CHAPITRE VII

Bels amics avinens e bos,
cora˙us tenrai en mon poder?
e que jagues ab vos un ser
e qu’ie ˙ us des un bais amoros…

 

«Bel ami, aimable et bon,
quand vous tiendrai-je en mon pouvoir?
que je puisse dormir avec vous une nuit
et vous donner un baiser amoureux.»

COMTESSA DE DIA.

 

 

 

 

 

Il fallait parler à Peire: si elle ne l’empêchait pas de chasser la Moundine, ils risquaient tous sa malédiction. Mais comment aborder le sujet? Elle ne pouvait pas dire la vérité à l’intendant et elle était rétive à commettre le péché de mensonge. N’ayant obtenu aucune information de Maria faute d’avoir osé poser des questions claires, elle ne connaissait toujours pas la raison du conflit. Depuis plusieurs jours elle hésitait, quand un incident la força à agir. Un matin qu’elle se rendait au jardin avec la nourrice, la Moundine surgit devant elles. Elle les surprit au milieu d’un rire provoqué par le manège des chiens: Flamme était suivie des chiots, qu’elle avait définitivement admis comme escorte, et les deux femmes s’amusaient de les voir l’imiter, en bons courtisans, avec les signes évidents de la crainte et du respect. Leur rire se figea quand la sorcière leur barra le passage, le bâton haut levé et le visage menaçant. Derrière elle, son chien montrait les crocs et la bave coulait de sa gueule. Flamme s’arrêta et se mit à gronder sourdement, les babines retroussées; elle reculait sans quitter la vieille du regard et les chiots reculèrent aussi, tout en maintenant la distance qui les séparait, mais les deux femmes, qui s’étaient arrêtées elles aussi, ne songeaient plus à en rire. Tandis que Maria se signait, Azalaïs s’efforça de garder la tête haute; alors la vieille cracha par terre et dit d’une voix forte:

— N’oublie pas! Ou tu calmes le Peire, ou les malheurs vont tomber sur ta famille.

Puis elle repartit de sa démarche claudicante, appuyée au bâton aussi noueux qu’elle. Le chien, par contre, était resté sur place et les deux femmes n’osaient pas faire un mouvement. Après plusieurs minutes, qui leur parurent durer interminablement, la vieille, sans se retourner, siffla quelques notes étranges et l’horrible bête s’éloigna, visiblement à regret. Encore tremblantes, Azalaïs et Maria repartirent vers le jardin à la suite des chiens qui avaient repris leur allant. La servante ne demanda rien. Elle attendit, sûre de recevoir bientôt des explications. En effet, Azalaïs voulut commencer de parler, mais les sanglots l’étouffèrent et elle se jeta dans les bras de Maria en pleurant éperdument. La nourrice la berça comme on berce un enfant et retrouva, pour l’apaiser, les mots qu’elle avait tant de fois prodigués. Sa tendresse fit redoubler les larmes de la châtelaine éplorée et l’autre attendit patiemment que l’orage passe et que viennent les confidences. Quand elle fut un peu calmée, Azalaïs raconta tout: l’incapacité d’Arnaut, la visite qu’elle avait eu l’imprudence de faire à la sorcière et la menace qui pesait sur eux tous. Se confier la soulagea d’un grand poids et elle eut l’impression que d’avoir partagé son souci lui avait fait franchir un pas vers la résolution du problème. Avec espoir, elle attendit que Maria la conseille à la lumière de son expérience et de sa sagesse.

 

La nourrice lui apprit que le conflit opposant l’intendant à la sorcière remontait à l’hiver précédent dont la terrible rigueur avait épuisé plus vite que de coutume les réserves des paysans. Ayant du mal à subsister, ils avaient négligé la Moundine qu’ils nourrissaient à l’ordinaire plus ou moins à tour de rôle selon un accord tacite. Les douteuses pratiques de la vieille femme, qui visaient à s’assurer le concours du Diable quand les prières ne pouvaient rien – ou que la cause était telle que l’on n’osait la présenter ni à Dieu ni à l’un de ses saints –, ne suffisaient pas à lui assurer une pitance suffisante. Guettée par la famine, comme tout un chacun, elle avait refusé le sort commun et entrepris d’extorquer aux paysans, par des menaces, le reliquat de vivres dont ils avaient le plus grand besoin. À ceux qui refusaient de se déposséder arrivaient toutes sortes de mésaventures, d’abord peu sérieuses, mais qui s’aggravaient très vite, à tel point qu’un paysan rétif avait vu brûler sa cabane avec, à l’intérieur, un nouveau-né que l’on n’avait pas eu le temps de sortir. L’événement avait frappé les imaginations et la Moundine n’avait plus eu la moindre difficulté à obtenir ce qu’elle voulait. Azalaïs frissonna d’horreur au récit de la conteuse qui avait l’air tout aussi terrifiée qu’elle et qui ajouta, sur le ton de la désapprobation, que Peire avait juré de chasser la sorcière de la seigneurie, au risque d’attirer le malheur sur tout le monde. Heureusement, les paysans veillaient, et chaque fois que l’intendant se dirigeait vers l’antre de la vieille pour la sommer de vider les lieux, sa mule était invariablement effrayée par une cause inconnue et déviait de son chemin. La Moundine avait réussi à faire ses alliés de ceux-là mêmes qu’elle persécutait contre celui qui voulait les protéger et la châtelaine s’apprêtait, à sa grande honte, à entrer dans le jeu. Car elle savait bien, si elle raisonnait objectivement, que c’était Peire qui agissait correctement: il suffirait qu’elle parle à la prieure du couvent, au chapelain ou au curé, tous lui diraient qu’il fallait chasser la sorcière. Mais elle en avait une peur viscérale étayée par une foi inébranlable en son pouvoir, le tout soigneusement entretenu par Maria qui avait toujours connu la vieille et pouvait égrener un interminable chapelet de faits et de méfaits pouvant lui être attribués, de la vache mystérieusement malade à l’enfant inexplicablement mourant, en passant par la guérison miraculeuse du petit seigneur: tout ce qui portait le signe du malheur était associé à la Moundine, et ce n’étaient pas les quelques bonnes actions qu’on lui imputait qui pouvaient diminuer la terreur provoquée par sa seule évocation. Azalaïs ne voulait pas faire courir de risque à sa famille. Elle résolut de s’opposer à Peire, au risque d’affaiblir l’autorité du prévôt sur les villageois.

 

Elle le convoqua le matin suivant, lui relata sa dernière rencontre avec la sorcière – se gardant bien de faire allusion à la première – et lui demanda de laisser la vieille en paix pour la sécurité générale. Peire voulut discuter. Elle l’en empêcha, consciente de la faiblesse de ses arguments et d’autant plus intransigeante qu’elle sentait bien qu’elle ne faisait pas ce qu’elle aurait dû. Elle vit la déception de celui qui depuis plus de dix ans l’avait secondée, puis remplacée, avec une grande compétence et une irréprochable fidélité. Sa déception, son chagrin et sa révolte. Il lui dit, la voix vibrante de colère contenue, qu’il devrait cesser d’exercer ses fonctions après un tel désaveu, car il n’aurait plus aucune prise sur les paysans: si elle maintenait sa décision, il lui faudrait partir. La mort dans l’âme, elle répondit que c’était irrévocable et il fit ses adieux sur le champ. Elle eut voulu le retenir, sachant qu’il avait raison, mais elle ne trouva pas de mots et le regarda quitter la salle pendant que la honte s’installait en elle. Des années plus tard, elle se rappellerait cette scène en ressentant aussi vivement qu’au premier jour l’indignité et l’injustice dont elle s’était rendue coupable.

 

C’est Maria qui s’en fut chercher le salaire de la lâcheté, mais la Moundine ne voulait pas se priver du plaisir d’humilier la châtelaine et chargea la nourrice de lui dire de venir elle-même, à la tombée de la nuit, avec une mèche de cheveux de l’homme, si elle voulait obtenir un talisman pour conjurer le maléfice.

Le soir venu, Maria attendit Azalaïs avec les chiens, au bout du chemin, tandis que la châtelaine se dirigeait vers la cabane rendue plus sinistre encore qu’à l’habitude par la baisse du jour. À l’instant où elle entrait, une chouette passa au-dessus de sa tête dans un hululement qui lui glaça le sang et elle vit la sorcière jeter dans le feu une poignée de sel. Pendant qu’il crépitait, projetant des étincelles dans toute la hutte, la femme récitait l’incantation qui protège du mauvais sort dont cet oiseau est le messager:

Bè-t’en cauhèco
Que le Diàble t’esperreco
8 !

Azalaïs, impressionnée par la scène, se surprit à prier, mais elle se tut, désorientée, quand elle se rendit compte de l’incongruité de la chose: elle était dans la maison du Diable et c’était le Malin qui était invoqué pour protéger du malheur avec du sel et des phrases magiques. Dieu n’avait pas sa place ici. Quand les crépitements du feu eurent cessé, la Moundine se tourna vers elle et lui tendit la main. La jeune femme lui donna une mèche blonde niellée de quelques fils d’argent et, sans oser rien dire, malgré une terrible envie de partir, resta plantée, les bras ballants, comme si une volonté plus puissante que la sienne l’y obligeait, à regarder les momeries de la vieille et à se demander comment elle avait pu se mettre dans une situation pareille. En marmonnant des paroles incompréhensibles, la Moundine faisait passer les cheveux d’une main dans l’autre, les posait sur un petit objet en bois dont Azalaïs ne distinguait pas les contours, les reprenait, les posait encore. Puis elle en introduisit quelques-uns dans le creux de l’objet et, après avoir jeté les autres dans le feu, elle le tendit à la châtelaine en disant:

— Couds-le dans ses chausses.

Azalaïs rougit violemment en refermant sa main sur la grossière sculpture qui représentait un sexe d’homme en érection. La vieille, qui la guettait, ricana:

— C’est bien ce que tu veux obtenir, non?

La jeune femme ne répondit pas et s’enfuit, la main crispée sur le talisman qui représentait sa dernière chance d’une vie heureuse, et ce n’était qu’à cela qu’elle voulait penser pour effacer l’image de la sorcière et le malaise que cette évocation engendrait.

 

Elle hésita pourtant plusieurs jours avant de le coudre, en tremblant, dans les chausses d’Arnaut. La nécessité du secret et le sentiment de commercer avec le Malin la troublaient profondément et il fallut toute la force de persuasion de Maria pour qu’elle se résolve à profiter du sommeil de son époux pour obéir aux ordres de la sorcière. La nourrice avait fait valoir qu’il était inconséquent de ne pas aller jusqu’au bout de l’entreprise après avoir enduré les pénibles démarches auprès de la Moundine et le départ de Peire. Azalaïs aurait voulu décharger son âme de ce péché et s’en confesser au chapelain, mais Maria l’en avait empêchée: le religieux aurait exigé qu’elle jette le talisman et tout ce qu’elle avait fait n’aurait servi à rien. Elle se résigna donc à vivre avec ce remords, tour à tour confiante dans les vertus bénéfiques de l’objet et craintive qu’il ne soit malfaisant. Pouvait-on faire confiance à la sorcière? Malgré les allégations de la nourrice, elle n’en était pas sûre et elle était privée du réconfort de prier pour la réussite du charme, ne voulant pas mêler Dieu et le Diable dans une même cause. Depuis qu’il portait le talisman, elle observait Arnaut à la dérobée, mais le seigneur, tout à ses préparatifs de guerre ne passait plus beaucoup de temps dans la salle du haut; lors des repas, il s’efforçait d’être joyeux et animé pour encourager ses compagnons à qui l’attente et l’inaction commençaient de peser très fort, et la nuit, il s’endormait aussitôt. Maria, qui sentait ses doutes et son impatience, la réconfortait de son mieux, lui répétant qu’il fallait du temps pour que la magie fasse effet. La châtelaine la croyait un moment puis elle se reprenait à déplorer d’avoir provoqué tout cela: elle s’était humiliée devant la Moundine, Peire l’avait quittée et Arnaut restait chaste. Un échec sur toute la ligne.