, dans le champ de l’Identité, d’un comparatisme de l’intérieur, jouant de la profondeur : « La France rétrospective se présente ainsi comme un laboratoire d’expériences, de comparaisons “interspatiales et intertemporelles”, capables de nous replacer dans la perspective de continuités, de règles tendancielles […], de répétitions qui font de cette histoire profonde une sociologie rétrospective […]67.» Il semble que ce soit plutôt malaisé de « regarder la France comme si on n’en était pas », si l’on s’y promène après avoir chaussé des lunettes hexagonales, même si, au lieu de la temporalité exiguë jusqu’à Capet ou Clovis, nous avons reçu en apanage la longue durée de la préhistoire. « Sortir de l’Hexagone », ne serait-ce pas se demander depuis l’autre rive de la Méditerranée ou de l’autre côté de l’Atlantique, au milieu des Autres, ce que veut dire « Écrire une histoire nationale »68 ? Oui, comment est-ce possible, à partir de quels choix, en fonction de quelles fins ? Qu’en est-il donc de ce genre si prisé entre Français racinés ?
On ne peut pas parler des historiens comme cela ? Pourtant, c’est comme cela qu’ils écrivent dans le genre le plus noble pour la corporation. De Lavisse-Barrès à L’Identité, de 1884-1899 à 1986, les racines françaises n’ont cessé de se fortifier avec les formes de la Conscience nationale dans la lignée des Histoires de France qui assurent si remarquablement « une prise en main de la France par elle-même », comme l’écrit Fernand Braudel69. Son choix, il l’a énoncé de la manière la plus claire dans l’Introduction : « Une nation ne peut être qu’au prix de se chercher elle-même sans fin, de se transformer dans le sens de son évolution logique, de s’opposer à autrui sans défaillance, de s’identifier au meilleur, à l’essentiel de soi […]70.» Sans ses historiens, elle serait en mal d’être, et quel beau projet intellectuel pour celui qui aime la France « avec la même passion, exigeante et compliquée, que Jules Michelet71 », et professe, je le rappelle, que « l’historien […] n’est de plain-pied qu’avec l’histoire de son propre pays72 ».
En ces temps prolongés d’« identités meurtrières73 », pour l’anthropologue de ces mythidéologies entre le pur autochtone, le sang épuré ou la Terre et les Morts, l’hypertrophie du « Français raciné » dessine une configuration du plus haut intérêt. Nous pouvons l’observer aujourd’hui, et avec les belles couleurs de la « France retrouvée ». Europe 1996. Le Lutétia, qui en a vu d’autres, accueille avec une série de manifestations nationales ou scientifiques un colloque sur « Les origines de la France ». Beau projet. C’est le XIIe colloque du conseil scientifique du Front national. Oui, un mouvement politique des années quatre-vingt, les années Mitterrand, et qui, semble-t-il, n’a pas fini de faire parler de lui. Le colloque sera publié en 1997, aux « Éditions nationales »74. Son objet est bien délimité : l’identité de la France et les enseignements de l’histoire.
Avant-propos de Jacques Robichez, professeur honoraire à la Sorbonne : « Nous allons donc entendre des historiens. » Je vous en prie. « Nous allons remonter dans le passé de notre Nation jusqu’à sa naissance et même au-delà jusqu’aux éléments fondamentaux qui l’ont, comme providentiellement, constituée75. » Il y a là comme un air connu. Jean-Marie Le Pen donne le ton qui convient à l’homme d’État : « Pour une certaine idée de la France76 ». Lui-même, auréolé de la gloire des menhirs, sait qu’il ne serait pas un vrai Français de France s’il ne mettait en première place l’enseignement et la référence historiques. L’histoire, n’est-ce pas une passion française77? Il est donc essentiel d’avoir une vision saine et claire de notre passé. Avec Clovis, la France est née chrétienne et civilisatrice. Les chiffres de la « Démographie nationale » sont là pour établir la permanence d’un vieux fonds de notre population78. Le Pen abandonne à Bruno Mégret le mérite universitaire de citer un grand historien de France refusant d’affirmer que « la Gaule n’existe pas avant la Gaule ou que la France n’existe pas avant la France79 ». C’est Fernand Braudel, plusieurs fois évoqué au cours du colloque. Le Front national n’est pas le dernier à savoir que l’identité d’un groupe n’est pas indifférente à un enracinement dans une histoire. À retracer, évidemment.
Le Manifeste du mouvement parlait noblement de la Nation France, « cette communauté de race et de souvenirs, où l’homme s’épanouit. Il y tient par ses racines, ses morts, le passé, l’hérédité, l’héritage ». Les racines du peuple français, « Dieu seul sait si elles sont profondes80. » Heureusement, Dieu est avec nous. Les morts, la terre, les paysans ; la France, « motte de terre dans la main du paysan81 » ; la glèbe où, à chaque génération, la chair et les os de nos pères se sont fondus dans la terre nourricière82; comment la France pourrait-elle partager ses morts et son culte ancestral avec d’autres peuples83?
La France : une histoire, une terre avec ses cimetières, une nation. Elle fait partie de l’ordre naturel du monde ; la nation, n’est-ce pas une entité aussi naturelle que la famille et la cité84? La « cité française » ne se peut concevoir sans l’homogénéité de son histoire. Une même culture, une même langue à travers la longue chaîne des générations. Logiquement, « la politique de la France ne peut se dissocier de l’ordre naturel du monde85 ». C’est fâcheux, mais c’est ainsi : les étrangers menacent directement les vertus et l’intégrité de cette entité naturelle d’exception qu’est la France. Elle ne peut souffrir ni mélange ni métissage86. Restons purement français comme nous a faits notre histoire !
Et les étrangers ? La question est de sens commun. Elle est sur les lèvres de tout Français qui l’apprend à l’école, la primaire et la fondamentale. Les commentateurs de la radio puis de la télévision, ceux qui nous apprennent quotidiennement ce qui se passe en France et pour les Français, se relaient pour dire « Et les étrangers ? » Que ce soit dans l’Hexagone ou à l’occasion des Jeux olympiques, à Atlanta. Les étrangers, c’est déjà embarrassant en soi, mais quand ils se transforment en immigrés, il faut le dire : c’est franchement insupportable. Il est évident qu’ils portent atteinte « aux profondeurs de l’homogénéité de notre peuple87 ». Aux politiques, les vrais, d’agir, de maîtriser l’immigration, seul moyen de défendre, de sauver l’identité nationale. Il faut courageusement choisir une politique de « préférence nationale »88.
Donc, la France, une histoire, une terre avec ses morts, une Nation et nos Grecs avec nos Indo-Européens. Les Grecs ? « La France est la fille aînée d’Athènes89 », et de Rome, soit. On connaît la chanson, les Grecs sont aux fondements de l’Occident et, donc, de la culture française90. N’ont-ils pas inventé la liberté, découvert la politique, et la plus haute, celle de Platon dans une société aimée des dieux91? Au-delà de nos Grecs, la France peut compter sur notre héritage indo-européen. Un héritage tricolore, celte, latin et germanique qui assure à la France une place singulière en Europe et donc dans le monde92. Chacun sait que les races sont inégales, de même qu’il y a des inégalités de civilisation93. « Sans inégalité, la France ne serait pas la France », cette immense Nation qui force l’admiration du monde entier94. Comme l’écrit Gérard Courtois dans le journal Le Monde (mercredi 29 mai 2002), « plus d’un Français sur quatre adhère aux idées de l’extrême droite ». Nuançons en anthropologue plein de tact et de circonspection : un Français raciné n’est pas nécessairement un Français de souche, et les « grands historiens de France », dont Fernand Braudel, je tiens à le préciser, n’ont jamais exprimé des opinions xénophobes ou antisémites comme celles du Front national. Alphonse Dupront, d’ailleurs, nous avait mis en garde : en France, le sentiment national est incapable de nationalisme.
« Des Français trop récents ont, dans ces dernières années, beaucoup troublé la conscience nationale95. » Maurice Barrès a raison, et aujourd’hui encore, je l’espère. Oui, l’histoire de France qu’il appelait de ses vœux est à coup sûr un domaine où l’extrême droite n’est pas entrée… par effraction. Embarrassant ? De plus en plus embarrassant.