CHAPITRE X

 

Quan lo rius de la fontana
s’esclarzis, si cum far sol,
e par la flors aiglentina,
e˙l rossinholetz el ram
volf e refranh ez aplana
son dous chantar et afina,
dreitz es qu’ieu lo mieu refranha.

 

«Quand le ruisseau de la source
devient plus clair, comme il le fait d’habitude,
et apparaît la fleur de l’églantier,
et que le rossignol sur la branche
répète, module, adoucit
sa douce chanson et l’affine,
il est juste que je répète la mienne.»

JAUFRÉ RUDEL.

 

 

 

 

 

Le retour d’Aimery et de sa troupe passa à peu près inaperçu, car il se produisit pendant que Guillaume de Montmaur prenait en mains tant bien que mal le gouvernement de Toulouse et que le duc d’Aquitaine préparait son départ en croisade. Les comtes de Foix, de Béziers et de Comminges, qui avaient empêché le duc d’Aquitaine de se lancer à la poursuite de Blanche de crainte qu’il n’en profite pour annexer des domaines leur appartenant, car ils n’avaient aucune envie de se trouver dans la situation d’Alphonse Jourdain et encore moins d’entrer en guerre contre le puissant duc, avaient préféré ignorer l’expédition punitive menée contre un obscur vassal dès lors qu’elle ne les menaçait pas. Selon leurs critères, tout s’était déroulé au mieux puisque le frère avait récupéré sa sœur sans se venger ni créer d’incident. Les femmes aussi étaient satisfaites du dénouement, tant celles qui se réjouissaient de voir Blanche définitivement rayée du nombre de leurs rivales que celles qui l’aimaient et se réjouissaient qu’elle soit enfin parvenue à son but. Philippa l’eut préférée auprès d’elle, mais la sachant heureuse, elle offrit à Dieu ce nouveau sacrifice. Les garçons, un peu inquiets de l’accueil qui leur serait réservé, furent vite rassurés: ils revinrent du Port-Vieux comme l’on rentre de la chasse, sans trop soulever de curiosité ni encourir de reproches pour s’être lancés sans permission dans cette aventure.

 

À Toulouse, toutes les énergies étaient mises au service de la croisade ducale. Il fallait réunir des hommes, des chevaux et des vivres, mettre à contribution la ville et les couvents pour couvrir les frais, envoyer des courriers en Aquitaine et en Poitou afin d’assurer l’intérim plus longtemps que prévu. Le duc qui n’avait même pas pris le temps d’assurer sa mainmise sur la cité avant de repartir ignorait que Toulouse, qu’il croyait sienne, attendait patiemment de voir la poussière derrière son cheval pour retourner à Alphonse Jourdain. La duchesse, pressée d’aller à Lespinasse et ennuyée par toute cette ardeur guerrière priait que le départ ne tarde pas trop. Elle avait hâte de rejoindre Robert d’Arbrissel qui s’y était rendu directement après sa retraite et surveillait les premiers travaux. Les comtes de Foix, de Béziers et de Comminges avaient annoncé que le départ pour leurs terres aurait lieu le lendemain de la fête d’adieux et la dame de la Moure vivait intensément ses derniers moments avec son amie et son époux.

À l’annonce de la décision de Guillaume, Arnaut avait eu une sorte d’illumination. Il y avait vu la réponse de Dieu à ses propres tourments: il devait se croiser pour obtenir le pardon divin. Il en fit aussitôt part à Azalaïs. Elle eut l’impression que tout ce qui lui avait paru sûr s’effondrait autour d’elle, mais elle ne protesta pas ni ne se plaignit: la décision était prise de toute manière, et irrévocable. Trop chrétienne pour souhaiter enlever à Dieu un de ses soldats, elle n’eut pas de révolte, seulement une grande peine. La crainte de ne plus revoir Arnaut sur cette terre l’effleurait souvent, mais elle n’avait guère de temps à consacrer aux réflexions moroses: il fallait équiper le guerrier et ses compagnons, prévenir les familles des jeunes gens qui le suivraient, demander à tous les vassaux de contribuer aux débours. Elle s’y lança à corps perdu pour échapper à la tentation de se noyer dans ses larmes et arriva à la dernière soirée avec l’impression que le temps s’était accéléré sans qu’elle y ait pris garde. La panique alors l’envahit, et le désespoir.

 

Parmi les jeunes gens, des liens s’étaient noués, que les parents n’entérineraient pas. Promises à d’autres que ceux qui leur plaisaient, ou bien au couvent, les filles entendaient profiter de cette ultime rencontre pour laisser à leurs admirateurs un souvenir inoubliable. Pour cela, elles s’apprêtaient avec plus de soin encore que de coutume. Les larmes viendraient après, lorsqu’elles verraient les garçons s’éloigner d’un côté alors qu’elles-mêmes s’en iraient d’un autre. Pour l’heure, elles ne voulaient pas y penser: il fallait être belles, plus belles que les autres jours, et plus belles que les autres.

 

Brunemarthe se parait sans conviction: Guilhèm ne la regarderait pas plus que d’habitude. Il était demeuré son chevalier servant pendant tout le séjour – les apparences étaient sauves –, mais jamais il n’avait manifesté un réel intérêt pour sa fiancée. Depuis l’enlèvement de Blanche, il semblait s’être éteint. Ses yeux cernés trahissaient le manque de sommeil et son refus de participer aux plaisanteries de ses amis, sa détresse. Depuis le rapt, la seule activité qui le ramenait à la vie était la chasse. Il s’y donnait avec acharnement, jusqu’aux extrêmes limites de ses forces. Son regard s’éclairait alors d’une lueur sauvage que ses amis n’aimaient pas.

 

François en parlait à Marie. Il était soucieux pour Guilhèm et espérait que l’éloignement de Toulouse parviendrait à distraire son ami du chagrin qui le rongeait. Mais ce départ, qu’il souhaitait pour Guilhèm, il le redoutait beaucoup pour lui-même: il allait falloir quitter Marie. Il savait qu’il aurait une grande nostalgie de leurs chastes rencontres sur le chemin de ronde. Marie lui avait fait confiance d’emblée et il en avait été profondément touché. Jamais il n’en eût abusé et, bien qu’au fil des jours ses désirs fussent devenus plus forts, il n’avait jamais essayé d’obtenir autre chose que la main de Marie glissée sans méfiance dans la sienne. Il ne voulait pas la compromettre, ni la rendre malheureuse. Il savait qu’elle ne pourrait pas être sa femme: tout les séparait. Elle le savait aussi, mais ils n’en parlaient jamais. Au contraire, ils évoquaient le temps où, lorsque Guilhèm reviendrait à la Moure et épouserait Brunemarthe, le compagnon de l’un et la confidente de l’autre se verraient à nouveau réunis. Ils n’allaient pas plus avant dans leurs espérances, feignant d’ignorer que leur pudique relation ne leur suffirait pas toujours.

Azalaïs avait résolu de rejoindre la Moure dès après le départ des Croisés. Elle avait renoncé à rencontrer Robert d’Arbrissel: la seigneurie avait besoin d’elle. En cette dernière soirée toulousaine, assise auprès d’Arnaut qui lui consacrait ses derniers moments, elle observait intensément ceux qu’elle aimait et dont elle allait se séparer. L’aspect maladif de Philippa s’était accentué. Plus maigre encore, s’il était possible, et plus émaciée, elle était au bout de sa vie et seul son grand projet lui donnait la force et la volonté de s’accrocher à l’existence. Azalaïs imaginait assez bien la duchesse décider paisiblement de se coucher pour ne plus se relever lorsque le couvent serait terminé. Ce serait vraiment un adieu qu’elles se diraient le lendemain.

 

À la table des jeunes, aux côtés de Brunemarthe qu’il ne regardait pas, Guilhèm affichait sa tête de carême. Hormis le premier jour, jamais elle ne l’avait vu rire ni s’amuser, et elle regardait avec incrédulité et tristesse le jeune homme se morfondre dans son chagrin d’amour. Elle s’en était plusieurs fois entretenue avec François qui avait eu du mal à la tranquilliser, car il était très inquiet. À elle seule le compagnon de son fils avait confié la tentative désespérée de Guilhèm d’enlever Blanche et son refus actuel de parler à ses amis qu’il rendait sans doute responsables de son malheur. Il était toujours si excessif en tout! Azalaïs voulait se persuader qu’il oublierait vite sa peine de cœur, car il était très jeune, et elle n’était pas prête à affronter l’émotion qui la prit quand il chanta.

 

Cette dernière soirée, pour laquelle le duc avait fait solliciter tous les talents, permit aux convives de réentendre les chants qu’ils avaient aimés pendant leur séjour. La comtesse de Comminges, affligée du total oubli dans lequel Guilhèm la tenait, avait eu l’idée de parler de la belle voix du jeune homme. Elle espérait qu’en chantant les cansos du temps où il la courtisait il se souviendrait de son existence et recommencerait de l’aimer. C’est avec cet espoir qu’elle attendait impatiemment qu’il se produise.

 

Guilhèm aurait voulu refuser. Il était habitué à son chagrin et ne voulait pas en sortir. Mais on ne dit pas «non» au duc d’Aquitaine. Il se doutait bien que Jeanne était à l’origine de cette convocation et, pour se venger, il s’obligea à sortir de sa prostration pour préparer, avec Odon, un chant qui la ferait souffrir.

Quand il s’avança, au centre du fer à cheval que formaient les tables, beau et sombre, paré de l’auréole de son amour sans espoir – tout le monde, bien sûr, était au courant – un mouvement de curiosité passa dans l’assistance. Les femmes surtout et les jeunes filles, dont l’amour était un des grands centres d’intérêt, se firent attentives. Brunemarthe, qui avait espéré contre toute logique qu’il chanterait pour elle, se renfrogna en le voyant se tourner vers la comtesse et dire:

— Je dédie mon chant à ma suzeraine.

Jeanne s’épanouit. «Regarde-là, souffla Brunemarthe à Marie, on dirait une cloca16 qui gonfle ses plumes.» Mais cela ne dura pas, et le sourire s’effaça du visage de la comtesse dès les premiers mots qui la frappèrent comme une gifle. Avec une voix qui semblait porter toute la tristesse du monde, Guilhèm, sans plus regarder Jeanne, chantait:

Lanqand li jorn son lonc en mai
m’es bels douz chans d’auzels de loing,
e qand me sui partitz de lai
remembra˙m d’un’amor de loing.
Vauc, de talan enbroncs e clis,
si que chans ni flors d’albespis
no˙m platz plus que l’inverns gelatz17.

La sincérité de sa douleur rendait sa voix plus belle encore et tout le monde était suspendu à ses lèvres. Azalaïs, bouleversée, s’était agrippée à Arnaut. Guilhèm, abîmé dans son évocation de la dame lointaine, ne semblait pas conscient de l’effet produit. Il continua, le regard perdu:

Ja mais d’amor no˙m gauzirai
si no˙m gau d’est’amor de loing,
que gensor ni meillor non sai
vas nuilla part, ni pres ni loing.
Tant es sos pretz verais e fis
que lai el renc dels sarrazis
fos eu, per lieis, chaitius clamatz18!

La fin de la canso fut saluée par un tonnerre d’applaudissements et Guilhèm sembla se réveiller. Il remercia d’un sourire et retourna à sa place où on le vit montrer une animation inhabituelle. «Tu vois, chuchota Arnaut avec douceur, il va déjà mieux. Il va l’oublier, ne t’en fais pas.» Azalaïs regarda son époux avec reconnaissance, mais elle ne dit rien: si elle avait essayé de prononcer un mot, elle aurait fondu en larmes.

 

La soirée continua, avec des chants et des danses. Les plus âgés évoquaient les souvenirs de leurs propres croisades et les jeunes gens échangeaient des promesses qu’ils ne pourraient pas tenir. Les vins, servis à profusion, aidaient à atténuer la mélancolie de cette soirée d’adieux. Mais tous, aussi occupés qu’ils aient été de leur voisin ou de leurs souvenirs, se turent avec respect lorsque le chanoine de Saint-Sernin se leva, un livre à la main. Ils savaient de quoi il s’agissait, car on en avait beaucoup parlé, et chacun était curieux d’entendre lire le prélat. Ce manuscrit très précieux avait été offert au chapitre de la basilique pour servir à l’édification des pèlerins qui se rendaient à Compostelle prier saint Jacques. En effet, c’était un guide destiné à informer les voyageurs des périls de l’aventure. Depuis les pays du nord jusqu’à la destination méridionale, chaque contrée était décrite ainsi que les mœurs de ses habitants et les dangers encourus par les naïfs. Les Croisés s’apprêtant à suivre une partie du chemin des pèlerins, le religieux avait choisi de lire ce qui se rapportait aux deux fleuves qui coulent près du village de Saint-Jean de Sorde, car les dangers y étaient plus nombreux qu’ailleurs. Sa voix, habituée à l’ampleur des voûtes, emplit la salle du banquet de descriptions effrayantes. Tandis que les femmes pâlissaient d’horreur et que les hommes mûrs hésitaient entre le scepticisme que leur soufflait leur expérience et le respect dû à la chose écrite, le chanoine lisait:

— «Il est impossible de les traverser autrement qu’en barque. Maudits soient leurs bateliers! Leur bateau est petit, fait d’un seul tronc d’arbre, pouvant à peine porter les chevaux; aussi quand on y monte, faut-il prendre bien garde de ne pas tomber à l’eau. Bien des fois, après avoir reçu l’argent, les passeurs font monter si grande troupe de pèlerins que le bateau se retourne et que les pèlerins sont noyés; et alors les bateliers se réjouissent méchamment après s’être emparés des dépouilles des morts.»

Satisfait de l’attention des convives, qui l’écoutaient dévotieusement, le chanoine tourna avec respect les feuillets enluminés jusqu’à un autre passage qu’il avait marqué, et continua ainsi:

— «En un lieu dit Lorca, vers l’est, coule un fleuve appelé le ruisseau salé; là, garde-toi bien d’en approcher ta bouche ou d’y abreuver ton cheval, car ce fleuve donne la mort. Sur ses bords, nous trouvâmes deux Navarrais assis, aiguisant leurs couteaux: ils ont l’habitude d’enlever la peau des montures des pèlerins qui boivent cette eau et en meurent. À notre question ils répondirent de façon mensongère, disant que cette eau était bonne et potable; nous en donnâmes donc à boire à nos chevaux et aussitôt deux d’entre eux moururent, que ces gens écorchèrent sur-le-champ19

 

La lecture dura tant que le prélat ne sentit pas de signes de lassitude dans son auditoire. En habitué du public, il s’arrêta aussitôt qu’il perçut un relâchement d’attention et eut le plaisir de constater que lorsque les conversations reprirent, elles tournaient toutes autour de ce qu’il venait de lire. Les femmes étaient en grande inquiétude et les hommes, pestant intérieurement contre le chanoine, tentaient de les rassurer. Arnaut disait que les dangers étaient fort exagérés et qu’ils ne guettaient, de toute façon, que les voyageurs isolés. La troupe du duc d’Aquitaine était de taille à intimider bateliers et amateurs de dépouilles de chevaux empoisonnés. Mais Azalaïs ne le croyait pas: tout ce qui avait été dit était écrit dans un livre, c’était donc vérité. Que cette vérité concerne des pèlerins et non des soldats lui paraissait une distinction spécieuse et n’atténuait en rien son inquiétude.

 

La soirée menaçant de sombrer dans les larmes, le duc ordonna de reprendre les chants. Mais on ne pouvait échapper à la nostalgie ni à la tristesse et Guillaume dut se mettre à l’unisson. À la demande de ses proches, il accepta de chanter un vers qu’il avait composé autrefois, alors qu’il croyait mourir d’une blessure à la guerre, et son chant, poignant et mélancolique, vint clore la soirée:

Pos de chantar m’es pres talenz,
farai un vers, don sui dolenz:
mais non serai obedienz
en Peitau ni en Lemozin.

 

Qu’era m’en irai en eisil;
en gran paor, en gran peril,
en guerra laisserai mon fil;
faran li mal siei vezi.

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Tot ai guerpit cant amar sueill:
cavalaria et orgueill;
e pos Dieu platz, tot o acueill,
e prec Li que˙m reteng’ am Si.

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qu’ieu ai agut joi e deport
loing e pres et e mon aizi.

 

Aissi guerpisc joi e deport,
e vair e gris e sembeli
20.