Si˙l monz fondes, a maravilla gran
non l’auria, ni a descoivinenza,
s’escurzis tot sivals so que resplan…
«Si le monde se détruisait, cela ne me paraîtrait pas un grand prodige,
ni une inconvenance
si, tout au moins, tout ce qui resplendit s’obscurcissait.»
BERTOLOMÉ ZORZI.
Le garde auquel François avait donné sa pierre venait de disparaître à l’intérieur; il fut aussitôt remplacé par un autre. Un grand remue-ménage annonça l’arrivée des condamnés qui avancèrent, les mains liées, les uns derrière les autres, encadrés de nombreux gardiens. Les garçons observèrent leurs trognes sinistres. L’un d’eux avait au front une ecchymose qui saignait abondamment. On venait de le frapper. Pourquoi? Qu’avait-il fait? Guilhèm avait passé des heures avec ces hommes. L’avaient-ils laissé vivant? Le gardien ne reparaissait pas et leur tourment s’en trouva accru. Tout à coup, quelqu’un sortit. Il montrait des signes d’affolement et courait en criant:
— Le docteur! Qu’on amène le docteur!
Amadieu et François se lancèrent après lui et l’assaillirent de questions en courant à son rythme. Aux quelques mots que le soldat leur répondit, ils comprirent que la vie de leur ami était en danger. Ils continuèrent de le suivre. À l’hostellerie de l’évêché, il dut parlementer un moment avec le garde qui défendait la porte de l’infirmerie. Il parvint finalement à entrer, mais les garçons, qui espéraient se glisser à sa suite et entendre ce qu’il disait au docteur, furent refoulés et réduits à faire le pied de grue. Le soldat ressortit peu après, suivi du mire13 arraché au chevet d’un pèlerin expirant. L’homme de science, reconnaissable à sa tonsure de clerc et à sa robe d’écarlate, marchait avec une lenteur désespérante, et le messager, malgré tout son désir de le faire avancer plus vite, n’y parvint pas. À la suite du soldat, il traversa le bourg d’un pas digne et mesuré, les enfants faisant cortège et réprimant à grand-peine leur désir de le pousser pour presser le mouvement. Le docteur et le garde disparurent enfin à l’intérieur de la tour Cabirole. Amadieu et François s’accroupirent devant la porte pour attendre les nouvelles.
Mais bientôt sonna le couvre-feu: ils ne pouvaient plus rester là, il fallait qu’ils rejoignent au plus vite l’hostellerie de l’évêché où ils étaient logés. Ils retraversèrent la cité au pas de course et, s’apercevant qu’ils avaient faim, ils firent un crochet par les cuisines pour mendier quelques rogatons. Arrivés bons derniers, juste avant l’extinction des feux, ils s’allongèrent côte à côte dans le seul coin resté libre. Au bout d’un moment, d’une voix qui tremblait un peu, Amadieu murmura:
— Tu crois que Guilhèm…?
François l’interrompit brusquement:
— Tais-toi! Tu vas lui porter malheur.
Ils s’enroulèrent dans leurs couvertures, muets et malheureux, et ne bougèrent plus jusqu’au matin.
Le commandant de la tour Cabirole était moins fier que lorsque Amadieu était allé le trouver: si le jeune prisonnier qu’on lui avait expressément confié trépassait, il allait avoir de gros ennuis. Car Guilhèm, comme il l’avait dit par bravade à ses compagnons de cellule, était réellement le protégé du comte – du moins, de Fortanier, ce qui, en l’occurrence, revenait au même.
En effet, avant le départ de la mesnie comtale, le vieux Guilhèm avait eu un entretien avec Fortanier. Bien que ce dernier soit plus jeune, ils avaient combattu ensemble, aux côtés du comte précédent, et se tenaient en grande estime. L’Ancien voulait que Guilhèm jouisse de la protection de Fortanier. Il ne lui demandait pas de la douceur, ni de l’indulgence pour l’enfant – il ne les eût d’ailleurs pas obtenues – mais l’assurance qu’on lui donnerait la possibilité de réparer ses premières sottises jusqu’à ce qu’il apprenne à être raisonnable. Fortanier, par affection pour son ancien compagnon avait promis, et il tenait toujours ses promesses: il avait aussitôt affecté un de ses hommes à la surveillance de Guilhèm avec ordre de limiter les dégâts, s’il y avait lieu. L’occasion ne s’était pas fait attendre.
Sur la place du marché de Comminges, à l’insu des protagonistes, le cavalier qui suivait les garçons avait observé avec attention le déroulement de l’incident. Il était intervenu aussitôt en arrêtant, de sa cravache, le marchand qui suivait Guilhèm et les gardes en vociférant. Il lui avait lancé une monnaie et celui-ci, changeant d’attitude, l’avait remercié servilement et était revenu à son étal. L’attroupement suscité par les cris s’était dispersé dès que le marchand s’était tu, et le trio, composé de Guilhèm et des deux gardes, s’était dirigé vers la tour Cabirole dans l’indifférence générale. Le cavalier avait tourné bride aussitôt pour aller faire son rapport à Fortanier, qui avait réfléchi un instant et décidé, pour punir le coupable, de le laisser moisir au cachot jusqu’au départ de Comminges. Le garde s’était aussitôt rendu sur les lieux de la détention, avait rencontré le commandant de la tour, et lui avait transmis les ordres de Fortanier. Il était reparti avec la promesse qu’il n’arriverait rien de plus à Guilhèm qu’un séjour très désagréable qui l’inciterait désormais à réfléchir aux conséquences de ses actes.
Or, le garçon avait été agressé par un brigand et il était fort mal en point. Pendant que l’un de ses gardes allait chercher le docteur à l’évêché, le commandant avait mobilisé tous ses hommes afin d’effacer les conditions réelles de la détention de Guilhèm. Il l’avait fait transporter, toujours inconscient, dans un réduit propre attenant à la salle, avait ordonné qu’on lui retire ses vêtements souillés et qu’on les nettoie. Puis, ne sachant que faire devant le visage exsangue de l’enfant, inquiet et furieux parce que le médecin n’arrivait pas, il tournait en rond et houspillait tout le monde et principalement son lieutenant, qui était aussi son partenaire aux échecs, lui reprochant de ne pas lui avoir conseillé d’écouter l’ami de Guilhèm dans l’après-midi. L’autre ne répondit pas. Qu’aurait-il pu dire devant autant de mauvaise foi? Mais il priait Dieu que l’enfant soit sauvé, pour leur bien à tous.
Alors que le commandant envoyait, pour la dixième fois, quelqu’un voir si le docteur arrivait, la sentinelle qui venait d’être relevée entra, traînant une femme par la main et dit:
— C’est la Jeanne du Bousquet. Elle guérit mieux que le mire.
Le lieutenant, qui était sur le seuil, jeta un regard interrogatif au commandant qui dit avec impatience:
— Bien sûr, qu’elle vienne! De toute façon, on n’a rien de mieux.
La femme entra. Petite de taille, pourvue d’une abondante poitrine et d’un visage empreint de bonté, elle n’avait rien de remarquable qui puisse la désigner comme guérisseuse, et le commandant, après l’avoir regardée, haussa les épaules avec exaspération. Nullement troublée par la froideur de l’accueil, elle s’avança vers la couche où reposait l’enfant, approcha son oreille de ses lèvres bleuies puis, percevant un souffle léger, elle joignit ses mains pour appuyer sur la poitrine du gisant avec une grande force et sur un rythme régulier. Le lieutenant voulut l’en empêcher, craignant qu’elle ne l’achève, mais le commandant l’arrêta: il fallait tout essayer. Les soldats s’approchèrent et firent cercle autour du grabat, à regarder fixement le visage de Guilhèm dans l’espoir d’y voir un souffle de vie. Ils respirèrent mieux quand, après quelques minutes d’efforts, la femme réussit à lui tirer un gémissement. Elle continua ses gestes un moment, jusqu’à ce qu’il ouvre les yeux. On entendit alors le garçon murmurer, d’une voix faible: «Maria», et il referma ses paupières avec un sourire extatique. Elle le berça un moment, puis elle se releva et dit aux hommes qui se regardaient avec perplexité:
— Il m’a sans doute prise pour sa nourrice. Laissez-le en paix, il va dormir maintenant.
Cependant, à l’entrée, on entendit un grand bruit: c’était le garde qui arrivait avec le médecin. Quand le savant homme vit la guérisseuse dans la salle, il fronça le nez de mépris. Pendant que le lieutenant éloignait la femme et la dédommageait pour sa peine, le commandant, qui ne voulait pas offenser le médecin, mais ne voulait pas non plus qu’il touche à son blessé de crainte qu’il ne défasse ce que la Jeanne avait fait, se confondait en salamalecs, prétendant que le garde avait interprété ses ordres de travers et qu’il n’y avait jamais eu lieu de déranger un personnage aussi important que lui. Le docteur, fort mécontent, s’en retourna, accompagné avec beaucoup de déférence par un autre garde qui tenait une torche en avant de lui pour éclairer son chemin.
Entre temps, la Jeanne était revenue avec un onguent qu’elle appliqua sur le cou meurtri de Guilhèm. Puis elle laissa le pot et s’en retourna chez elle après avoir recommandé de lui en mettre pendant quelques jours.
Le commandant, soulagé, fit apporter du vin pour tout le monde: après de telles émotions, ils avaient bien besoin d’un réconfort!
Dès leur réveil, Amadieu et François, sans même prendre le temps de manger, dévalèrent les rues du bourg jusqu’à la tour Cabirole. La sentinelle leur était inconnue et ils ne purent rien en obtenir: le commandant, qui tenait à ce que l’affaire ne s’ébruite pas, avait interdit à ses hommes d’aborder le sujet avec des étrangers au service. Ils repartirent, déçus et inquiets, et retournèrent à leurs tâches. Amadieu fut vertement tancé pour sa défection de la veille et son retard du jour même; quant à François, son cas fut réglé de façon plus sommaire et plus brutale: c’est un solide coup de pied au derrière qui le remit au travail. Cela ne les empêcha pas de retourner rôder aux environs de la tour à la première occasion, mais ils durent attendre l’après-midi pour voir enfin arriver au poste de garde la sentinelle du jour précédent. L’homme était surveillé et ne put leur donner de détails, mais il les rassura: bien que leur ami en ait vu de dures, il était tiré d’affaire. Maintenant, il ne risquait plus rien: le commandant en personne veillait à son confort.
Quand Guilhèm sortit du sommeil, il avait un violent mal de tête et sa gorge le faisait beaucoup souffrir. Il porta les mains à son cou et les retira aussitôt: le moindre contact était douloureux. Il se remémora les événements de la veille pour se réjouir d’être vivant et d’avoir été transporté hors du cachot. On l’avait mis dans un endroit propre et on l’avait nettoyé. Il se sentait bien. Il ne voulait pas penser au vol du fromage, ni à ses conséquences. Pas encore. Un garde lui apporta du bouillon, qu’il but avec difficulté, et il se rendormit, s’enfonçant délicieusement dans l’oubli de ses malheurs.
Il resta ainsi pendant trois jours, à refaire ses forces: la violence des émotions qu’il avait vécues l’avait épuisé. Il serrait dans sa main la pierre porte-bonheur de François. Il ne savait pas comment elle lui était parvenue, mais quand il l’avait trouvée sous son oreiller, il avait éprouvé un grand réconfort. Le commandant venait régulièrement s’informer de sa santé; il se comportait aimablement et semblait satisfait que son prisonnier se remette bien. Peu à peu, Guilhèm devenait plus confiant, car on le traitait comme un convalescent et non comme un criminel. Le quatrième jour, il se réveilla en pleine forme, pris d’un terrible besoin de bouger. Le commandant le trouva grimpé sur un escabeau, en train d’essayer d’apercevoir l’extérieur par la fente de la meurtrière. Il rit en le voyant et remarqua:
— On dirait que ça va mieux.
Guilhèm rougit de confusion, mais l’autre ajouta:
— Que penserais-tu de sortir d’ici?
Une bouffée de joie l’envahit et il balbutia:
— Vraiment? Je peux?
— Vraiment. Mais tu dois aller aussitôt trouver Fortanier. D’ailleurs, un garde va t’accompagner.
La grande joie fut un peu douchée: Fortanier risquait d’être sévère. Néanmoins, il allait quitter la prison: c’était le plus important.
Quand il sortit, la lumière l’éblouit. Dans le sombre réduit où il avait été enfermé, le soleil se résumait à un trait d’or sur les dalles, quelques heures par jour. Passer de la pénombre à l’intensité lumineuse de la fin de cette matinée de juillet lui faisait cligner les yeux comme à un animal nocturne. Il se sentait un peu faible d’être resté allongé et, après le silence carcéral, l’animation du bourg l’étourdissait un peu. Il lui semblait avoir été mis entre parenthèses pendant bien plus longtemps que sa réclusion n’avait duré en réalité et il savait qu’il n’était plus le même qu’à son départ de la Moure. Parmi les choses qu’il avait comprises, l’une d’elles s’imposait davantage: il n’était plus le fils unique et chéri de la dame de la Moure, héritier de la seigneurie, mais un garçon parmi les autres, qui avait à faire sa place dans un monde plein d’embûches, aux règles précises et aux dangers réels.
Pendant ces trois derniers jours, il s’était préparé à l’inévitable entrevue avec Fortanier, entrevue qu’il redoutait beaucoup. Mais elle ne se déroula pas comme il l’avait imaginée: à la place des imprécations et du sermon qu’il attendait, il n’eut droit qu’à un regard froid, qui le jaugeait, et sous lequel il se sentit faible et petit. Comment se justifier quand l’on ne vous accuse de rien? Fortanier ne posa pas de questions. Il fit seulement un commentaire auquel Guilhèm répondit avec un acquiescement vague et tremblé:
— J’estime que tu as eu ton châtiment et je compte que la prochaine fois que tu paraîtras devant moi, ce sera pour être félicité.
Guilhèm remercia et sortit avec l’impression d’avoir été floué: si Fortanier l’avait puni, ils auraient été quittes, mais là, il le laissait partir comme quelqu’un à qui on pouvait faire confiance, et pour garder l’estime de lui-même, il se devait de le mériter.
Il songea que ses amis devaient être à leur tâche: Amadieu avec les cottes de mailles et François, le fumier des chevaux. La matinée touchait à sa fin, et il les attendit dans la cour, assis sur le bord de l’abreuvoir d’où ils étaient partis à l’aventure le premier jour. Les deux garçons ne tardèrent pas. Quand ils le virent, ils se précipitèrent sur lui, et tous trois se tinrent longuement embrassés. Puis les questions fusèrent auxquelles Guilhèm ne savait comment répondre tellement les mots se bousculaient dans sa tête. Son premier geste fut de tendre la pierre porte-bonheur à François en affirmant:
— Elle m’a aidé, tu sais. Je devrais être mort.
Les premiers mots étaient dits, le reste vint tout seul. Les deux garçons écoutèrent, bouche bée, le récit de leur ami. À la fin, Amadieu remarqua:
— Si nous avions écouté François, rien ne serait arrivé.
Guilhèm était parvenu à la même conclusion au terme de ses trois jours de captivité et il proposa à Amadieu de se fier, dorénavant, au bon sens de François: quand il crierait «danger», ils arrêteraient tout.
Les deux jeunes seigneurs mirent leurs mains dans celles du petit paysan et jurèrent, solennellement, de tenir compte désormais de ses conseils. François en tira une grande fierté. Malgré tout, dans son esprit, il ramenait sa fonction de guide à ses justes limites, car il savait ce que vaut un pouvoir moral – tel que celui qu’ils venaient de lui conférer – par rapport à la vraie puissance – celle dont la naissance et la richesse les avaient eux-mêmes abondamment pourvus. Pour l’aider à la modestie, il avait le souvenir troublant d’un événement inexplicable: l’éloignement, par la dame de la Moure, de Peire à qui, auparavant, elle avait témoigné confiance et attachement. Ainsi, sa promotion au rôle de garde-fou, si elle le satisfit, ne l’aveugla pas, et ce fut très bien ainsi, car au cours des années qui suivirent, bien qu’il tentât toujours de les conseiller au mieux de son jugement, non seulement il ne fut pas toujours écouté, mais fut même parfois écarté des entreprises qu’il voulait empêcher ou dont il aurait souhaité tempérer les excès. Il les aida, néanmoins, bien des fois, à éviter de se mettre dans des situations difficiles, ou à en sortir, et ils le traitèrent le plus souvent sur un pied d’égalité.
Ils se gardèrent par la suite de rien commettre d’aussi grave, et leur formation s’accomplit selon le cours normal. On leur enseigna ce que doivent savoir les petits seigneurs: combattre, trousser des vers et des servantes, tricher aux dés. Familiers de Bernart le Fils, l’aîné des garçons du comte, à peu près de leur âge et formé avec eux, ils étaient des éléments actifs de l’essaim de jeunes qui évoluait autour du futur héritier du comté. François, toujours dans l’ombre des deux autres, apprit les mêmes choses qu’eux. Dans ce groupe, qui singeait celui de leurs aînés et faisait nombre de ses apprentissages en les imitant, le statut de François était flou, mais il y était admis en raison de la grande amitié que Guilhèm et Amadieu lui témoignaient et de son habileté en tout: il se battait, chassait, dansait et rimait aussi bien que les autres, parfois mieux. Tous ces jeunes, exempts des soucis et des responsabilités qui leur incomberaient quand ils succéderaient à leurs pères, formaient une joyeuse bande qui profitait au mieux des plaisirs de la vie courtoise.