CHAPITRE IX

 

E autresi˙m platz de senhor,
quan es primiers a l’envazir
en chaval, armatz, ses temor,
qu’aissi fai los sieus enardir
ab valen vassalatge.

 

«Et aussi me plaît le seigneur,
quand il est le premier à attaquer
à cheval, armé, sans peur,
et de cette façon enhardit les siens
avec vaillante bravoure.»

 

BERTRAN DE BORN.

 

 

 

 

 

Azalaïs observait Marie du coin de l’œil. Assise aux côtés de Garsenda, la fillette ourlait avec application une pièce de futaine destinée à son vêtement. Elle ne disait rien, la tête penchée sur son ouvrage, et l’on ne savait si elle écoutait les conversations à l’entour ou si elle poursuivait quelque songe secret. Cette enfant n’est pas heureuse, constata Azalaïs une nouvelle fois, et j’en suis responsable. Quand elle l’avait fait appeler pour l’informer de sa décision de la voir désormais dans sa suite, la petite fille l’avait fixée sans ciller, mais elle n’avait rien dit. Aux quelques questions de la châtelaine, elle avait répondu par monosyllabes et s’était ensuite renfermée dans le silence, accomplissant sa tâche sans se mêler aux conversations. Un après-midi, la petite Jeanne se dirigea vers la fillette de son pas encore hésitant et éclata d’un rire joyeux en s’accrochant à sa gonelle. Visiblement, le bébé avait envie de jouer et devait avoir l’habitude de le faire avec elle. Cependant, Marie ne bougeait pas et Azalaïs vit qu’elle lançait dans sa direction des regards apeurés: l’enfant la craignait et imaginait qu’elle n’avait pas le droit de se distraire de son travail. Azalaïs lui suggéra, d’une voix douce, de laisser son ouvrage pour s’occuper de Jeanne. Elle se leva gauchement, prit le bébé par la main et l’entraîna loin de sa mère. Quand elle se sentit suffisamment hors de vue, elle commença de se détendre et son comportement, enfin, fut celui d’une fille de douze ans: elle riait, se roulait par terre en tenant Jeanne à bout de bras, la chatouillait pour l’amuser, lui laissait tirer ses longues nattes, son petit visage aux traits pointus illuminé par la joie. Elle était aussi brune que Bieiris, sa mère, mais la ressemblance s’arrêtait là; elle n’avait rien de Bernart non plus, d’ailleurs. Azalaïs songea qu’il lui serait plus facile ainsi d’oublier les circonstances de sa naissance et de la traiter comme n’importe laquelle des filles de ses vassaux. Ses réflexions furent soudainement interrompues par une sonnerie de trompe qui venait du donjon et par le passage, à grand fracas, de l’un des guetteurs qui descendait l’escalier à toutes jambes et cria, sans s’arrêter:

— Une troupe! Il y a une troupe qui arrive en aval de la Save!

Donc, en provenance de l’Isle. Ce ne pouvaient être que Gaucelm et ses complices. Toutes les femmes se levèrent précipitamment et coururent aux fenêtres tandis que Guilhèm, qui s’ennuyait auprès de sa mère comme il se l’imposait tous les jours pendant quelques moments pour lui montrer ses bonnes dispositions, s’élançait à la suite du garde afin de ne rien perdre de ce qui allait suivre. L’alerte venait à peine d’être donnée que la basse-cour était déjà en ébullition: des valets amenaient les chevaux qu’ils harnachaient en hâte, d’autres apportaient les cottes de mailles qu’ils enfilaient sur les bras tendus. Les combattants furent équipés en un temps record parce qu’ils étaient sur le qui-vive depuis deux semaines et prêts à réagir à la moindre alerte. Vu que la bande annoncée n’était pas fort nombreuse, il était plus avantageux de se porter à sa rencontre de manière à engager le combat en rase campagne. En effet, si on laissait l’ennemi assiéger le château, il serait bien difficile à déloger, car il pourrait boucler les abords du pont-levis avec des forces minimes. Quand la troupe d’Arnaut fut prête, le seigneur, qui en avait pris la tête, se dirigea vers la porte, mais avant de la franchir, il se retourna et fit un signe d’adieu vers la fenêtre où sa dame était penchée. Elle lui répondit dans un élan de tout son corps. Elle eût voulu pouvoir le protéger, lui donner la victoire. S’interdisant de penser qu’il pourrait être vaincu, elle se jeta à genoux pour prier, mais se releva aussitôt, comme prise de folie, pour s’élancer vers le chemin de ronde d’où il serait peut-être possible de voir l’engagement.

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François attendait Guilhèm derrière l’appentis du forgeron: dès que l’alerte avait été donnée, il avait su que le jeune seigneur voudrait assister à la bataille et compterait sur lui pour l’y accompagner. Ils n’attendirent pas que les soldats soient prêts pour se faufiler dehors et gagner un poste d’observation adéquat. Ils se dirigèrent tout de suite vers la Save qu’ils suivirent jusqu’à un cèdre ramené d’Orient par les Croisés. L’arbre était magnifique et étalait avec majesté des branches qui se prêtaient admirablement à l’escalade. De leur situation élevée, les enfants voyaient grossir rapidement le nuage de poussière annonçant la venue de la bande, mais rien n’était encore visible du côté de la Moure. Guilhèm frémissait d’impatience et la crainte que son beau-père ne sorte pas à temps l’angoissait. En effet, il ne souhaitait pas sa défaite qui entraînerait son propre passage sous la coupe de Gaucelm, situation pire que celle qu’il vivait actuellement, car sa mère n’aurait plus alors le pouvoir de le protéger.

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Le vieux Guilhèm grimpa à la suite des femmes sur le toit du donjon en grimaçant de douleur à chaque pas: ses jambes le faisaient souffrir et il lui était plus pénible de monter un escalier que de chevaucher son vieux roncin. La chasse lui était encore permise, mais la guerre n’était plus à sa portée et cela le mettait en rage de partager avec les femmes le rôle de spectateur. C’est en grognant furieusement qu’il parvint à l’air libre et scruta la direction du nord de ses yeux affaiblis par l’âge. Pourquoi ne devient-on pas sage en perdant ses forces? se demandait-il une fois de plus en regardant avec envie Arnaut et ses hommes foncer vers l’ennemi. Il ne se résignait pas à ne plus vivre cette exaltation qui précède le combat et qu’il avait tant de fois connue dans sa jeunesse.

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Guilhèm avait judicieusement choisi son point d’observation: le choc des deux troupes se produisit non loin de lui. Il les avait vues arriver avec une excitation croissante et n’existait plus que par ses yeux avides. C’était la première fois qu’il était face à une vraie bataille: jusqu’à présent, il n’avait assisté qu’à des joutes amicales. Il fut déçu, tout d’abord, car le spectacle lui parut anodin: manquaient les hérauts, les trompes, les dames en atours de fête et les valets empressés à servir à boire. La guerre était moins spectaculaire que le tournoi, mais l’importance de l’enjeu, dont il était clairement conscient, compensa vite le manque de solennité. Les assaillants, qui arrivaient au trot, se mirent au galop quand ils ne furent plus qu’à un trait de lance de la troupe venant à leur rencontre. Les deux groupes s’entrechoquèrent au beau milieu d’un champ de froment dont les paysans venaient à peine de commencer la moisson. Les combattants se mêlèrent inextricablement. Les montures hennissaient de peur et de souffrance, les lances heurtaient les boucliers de fer, les combattants lançaient des invectives et des défis. Guilhèm, les yeux exorbités, essayait de discerner quelque chose dans la mêlée, alors que les serfs, réfugiés sous les arbres, n’osaient pas exprimer la colère qui montait en eux à la vue de la destruction de leur récolte par le piétinement des chevaux.

 

Soudain, deux cavaliers se détachèrent de la mêlée pour s’affronter en combat singulier. Guilhèm reconnut Arnaut; l’autre ne pouvait être que Gaucelm. Ils s’éloignèrent au galop puis se jetèrent l’un contre l’autre. La violence du choc des lances contre les boucliers les fit vaciller, mais ils restèrent en selle et repartirent jusqu’à leurs valets pour remplacer les lances brisées. Ils en rompirent quatre, puis tirèrent leurs épées. Pendant longtemps, ils ferraillèrent avec acharnement. Peu à peu, cependant, les mouvements perdirent de leur vivacité et de leur force. Les combattants s’épuisaient, mais aucun des deux ne parvenait à avoir le dessus. C’est leur cheval, au bout du compte, qui les départagea: celui de Gaucelm, dans un écart soudain, désarçonna son cavalier. Arnaut profita aussitôt de l’avantage et cloua son adversaire à terre, l’épée sur la gorge. Le vaincu se rendit et fut désarmé.

 

Pendant l’affrontement des chefs, le combat des autres belligérants s’était terminé à l’avantage de la Moure, mais Guilhèm, trop fasciné par le duel, n’en avait rien vu. Il n’y avait maintenant qu’une seule troupe composée de la réunion des deux groupes, l’un encadrant l’autre. Les perdants marchaient, sous la garde des vainqueurs dont les montures étaient au pas tandis que les valets de la Moure tenaient par la bride les chevaux des combattants désarmés. Guilhèm et François les rejoignirent en courant et se mêlèrent avec délices aux guerriers qu’ils écoutèrent avec passion commenter les péripéties du combat.

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En haut du donjon, on ne savait pas qui avait gagné et on se tint figé et silencieux jusqu’à ce que les chevaliers soient assez proches pour être identifiés. Les jeunes filles brûlaient de donner libre cours à leur excitation, mais ne l’osaient pas: la dame, la bouche close et les mains crispées, attendait d’un air farouche aux côtés de son oncle tout aussi muet. Les soldats approchaient lentement, fatigués par l’engagement, et il fallut patienter longtemps. Quand enfin ils furent à portée de vue, un homme se détacha, se porta en avant et agita l’oriflamme en direction de la tour. Azalaïs, reconnaissant Arnaut et les armes de la Moure, tomba à genoux en prononçant un fervent: «Merci, mon Dieu!» Elle eut une sorte de vertige à l’idée que ce n’était que le premier acte de guerre dans lequel Arnaut était impliqué depuis qu’il était le seigneur, qu’il y en aurait bien d’autres et qu’elle tremblerait chaque fois autant: même s’il ne répondait pas à toutes ses attentes, elle l’aimait de toutes ses forces et voulait le garder vivant. Elle pensa à tout cela en un éclair, se ressaisit aussitôt et vola vers la cour avec la légèreté d’une jeune fille. Arnaut arborait un air de triomphe tranquille et les vaincus, à l’exception de Gaucelm, se montraient piteux et repentants. Le chef de la troupe défaite avait l’œil sombre et ne paraissait pas prêt à implorer son pardon. Il n’y avait pas de blessés: seulement des casques bosselés et des lances brisées. Tandis que les hommes se dépouillaient de leur équipement et que les prisonniers étaient dirigés vers la salle par quelques gardes, Azalaïs se rendit à la chapelle pour une action de grâces en songeant que pendant qu’elle tremblait en haut de son donjon, Arnaut – elle l’avait tout de suite compris en le voyant – s’était bien amusé. Elle pensa avec dépit que la guerre n’est triste que pour les femmes: pour les hommes, c’est un jeu qu’ils sont toujours prêts à recommencer. Peu importaient les conséquences – et en cela, Arnaut était comme Bernart, son oncle, le duc d’Aquitaine et tous les autres: le plaisir de se battre primait tout. Avant de s’éloigner, elle avait vu le vieux Guilhèm, qui avait rejoint Arnaut pour le féliciter de sa victoire, frétiller d’excitation et de plaisir à la perspective d’entendre le récit des détails du combat. Le seigneur les lui relata bien volontiers, mais à sa question sur ce qu’il comptait faire des rebelles, il ne sut pas répondre, car il n’avait encore rien arrêté: il l’annoncerait avant le repas après l’avoir longuement pesé.

 

Arnaut aimait réfléchir à haute voix, avec un interlocuteur attentif, capable de voir les divers aspects d’une situation et apte à l’éclairer au besoin. Pour cela, le vieux seigneur ne lui aurait été d’aucun secours et c’est à la chambre des dames qu’il se rendit, quand il eut quitté sa tenue de guerrier, pour faire le point avec Azalaïs, car il se fiait à son jugement. À son entrée, les jeunes filles se turent, le dévisageant avec admiration. Elles étaient déjà toutes plus ou moins amoureuses de lui à cause de la beauté de son visage et de sa voix, et maintenant qu’il était auréolé du prestige du vainqueur, elles le trouvaient encore plus séduisant. Azalaïs, sentant le courant d’émotion sensuelle qui traversait son entourage rayonna de fierté parce qu’elle était l’épouse écoutée et tendrement aimée de cet homme vers qui convergeaient tous les rêves et tous les désirs.

 

Ils discutèrent longtemps pour bien évaluer les implications des décisions à prendre. Les vaincus étaient de deux sortes: d’une part les écuyers révoltés, d’autre part une bande de vagabonds appointés peu habitués à se battre selon les règles. Dodon n’avait pas voulu s’engager de manière visible en participant au combat ou en fournissant des guerriers dont chacun aurait su qu’ils étaient à lui: il s’était probablement contenté de soutenir la rébellion de ses deniers en échange de la promesse de la cession de quelques terres en cas de victoire. On décida que les soldats de fortune seraient envoyés se faire pendre ailleurs et qu’il faudrait songer, dans l’avenir, à créer avec Dodon des liens qui permettraient d’éviter le désagrément de l’avoir pour ennemi. Le seigneur de l’Isle avait des filles, peut-être accepterait-il que l’une d’elles soit fiancée à Guilhèm? En ce qui concernait les écuyers, ils convinrent qu’il fallait leur pardonner à tous sauf à Gaucelm: le cadet de Mont Blanc serait banni après avoir été dépouillé de son équipement et de sa monture. On pouvait supposer d’après leur comportement que les autres rebelles plieraient devant le seigneur et deviendraient dociles pour faire oublier leur traîtrise; Gaucelm, par contre, était trop aveuglé par sa haine pour que l’on puisse espérer en faire un vassal loyal. Il fut chassé aussitôt afin qu’il n’ait pas l’opportunité de recommencer à comploter. Il partit la tête haute, sûr de son bon droit. Tout le monde fut satisfait de le voir s’éloigner: les seigneurs qui savaient qu’avec son départ s’écartait le danger, ses anciens complices soulagés de voir leur sort dissocié du sien et les écuyers qui étaient las de faire garnison et se réjouissaient de retourner à la chasse. Guilhèm et François le suivirent de loin un moment dans le vague espoir de le voir s’effondrer, mais ils en furent pour leurs frais: jusqu’au plus loin que le regard put l’accompagner, il garda son port hautain et dédaigneux. Ses comparses comparurent devant l’assemblée des gens du château réunis dans la salle avant le repas du soir. Ils prêtèrent serment d’allégeance et Arnaut eut soin de ne pas les humilier, évitant ainsi de créer de funestes rancunes. Il les embrassa, les nomma ses frères et leur fit des présents. Les chevaliers, éperdus de reconnaissance, ne savaient plus que dire pour signifier leur attachement au châtelain de la Moure. Celui-ci, flanqué de son épouse, la véritable héritière qui le légitimait dans la place par sa présence à ses côtés, accueillait les protestations de fidélité avec un air avenant, se promettant, à part soi, de les mettre à l’épreuve avant de leur rendre sa confiance.

 

Chacun ressentait intensément le désir de fêter la fin de l’insécurité et l’heureux dénouement de la crise. Azalaïs et Garsenda prêtèrent main-forte à Maria pour obtenir que les serves des cuisines se surpassent et sortirent des réserves les épices les plus précieuses, celles que l’on gardait pour les occasions spéciales, pour faire, ce soir-là, un festin hors du commun. La châtelaine avait particulièrement soigné son apparence et quand elle entra dans la salle, vêtue de son bliaud de soie brodé d’or où scintillait un pendentif incrusté de rubis et de perles, un murmure d’admiration courut dans l’assistance. Elle s’assit aux côtés d’Arnaut qui la complimenta avec des accents vibrants. Durant le repas, il fut le joyeux convive habituel qui rit et plaisante avec ses compagnons, mais toujours il revenait à elle, lui effleurant sans cesse la main ou la jambe. Elle sentit poindre une espérance qu’elle ne voulait pas laisser éclore de crainte d’être déçue une fois encore, mais le temps passait, les attentions d’Arnaut continuaient et elle se sentait, malgré sa volonté de rester lucide, envahie d’un grand trouble. Après les confitures et les dragées, Arnaut alla remplacer le jongleur qui avait improvisé toute la soirée sur les faits d’armes de la journée et la vaillance du seigneur et, délaissant les chants guerriers, se mit à célébrer la dame:

Mout ai be mes mo bon esper,
cant cela˙m mostra bels semblans
qu’eu plus dezir e volh vezer,
francha, doussa, fin’ e leiaus,
en cui lo reis seria saus;
bel’ e conhd’, ab cors covinen,
m’a faih ric ome de nien
10.

L’idole sur son piédestal, pensa Azalaïs avec un serrement de cœur; il me caresse de la main et de l’œil, mais il chante quand même la dame inaccessible. Pourtant, peu à peu, le ton changea et se fit plus hardi:

Domna, ˙l genzer c’anc nasques
e la melher qu’eu anc vis,
mas jonchas estau aclis,
a genolhos et en pes,
el vostre franc senhoratge;
encar me detz per prezen
franchamen un cortes gatge
– mas no˙us aus dire cal fo –
c’adoutz me vostra preizo11.

Tout en chantant, il la regardait avec des yeux brûlants et fiévreux. Soudain, affolée d’espérance et de désir, elle reconnut les mots qu’il lui avait dits autrefois, quand elle avait accepté qu’il la voie se déshabiller. Son visage était pareillement suppliant tandis qu’il chantait:

Mal o fara, si no˙m manda
venir lai on se despolha,
qu’eu sia per sa comanda
pres del leih, josta l’esponda,
e˙lh traya˙ls sotlars be chaussans,
a genolhs et umilians,
si˙lh platz que sos pes me tenda12.

Elle eut alors une inspiration subite. À la fin de la chanson, après avoir lancé un long regard invitant au troubadour, elle se leva et, repoussant ses suivantes, à l’exception de la meilleure musicienne du groupe, Aénor, très empressée depuis sa demi-disgrâce, elle se dirigea vers la salle du haut. Elle installa la jeune fille avec sa viole devant le feu et s’enferma dans le champ clos des courtines accompagnée d’une unique servante. Quelques instants plus tard, elle entendit le froissement qu’elle osait à peine espérer: Arnaut était là, à la guetter par la fente de la tenture. Elle revit dans sa tête la scène vieille de plus de dix ans et s’appliqua à la reproduire: il fallait que tout se passe de la même façon, tout sauf la fin. Elle se fit déshabiller lentement et longuement coiffer, attentive aux soupirs qui lui parvenaient, si proches qu’elle croyait en sentir le souffle. Elle retarda le plus possible le moment d’enlever sa chemise, terrifiée à l’idée d’entendre les pas s’éloigner, l’ôta enfin, renvoya la servante, se tourna, nue, vers la courtine, tendit la main en un geste un peu tremblant et dit seulement:

— Viens!

Comme dans ses rêves, elle fut emportée et jetée sur le lit, et quand le corps d’Arnaut s’écrasa sur le sien avec un gémissement, elle pleura de bonheur.