CHAPITRE III

 

Vos que˙m semblatz dels corals amadors,
ja non volgra que fossetz tan doptanz;
e platz mi molt quar vos destreing m’amors,
qu’autressi sui eu per vos malananz.
Ez avetz dan en vostre vilpillatge,
quar no˙us ausatz de preiar enardir,
e faitz a vos ez a mi gran dampnatge,
que ges dompna non ausa descobrir
tot so qu’il vol per paor de faillir.

 

« Vous qui me paraissez être de ces amants de cœur,
je ne voudrais pas que vous soyez maintenant si hésitant;
et il me plaît beaucoup que l’amour que vous avez pour moi
vous tourmente,
car pareillement à cause de vous je suis malheureuse.
Et votre lâcheté vous cause du dommage
car vous n’osez pas vous enhardir à prier,
et vous faites à vous et à moi un grand dommage;
car en rien une dame n’ose montrer
tout ce qu’elle veut par peur de faillir. »

COMTESSA (GARSENDA) DE PROENZA.

 

 

 

 

 

La troupe des seigneurs de la Moure avait soutenu un train rapide de manière à arriver le jour même à Salies où l’on avait des chances de rejoindre le comte. Si on ne l’y trouvait pas, on pousserait jusqu’à Fronsac, son autre résidence favorite, en espérant qu’il n’était ni dans son château de Cazères, ni dans celui de Saint-Julien, ou pire, celui de Muret: toujours par les chemins, le comte arbitrait des conflits, visitait des vassaux, raffermissait des alliances, séjournant quelques jours dans les forteresses des seigneuries vassales, les villes ou les monastères. On avait coupé au plus court, évitant les châteaux alliés qui s’échelonnaient tout au long de la route: Vignoles, Esparron, Tournas… Même Arnaut, que l’inquiétude d’Azalaïs avait finalement gagné, était pris par un sentiment d’urgence et avait hâte de voir confirmer son fief par le suzerain. Au retour, on s’arrêterait chez les seigneurs que l’on s’était contenté de saluer par l’entremise des gardes venus s’enquérir de l’identité et du but des voyageurs qui traversaient leurs terres.

 

Pendant la route, les jeunes gens se relayaient pour cheminer aux côtés d’Azalaïs de manière à lui faire leur cour le temps de franchir un gué ou de l’assister dans un passage difficile. Elle en profitait pour engager la conversation et les inciter à se confier. Les garçons, flattés et ravis de cet intérêt qui pouvait signifier pour eux avantages et bienfaits, s’épanchaient, et c’est ainsi qu’elle était arrivée au château du comte fort renseignée sur leurs rêves d’avenir. Géraud d’Anan et Raimon de Saint-Ferréol, les deux inséparables cadets, avaient confié à Azalaïs leur grand désir d’aventure: ils rêvaient de croisade, et se voyaient, soldats de Dieu et sous sa protection, se couvrir de gloire, gagner des royaumes et se reposer de leurs fatigues dans de luxuriantes oasis, servis par des femmes langoureuses et dociles. Les chants de croisade des troubadours qui avaient bercé leur enfance avaient porté fruit et, comme de juste, ils n’en avaient retenu que le merveilleux. La crasse et les blessures, les monstres marins et les guides félons dont Arnaut, pourtant, peuplait ses chansons, avaient été miraculeusement évacués, et il ne restait que les épisodes glorieux, l’or et les fruits inconnus, les conquêtes de villes et de femmes. C’était la croisade du duc d’Aquitaine, pas celle d’Arnaut, pensa Azalaïs. Arnaut, avec son honnêteté foncière, n’avait jamais caché la dureté de l’expédition. Comme les autres, il avait magnifié les belles choses – et c’était ce que tous les hommes voulaient entendre, tant les vieux guerriers qui avaient connu l’Orient que les jeunes qui brûlaient de s’y rendre –, mais son chant finissait toujours par évoquer les souffrances et la nostalgie qui les prenait si souvent dans les contrées hostiles où ils rêvaient des douces collines commingeoises comme d’un paradis inaccessible. Les hommes se détournaient alors, mais les femmes se regroupaient autour de lui, partageant tristesses et douleurs.

 

Les deux autres jeunes gens étaient bien différents: farouchement décidés à s’établir, et au plus tôt, ils poursuivaient, en solitaires, une même ambition. Si Clément de Serrère était un héritier – fort modeste, cela ne lui suffisait pas –, Adhémar de Broquère, troisième garçon de sa famille, n’avait d’autres espérances que la valeur de son bras et son habileté à se mettre dans les bonnes grâces des puissants. Il deviendrait facilement un adversaire si un autre que son seigneur lui faisait miroiter un établissement avantageux. Les deux premiers rassurèrent Azalaïs: Arnaut était le plus habile des troubadours et les garçons, qui avaient une grande admiration pour lui, ne se lasseraient jamais de ses évocations de l’Orient dont ils n’entendaient que ce qui leur agréait. De la considération de la part du seigneur et un bel accueil de la dame suffiraient à se les attacher. Par contre, il faudrait être habile avec les deux autres. Elle en parlerait à Arnaut, ce soir, quand il la rejoindrait sous les courtines après le souper, avant l’épreuve.

e9782764420065_i0010.jpg

Depuis Poitiers, pendant les longues heures de chevauchée, elle revivait sans cesse les nuits qu’elle partageait avec son seigneur-troubadour. Elle avait attendu beaucoup d’Arnaut, se souvenant des débuts de son mariage avec Bernart, lorsqu’il était un amant ingénieux et attentif, avant que viennent la lassitude et la mésentente, et qu’il ne la rejoigne plus qu’épisodiquement pour de brèves étreintes, parce qu’il était de leur devoir d’engendrer des fils.

La première fois qu’Arnaut était venu la retrouver, la nuit qui avait suivi ce départ de Poitiers qui avait tant ressemblé à une fuite, elle était d’une grande nervosité. L’angoisse et la fatigue des derniers jours avaient irrité ses nerfs à l’extrême, elle sursautait au moindre contact et semblait prête à quelque réaction excessive: éclater en sanglots ou se mettre à hurler. Cette nuit-là, on avait dormi sous la tente, et quand Arnaut entra, elle était déjà allongée sous la peau d’ours qui recouvrait sa couche. Il se déshabilla posément et Azalaïs admira, éblouie, ce corps d’homme mûr qui était resté aussi svelte et harmonieux que celui d’un adolescent. Dieu qu’il était beau! et qu’elle l’aimait! Mais elle claquait des dents et tremblait convulsivement, extériorisant par ces mouvements incontrôlables l’effroyable tension des dernières semaines. Arnaut se glissa sous la couverture, sans seulement l’effleurer et se mit à chanter doucement:

Bela domna, ˙l vostre cors gens
e˙lh vostre belh olh m’an conquis,
e˙l doutz esgartz e lo clar vis,
e˙l vostre bels essenhamens,
que, can be m’en pren esmansa,
de beutat no˙us trob egansa:
la genser etz c’om posch’ el mon chauzir,
o no i vei clar dels olhs ab que˙us remir
4.

Peu à peu, elle se détendit. Il lui prit la main et continua de chanter. Elle s’endormit paisiblement et, cette nuit-là, elle ne fit pas de cauchemar. Le jour suivant, elle était pleine de gratitude pour sa patience et sa douceur, et le soir, elle l’attendit, prête enfin à cette union dont ils avaient eu si grand désir dix années auparavant. Arnaut s’était couché auprès d’elle et, comme la veille, il avait pris tendrement sa main. Il lui avait dit qu’elle était la plus belle, qu’il n’avait cessé de penser à elle tout au long de ces années, à sa bouche fraîche, à son joli corps blanc; chaque nuit, avait-il dit, il s’était endormi avec son image, son besoin d’elle; puis il s’était tu et avait sombré dans le sommeil comme si elle n’avait pas été là, consentante. Chaque nuit la torture recommençait: il lui parlait d’elle comme d’une étrangère, d’un idéal inaccessible, puis il s’endormait et elle restait éveillée durant des heures, tenaillée par le désir frustré et accablée de désillusion. Pendant le jour, elle se disait que cela ne pouvait pas durer, qu’il finirait bien par s’apercevoir que la dame de ses pensées était nue, à côté de lui, et qu’elle attendait ses caresses. Elle se promettait d’être plus audacieuse, d’essayer un geste, un baiser, mais la nuit revenait et la douceur désincarnée d’Arnaut la paralysait. Elle restait figée, l’écoutant célébrer une dame qui s’appelait Azalaïs et qui n’existait pas.

e9782764420065_i0011.jpg

Ils arrivèrent à Salies à la tombée de la nuit, peu avant la fermeture des portes. Le château, érigé sur une colline, dominait la vallée du Salat de toute la masse de sa double enceinte et de son donjon massif. L’imposante forteresse du comte, aux marches de son domaine, était de taille à faire réfléchir son voisin de l’est et, pour l’heure, impressionnait ses visiteurs. Les jeunes gens s’arrêtèrent un instant, frappés de respect, et Azalaïs espéra que cette preuve de sa puissance donnerait beaucoup de poids aux décisions du comte: Arnaut et elle-même étaient peutêtre moins menacés qu’elle ne l’avait craint. Malheureusement, Bernart de Comminges n’était pas là: appelé dans la vallée de la Pique pour départager les seigneurs de Binos et de Guran qui se disputaient le ruisseau à truites dont ils auraient dû partager la jouissance, il avait entraîné toute sa mesnie à Fronsac, plus proche du lieu où il était requis. La grande hâte n’avait servi à rien et il faudrait passer la nuit à Salies avant de reprendre la route, le lendemain, en direction de la Garonne. Ils durent se contenter d’une installation de fortune: le comte et sa suite étaient partis avec tous leurs meubles et les seigneurs de la Moure avaient laissé leur équipement de voyage chez eux, ne voulant pas être retardés par les mules et comptant bénéficier dès la première nuit de l’hospitalité de leur suzerain. Ils se remirent en route à l’aube, franchirent le Ger à Aspet au milieu du jour et se présentèrent aux portes de Fronsac à la fin de l’après-midi. La forteresse, qui gardait le flanc ouest des possessions du comte avait, de par sa situation, une apparence encore plus redoutable que celle que l’on venait de quitter: dressée sur la rive droite de la Garonne, qui en ces lieux est un large torrent tumultueux, elle régnait impérieusement sur le défilé creusé par le cours d’eau.

 

Le comte n’était pas rentré de son expédition et ils durent se morfondre quelques jours, en compagnie de la comtesse Jeanne, en tâchant d’empêcher les écuyers de comploter. La cour de Comminges était loin de ressembler à celle de Poitiers, ni même à celle de la Moure malgré les moyens beaucoup plus modestes d’Azalaïs. À quatorze ans, Jeanne, fille unique de Diaz, seigneur de Samatan et de Muret, avait été donnée en mariage à Bernart, le futur comte, à peine plus âgé qu’elle, afin que leur union rende leur descendance autrement plus puissante que ne l’étaient leurs ancêtres. Quinze ans et sept enfants plus tard, elle affichait un air cynique et désenchanté qui en disait long sur ses relations avec son époux. Avant d’hériter le comté, ils avaient vécu dans l’entourage d’un petit seigneur pyrénéen, car le vieux comte ne s’entendait pas avec son fils et les avait éloignés. La comtesse Jeanne, qui avant cela n’avait connu que le couvent, n’avait pas idée des raffinements courtois: entourée de jeunes filles grossièrement éduquées, elle riait aux éclats des grasses plaisanteries de jongleurs insignifiants et sans imagination. À bien des égards, le séjour serait peu plaisant.

 

Ils languissaient depuis une semaine lorsque le soir, au repas, Azalaïs s’avisa qu’il manquait quelques-uns de leurs écuyers. Il était facile de s’en rendre compte, car l’assemblée était restreinte, le comte ayant amené avec lui la majeure partie de ses hommes. Il manquait Gaucelm de Mont Blanc, Raimon de l’Espin, Jaufré de Mahourat et le jeune Adhémar de Broquère: de tous ceux dont elle se défiait, seuls Raimon de Fabas et Clément de Serrère étaient là. Une inquiétude la prit. Elle chercha à attirer l’attention d’Arnaut, mais ne put la capter: il faisait son devoir de vassal et de troubadour auprès de la comtesse ravie de son commensal. Azalaïs en fut agacée, sans raison objective, elle en convint avec elle-même, puisque la simple civilité exigeait qu’Arnaut se conduise ainsi, mais elle ne voulait partager sa voix charmeuse qu’avec un auditoire nombreux, pas avec une seule femme, plus importante qu’elle, et dont le rire éclatant et un peu vulgaire allumait les yeux des hommes présents. Irritée de la scène elle s’en détourna et revint aux écuyers. Sa pensée se porta de nouveau sur les absents. Où étaient-ils? Arnaut savait-il quelque chose? Il avait son placide visage habituel, son air de moine, pensa-t-elle avec quelque aigreur. Peut-être étaient-ils restés dans les environs, à préparer un attentat contre la vie de leur suzerain. Mais Arnaut n’était pas encore leur suzerain, pas avant que le comte ne l’ait confirmé dans son fief. Et s’ils avaient quitté le château comtal pour ne pas avoir à prêter serment et ainsi pouvoir s’opposer au seigneur sans se parjurer? Elle regarda de nouveau dans la direction d’Arnaut et, cette fois, elle croisa son regard: il était lourd de tendresse et se voulait réconfortant. Elle eut honte de son injustice à son égard. C’était elle qu’il aimait, il la comprenait et voulait qu’elle ne s’inquiète pas. Pour le reste, il faudrait un peu de temps, seulement du temps.

 

Azalaïs se demanda, encore une fois, comment était le comte. Bernart de Comminges avait succédé à son père l’hiver dernier, pendant le séjour poitevin des seigneurs de la Moure, et c’était un inconnu pour la châtelaine. Elle eût été plus sereine à la perspective d’avoir affaire au vieux comte, qui était un ami de son oncle et l’avait déjà sauvée, longtemps auparavant, dans des circonstances bien différentes, mais tout aussi périlleuses. Souvent, les jeunes seigneurs, mécontents d’avoir été éloignés du pouvoir par leurs pères alors qu’ils étaient sûrs d’être capables de l’assumer mieux qu’eux, englobaient dans leur rancune tous les anciens quand ils l’obtenaient enfin. Si c’était le cas, l’approbation de Guilhèm serait un handicap plus qu’un atout. Elle s’ennuyait à ressasser ses alarmes. La comtesse, qui ne s’intéressait qu’aux hommes, s’était arrangée pour qu’Azalaïs, la seule qui eût pu l’éclipser, soit isolée au milieu d’une troupe de jeunes filles caquetantes. Les suivantes de la châtelaine et celles de la comtesse avaient bien des choses à se dire: les unes rentraient d’un long voyage et les autres voulaient en connaître chaque détail. Azalaïs fut tirée de son souci par un éclat de rire sur sa gauche et se mit à écouter. Aénor de Serrère, la sœur de Clément, une vive brunette qui s’était bien dégourdie durant le pèlerinage, racontait avec beaucoup de verve leur départ de Poitiers.

— Notre dame venait d’annoncer son mariage avec Arnaut – vous auriez dû voir la tête de Gaucelm! Il venait juste de finir de convaincre les autres de le soutenir dans son projet de l’épouser lui-même – quand on entendit arriver un groupe pressé. C’était le seigneur de Beaumont. Imaginez un homme horrible: gros, puant, mal vêtu! De plus, il était furieux: depuis notre arrivée à Poitiers il poursuivait notre dame qui essayait toujours de l’éviter. C’est tellement ridicule d’être amoureux quand on a son âge et qu’on est aussi laid! Il est entré et il a vu qu’il se passait quelque chose. Il s’est arrêté. Notre dame lui a dit: «Je te présente mon époux, Arnaut.» Elle avait la voix qui tremblait, je suis sûre qu’elle avait peur. Le seigneur de Beaumont, qui était déjà écarlate, est devenu violacé. Chacun a retenu son souffle: il avait un air à vouloir massacrer tout le monde. Gaucelm, pâle de rage, a fait un mouvement protecteur vers la dame, et les autres écuyers l’ont suivi. Le seigneur de Beaumont a rentré dans son fourreau l’épée qu’il avait déjà à moitié sortie, a tourné les talons et a quitté la salle, les dents serrées et sans un mot. La dame a remercié les écuyers pour leur fidélité et en particulier Gaucelm qui était devenu presque de la même couleur que le seigneur de Beaumont. Nous sommes partis très vite de Poitiers, et quand nous avons passé la porte sud, il a fallu franchir la haie que le seigneur de Beaumont faisait avec ses hommes. Il avait l’air tellement féroce que nous en avions des frissons. Quand notre dame s’est trouvée à son niveau, il l’a traitée d’un nom que je n’oserais même pas répéter.

 

Mais elle le répéta, bien sûr, en se faisant un peu prier et en chuchotant. Toutes autour pouffèrent avec des airs faussement scandalisés. «Sale petite garce», pensa Azalaïs. Ne s’étant pas aperçue de l’attention de la châtelaine, Aénor avait parlé avec beaucoup de liberté et son succès – elles étaient toutes pendues à ses lèvres – l’avait incitée à faire durer l’histoire. Azalaïs ne montra pas qu’elle avait écouté, mais se réjouit de l’avoir fait: le récit lui avait confirmé ses soupçons au sujet de Gaucelm et l’avait éclairée sur la nature médisante de la jeune fille qui paraissait pourtant n’avoir jamais d’autre opinion ni d’autres désirs que ceux de sa suzeraine. Elle se promit de la surveiller.

Arnaut en savait plus qu’elle par le biais de Clément à qui les fuyards, avant de partir, avaient demandé de se joindre à eux. Ils avaient parlé d’usurpation et d’injustice, soutenant que la dame aurait dû épouser Gaucelm en raison de ses longues années de service: Aénor était bien informée. Ils lui avaient fait miroiter un fief, mais le garçon ne s’était pas laissé séduire par les belles paroles: il savait les dangers de la révolte, avait choisi la fidélité et était allé avertir son seigneur – probablement après avoir calculé que son geste lui apporterait davantage que la sédition. Les conjurés s’en étaient doutés et avaient précipité leur départ. Arnaut avait pu voir la poussière de leur galop du chemin de ronde, mais il était trop tard pour intervenir. On ne connaissait pas leurs projets: ils n’avaient rien confié de précis à Clément, se proposant sans doute de le mettre au courant après avoir obtenu son adhésion. Mais avaient-ils seulement un plan? Ces têtes chaudes agissaient sur impulsion. Néanmoins, organisés ou non, ils étaient très dangereux: c’étaient des loups, et Gaucelm, le chef de meute, avait des années d’espérances déçues à faire payer. Il serait redoutable.

 

Le comte arriva une fin d’après-midi, fourbu et mécontent: il avait eu du mal à faire entendre raison aux deux belligérants qui avaient rechigné à accepter sa décision. L’héritage du comté, qui lui revenait de droit, n’entraînait pas automatiquement l’obéissance de ses vassaux: il devait faire ses preuves pour la gagner et son tempérament impatient en prenait ombrage. Quand le comte Bernart apprit que ce qui l’attendait à Fronsac, et qui aurait dû être une simple confirmation d’hommage, se compliquait d’une rébellion, il montra de la lassitude et de l’irritation. Les seigneurs de la Moure comprirent qu’ils devraient s’accommoder de sa méchante humeur. Le soir, il s’appliqua à s’enivrer sous l’œil hostile de la comtesse qui fut remarquablement plus discrète que les soirs précédents avec les hommes de son entourage: il était clair qu’elle craignait son époux. Azalaïs, qui n’avait pourtant pas grande sympathie pour elle, la plaignit d’être à la merci de cet homme respirant la violence: ses gestes étaient brusques, sa parole forte et autoritaire, et dans son visage aux traits profondément marqués, la barre noire des sourcils, qui se rejoignaient presque, conférait aux durs yeux noirs une intensité difficile à soutenir. C’était un homme peu amène avec lequel il ne devait pas faire bon vivre. Pour comble, il accabla la dame de la Moure, que l’usage avait placée à ses côtés, de lourds compliments et de grossières avances et, avec l’ivresse qui montait, il devint pressant de manière gênante. Azalaïs était à la torture, car elle ne pouvait pas l’éconduire aussi fermement qu’elle l’eût souhaité: il était son suzerain, et son avenir ainsi que celui de la seigneurie dépendaient de lui en cette période critique. Pour les mêmes raisons, Arnaut ne pouvait pas intervenir. Elle lança un appel muet à la comtesse qui sembla balancer puis, au grand soulagement d’Azalaïs, choisit de contrarier son mari plutôt que la dame de la Moure envers laquelle elle n’avait d’autre grief que sa beauté et la concurrence qui pouvait en découler. Jeanne de Comminges se leva et pria son invitée de la suivre. Son époux, furieux, grommela quelques invectives incompréhensibles et commanda que l’on fasse venir les ribaudes avant même qu’elles aient quitté la salle.

 

Le lendemain, Azalaïs appréhendait de revoir le comte, mais il agit comme s’il avait oublié la soirée de la veille et se comporta aussi aimablement qu’il en était capable. Attendu à Muret, où son pouvoir sur les possessions qui lui venaient de sa femme n’était pas encore affermi, il ne pouvait s’attarder à Fronsac. L’hommage fut donc hâtivement bâclé et Arnaut devint le nouveau seigneur de la Moure sans grande cérémonie. Bernart de Comminges promit de passer, au retour, par la vallée de la Save de sorte qu’il puisse vérifier si son vassal n’avait pas de difficultés avec ses écuyers et, le cas échéant, lui prêter main-forte. Cela repoussait à plusieurs semaines l’éventualité d’un secours. L’avenir se présentait sous des auspices peu favorables et les seigneurs de la Moure décidèrent de modifier leurs projets: au lieu de faire les visites prévues, ils convinrent de rentrer au plus tôt, sans s’attarder en chemin.