Drogoman senher, s’ieu agues bon destrier,
en fol plag foran intrat tuich mei guerrier:
qu’aqui mezeis quant hom lor mi mentau
mi temon plus que cailla esparvier,
e no prezon lor vida un denier,
tan mi sabon fer e selvatg’e brau.
« Seigneur Drogoman, si j’avais un bon destrier,
dans une folle querelle seraient entrés tous mes ennemis :
car aussitôt qu’on me mentionne devant eux,
ils n’évaluent plus leur vie un denier,
tant ils me savent féroce, sauvage et brave. »
PEIRE VIDAL.
Toutes sortes de pensées troublaient Azalaïs tandis qu’elle cheminait vers Salies au pas de sa jument. Au souci que lui donnait son fils, s’ajoutait la crainte d’une trahison des écuyers. La veille, le vieux seigneur avait paru satisfait de leur attitude, et Arnaut aussi, mais elle ne l’était pas : le seul qui avait exprimé clairement sa soumission était Jean des Aroulhs, les autres s’étant contentés de hocher la tête, d’un air vaguement approbateur, sans s’engager ni en paroles ni en actes. Arnaut ne semblait pas sentir la sourde hostilité dont ils étaient entourés. Lorsqu’elle lui en parlait, il lui disait que c’était le fruit de son imagination, mais elle savait qu’elle avait raison. Elle l’avait perçue tout de suite, à Poitiers, lorsqu’elle leur avait annoncé qu’elle venait d’épouser Arnaut de Guittaut qui devenait ainsi le nouveau seigneur de la Moure. Un mouvement de surprise s’était dessiné dans le groupe, mais dans les yeux de certains, et surtout dans ceux de l’ambitieux Gaucelm de Mont Blanc, qui rongeait son frein depuis des années, plus que l’étonnement c’étaient la déception et la colère que l’on voyait. Azalaïs soupçonnait les écuyers d’avoir choisi, juste avant qu’elle n’apparaisse, celui d’entre eux qui l’épouserait. Par son action précipitée et secrète, elle leur avait coupé l’herbe sous les pieds au dernier moment. Gaucelm de Mont Blanc n’était plus un jeune homme, ni Raimon de l’Espin, ni Jaufré de Mahourat. Ils avaient dû faire entre eux un arrangement qui aurait bénéficié à chacun et ils se sentaient dépossédés : ils ne se résigneraient pas facilement. Pendant qu’ils chevauchaient en avant d’elle, entourant Arnaut de tous les signes apparents du respect, elle passait mentalement en revue l’ensemble des écuyers. Jean des Aroulhs, le plus âgé, était d’une loyauté insoupçonnable; les trois auxquels elle avait déjà pensé, les seuls qui restaient de l’époque de ses débuts de châtelaine, étaient les plus à craindre. À eux pouvait peut-être s’associer Raimon de Fabas dont on ne savait pas s’il avait gardé rancune de la séparation d’avec Bérangère. Les autres, Géraud d’Anan, Raimon de Saint-Ferréol, Adhémar de Broquère et Clément de Serrère étaient très jeunes. Ils pouvaient être influencés dans un sens ou dans l’autre. Quant au nouveau, Manaud de Benqué, l’aîné de ses demi-frères, qui s’était joint à eux la veille, on pouvait espérer qu’il se rallierait automatiquement à la famille. Il fallait convaincre Arnaut de s’attacher sans tarder, par des bienfaits, la fidélité des plus jeunes et lui conseiller de se méfier des autres. De son côté, elle serait avec eux particulièrement aimable et les attirerait dans le cercle de ses suivantes. Elle allait aussi se rapprocher de Jean des Aroulhs. Son fils lui servirait de prétexte : elle lui demanderait de se charger de son éducation.
L’interrompant dans ses réflexions, Manaud se porta à ses côtés. Le garçon avait beaucoup grandi la dernière année. Il aurait la corpulence de son père et, selon le vieux Guilhèm, qui avait appris à le connaître depuis quelques semaines qu’il était à la Moure, le caractère placide de sa mère. Azalaïs ne savait pas grand-chose de ce demi-frère qu’elle n’avait jamais distingué de la horde familiale. Elle l’observa d’un œil aigu, essayant d’évaluer à quel point il semblait digne de confiance. Elle fut rassurée : malgré une expression un peu obtuse, il avait un visage franc. Il la remercia gauchement de son intégration immédiate dans le groupe d’Arnaut. Il savait que c’était à elle qu’il devait cette faveur, et ses paroles maladroites reflétaient une reconnaissance qui paraissait sincère. Manaud était agréable, il faudrait seulement le dégrossir un peu : ce n’était pas à Benqué qu’il avait pu acquérir beaucoup de savoir-vivre. Il ne posa pas de question au sujet de Bérangère. Indifférence, crainte ou calcul? Il devait avoir eu vent de la brouille entre les deux sœurs : tout le monde savait toujours tout. Ce silence pouvait, de toute façon, s’expliquer par le fait qu’il la connaissait fort peu, n’ayant pas été élevé dans le même château. Elle voulut le faire parler de Benqué, mais elle dut vite abandonner : le sujet l’indifférait et il répondait par monosyllabes. Par contre, quand il s’agissait de son propre avenir, il était plus prolixe et il lui déclara, avec une fierté naïve, qu’il consacrait tout son temps à devenir un chevalier accompli : tous les jours, il s’entraînait à la quintaine et à l’épée sous l’œil sévère et attentif du vieux seigneur, et il accompagnait Guilhèm dans les chevauchées destinées à faire de l’enfant un parfait cavalier. Azalaïs comprit que son fils se plaisait dans la compagnie de Manaud et elle se promit d’encourager cette fréquentation : il serait bon que Guilhèm côtoie un garçon plus âgé dont le calme tempérerait son impétuosité.
Depuis le matin, Guilhèm marchait d’un bon pas, fustigeant avec colère d’une branche flexible les hautes herbes qui poussaient en bordure de la voie du bord de Save. Le chemin conduisait, après des lieues et des lieues, à la cité comtale de Toulouse, à l’opposé de Salies où allaient Azalaïs et l’Autre, pour faire consacrer le scandale que représentaient aux yeux du jeune seigneur le remariage de sa mère et la prise de possession de la seigneurie par son nouvel époux. En compagnie de François, qu’il avait convaincu de le suivre, il avait regardé passer le convoi, à plat ventre dans un buisson de genêts, invisible du chemin. Il avait constaté avec plaisir qu’Elle était soucieuse. Elle s’inquiétait peut-être de sa disparition? Tant mieux! Qu’elle pleure! Et qu’elle pleure longtemps. Aussi longtemps que durerait son absence. Qu’elle se morfonde à l’imaginer aux prises avec des dangers de toutes sortes. Qu’elle se le représente blessé à mort, perdant son sang, mourant en appelant son nom et qu’elle en soit rongée de remords pour le restant de sa vie.
La veille, il avait rejoint François au village et lui avait fait part de ses projets. Le petit paysan ne l’avait pas interrompu : quand Guilhèm était dans un tel état d’exaltation, il ne servait à rien d’essayer de discuter. Il pensait, à part soi – car il était grandement pourvu du bon sens qui faisait défaut à son jeune maître – que l’aventure était fort périlleuse et tout à fait déraisonnable mais, fort de son expérience, il ne disait rien, comptant que la nuit se chargerait d’apaiser son compagnon. Il lui avait fait une place sur la paillasse qu’il partageait avec ses frères, repoussant le plus jeune à même le sol de la hutte. L’enfant s’était réfugié en pleurant sur la couche de ses parents, très mécontents de voir le seigneur chez eux : il ne pouvait en résulter que des problèmes, d’autant qu’il avait interdit, d’un ton sans réplique, de dire à quiconque qu’il avait passé la nuit là. Au matin, François attendait que Guilhèm, oublieux de ses folies, rentre au château. L’escapade avait été de courte durée : la pénitence – qu’il partagerait, comme le reste – serait légère. Mais très vite il fut ramené à la réalité : Guilhèm était plus décidé que jamais à s’enfuir. Il essaya de lui montrer les difficultés auxquelles ils allaient se heurter : ils n’avaient ni armes, ni montures, ni vivres. Guilhèm avait réponse à tout : les armes et les montures leur seraient fournies par le premier combat qu’il livrerait.
— À mains nues? dit François ironique.
— Nous allons fabriquer une lance avec une branche de noisetier. Quant à la nourriture, tu vas prendre du pain et du lard dans la huche de tes parents.
François soupira à l’évocation de la rossée que lui vaudrait le larcin, mais il ne pouvait pas résister à Guilhèm. C’était son chef. Un écuyer ne discute pas : il obéit.
Ils avaient évité le village et la place forte d’Anan en faisant un grand détour et en se maintenant à couvert à l’orée du bois. Les chênes y dominaient et ils avaient dû plusieurs fois faire un détour pour se cacher des gardeurs de porcs qui avaient amené leurs bêtes à la glandée. Ils approchaient maintenant de l’Isle. Ils avaient faim et déballèrent leur baluchon, installés à l’ombre, le dos contre le tronc lisse d’un bouleau, face aux tours crénelées du seigneur Dodon. Guilhèm le connaissait et craignait de tomber en son pouvoir : c’était un homme corpulent et sanguin aux impulsions violentes et imprévisibles, qui provoquait régulièrement des rixes à la fin des banquets. Guilhèm le savait redoutable.
Ils partagèrent le pain prévu pour le repas de toute la famille de François et le lard que sa mère aurait fait durer une bonne semaine en le découpant en tranches parcimonieuses. Le petit paysan ne pouvait s’empêcher d’y penser. Il voyait sa mère rentrer des champs, trouver la huche vide, hurler et le maudire, ou bien, peut-être, s’asseoir sans rien dire sur le sol de terre battue et pleurer en silence, les enfants se regroupant auprès d’elle et pleurant aussi, l’estomac vide. Son père ne dirait rien, mais il irait couper une tige d’osier au bord du ruisseau et attendrait le coupable, sa colère augmentant avec sa faim. La nourriture passait mal : François la mâchait interminablement et faisait rouler la boule d’une joue à l’autre sans parvenir à déglutir. Guilhèm, n’ayant aucune idée de ce qui tourmentait son compagnon, dévorait le pain et le lard et, bientôt, tout fut terminé.
— Nous n’avons plus rien à manger, constata François d’une voix morne.
— Mais je n’ai plus faim, répliqua Guilhèm étonné.
Exaspéré de tant d’inconscience, rendu malheureux par l’évocation de sa famille et craintif du châtiment qui l’attendait, François, pour la première fois de sa vie, tint tête à son seigneur qu’il apostropha rudement. Sidéré, ne pouvant placer un mot, Guilhèm l’entendit affirmer que leur entreprise était de la folie, qu’ils étaient trop jeunes pour survivre, sans rien à manger, sans protection, à la merci des bêtes sauvages et des malfaiteurs qui hantaient la forêt. Le petit paysan s’étranglait d’indignation et d’impuissance devant son compagnon interdit. Il conclut avec sa pire terreur :
— Et la nuit, y as-tu pensé? On va dormir dans la forêt? Avec la camo crudo3 qui rôde et qui va nous emporter?
Non, Guilhèm n’y avait pas pensé, et il ne voulait pas le faire non plus. Le soleil n’avait pas fini de monter dans le ciel, ils avaient encore des heures et des heures devant eux et l’estomac plein. Sa confiance et son optimisme ne furent pas entamés par la diatribe de François. Se détournant pour reprendre la route, il assena avec mépris :
— Si tu as peur, rentre chez toi. Je continuerai tout seul.
La colère de François était retombée : il ne restait que le découragement et l’habitude d’obéir. Sans plus parler, à quelques pas de distance, il suivit son maître.
À la Moure, on était sur le pied de guerre. Le vieux seigneur avait espéré le retour de Guilhèm toute la matinée, puis il avait envoyé enquêter au village pendant qu’il interrogeait les serfs du château, le tout sans résultat. En début d’après-midi, des gardes partirent sur les chemins, dans toutes les directions possibles, pendant que le vieil homme arpentait le chemin de ronde pour tromper sa nervosité. L’après-midi s’écoula, interminable, puis les gardes revinrent un à un, bredouilles. Personne ne semblait avoir vu les enfants. On savait maintenant que François aussi avait disparu, et on savait également qu’ils avaient quelques provisions : les parents du compagnon de Guilhèm, quand la nouvelle de la fugue fut connue, vinrent se plaindre du sac de leur garde-manger en précisant que cela s’était produit après leur départ aux champs. Le seigneur leur avait fait donner du pain et du lard et avait continué de fulminer contre les gamins. La journée avançait, et il était inquiet : où allaient-ils passer la nuit? À plusieurs reprises, il avait discuté avec Peire. L’intendant n’avait rien appris de plus et réservait ses réflexions. Il n’était qu’à moitié surpris du mutisme des paysans : il était sûr que certains d’entre eux avaient vu quelque chose, mais qu’ils craignaient autant le vieux seigneur que le jeune car, si le vieux avait le pouvoir, le jeune l’aurait un jour, et on le savait rancunier. Il les connaissait assez pour savoir qu’ils pensaient que c’étaient des histoires de maîtres et qu’ils n’avaient qu’à s’arranger entre eux. De toutes les éventualités que le seigneur et l’intendant avaient envisagées, la seule qui pouvait calmer leurs appréhensions était qu’ils soient restés à proximité de la Moure et se soient cachés. Dans ce cas, ils ne risquaient rien et se dénonceraient par de nouvelles rapines de nourriture. Un garde avait été chargé de fouiller les environs, mais sans plus d’illusions que de résultats : les enfants connaissaient parfaitement les lieux et il serait impossible de les trouver s’ils ne le voulaient pas. Par contre, s’ils étaient par les chemins, n’importe quoi pouvait leur arriver. Quelle direction avaient-ils bien pu prendre? La seule qu’il était possible d’écarter était celle de Salies : les fugitifs ne devaient pas avoir envie de se rendre dans un lieu où ils risqueraient de rencontrer les seigneurs de la Moure. Mais il restait toutes les autres.
La nuit tombait. Le vieux Guilhèm songeait aux loups. Le jeune Guilhèm aussi commençait à y penser. Ils avaient couvert beaucoup de chemin depuis leur départ, et après avoir évité l’Isle, ils n’avaient plus très bien su où ils étaient. La forteresse qui s’élevait sur la colline, à leur droite, était-elle amie ou ennemie? Ils étaient fatigués, ils avaient faim et la peur commençait de les tarauder. Petit à petit, à mesure que la journée avançait, les projets belliqueux du jeune seigneur avaient laissé la place à une inquiétude toujours plus grande. À un moment, ils avaient vu arriver sur eux une troupe nombreuse de cavaliers armés en guerre; loin de songer à les attaquer, Guilhèm avait suivi François derrière un buisson où les deux enfants étaient restés cachés jusqu’à ce que la menace s’éloigne. Ils avaient ensuite repris la route sans rien dire, conscients de leur vulnérabilité. Le rêve de gloire s’effritait dans les grondements d’un estomac vide et la peur de la nuit. Cependant, François savait que Guilhèm ne s’avouerait pas vaincu et cherchait à l’aider à sauver la face pour leur bien à tous les deux. Sans faire allusion au motif de leur départ et comme s’il concluait un débat qui n’avait pas eu lieu, il dit:
— On pourrait demander abri au château que l’on voit là-bas.
— On pourrait, grommela Guilhèm.
Il s’était appliqué à ne pas montrer son soulagement, mais son pas était maintenant plus rapide, et bientôt, il se mit à siffloter gaiement. François respira mieux: on pouvait espérer que l’escapade finirait bien. Le seigneur du château dont on approchait les ramènerait à la Moure et ils seraient quittes pour une correction. Avec les ombres qui s’allongeaient, la perspective de la rossée paraissait douce en comparaison des périls de la forêt. Lui aussi se mit à siffler et à accélérer le pas.
Ils marchaient le plus rapidement possible, mais leur objectif ne semblait pas vraiment se rapprocher: la colline était beaucoup plus haute qu’elle ne paraissait l’être depuis la berge de la Save d’où ils étaient partis. Leur entrain baissait peu à peu avec les derniers rayons qui embrasaient le coteau. Sans se concerter, ils se mirent à courir, mais quand ils arrivèrent enfin devant la porte, il était trop tard: le pont-levis était relevé. La forteresse qui avait été leur but et leur espoir était maintenant une masse noire refermée sur elle-même, inaccessible. Des bruits leur parvenaient assourdis, des cris, des rires. De lourdes odeurs de viandes cuites flottaient, exaspérant leur faim. Ils appelèrent, crièrent, pleurèrent en vain: nul ne pouvait les entendre derrière les hautes murailles, même pas la sentinelle qu’ils apercevaient à intervalles réguliers entre les créneaux du donjon. Alors, ils s’effondrèrent sur place, au bord du fossé, face à l’immense porte qu’ils ne distinguaient presque plus. Ils avaient marché la journée entière, leurs pieds nus saignaient, tout leur corps était douloureux et ils sanglotaient. François était écrasé de désespoir et Guilhèm, dans un accès de rage impuissante, martelait le sol de ses deux poings crispés.