— Arondeta, de ton chantar m’azir:
qe vols, qe qers, qe no˙m laissas durmir?
Enojat m’as e non sai qe responda,
…
a qar no˙m ditz o salutz o messatge
de Bon Esper, non entent ton lengatge.
«Hirondelle, ton chant me blesse:
que veux-tu, que cherches-tu, à ne pas me laisser dormir?
Tu m’as irrité et je ne sais que répondre,
…
comme tu ne me dis ni salut ni message
de Bonne Espérance, je ne comprends pas ton langage.»
GUILLEM DE BERGUEDÀ.
Leur joie de partir était trop grande pour qu’ils se laissent assombrir par les larmes qui les avaient accompagnés, à l’aube, quand ils avaient quitté le petit bourg de Fronsac que leur cavalcade tirait du sommeil. Leur but était lointain: ils chevauchaient vers la Flandre, le pays des tournois. Depuis le début de leur adolescence, leur imagination s’était enflammée aux récits des voyageurs, pèlerins ou aventuriers, qui leur décrivaient ces festivités guerrières peu connues dans les régions du sud. La perspective de la gloire et de la fortune que leur apporteraient les nombreux combats qu’ils allaient livrer leur échauffait la tête et ils eussent chevauché jour et nuit, n’eût été la nécessité de ménager les chevaux.
Le comte de Comminges avait été généreux avec son fils: il l’avait assez pourvu en or pour entretenir fastueusement sa mesnie un an ou deux. Il avait aussi donné des chevaux et des armes à tout le monde et Bernart, ravi, voyait l’admiration passer dans le regard des aubergistes chez qui ils faisaient étape. Fortanier, qui avait la charge de l’intendance, y voyait aussi la cupidité, et il lui était difficile, devant la somptuosité de l’équipage, d’obtenir de bons prix. L’aubergiste fixait ses tarifs en fonction de la richesse supposée ou réelle de son hôte et faisait bien plus de profits avec les jeunes chevaliers errants qui ne savaient pas gérer leur avoir qu’avec les pèlerins ou les marchands. Il n’y avait certes pas pour lui que des avantages: alors que les marcheurs de Dieu et les négociants étaient gens paisibles, les apprentis guerriers étaient batailleurs et toujours prêts à user de leur force. Il était fréquent qu’ils mettent à mal le mobilier, mais les dégâts étaient toujours moindres que la facture qui s’ensuivait: ils renversaient les tables, cassaient quelques tabourets et bosselaient les chopes d’étain dont le contenu était allé souiller le plancher. Ils s’écroulaient ensuite dans leur ivresse et il était facile, le lendemain, de leur faire croire qu’ils avaient tout démoli et qu’ils devaient payer en conséquence.
Dans les premiers temps, ils étaient parfois accueillis au passage par quelque seigneur apparenté, ensuite, ce furent des vassaux d’Aquitaine, sur la recommandation de Guillaume, qui leur ouvrirent leurs portes. Châteaux et auberges offraient des distractions différentes, mais où qu’ils soient, c’était toujours la fête. Lorsqu’ils étaient hôtes payants, ils la suscitaient eux-mêmes, faisant ripaille, réclamant de l’aubergiste des filles folieuses22, s’encanaillant avec frénésie. Dans les châteaux, le ton était autre: on les conviait à la chasse, puis ils devaient faire montre de leur adresse à la joute courtoise pour distraire la dame et ses suivantes. Le comte avait accepté de céder Odon à son fils, et le jongleur-troubadour obtenait toujours un succès mérité. Souvent, Guilhèm se mettait de la partie car la canso composée pour Jeanne était toujours vivement applaudie et il la chantait volontiers. Mais ce faisant, il ne se souvenait jamais de celle qui en avait été l’inspiratrice. Dès après le départ, soulagé de ne plus voir son visage douloureux et suppliant, il l’avait tout simplement rayée de ses pensées. Blanche, au contraire, restait très présente dans ses souvenirs, mais sous la forme idéale d’un modèle de perfection qu’il recherchait dans chaque fille d’auberge et dans chaque dame de château. Car ils avaient du succès auprès des femmes, ces jeunes gens joyeux, libres et vigoureux, et Guilhèm, qui plaisait beaucoup, se dépensait volontiers dans le déduit. Mais, toujours déçu que sa conquête ne soit qu’un pâle reflet de Blanche, il s’en détournait très vite.
Ils furent déroutés en arrivant dans les régions septentrionales qui étaient leur but. Tout leur paraissait différent de chez eux: du physique des gens qui étaient grands, blonds et pâles, au climat, le plus souvent gris et pluvieux, en passant par les paysages, uniformément plats et monotones et jusqu’à cette prospérité tout à fait surprenante qui éclatait partout: dans les campagnes, de grasses prairies nourrissaient un bétail abondant et la moindre cité bruissait d’activité artisanale et marchande. Ce qui les impressionna le plus, ce furent les grandes foires qui drainaient des jours durant une population nombreuse et affairée. On était loin du petit marché de Comminges qui s’étageait sur les ruelles en pentes de la cité épiscopale!
Parvenus en Flandre à la saison des derniers tournois, ils se heurtèrent à des hommes aguerris par tout un été de joutes. Leur manière de combattre était un peu différente de celle des gens du nord et fut à leur désavantage ainsi que le terrain, souvent lourd et boueux. Dans ces premiers assauts qu’ils livrèrent, ils ne se distinguèrent pas et en furent un peu déconfits. Bernart, le chef du groupe, décida qu’ils s’astreindraient tout l’hiver à un entraînement intensif de manière à dominer leurs adversaires l’année suivante. Mais il fallait trouver un protecteur pour la morte saison. D’ordinaire, un seigneur, impressionné par les faits d’armes d’une mesnie, la prenait chez lui durant l’hiver et la nourrissait jusqu’au printemps suivant où elle combattait pour sa maison. Comme il n’y avait rien de tel à espérer, ils commençaient d’être bien ennuyés lorsque le salut leur vint de Guilhèm et d’Odon: Godefroy de Berles, un important seigneur d’Artois, charmé par ces chansons en langue d’oc que l’on ignorait chez lui, voulut s’attacher le troubadour et le chanteur. Grand prince, il prit tout le monde.
Les jeunes gens furent très prisés dans l’entourage de dame Marguerite où femmes et filles les aidaient à perfectionner leur connaissance des divers dialectes qui se parlaient au château alors qu’elles-mêmes s’initiaient au gascon. Ce fut un hiver riche en plaisirs, mais cela ne les empêcha pas de s’imposer un rigoureux entraînement: les hommes de Godefroy, rudes guerriers, étaient envers ces étrangers, que leur propension à chanter l’amour rendait suspects de virilité douteuse, plus exigeants qu’avec les autres. Mais les Commingeois supportaient tout avec le sourire: ils voulaient faire une saison remarquée et étaient prêts à en payer le prix.
La vie, à la Moure, avait repris son cours. Comme par le passé, Azalaïs assurait l’exploitation du domaine. Elle s’acharnait au travail pour tuer le tourment de l’attente et du doute. Les jeunes filles avaient rendossé leurs rôles un moment délaissés et Brunemarthe, très vite reconquis tout pouvoir sur ses suivantes à qui elle faisait expier leur désaffection toulousaine par des petites remarques blessantes toujours parfaitement ciblées. Avec une faculté d’oubli tout à fait surprenante, elle avait repris foi en l’avenir. Sachant que Guilhèm était parti au loin, elle était persuadée que le séjour en terres étrangères étancherait sa soif de conquêtes et d’aventures et qu’il lui reviendrait apaisé et prêt à l’aimer. Elle expliquait à Marie que c’était parce qu’il était encore trop jeune qu’il n’avait pas su l’apprécier à Toulouse. Son amie approuvait, même si elle n’en croyait pas un mot.
La petite Jeanne voulait tout savoir des événements toulousains et elle obtenait à ses incessantes questions des réponses si diverses qu’elle avait du mal à construire une mosaïque avec des éléments aussi disparates. Le sujet de Blanche, par exemple, qui la passionnait, donnait lieu à des contradictions pour le moins déroutantes. Sa mère et Marie, les deux personnes en qui elle avait le plus confiance, s’accordaient à peu près sur le portrait d’une jeune femme modeste et pieuse faite pour le calme du cloître. Elles ne mentionnaient sa trop grande beauté que pour la déplorer: elle avait été cause de la fâcheuse mésaventure qui aurait pu finir tragiquement. Les suivantes, au contraire, exaltaient cette beauté remarquable qu’elles lui enviaient, parlaient de son rayonnement et de son charme et s’étonnaient du choix qu’elle avait fait de quitter le monde. Ces deux portraits, à l’optique si différente, avaient en commun de donner une belle image de Blanche. Celui de Brunemarthe était à l’opposé: il peignait une jeune femme coquette et dure dont le seul objectif était de voler les hommes des autres. À force de questionner Marie, Jeanne finit par apprendre la déception de Brunemarthe et le chagrin d’amour de Guilhèm. Elle en conçut pour ce grand frère qu’elle avait eu si peu le temps de connaître, l’admiration sans bornes qu’elle vouait aux amants courtois des cansos; quant à Brunemarthe, elle l’aimait comme une sœur aînée et lui pardonnait sa malveillance.
Azalaïs avait le bonheur d’accomplir son labeur de châtelaine avec deux fidèles auxiliaires: Marie, qui lui était d’une aide précieuse et Jeanne qui, si elle n’était pas encore d’un grand secours, les égayait par ses joyeux bavardages et apprenait, sans s’en rendre compte, son futur rôle de dame. Brunemarthe, par contre, se bornait à des activités qui ne demandaient aucun effort et n’apprenait rien. À quoi bon se fatiguer à accomplir des tâches ennuyeuses? Elle aurait toujours un mari ou un intendant pour s’en charger.
La dame de la Moure ne savait rien de son époux. C’était normal sans doute, mais elle ne pouvait empêcher son cœur de s’emballer chaque fois qu’un voyageur était annoncé: peut-être apporterait-il des nouvelles de l’absent? Peut-être serait-ce l’absent lui-même? Il faudrait bien un jour que ce soit lui. Le guetteur le voyait de fort loin, et s’il était à pied, il fallait attendre longtemps avant qu’il ne parvienne au château; ensuite – ce n’était jamais celui que l’on attendait – il fallait sacrifier aux lois de l’hospitalité, le nourrir et lui laisser prendre un peu de repos avant d’apprendre s’il savait quelque chose d’Arnaut. Azalaïs eut voulu le questionner, mais c’eût été grossier, et elle attendait, l’estomac noué et les mains moites, qu’il raconte son voyage. C’était le plus souvent un pèlerin, qui venait de Compostelle et approchait de chez lui, car on était loin des grandes routes de pèlerinages et on ne voyait pas souvent d’étrangers. Une fois seulement, au cours de l’hiver, vint un visiteur qui avait croisé sur sa route le duc d’Aquitaine et son armée, mais c’était lointain déjà, au début de l’été, et ils étaient encore éloignés de l’aire des combats. D’ailleurs, le pèlerin n’avait pas frayé avec les soldats, qu’il évitait comme la peste, craignant leurs méthodes de rapines, et ne savait rien d’Arnaut. Après avoir espéré une soirée entière apprendre quelque chose, Azalaïs, plus déçue encore qu’à l’accoutumée, passa la nuit en pleurs. Mais le lendemain, la vie reprit, et l’attente du voyageur suivant.
À l’approche du temps des tournois, les Commingeois ne contenaient plus leur impatience: ils étaient fin prêts et brûlaient de se mesurer à leurs adversaires. Guilhèm et ses amis s’illustrèrent dans leur premier combat, ce qui leur donna une superbe confiance en eux. Et de fait, tout leur réussit: ils s’enrichirent des armes de leurs adversaires vaincus et firent des ravages parmi la gent féminine séduite par le charme exotique que leur conférait, au milieu de tous ces blonds, leur teint mat, leurs cheveux bruns et leur accent chantant. Quand l’un d’eux avait le dessous, les autres unissaient leurs ressources pour l’aider à remplacer le cheval et l’équipement perdus. Dans l’espoir de ne pas trop se faire voler, ils allaient alors ensemble voir les marchands qui suivaient tous les tournois et s’enrichissaient bien plus que quiconque en rachetant à vil prix le butin des vainqueurs qu’ils revendaient aux vaincus au prix fort.
Les premiers temps, François ne combattit pas. Sa frustration était terrible et ses amis, attristés, en voyaient diminué leur plaisir de jouter et de vaincre. Ils s’accordèrent à dire qu’il fallait trouver un moyen de le faire participer aux tournois, mais ne savaient comment s’y prendre: seuls les chevaliers y étaient autorisés et aucun d’eux n’avait le pouvoir de donner ce statut à François. C’est Amadieu, toujours inventif, qui eut l’idée: François allait combattre masqué et refuserait de dévoiler son identité pour un motif qui resterait mystérieux. Guilhèm et Jean furent enthousiasmés par cette suggestion et François finit par s’y rallier: il voyait bien tous les dangers de l’entreprise, mais n’avait rien de mieux à proposer et n’en pouvait plus de se morfondre. Ils jurèrent solennellement de garder le secret et s’employèrent à transformer François en un personnage qui susciterait l’intérêt. Amadieu suggéra qu’il devait être aussi différent que possible des autres tournoyeurs; puisqu’ils avaient tous des bannières très colorées, pourquoi François n’adopterait-il pas le noir?
— Bien sûr, applaudit Guilhèm surexcité, et il lui faut aussi un cheval noir. Je m’en occupe.
Jean, qui n’avait pas beaucoup d’idées, trouvait celles des autres merveilleuses et approuvait tout avec chaleur.
— Maintenant, dit Amadieu, il faut préparer son entrée: on va faire courir le bruit de l’arrivée imminente d’un énigmatique chevalier noir qui bat tous ses adversaires.
C’est ainsi que le Chevalier Noir se présenta au tournoi d’Arras. Les rumeurs l’annonçaient depuis des jours et la curiosité était vive. Quand les hérauts sonnèrent dans leurs trompes, pour annoncer le début de la joute, le cœur de François battait la chamade sous la cotte de mailles: il fallait qu’il gagne. Il devait être plus fort que tous ses adversaires, sans quoi il serait ignominieusement chassé et il pourrait dire adieu à ses rêves. Autour de lui, ses amis, en équipage fortement coloré, arboraient leur devise sur l’écu. Guilhèm, qui avait fait peindre Tostemps primièr sur le sien, caracolait fièrement sur un cheval couvert d’une housse à bandes jaunes et rouges. Amadieu était en vert et blanc, et Jean en rouge. Et moi, se disait François, je suis tout noir, comme un oiseau de malheur. Noir était son cheval, noire la housse qui le couvrait, noires sa bannière et sa vêture. Il lutta contre le découragement qui menaçait de l’envahir et se força à penser que son aspect n’était pas funèbre, mais mystérieux. D’ailleurs, il n’était pas le premier chevalier de l’histoire à se produire sombre et masqué. Depuis quelques jours, les jongleurs avaient exhumé des chansons à la gloire de ses glorieux prédécesseurs et le public, friand d’exploits et d’énigmes, s’en délectait. Contre sa poitrine, le voile de Marie lui donnait du courage.
Résolument, le Chevalier Noir piqua son cheval et fonça sur son vis-à-vis. Il ne pensait plus à rien d’autre qu’à gagner et s’y acharna avec l’énergie du désespoir. Quand il mit son adversaire hors de combat, la foule applaudit sans retenue: celui qu’il avait vaincu était un tournoyeur redoutable et c’était la preuve que le Chevalier Noir était bien à la hauteur de sa réputation. Il se battit trois jours durant et toujours avec succès; le soir, après les joutes, lorsque les rivaux redevenaient des camarades, autour de la table de l’hôte du jour, le mystérieux combattant disparaissait jusqu’au lendemain tandis que les jongleurs célébraient ses exploits.
Les quatre amis s’amusaient en secret de le voir au centre des conversations. Tout le monde croyait qu’il s’agissait d’un habitué des tournois qui avait déjà fait plusieurs saisons: la qualité de sa technique et la puissance de son bras le prouvaient. Ce qu’ils ignoraient, c’est que François ne se battait pas pour jouer, comme beaucoup d’entre eux, mais pour infléchir un destin qui, à l’origine, ne lui promettait rien. Avant chaque combat, il se recueillait un instant et voyait son père et sa mère courbés sur les champs du seigneur, il se les représentait ensuite mourant de faim puis, à ces terribles images, venait se superposer celle, si douce, de Marie. Une Marie châtelaine, l’attendant dans un donjon surmonté de créneaux sur fond de collines commingeoises. Alors, conscient que son avenir ne dépendait que de lui, il se jetait sur son adversaire avec une rage et une ardeur qui l’envoyaient rapidement mordre la poussière.
Ils tournoyèrent dans toutes les grandes villes de Flandre: Boulogne, Tournai, Ypres; ils allèrent à Lille à Douai et à Saint-Omer, et aussi dans des lieux plus modestes. De Pâques jusqu’à la Saint-Martin, ils livrèrent des centaines de combats. François et ses amis savaient que si le Chevalier Noir était vaincu, la première chose que ferait son vainqueur serait d’arracher son masque pour connaître son visage. Cela signifierait la fin de tout, car en l’identifiant, on saurait qu’il n’était pas chevalier. Il serait alors chassé comme un imposteur. Pour que cela n’arrive pas, il avait continué de combattre avec la même détermination qui l’avait animé lors du premier combat et, lorsqu’il était en difficulté, ce qui arriva quelquefois, celui de ses amis qui était le mieux placé se portait à son secours. Ainsi, grâce à sa vaillance et à la solidarité de ses compagnons, il avait toujours gagné.
Après ses premiers succès, il avait prié le protecteur des Commingeois de lui permettre de se joindre à son équipe, tout en gardant son anonymat. Godefroy avait accepté sans conditions mais, le temps passant, il semblait de plus en plus curieux de cet homme qui tenait les meilleurs en échec et il lui avait extorqué – sous la pression de sa femme dont les suivantes mouraient de curiosité – la promesse de se démasquer après le dernier tournoi de la saison. Or, c’était imminent, et la nervosité augmentait dans le petit groupe d’amis. Comment le seigneur, qui était violent, allait-il accepter la supercherie? Ils en parlaient, comme tous les jours depuis que le terme approchait, lorsque surgit Fortanier qui dit sans préambule:
— Alors, François, comment vas-tu t’y prendre pour éviter la colère de Godefroy?
Les garçons restèrent muets de stupéfaction. Ainsi, Fortanier savait tout!
— Je le sais depuis le début. Sicard vous a découverts et me l’a dit tout de suite, mais je lui ai ôté l’envie de publier la nouvelle.
Sicard, bien sûr. Ils auraient dû se méfier davantage. Dans les yeux des quatre amis luisait la même lueur meurtrière. À l’avenir, Sicard aurait intérêt à être prudent.
— Tu as fait une excellente saison, mon garçon, dit Fortanier à François, et tu peux en être fier, mais tu es maintenant dans une vilaine situation.
Le vieil homme, qui y avait longuement réfléchi, leur suggéra de s’assurer le concours de la dame: elle aimait beaucoup Guilhèm qu’elle traitait comme un fils. Le sien était au loin, à vivre la même expérience que les Commingeois, et chaque fois qu’elle avait des bontés pour eux, elle espérait que son héritier était lui aussi dans un château accueillant. Les garçons furent d’avis que l’idée était bonne.
Guilhèm était un peu ému en allant trouver Marguerite. C’était une grande et forte femme aux formes opulentes qui était mère avant tout et que l’on ne voyait jamais sans ses plus jeunes enfants autour d’elle. Sur son désir de les aider, Guilhèm n’avait aucun doute, mais saurait-elle calmer le courroux de son mari qui leur avait donné, depuis qu’ils étaient attachés à sa maison, quelques échantillons de colères tout à fait spectaculaires? Dans ces cas-là, même les hommes les plus aguerris auraient voulu rentrer sous terre. Il lui raconta toute l’histoire, sans rien omettre, et de temps en temps, émue, elle essuyait furtivement une larme.
— Viens avec moi, dit-elle, on va parler à Godefroy.
Guilhèm ne s’attendait pas à cela. Il avait cru qu’elle interviendrait en particulier pour plaider leur cause à loisir et il n’était pas prêt à affronter le seigneur tout de suite. Il suivait avec appréhension les volumes tressautants de Marguerite, qui marchait devant lui d’un pas résolu sans aucune trace de crainte dans son attitude. Peut-être après tout avait-elle quelque influence sur son mari, se dit-il pour se donner du courage. Il se sentait comme un petit garçon fautif appelé devant les adultes pour se faire tancer et eut beaucoup de mal à prendre la posture qui convenait à un homme fait ayant derrière lui une glorieuse saison de tournois.
Quand ils approchèrent du seigneur, celui-ci regarda le jeune homme et dit avec ironie:
— Tu as besoin d’une femme pour plaider la cause de ton ami?
De saisissement, Guilhèm resta stupide, muet, la bouche ouverte. Godefroy éclata d’un rire tonitruant:
— Vous feriez bien de vous méfier de Sicard: il vous a trahis tout de suite après le tournoi d’Arras.
— Mais… bêla pitoyablement Guilhèm.
— J’étais curieux de voir ce que ton François, que vous estimiez tous tellement, était capable de faire, et quand j’ai vu, je n’ai eu aucune envie d’interrompre la carrière d’un combattant aussi valeureux: c’est le meilleur de vous tous. Dis-lui qu’il se prépare: je l’adouberai le jour où il se démasquera.
Agenouillé dans la chapelle, à la veille du dernier tournoi, François était plus ému qu’il ne l’avait jamais été: il atteindrait le lendemain le premier des buts qu’il s’était fixés. Il n’avait confié ses ambitions à personne, tant il avait peur qu’elles paraissent démesurées, et maintenant, il pensait qu’elles se réalisaient au-delà de ce qu’il avait espéré: ce n’était pas un adoubement à la sauvette, dans l’urgence d’un champ de bataille, qui allait faire de lui un chevalier, mais bien une cérémonie, comme s’il avait été le fils d’un seigneur. Son cœur se gonfla d’orgueil et il songea à la fierté de Marie quand elle le saurait. Ses amis étaient à ses côtés pour partager cette nuit de recueillement. Demain, il franchirait la dernière étape qui lui permettrait de les rejoindre: il serait enfin leur égal. L’esprit aiguisé par la veille et le jeûne, il imaginait son avenir. Il restait un obstacle à franchir pour gagner Marie: l’obtention d’un fief. Guilhèm irait-il jusque-là? Il se força à éloigner tout cela de son esprit pour se consacrer à la prière. Il remercia Dieu de toute son âme de l’avoir distingué parmi l’ensemble des vilains et de l’avoir choisi pour un destin différent. Il Lui demanda aussi, avec une grande humilité, la victoire dans l’ultime combat du lendemain.
Le dernier tournoi avait lieu à Berles chez leur seigneur. Après les pluies du mois d’octobre, cette journée de novembre était un enchantement: l’été de la Saint-Martin rayonnait, lumineux et fragile, empreint de la nostalgie des choses finissantes. Les dames, encouragées par la douceur du temps et poussées par la curiosité étaient venues assister aux joutes: elles savaient, comme tout le monde, que le Chevalier Noir se démasquerait aujourd’hui.
Sicard se réjouissait de le voir enfin humilié. À son grand dépit, ni Fortanier, ni Godefroy n’avaient rien fait pour l’empêcher de tournoyer, malgré ses avertissements. Il s’était demandé pourquoi et avait supposé que c’était pour ne pas priver la troupe de sa présence. Malgré sa haine, qui englobait sans distinction les quatre amis, Sicard était obligé de reconnaître la valeur de François. Mais il était sûr que Godefroy le chasserait quand il dévoilerait son identité. Le seigneur feindrait d’avoir été dupe de l’usurpateur et d’avoir ignoré jusqu’à ce jour qui il était. Nul doute qu’il le priverait aussi de son butin qui, se dit-il soudain, devait être assez important. Il faudrait qu’il en réclame une partie: après tout, c’était lui qui l’avait dénoncé.
La journée se déroula selon les règles et le combattant masqué, une fois encore, se distingua. Mais à la fin, à la surprise générale, juste avant que la vérité n’éclate, le Chevalier Noir demanda au seigneur s’il lui permettait de lancer un défi à un chevalier qui lui avait fait du tort. Le seigneur acquiesça, avec un sourire amusé qui s’accentua lorsque François dit d’une voix forte:
— Sicard de Rivière, chevalier félon, je te défie!
L’autre, qui ne s’y attendait pas du tout, fut un moment avant de comprendre. Il essaya de protester qu’il ne se battrait pas contre un homme masqué, mais les rires commençaient à fuser autour de lui et il entendit des épithètes malsonnantes. Il ne pouvait se laisser traiter de poltron. Alors, à contrecœur, il fit signe aux valets de lui remettre son haubert, qu’il avait déjà retiré, et de le hisser sur son cheval. Ils lui tendirent sa lance et son bouclier et il se mit en place.
Il apparut aussitôt que le Chevalier Noir ne se battait pas seulement pour vaincre, mais bien pour tuer. Sicard était moins fort et moins habile que lui et il accusait la fatigue d’une journée de combat. Son assaillant, au contraire, semblait aussi frais que le matin. L’un était poussé par des années de mépris et de rancœur, l’autre était retenu par la peur. Avant le début de la joute, Sicard avait jeté un regard aux amis de François et avait lu sa condamnation dans leurs yeux. Il se mit alors à trembler, sachant que son adversaire ne lui ferait pas de quartier. Il se défendait mal, comme s’il savait que c’était inutile, et le combat tournait au massacre: il était déjà tombé deux fois, et François, au lieu de se proclamer vainqueur avait attendu qu’il se remette en selle pour l’attaquer de nouveau. Dans l’assistance on commençait de s’agiter, les regards se tournaient vers le seigneur, attendant qu’il interrompe le combat, mais Godefroy ne disait rien: il méprisait les hommes sans honneur et il estimait que Sicard méritait ce qui lui arrivait. François s’acharna jusqu’à ce que sa victime demande merci. Alors, il s’en détourna avec mépris et se dirigea vers la tribune où tout le monde retenait son souffle. Arrivé devant Godefroy, il mit un genou à terre, arracha son masque d’un geste résolu et prononça d’une voix qui ne tremblait pas:
— Je m’en remets à toi.
Le groupe des Commingeois, à l’exception de Guilhèm, d’Amadieu et de Jean, affichait une stupéfaction sans bornes et nul d’entre eux n’avait encore réagi lorsque le seigneur de Berles se leva et se dirigea posément vers François. Fortanier, entre temps, était venu se placer à ses côtés, pour lui servir de parrain. Godefroy tira son épée, la posa sur l’épaule de François et dit:
— En ce jour, je fais chevalier le meilleur des combattants.
Dans la foule, ce fut du délire. Tout le monde voulait le féliciter et l’embrasser, mais Bernart de Comminges, plus rapide que les autres, fut le premier à lui donner l’accolade en disant:
— Je suis fier que tu sois de mes vassaux.
Ses amis arrivèrent ensuite et ils pleurèrent ensemble, étroitement embrassés.