CHAPITRE XI

 

celui perdiei c’a ma vida,
e’ n serai toz jornz marrida.

 

«J’ai perdu celui qui a ma vie,
et j’en serai toujours affligée.»

AZALAÏS DE PORCAIRAGUES.

 

 

 

 

 

Les visages étaient moroses sur le chemin du retour. À l’imitation de la dame de la Moure, parvenues dans le quartier de Saint-Cyprien après avoir franchi le pont sur la Garonne, les jeunes filles s’étaient arrêtées pour envelopper Toulouse d’un long regard, un peu surprises de voir la cité semblable à ce qu’elle était à leur l’arrivée alors qu’il s’était passé tant de choses. Avant de repartir, elles admirèrent pour la dernière fois, dans la lumière du matin, la formidable ceinture de pierre qui protégeait les habitants du bourg sachant que plus tard, quand elles évoqueraient la joyeuse parenthèse que le séjour toulousain avait représenté dans leur vie monotone, c’est cette image qui leur viendrait en premier. Plus d’une essuya une larme en se détournant pour reprendre la route.

 

Marie, tout en écoutant les perpétuelles doléances de Brunemarthe, effleurait souvent un objet dur qu’elle avait glissé dans son aumônière: c’était un présent de François qui lui avait offert son bien le plus précieux, un talisman qui la protégerait et lui rappellerait son ami. Il le lui avait donné la veille, juste avant qu’ils ne se quittent, et elle l’avait gardé dans sa main toute la nuit. La pierre avait pris la chaleur de son corps, et c’était un peu comme si elle tenait encore la main de François dans la sienne. Le bonheur que lui procurait ce contact l’aidait à supporter Brunemarthe sans trop d’agacement.

 

L’indulgence que Marie avait pour son amie n’était plus aussi inconditionnelle: elle s’était usée peu à peu, à mesure que la vraie nature de la jeune fille devenait plus évidente. La mesquinerie qu’elle avait montrée envers sa sœur Laure avait ébranlé Marie, mais ce qui l’avait déçue plus que tout, c’était la joie que Brunemarthe avait affichée sans vergogne en apprenant l’infortune de Blanche. Aigrie par son échec avec Guilhèm, Brunemarthe avait de la rancune pour Marie qui vivait son idylle avec un visage de bienheureuse et elle l’accablait de sarcasmes. Ne laissant jamais passer l’occasion de rappeler que le jeune homme était un paysan et que son amie était dépourvue de dot, elle concluait, méchamment satisfaite: «Il n’y a pas d’avenir pour vous.» Marie savait que Brunemarthe était malheureuse et que c’était pour cela qu’elle était aussi mauvaise mais, sans cesse blessée par ses flèches, elle ne pouvait s’empêcher de l’aimer moins. Brunemarthe, qui le sentait, redoublait de hargne et d’agressivité, à tel point que Marie la délaissa de plus en plus, d’autant qu’Azalaïs, affligée elle aussi, avait besoin de réconfort.

 

La châtelaine quittait Toulouse le cœur en lambeaux. Le séjour ne lui avait apporté que des peines: elle y avait appris la mort de Mahaut et pressenti celle de Philippa, vu son fils rongé de chagrin et perdu son époux. À l’annonce de la décision d’Arnaut, un funeste présage l’avait assaillie, qu’elle ne parvenait pas à chasser de son esprit, et ce n’était pas le souvenir de la lecture du chanoine qui pouvait la rassurer. La tristesse des jeunes filles ajoutait à son accablement. Plusieurs d’entre elles avaient quitté un amour sans espoir de retrouvailles et elle comprenait leur amertume, car elle se souvenait de son propre déchirement lorsqu’elle avait dû renoncer à Hugues autrefois. La vue de Brunemarthe et de Marie ajoutait à son chagrin, car le visage hostile de l’une laissait prévoir qu’elle ferait souffrir son entourage pour se venger, et l’expression béate de l’autre, qu’elle pleurerait un jour son amour impossible. Et elle portait aussi le souci de Guilhèm: il allait être fait chevalier en même temps que l’héritier de son suzerain, et courrait de grands dangers en allant tournoyer au loin avec lui et toute la troupe des jeunes. L’avenir lui apparaissait noir et triste et elle se demandait à quoi servait de vivre si l’on était toujours malheureux et inquiet.

 

À la traversée d’un village, une scène macabre la sortit de sa prostration et la força à réagir. Leur convoi fut arrêté dans le centre du bourg par un grand concours de peuple et elle demanda aux gardes de s’informer du motif de l’attroupement. On lui apprit que la justice ecclésiastique s’apprêtait à faire pendre un condamné. Ne pouvant plus avancer, elle descendit de sa monture et s’approcha, suivie des jeunes filles, pour assister à l’exécution. Les paysans, respectueux, les laissèrent passer. Azalaïs, qui s’attendait à une banale pendaison, fut surprise de voir deux hommes porter le condamné dont l’un tenait la tête et l’autre les pieds. À le voir parfaitement rigide, elle comprit que c’était un cadavre que l’on allait pendre: la peine encourue par ceux qui s’enlèvent volontairement la vie. Alors, elle se détourna du spectacle, s’en fut à l’église toute proche et pria avec ferveur. Ce n’était pas pour le malheureux qu’elle priait, car son âme ne pouvait plus être sauvée puisqu’il avait commis le crime le plus terrible qui soit et serait damné pour l’éternité, mais elle priait pour elle-même, pour que le Seigneur la garde à jamais d’un tel geste de désespoir et l’aide à apprécier les moindres plaisirs de l’existence.

 

Le voyage continua et le chagrin se fit moins vif: on avait recommencé à vivre. Azalaïs demandait l’hospitalité aux mêmes moines qui les avaient accueillis quelques semaines plus tôt; ils réclamaient des nouvelles de l’absent et se réjouissaient pour lui qu’il ait la chance de servir Dieu de la manière qui Lui plaisait le plus. Il y gagnerait l’indulgence du Seigneur pour ses fautes et s’il était occis par les païens, il irait directement en paradis. Ah oui! disaient les moines, Arnaut avait bien agi et sa femme devait être fière de lui. Alors, Azalaïs, peu à peu, se résignait et se prenait à imaginer une fin heureuse à cette aventure. Elle laissait une offrande aux moines, afin qu’ils prient pour le Croisé, et elle repartait un peu moins triste.

 

À l’approche de la Moure, sa pensée se détourna de ceux qu’elle venait de quitter pour se porter vers celles qu’elle allait retrouver. Elle en oublia sa morosité. En pénétrant dans le village, elle ralentit pour savourer le plaisir de rentrer chez elle après plusieurs mois d’absence. Les vieux se levaient de leurs bancs pour la saluer et le curé vint en hâte au-devant d’elle pour bénir son retour. Elle s’arrêta un instant, regarda la masse imposante du château, et ressentit une grande joie: c’était le lieu qu’elle aimait, il lui apporterait la paix. Quand elle entra, elles étaient toutes là à l’attendre: Maria pareille à elle-même, Garsenda de plus en plus fragile, la petite Jeanne frémissante d’excitation, et Flamme, bien sûr, qui avait devancé tout le monde et gémissait de bonheur. On s’embrassa, on se donna des nouvelles et on s’installa.

 

Azalaïs voulut aller tout de suite au jardin. Maria ne vint pas, son dos la faisait trop souffrir. Alors, elle partit avec Marie et Jeanne. Flamme, la voyant prendre un panier, avait compris où elle allait et manifestait sa joie de l’accompagner en agitant la queue. Azalaïs la caressa et l’encouragea de la voix. La chienne la suivit. Mais la dame se retournait souvent, car il y avait quelque chose qui l’étonnait chez l’animal sans qu’elle soit capable de préciser de quoi il s’agissait. Jeanne babillait. Sa mère l’approuvait de temps à autre d’un signe de tête, ne l’écoutant toutefois que d’une oreille, car elle était préoccupée par l’aspect de la chienne. C’est quand le pas de la bête s’appesantit et que son souffle devint court qu’elle comprit: Flamme marchait avec une certaine maladresse, comme si elle avait une raideur dans les reins. Azalaïs s’arrêta et la chienne en profita pour s’asseoir. Elle s’accroupit auprès d’elle et lui palpa doucement le dos, lui tirant une légère plainte. Jeanne, questionnée sur la santé de la chienne les jours derniers, ne sut rien dire: Flamme lui avait paru comme d’habitude. Azalaïs décida de retourner au château: si elle avait continué, la chienne se serait obstinée à la suivre et elle avait l’air trop fatiguée pour cela. Engagée dans le chemin de retour, elle l’appela sur un ton doux et persuasif. Flamme tenta de se relever, mais n’y parvint pas: il fallut la porter. Pendant que Jeanne courait en avant pour alerter Maria, Azalaïs prit la chienne dans ses bras et la transporta, aidée de Marie, jusqu’à la chambre des dames. Maria avait allumé un feu et posé un tapis juste devant la cheminée. Elles y installèrent Flamme qui leur lécha les mains en signe de reconnaissance. Azalaïs, après avoir confié la chienne à Marie, se précipita à la cuisine pour lui préparer une décoction d’herbes. Maria, qui l’observait d’un œil sceptique, finit par dire:

— Ce que tu fais ne sert à rien. Elle est trop vieille. Son temps est venu.

Azalaïs s’emporta contre le fatalisme de la nourrice:

— Ce n’est pas vrai! Elle n’est pas si vieille! Je vais la soigner, moi. Je t’interdis de dire qu’elle va mourir!

Elle retourna auprès de la chienne et, en attendant que le médicament soit suffisamment refroidi, elle lui parla en lissant doucement sa fourrure. Sa main se faisait légère lorsqu’elle passait sur la zone douloureuse et Flamme la regardait avec confiance. Maria apporta la tisane et Azalaïs s’efforça de la lui faire boire. D’abord, elle n’en voulut pas, mais elle ne sut pas résister aux supplications de sa maîtresse et elle se força à laper le liquide à coups de langue maladroits. Elle en renversait beaucoup, mais elle réussit quand même à en boire une quantité qu’Azalaïs jugea suffisante. Flamme la regardait et semblait lui dire: «Tu es contente de moi?» Azalaïs la complimenta et la flatta de la main. Puis elle se tourna vers Maria:

— Tu vois, elle a bu la potion, elle va bientôt aller mieux!

La nourrice s’éloigna en hochant la tête. L’optimisme d’Azalaïs dura peu: en effet, quelques minutes après avoir absorbé le remède, Flamme eut un hoquet et le vomit. Elle regarda Azalaïs de ses grands yeux tristes comme si elle lui demandait pardon de ne pas avoir été capable de lui obéir.

Azalaïs, très inquiète, rappela Maria et lui dit d’apporter tout ce qui pourrait tenter l’appétit de la chienne. Elle commença par la viande qu’elle aimait pardessus tout, mais Flamme tourna la tête pour s’en éloigner comme si l’odeur l’incommodait. Elle refusa de la même façon le pain, le lait et tout ce qu’on imagina de lui donner. Azalaïs présentait pourtant les nourritures de sa main, l’encourageant de la parole:

— Mange, Flamme, mange, cela te fera du bien.

La bête léchait la main qui voulait la nourrir d’une langue sèche et râpeuse, mais ne touchait à rien. On lui apporta de l’eau dans une écuelle, elle n’y trempa même pas le museau. Sa truffe demeurait brûlante bien que sa maîtresse tentât de la lui rafraîchir avec un linge mouillé. Alors, peu à peu, le doute s’insinua dans l’esprit d’Azalaïs. Maria avait peut-être raison: Flamme risquait de mourir. Longtemps elle refusa d’accepter l’inévitable. La chienne que le petit Guillaume lui avait donnée en ce jour déchirant où ils s’étaient quittés l’accompagnait depuis si longtemps! Dans tous ses souvenirs de châtelaine de la Moure, Flamme était là, à ses côtés, vaillante et fidèle. Elle la revoyait courir au-devant d’elle quand elle chevauchait sur les crêtes, lever des lièvres dans la fraîcheur du matin, sauter à ses épaules pour lui lécher le visage après une absence… Elle ne parvenait pas à imaginer l’absence de Flamme qui avait accoutumé de l’accompagner dans tous ses mouvements de la journée pour finir par s’allonger, la nuit, au pied de sa couche, afin de veiller sur son sommeil.

 

Arnaut était parti, Guilhèm aussi, et Flamme allait mourir. Elle savait bien qu’elle n’aurait pas dû penser de la même façon à une bête qu’à des gens. Les prêtres disaient que les animaux n’avaient pas d’âme. Mais Flamme? N’avait-elle pas quelque chose de plus que les autres chiens qui la rapprochait des hommes? Elle avait toujours su poser sa tête sur ses genoux, les jours de peine, en ayant l’air de dire: «Ne t’en fais pas, je suis là.»

 

Flamme allait mourir et tout ce qu’Azalaïs pouvait faire pour elle, c’était de l’accompagner jusqu’au bout. Elle resta à ses côtés tout le reste du jour, la rassurant avec des caresses et des mots familiers, et elle la veilla toute la nuit. Sur le cœur de la chienne qui battait très fort, Azalaïs posait une main apaisante, mais elle ne parvenait plus à le pacifier. La chienne sentait qu’elle allait mourir et dans son regard, peu à peu, une sorte de résignation se mêla à l’adoration qu’elle exprimait à sa maîtresse. Flamme ne la quittait pas des yeux, mais Azalaïs savait qu’elle ne pouvait plus rien pour elle et se sentait coupable d’être impuissante devant ce regard bouleversant de confiance qui la suivit jusqu’au petit matin. Aux premiers rayons du jour, la chienne s’éteignit dans les bras de sa maîtresse qu’elle avait attendue pour mourir.

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Guilhèm était agenouillé dans la chapelle du château de Fronsac. Il allait y passer la nuit en compagnie de Bernart le Fils, d’Amadieu, de Jean et de tous les autres, car ils se préparaient à être adoubés le lendemain. François aussi était là, mais lui ne serait pas fait chevalier, car il était issu de paysans. Ils étaient tous tellement habitués à le voir partager leurs tâches, leurs jeux, leurs combats et leurs plaisirs, qu’ils le traitaient comme un des leurs et là, ce rejet soudain les emplissait de malaise. Guilhèm aurait voulu effacer l’injustice, le proclamer leur égal, mais il n’en avait pas le pouvoir: on allait adouber Bernart, fils de Bernart de Comminges, Guilhèm, fils de Bernart de la Moure, Amadieu, fils de Jean de Martisserre… mais on n’adouberait pas François, fils de personne. Fortanier partageait leur veillée. Il avait supervisé leur formation, présiderait à leur passage à l’état de chevalier et les accompagnerait dans leur périple initiatique. En effet, ils allaient partir. Loin de la protection du comte et de ses soldats, ils allaient faire leurs preuves au cours de quelques mois ou de quelques années d’errance. Ils iraient de château en château, ou plutôt, d’un tournoi à l’autre; lanceraient des défis, participeraient à des guerres, sous la bannière de l’héritier de Comminges qui aurait ainsi l’occasion de prouver sa valeur et de nouer des amitiés et des alliances qui lui seraient précieuses quand il serait à la tête du comté.

 

Fortanier ne pouvait pas rester agenouillé: ses vieilles articulations ne le supportaient plus; il se leva pesamment et se dirigea vers une cathèdre qui avait été prévue pour lui. En passant près de François, il posa la main sur son épaule et serra fortement: lui aussi estimait le garçon et souffrait de devoir le traiter différemment des autres. Sous la pression de cette main, témoignage d’une sympathie qu’il n’aurait pas soupçonnée, car Fortanier était aussi avare de compliments que d’épanchements sentimentaux, François faillit craquer. Mais il se ressaisit vite. Il n’avait pas espéré être fait chevalier avec les autres: cela n’arrivait jamais. Par contre, ce qui se produisait parfois, c’est l’adoubement d’un serviteur valeureux qui, dans un combat où, n’étant pas chevalier, il n’aurait pas dû participer, apportait une aide décisive et sauvait son seigneur de la défaite. Et cela, François était sûr de pouvoir le faire: il était un excellent combattant et chercherait toutes les occasions de le prouver. Il savait que si cela se produisait, Guilhèm saisirait l’occasion de l’élever à la dignité de chevalier et la pression de main de Fortanier prouvait qu’il appuierait la décision. Après cela, il faudrait aussi gagner un fief. Le chemin était long jusqu’à Marie, mais il y parviendrait: il fallait qu’il se concentre sur un objectif à la fois et qu’il fasse taire son bon sens, sans quoi le découragement le prendrait devant l’ampleur des obstacles.

 

De François, que son éviction affligeait, les pensées de Guilhèm passèrent à Blanche dont l’image, peu à peu, s’estompait, puis à la comtesse qu’il ne voyait plus qu’en fonction de Blanche et qu’il trouvait vieille et défraîchie. Il n’éprouvait plus de désir pour elle et restait sourd à ses supplications, mais son chagrin importun commençait à lui peser et il n’était pas fâché à la perspective de mettre de la distance entre eux. Il évoqua fugitivement le souvenir de Brunemarthe, et il réprima une grimace de contrariété avant de repousser l’image d’une figure rancunière et sans attraits: il serait bien temps de s’en soucier au retour, quand il faudrait l’épouser. L’excitation du proche départ l’aidait à rester éveillé. Comme quand il avait fui la Moure, enfant, en compagnie de François, il rêvait de combats fabuleux qui le couvriraient de gloire. Il sourit à l’évocation de leur équipée enfantine et se souvint du chant qui l’avait exalté à l’époque:

… Trenta l’en feron en l’escut del cartier
es autres trenta en son alberc saffriet
que tuch hi son per luy mortz detronquietz
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Il se savait fort, maintenant, et capable de combattre et de vaincre. Peut-être sa valeur lui permettrait-elle de conquérir une belle dame et ainsi d’échapper au mariage avec la fille de Dodon? Il vit qu’Amadieu et Jean étaient eux aussi perdus dans leurs pensées. Se souvenaient-ils avec mélancolie des jeunes filles qu’ils avaient courtisées à Toulouse? Guilhèm ne savait pas si la séparation les avait beaucoup affectés: il avait été trop pris par son malheur pour être sensible aux peines des autres. Mais demain, une vie nouvelle allait commencer pour eux tous: le monde les attendait.

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Jeanne se forçait à l’impassibilité en regardant les jeunes gens s’éloigner. Pas un soupçon de mélancolie dans leur attitude: ils se jetaient vers l’avenir sans un regard en arrière. Elle perdait du même coup son fils et son amant et n’avait obtenu du premier qu’un adieu convenu et du deuxième qu’une ultime dérobade. Elle considéra avec rancune son époux dont la satisfaction de les voir partir était évidente: Bernart de Comminges trouvait que les garçons commençaient de prendre trop de place et appréciait peu les remarques de son fils sur son gouvernement. Le comte, encore jeune et vigoureux, n’était pas du tout prêt à céder la place au jeune loup qui la guignait. Il songeait qu’il avait eu tort de l’amener lorsqu’il avait secrètement rencontré les comtes de Foix et de Béziers. Il l’avait fait dans le souci de lui montrer comment on traite avec ses pairs, mais le jeune homme, s’il en avait tiré profit, y avait surtout gagné de l’assurance et le désir de mener la barque lui-même. Or, il n’en était pas question: le comte ne passerait la main que sur son lit de mort. Que le béjaune aille essayer ses ailes ailleurs et aiguiser son bec sur d’autres adversaires!

 

La comtesse avait difficilement traversé la longue cérémonie, les épreuves d’habileté guerrière et l’interminable repas qui avait clôturé la journée. Depuis Toulouse, elle était toujours au bord des larmes: pour Guilhèm, elle n’existait plus. Après avoir espéré être son premier amour, elle se serait contentée de le consoler de sa déception amoureuse, mais il n’avait pas voulu d’elle. Elle l’avait attendu en vain à tous les rendez-vous qu’elle lui avait donnés et il n’avait même pas pris la peine de se justifier de lui faire faux bond. Elle ignorait que Raimonde, pour qu’elle cesse de s’humilier dans ce rôle de quémandeuse, ne transmettait plus ses messages. Elle eût haï pour cela la nourrice qui l’aimait tendrement et qui avait bien du mal à cacher le soulagement que lui apportait l’imminence du départ. Pendant les prières de l’évêque, l’esprit de Jeanne battait la campagne et elle pensait avec nostalgie combien il eût été facile à Toulouse de mener une liaison: chacun entrait et sortait comme il voulait du château Narbonnais surpeuplé et les auberges accueillantes aux amants en mal de solitude devaient être légion dans la cité. Mais il n’y fallait plus penser: on était à Fronsac et Guilhèm s’en allait. Devant elle s’étendait la perspective d’un grand vide: elle ne pourrait plus espérer l’apercevoir d’une fenêtre, le regarder se battre avec ses compagnons, l’entendre chanter. Elle allait même regretter les moments où il se détournait, exaspéré par ses regards suppliants. Elle aurait tout accepté, tout préféré, au gouffre de l’absence. Sans qu’elle en eut conscience, son visage, ravagé de chagrin, s’était creusé de rides et de cernes, et elle n’était plus la pimpante jeune femme qui attirait les hommes. Elle avait basculé du côté de celles, trop vieilles, que l’on ne courtise plus. Elle ne le savait pas encore et s’étonnait de la gentillesse inusitée de ses vassales, ne comprenant pas qu’ayant cessé de voir en elle une rivale elles pouvaient la plaindre de ce chagrin qu’elle affichait au départ de son fils. Certaines, plus malveillantes, s’étonnaient de sentiments maternels excessifs que personne n’avait soupçonnés auparavant, mais faute d’en savoir davantage, elles n’épiloguaient pas.

 

Longtemps après que la poussière fut retombée, elle était encore là, à fixer l’horizon d’un air hagard. Raimonde lui prit doucement le bras, la conduisit dans la chambre des dames et lui mit un ouvrage dans les mains. Elle le posa sur ses genoux et se mit à se balancer, d’avant en arrière, les yeux clos, en fredonnant à bouche fermée une mélopée monotone et plaintive.