1. Que le cours des astres annonce les événements à venir pour chaque chose, mais qu’il ne produise pas lui-même toutes choses, comme la majorité des hommes le croit2, on l’a déjà dit en d’autres endroits et notre argumentation en a apporté des preuves3. Mais maintenant il faut reprendre la discussion en donnant plus de précisions [5] et plus longuement, car il n’est pas sans importance de croire qu’il en va de telle manière plutôt que de telle autre. Ils4 disent donc que les planètes, lorsqu’elles se déplacent, produisent non seulement la pauvreté, la richesse, la santé et la maladie, mais aussi la laideur, la beauté et, ce qu’il y a bien sûr de plus important, les vices, les vertus et les actions qui en résultent [10] dans chaque cas et en chaque occasion. C’est comme si les planètes se mettaient en colère contre les hommes pour les punir d’injustices que ces derniers n’ont pas commises contre elles, puisque ce sont les planètes qui ont fait des hommes ce qu’ils sont. Ils disent que les planètes procurent ce que l’on considère comme des biens non pas lorsqu’elles sont satisfaites de ceux qui les reçoivent, mais lorsqu’elles sont elles-mêmes bien ou mal disposées selon les lieux où les porte leur déplacement5 ; [15] d’ailleurs, elles changent elles-mêmes d’état d’esprit lorsqu’elles sont en leurs centres et lorsqu’elles déclinent6. Mais le plus important c’est que, même s’ils disent que certaines planètes sont maléfiques et d’autres bénéfiques7, ils estiment néanmoins que les planètes prétendument maléfiques prodiguent elles aussi des biens, alors que celles qui sont bénéfiques peuvent devenir maléfiques. De plus, [20] ils prétendent que lorsqu’elles se « voient » les unes les autres, elles produisent tels effets, alors qu’elles en produisent d’autres lorsqu’elles ne se « voient » pas8. C’est comme si elles ne possédaient pas d’identité, mais qu’elles étaient différentes suivant qu’elles se « voient » ou ne se « voient » pas. Ils disent donc que, si telle planète « voit » telle autre planète, elle est bénéfique, alors que si elle « voit » telle autre, elle devient différente. Et ils ajoutent qu’elles « voient » de manière différente si leur regard s’oriente selon telle ou telle « configuration9 ». Et lorsque toutes les influences astrales sont prises ensemble, [25] le mélange qui en résulte devient différent, comme le mélange de divers liquides est différent des ingrédients qui entrent dans ce mélange10. Puisque ces gens professent de telles opinions et d’autres du même genre, il convient que nous examinions chacune d’elles et que nous en discutions. Voilà la question par laquelle il conviendrait de commencer.
2. Faut-il penser que ces objets qui se meuvent sont animés ou inanimés ? Car s’ils sont inanimés, ils ne peuvent dispenser que du chaud et du froid, si nous admettons bien sûr que certains astres sont froids11. En ce cas, ils ne prodigueront leur don qu’à nos corps, [5] puisque c’est de toute évidence une variation de nature corporelle qu’ils provoqueront en nous, de sorte que cette variation ne sera pas importante, puisque les effluves qui viennent de chaque astre sont de même nature et que, sur terre, elles se mélangent en un tout indistinct pour n’en former qu’une seule12. De la sorte, les différences ne sont plus que des différences locales, suivant que nous sommes plus près ou plus loin de tel ou tel astre, [10] un astre froid contribuant lui aussi et de la même façon à produire un effet différent13. Mais comment les astres peuvent-ils rendre des hommes savants ou ignorants, d’autres grammairiens ou rhéteurs, joueurs de cithare ou experts en d’autres arts, et encore riches ou pauvres14 ? Et comment produiront-ils ces autres effets dont l’origine n’a rien à voir avec ce qui intéresse les corps15 ? Par exemple, comment donnent-ils tel frère, [15] tel père, tel fils ou telle épouse, et comment font-ils que la bonne fortune favorise tel homme maintenant et qu’il devienne général ou roi ? En revanche, si les astres sont animés et agissent intentionnellement, que leur avons-nous fait pour qu’ils nous veuillent du mal, eux qui se trouvent dans une région divine et qui sont eux-mêmes des êtres divins16 ? Car les astres ne possèdent pas même ce qui rend les hommes mauvais17 ; [20] rien de bien ou de mal ne résulte pour eux, que nous nous trouvions bien ou que nous subissions des maux.
3. – Allons ! Les planètes agissent non pas volontairement, mais en y étant contraintes par leurs localisations et par leurs configurations18.
– Mais si elles y étaient contraintes, il faudrait sans doute que toutes produisent les mêmes effets lorsqu’elles se trouvent dans les mêmes lieux et les mêmes configurations19. En réalité, quelle différence cela peut-il faire à une planète [5] de quitter telle section du cercle du zodiaque pour entrer dans telle autre ? De fait, il est évident qu’elle ne se trouve même pas dans le zodiaque lui-même, mais à une très grande distance sous lui20 ; quelle que soit la section dans laquelle elle se trouve, elle est dans le ciel. Car il est ridicule de dire que c’est en fonction de chacune des sections dans laquelle une planète passe, qu’elle devient chaque fois différente et fait des dons différents, [10] tout comme il serait ridicule de dire qu’elle est différente quand elle se lève, quand elle se trouve en un centre ou quand elle décline21. Car il n’est certes pas vrai qu’elle est heureuse au moment où elle se trouve en un centre, pas plus qu’elle n’est chagrine ou paresseuse22 lorsqu’elle décline. Il n’est pas vrai non plus qu’une planète est agressive lorsqu’elle se lève et qu’elle se calme lorsqu’elle décline, alors qu’une autre reste très favorable même lorsqu’elle décline. [15] Car, en toute circonstance, une planète est épicentre23 pour les uns, tandis qu’elle décline pour les autres24, et elle décline pour les uns, tandis qu’elle est épicentre pour les autres. Ce n’est certainement pas au même moment qu’une planète est heureuse, chagrine, en colère ou apaisée. Et comment ne serait-il pas déraisonnable de soutenir que certaines planètes sont heureuses lorsqu’elles se couchent, alors que d’autres le sont quand elles se lèvent ? [20] De fait, cela reviendrait à dire qu’elles sont chagrines et heureuses dans les mêmes circonstances25. De plus, faudrait-il dire que la peine qu’elles ressentent entraîne des maux pour nous ? Et de manière générale, il ne faut pas accorder qu’elles sont chagrines à un moment ou heureuses à un autre. Au contraire, il faut soutenir qu’elles se trouvent toujours dans un état de béatitude et qu’elles se réjouissent des biens qu’elles possèdent et de ce qu’elles contemplent26. Car la vie de chacune ne dépend que d’elle-même ; dès lors chacune trouve [25] son bonheur dans son activité, et ce bonheur n’a rien à voir avec nous. Parce qu’il est produit par des vivants qui n’ont rien de commun avec nous, l’effet qu’elles exercent sur nous est accidentel et ne peut-être considéré comme leur activité principale27. Leur activité ne consiste pas pour l’essentiel à agir sur nous, s’il est vrai que c’est par accident que les planètes, comme les oiseaux, permettent de prédire l’avenir28.
4. Il est en outre absurde de dire que telle planète se réjouit de voir telle autre planète, alors que telle planète est dans la disposition contraire lorsqu’elle voit telle autre planète29. Car quelle inimitié peut-il y avoir entre elles et à quel sujet ? Et pourquoi telle planète, si elle voit telle autre planète en aspect trigone, se comporterait-elle d’une autre façon que lorsqu’elle voit cette planète en aspect diamétral ou en aspect quadrant30 ? Pourquoi, lorsqu’elle est dans telle configuration, [5] voit-elle une autre planète, tandis que lorsqu’elle passe dans le signe suivant du zodiaque, elle ne la voit pas mieux même si elle en est plus près31 ? Et, de façon générale, de quelle manière produisent-elles les effets que, dit-on, elles produisent ? Comment chacune peut-elle agir à part et comment peuvent-elles, en agissant toutes ensemble, produire par ailleurs un effet différent à partir de l’influence combinée d’elles toutes ? Ce n’est certainement pas après qu’elles se sont concertées entre elles qu’elles produisent les effets qui semblent nous affecter, chacune d’elles abdiquant quelque chose [10] de son influence. Il n’est pas vrai non plus de dire qu’une planète empêche par la force une autre planète de faire un don, pas plus qu’il n’est vrai de dire qu’elle se laisse convaincre par une autre de se désister en faveur de celle-ci. Et supposer que telle planète se réjouit lorsqu’elle se trouve dans le « domicile » de telle autre32, et que c’est l’inverse lorsque cette dernière se trouve dans le « domicile » de la première, c’est comme si [15], après avoir supposé que deux personnes s’aiment bien, on disait ensuite que la première aime la seconde, alors que la seconde déteste la première.
5. Lorsqu’ils prétendent que l’une de ces planètes est froide33 et que, lorsqu’elle est éloignée de nous34, elle est meilleure pour nous, ils admettent que le mal qui nous vient d’elle réside dans le froid. Dès lors, lorsque cette planète se trouve dans les signes opposés du zodiaque35, il faudrait qu’elle soit bonne pour nous36. [5] Ils affirment par ailleurs que, lorsque deux planètes sont en opposition37, une froide avec une chaude, la combinaison des deux devient redoutable38 ; et pourtant il devrait y avoir mélange de leurs influences. Ils soutiennent encore que telle planète est heureuse le jour et qu’elle devient favorable lorsqu’elle se réchauffe, alors que telle autre est heureuse la nuit parce qu’elle est de nature ignée39, comme s’il ne faisait pas sans cesse jour pour elles – j’entends par « jour » la présence de lumière –, ou comme si la seconde planète était rattrapée [10] par la nuit, bien qu’elle se trouve loin au-dessus de l’ombre que projette la terre40. Même s’ils veulent que la lune, lorsqu’elle est en conjonction41 avec telle ou telle planète, soit favorable lorsqu’elle est pleine42 et maléfique quand elle est nouvelle, c’est plutôt le contraire qui devrait être le cas, s’il faut toutefois admettre ce qui suit. Car quand la lune est pleine pour nous, son autre moitié est privée de lumière pour la planète qui se trouve au-dessus d’elle, alors que, quand elle est nouvelle pour nous, [15] elle est pleine pour cette planète43. Elle devrait produire l’effet contraire44 lorsqu’elle est nouvelle, puisqu’elle regarde vers cette planète avec sa face tout éclairée45. Le fait de se trouver dans telle phase ou dans telle autre ne fait aucune différence pour la lune, puisque l’une de ses moitiés est toujours éclairée46. En revanche, d’après ce qu’ils disent, cela fait peut-être une différence pour la planète qui s’en trouve réchauffée. Pourtant cette planète ne sera réchauffée que dans le cas où la lune est pour nous privée de lumière47. [20] Par suite, la lune n’est bénéfique pour cette autre planète que quand elle est privée de lumière pour nous et qu’elle est pleine pour cette planète48. Comment donc ne pas conclure que ces choses ne sont que des signes qui résultent de l’analogie49 ?
6. Lorsqu’ils supposent que telle planète s’appelle Arès et telle autre Aphrodite50, comment cela aurait-il un sens de croire que, dans une configuration précise, ces planètes sont causes des adultères, comme si elles permettaient de satisfaire mutuellement des besoins qui naissent de l’intempérance des hommes51 ? Comment admettre que la vision qu’elles ont [5] les unes des autres, selon telle ou telle configuration, leur fait plaisir, et qu’il n’y a pas de plaisir pour elles en dehors de cette vision52 ? Et puisque des milliers de vivants sont nés et continuent d’exister en nombre incalculable, quel genre de vie devraient adopter les planètes pour toujours donner à chacun la nature qui est la sienne, pour leur assurer une bonne réputation, pour les rendre riches, pauvres, intempérants et pour faire se réaliser les destinées de chacun de ces individus ? [10] Comment est-il possible de produire tant d’effets ? Ils disent aussi que ces planètes attendent l’ascension des signes du zodiaque et que c’est à ce moment qu’elles agissent, ce qui revient à dire qu’il faut attendre autant d’années qu’il y a de degrés avant que chaque signe ne se lève53. C’est comme si les planètes comptaient sur leurs doigts pour déterminer le moment où elles agiront, et qu’il leur était impossible d’agir avant. De manière générale, [15] ils refusent d’admettre qu’un seul et même principe a le pouvoir de gouverner l’univers. Mais ils rapportent tout aux planètes54. Comme s’il n’y avait pas pour commander un seul principe, dont l’univers est séparé, et qui permet à chaque chose d’accomplir sa fonction propre conformément à sa nature et d’accomplir les activités qui lui sont propres en accord avec ce principe. Penser autrement, c’est ignorer ce qu’est le monde et souhaiter dissoudre ce monde [20] qui a un principe et une cause première qui s’étend à tous les êtres55.
7. – Mais56 si les planètes ne font qu’annoncer les événements à venir, comme nous soutenons que c’est aussi le cas pour beaucoup d’autres choses57, qu’est-ce donc qui produit ces événements ? Comment se fait-il qu’il y ait un ordre ? Rien en effet ne pourrait être annoncé si chaque événement ne se produisait pas conformément à un ordre.
– Supposons donc que les astres sont comme [5] des lettres qui s’inscrivent continuellement dans le ciel, ou plutôt qui sont écrites une fois pour toutes et qui se meuvent, même si les astres accomplissent une autre fonction58. Admettons même que c’est de cette fonction que découle la propriété qu’ont les astres d’annoncer l’avenir, tout comme c’est parce qu’il y a un seul et même principe dans un seul et même vivant que l’on peut apprendre quelque chose sur telle partie grâce à telle autre. De fait, en regardant les yeux d’un homme ou en examinant une autre partie de son corps, on peut aussi connaître son caractère, [10] les dangers qui le guettent et les moyens de l’en prémunir59. Tout comme ce sont là des parties de notre corps, de même nous sommes des parties de l’univers. Les unes peuvent donc faire connaître les autres. Tout est plein de signes60, et être savant c’est pouvoir connaître une chose par le moyen d’une autre. Qu’il y ait beaucoup de choses qui se succèdent habituellement, tout le monde le sait.
– Quel est donc cet ordre unique61 ? Car si cet ordre existe, il est raisonnable de penser qu’existe aussi une divination [15] par les oiseaux et par les autres animaux qui nous servent à prédire l’avenir dans chaque cas particulier.
– Oui, il faut que toutes les choses dépendent les unes des autres ; tout « conspire62 », comme on le dit avec raison, non seulement dans chacune des parties de l’univers, mais encore plus et en premier lieu dans son ensemble63. Il faut aussi que ce soit un seul et unique principe qui fasse de l’univers un vivant unique et complexe, c’est-à-dire un seul et même vivant résultant de toutes ses parties64. [20] De même que, dans chaque être individuel, les parties ont chacune une seule et unique fonction, de même aussi les parties de l’univers ont chacune une fonction particulière, d’autant plus que ces parties ne sont pas seulement des parties, mais que ce sont aussi des touts dont la dimension est importante. Chaque partie procède donc d’un seul et même principe, accomplit la fonction qui lui est propre, et est associée à chaque autre. Car aucune partie n’est séparée [25] de l’ensemble. En outre, elles agissent les unes sur les autres et pâtissent les unes des autres ; l’une s’approche de l’autre, lui cause de la peine ou lui fait plaisir65. Elles ne procèdent donc ni au hasard ni au petit bonheur la chance : autre chose provient de ces parties, puis une autre encore, conformément à la nature.
8. Et tout naturellement quand l’âme entreprend de produire l’œuvre qui lui est propre – en effet c’est l’âme qui produit toutes choses, car elle a rang de principe66 –, elle peut ou avancer en ligne droite ou être détournée de sa voie, et c’est la justice qui sanctionne ce qui est fait dans l’univers, s’il est vrai que l’univers ne sera pas dissous67. L’univers subsiste toujours, [5] parce que l’ordre et la puissance de ce qui domine le maintiennent dans le droit chemin68. Les astres aussi collaborent à la bonne marche de l’univers, parce que ce sont des parties du ciel vraiment importantes ; ces êtres remarquables servent aussi à donner des signes69. Ils permettent donc de présager tout ce qui arrive dans le monde sensible70, mais les effets qu’ils produisent sont autres, à savoir ceux que l’on peut constater71. Pour notre part, nous mettons en œuvre les fonctions de l’âme conformément [10] à la nature, tant et aussi longtemps que nous ne tombons pas dans la multiplicité de l’univers. Lorsque nous y tombons, nous recevons comme châtiment cet égarement lui-même et, plus tard, une destinée inférieure72. La richesse et la pauvreté proviennent par ailleurs de la rencontre accidentelle de choses extérieures à nous.
– Qu’en est-il des vertus et des vices ?
– Les vertus proviennent de l’état « originel73 » de l’âme, alors que les vices résultent de la rencontre accidentelle [15] de l’âme avec les choses qui lui sont extérieures. Mais on a discuté de cela en d’autres endroits74.
9. Remettons-nous maintenant en mémoire le « fuseau » que, pour les anciens, les Moires tournent en filant. Pour Platon, le fuseau c’est la révolution céleste qui entraîne les planètes et les astres fixes75 ; les Moires et la Nécessité, qui est leur mère, produisent cette révolution et [5] filent le destin de chaque être à sa naissance76 : c’est grâce à la Nécessité que les êtres engendrés viennent à l’être77. Dans le Timée78, par ailleurs, c’est le dieu qui fabrique l’univers qui lui donne l’âme comme principe, mais ce sont les dieux en mouvement79 qui lui donnent « ces terribles et inévitables passions » que sont l’agressivité, le désir, le plaisir ou la peine, c’est-à-dire « cette autre espèce d’âme », [10] d’où proviennent ces passions. De pareilles doctrines établissent un lien entre nous et les astres, puisque c’est d’eux que nous tenons notre âme80, et qu’ils nous soumettent à la nécessité dès que nous arrivons ici-bas. C’est donc d’eux que vient notre caractère et c’est de notre caractère que dérivent nos actions et nos passions, qui s’expliquent par l’existence d’une tendance passive81.
– Dès lors, que reste-t-il qui soit « nous » ?
– Il reste ce que nous sommes [15] nous-mêmes véritablement, ce « nous » à qui il est donné par la nature de dominer les passions82. De fait, même lorsque nous sommes aux prises avec les maux qui nous affectent par l’intermédiaire du corps, le dieu nous a donné la « vertu qui n’a pas de maître83 ». Car ce n’est pas lorsque nous restons tranquilles que nous avons besoin de la vertu, mais lorsque nous risquons de tomber dans le mal, si elle n’était pas là. Voilà pourquoi [20] il faut « s’enfuir d’ici84 », se séparer de ce qui s’est ajouté à nous85 et ne pas être ce composé, un corps doté d’une âme, dans lequel domine sans partage le corps, qui n’a reçu qu’une trace d’âme86, de sorte que la vie que mènent en commun l’âme et le corps est surtout celle du corps. Car tout ce qui relève de cette vie est corporel. C’est en effet à une autre âme, [25] celle qui reste à l’extérieur de ce composé, qu’il revient de se porter vers le haut, vers le beau et vers ce qui est divin, autant de choses dont aucun homme n’est maître : ou bien il s’y réfère pour s’y identifier et vivre en conformité avec eux87 en se retirant du monde, ou bien, privé de cette âme, il vit soumis au destin88. Dans ce cas, les astres ne se contentent pas de lui envoyer des signes, il devient, pour ainsi dire, une partie de l’univers et il [30] dépend de l’ensemble dont il est une partie89. Car chaque homme est double : c’est un composé et c’est un moi. Le monde en son entier lui aussi est double : c’est d’abord un composé comprenant un corps et une âme liée à un corps, et c’est de surcroît l’âme du monde qui ne se trouve pas dans un corps, mais qui fait briller des traces d’elle-même sur l’âme qui se trouve dans le corps90. De même, le soleil et les autres corps célestes sont évidemment des êtres doubles. Par [35] leur âme pure, ils ne transmettent rien de mauvais. Il n’en reste pas moins qu’ils produisent des effets dans l’univers91, puisqu’ils en sont des parties et qu’ils se constituent d’un corps et d’une âme. Leur corps, qui est une partie de l’univers, agit sur une autre partie, alors que la volonté de ce corps céleste, ou plutôt de l’âme qui constitue son identité véritable, porte son regard vers ce qu’il y a de meilleur92. Au soleil se rattachent des effets, [40] ou plutôt ces effets se rattachent non pas à lui, mais à ce qui l’entoure93 : c’est comme la chaleur émanée du feu qui se répand partout, et comme l’influence d’une âme qui s’exerce sur une autre âme qui lui est apparentée94. Les maux proviennent du mélange. Car il est évident que « la nature de notre univers est mélangée95 » et si l’on séparait de lui l’âme qui en est séparable96, [45] ce qui reste ne compterait pas pour grand-chose. Si cette âme est prise en compte, l’univers est alors un dieu ; le reste, dit Platon, n’est qu’un « grand démon97 », et les affections qui surgissent en lui sont celles d’un démon.
10. S’il en est ainsi, il faut admettre dès maintenant que les planètes annoncent l’avenir, qu’elles ne produisent pas toutes choses98, et que leur influence ne concerne pas la totalité des choses : elles ne produisent que les affections qui touchent l’univers et encore seulement celles qui touchent son corps. Il faut aussi admettre que l’âme, avant même d’entrer dans le monde du devenir, apporte quelque chose [5] d’elle-même, car elle ne pourrait venir dans le corps si elle n’avait pas une part importante d’elle-même disposée à subir des affections. De plus, il faut admettre que l’âme s’expose aux coups du sort lorsqu’elle s’introduit dans un corps. Il faut enfin admettre que le mouvement circulaire de chaque planète, en coopérant avec les autres et en agissant par lui-même, permet de réaliser les fins de l’univers, s’il est vrai que chacun des corps qui sont emportés dans ce mouvement circulaire [10] a rang de partie99.
11. Il faut encore se mettre ceci dans l’esprit : les influences qui viennent des astres ne parviennent pas à ceux qui les reçoivent comme elles étaient à leur point de départ100. S’il s’agit du feu, par exemple, celui d’ici brille moins101 ; s’il s’agit d’une disposition amicale, elle s’affaiblit chez celui qui la reçoit et elle ne produit pas une amitié parfaitement belle ; [5] s’il s’agit de l’agressivité, elle produit l’irascibilité ou le manque d’ardeur chez celui qui n’en reçoit pas assez pour devenir courageux102 ; et le désir d’honneur, même s’il vise au convenable, ne produit le désir que de ce qui ressemble au convenable ; de l’intellect découle la ruse, qui cherche à être intellect [10] sans parvenir à ses fins. Chacune de ces dispositions devient donc mauvaise en nous, même si là-bas elle ne l’est pas. Non seulement elles ne sont plus ici ce qu’elles étaient là-bas, mais elles ne restent pas celles qu’elles étaient à leur arrivée, car elles se mélangent aux corps, à la matière, et les unes aux autres103.
12. Et tout naturellement les influences qui viennent des astres se combinent pour n’en former qu’une seule, et chaque être à sa naissance reçoit quelque chose de ce mélange104, de sorte que ce qui est déjà reçoit en plus une qualification. Les astres en effet ne produisent pas le cheval, mais ils donnent quelque chose au cheval. Car c’est du cheval que naît le cheval, et [5] de l’homme que naît l’homme, même si le soleil contribue à sa formation105. L’homme vient de la « raison » de l’homme, mais une influence extérieure peut quelquefois nuire à ce processus ou y contribuer : le fils ressemble à son père, mais il lui arrive souvent d’être meilleur et quelquefois pire. Mais cette influence ne fait pas sortir l’homme de ce qu’il est fondamentalement. Quand c’est la matière [10] qui domine et non pas la nature106, l’homme ne parvient pas à la perfection, puisque la forme est dominée.
[L’obscurité107 de la lune pour nous affecte la terre, mais elle n’est pas malfaisante pour l’astre qui est au-dessus d’elle108. Mais, puisque cet astre ne peut nous venir en aide en raison de son éloignement, cette phase de la lune semble être défavorable. Mais quand la lune est pleine, [15] elle suffit à assurer la sauvegarde de ce qui est en-dessous d’elle, même si la planète au-dessus d’elle agit de loin. Et lorsque la lune présente sa face non éclairée du côté de la planète ignée109, elle devrait nous être favorable110, car elle contrecarre l’influence de cette planète, qui est plus ignée que la face que la lune lui présente111.
Et les corps qui se déplacent là-haut diffèrent des autres corps animés par le fait que, même s’ils sont plus ou moins chauds, aucun n’est froid112. [20] Le lieu où ils se trouvent en témoigne113. La planète qu’ils appellent Zeus114 est faite d’un mélange équilibré de feu. Il en va de même pour l’Étoile du matin115. C’est pourquoi ils considèrent que, en raison de leur ressemblance, ces planètes s’accordent, alors qu’elles sont étrangères et à la planète qualifiée d’« ignée116 », à cause de sa constitution, et à Kronos117, à cause de son éloignement118. Hermès119, semble-t-il, est indifférente, car elle se rend semblable à toutes les autres120. Mais toutes sont indispensables à l’univers. [25] Dès lors, leurs rapports mutuels sont tels qu’ils concourent à la bonne marche de l’univers, comme, dans un vivant, chacune des parties est faite en vue de l’ensemble. Car c’est en vue de ce vivant unique que les parties existent. Par exemple, la bile est utile à l’ensemble de l’être vivant et en rapport avec la partie voisine : elle doit exciter la colère et ne pas permettre que le tout et la partie voisine tombent dans l’excès121. Et il est aussi évident que, dans le vivant parfait, il est besoin de quelque chose qui soit [30] semblable à la bile et d’une autre qui produise la douceur122. D’autres parties sont comme ses yeux, et toutes sont en sympathie grâce à la proportion qui règne entre elles123. Car c’est ainsi que l’univers est un et qu’il y règne une seule et même harmonie.]
13. Puisque certaines choses proviennent du mouvement circulaire124 et d’autres non, il faut donc dès à présent distinguer entre ces deux cas et les séparer, puis expliquer d’où vient en général chaque chose. Voici notre point de départ : il est évident qu’une âme gouverne notre univers conformément à un ordre rationnel et qu’elle agit comme le fait en chaque [5] vivant le principe qui se trouve en lui, et à partir duquel chacune de ses parties est façonnée et coordonnée à l’ensemble dont elle est une partie ; or, ce principe se trouve en totalité dans l’ensemble125, tandis qu’il ne se trouve en chaque partie qu’en fonction de l’importance de chacune. Des influences venant de l’extérieur, les unes sont contraires à la volonté de la nature126, tandis que les autres [10] sont conformes. Mais toutes les choses sont coordonnées à l’ensemble, car elles sont toutes une partie de cet ensemble ; même si elles ont reçu la nature qui est la leur, elles contribuent néanmoins à la vie totale de l’univers par la tendance qui leur est propre. Par conséquent, dans l’univers, les êtres inanimés ne sont que des instruments et n’agissent que sous l’effet d’une poussée extérieure. Quant aux [15] êtres animés, certains ont un mouvement sans direction déterminée, comme un attelage de chevaux avant que le cocher ne définisse leur course, car alors « ils sont menés à coups de fouet »127. L’animal rationnel, lui, a en lui-même un cocher128 : s’il a un cocher qui connaît son métier, il va en ligne droite ; si ce n’est pas le cas, il avance souvent au hasard. Mais les êtres inanimés, tout comme les êtres animés, se trouvent à l’intérieur de [20] l’univers et contribuent à l’ensemble. Les plus importants d’entre eux et ceux qui ont la plus grande valeur produisent beaucoup de grandes choses et contribuent à la vie de l’ensemble129, parce qu’ils ont un rôle actif plutôt que passif. D’autres restent passifs, et n’ont qu’une faible puissance d’action130. Ceux qui ont un rang intermédiaire131 entre ces deux ensembles [25] sont passifs à l’égard des premiers, mais ils font beaucoup de choses et, en plusieurs occasions, ils tirent d’eux-mêmes le principe de leurs actions et de leurs productions.
L’univers parvient à une vie parfaite132, lorsque les meilleurs des êtres accomplissent les activités les meilleures, en fonction de l’excellence qui se trouve en chacun d’eux133. Et chacun doit évidemment se subordonner au principe directeur, comme [30] les soldats à leur général. On dit qu’ils « suivent en outre Zeus134 », qui se porte vers la nature intelligible. Les choses qui ont une nature inférieure tiennent le second rang dans l’univers, tout comme dans notre âme il y a des parties qui tiennent le second rang135. Et le reste des choses correspond aux différents organes qui sont en nous, car tout ce qui se trouve en nous n’est pas sur un pied d’égalité136. Par conséquent, tous les vivants obéissent à l’ordre rationnel [35] qui gouverne l’ensemble de l’univers, aussi bien tous ceux qui se trouvent dans le ciel que les autres qui ont été répartis dans l’ensemble de l’univers. Et aucune de ces parties, si importante soit-elle137, n’a la puissance de modifier les « raisons » ou les choses qui viennent à l’être conformément aux « raisons ». Une partie peut provoquer une altération en un sens ou en un autre, pour le pire ou le meilleur, mais [40] elle ne peut faire qu’une chose abandonne la nature qui lui est propre138. Elle rend une chose pire en affaiblissant son corps, ou en devenant par accident cause de méchanceté pour l’âme qui est en sympathie avec elle et qui tient d’elle le fait de tendre vers le bas, ou encore en utilisant le mauvais état de son corps pour faire obstacle à l’activité que l’âme dirige vers lui : [45] le corps est alors comme une lyre désaccordée qui ne peut rendre avec précision l’harmonie qui lui permettrait de produire des sons musicaux.
14. – Mais que dire de la pauvreté, de la richesse, de la gloire et des magistratures ?
– Eh bien, si les riches tiennent leur richesse de leurs parents, les astres l’annoncent, comme ils se bornent aussi à annoncer la noblesse de celui qui est issu de parents illustres, puisque c’est de sa famille qu’il tient sa réputation139. Mais si la richesse vient du mérite, [5] de deux choses l’une : si le corps y a collaboré140, ceux qui ont œuvré à donner de la force à ce corps y auront contribué, les parents d’abord, puis les corps célestes et la terre, si le corps a bénéficié de la qualité des lieux où il s’est trouvé. En revanche, si la vertu intervient sans que le corps ne soit impliqué, c’est à la vertu seule qu’il faut attribuer la plus grande part du mérite, sans oublier la contribution de ceux qui l’ont récompensée. Si ces donateurs [10] sont des gens de bien, dans ce cas aussi il faut en rapporter la cause à la vertu. En revanche, si les donateurs sont méchants, alors que leurs dons sont conformes à la justice, ils ont agi sous l’effet de ce qu’il y a de meilleur en eux. Si celui qui s’enrichit est mauvais, c’est sa méchanceté et ce qui produit cette méchanceté qui sont les causes principales de son enrichissement ; même s’il faut compter comme cause adjuvante ceux qui lui ont donné de l’argent. [15] Si en revanche la richesse est le fruit du labeur, par exemple de l’agriculture, le mérite en revient à l’agriculteur que favorise l’environnement. Si cette richesse vient de la découverte d’un trésor, il faut dire que ce sont des circonstances qui dépendent de l’univers qui y ont contribué141. Si c’est le cas, cette découverte peut être prédite, car toutes les choses sont sans exception liées les unes aux autres. Voilà pourquoi elles peuvent toutes sans exception être prédites. Et si quelqu’un a perdu ses richesses [20] parce qu’on les lui a volées, la faute en revient au voleur et ce dernier est ce qu’il est en vertu de son principe propre. S’il a perdu ces richesses en mer, les circonstances en sont responsables. Quant à la réputation, elle est justement méritée ou elle ne l’est pas. Si donc elle est justement méritée, elle est due aux actions accomplies et à ce qu’il y a de meilleur chez ceux qui lui en font gloire. En revanche, si elle est injustement méritée, la faute en revient à l’injustice de ceux qui décernent ces honneurs. Il faut dire la même chose de l’accession au pouvoir, [25] qui peut être justifiée ou ne l’être pas. Dans le premier cas, elle est justifiée par ce qu’il y a de meilleur chez ceux qui choisissent le magistrat ; dans le second, elle n’est pas justifiée parce que la personne en question a atteint ses fins en s’acoquinant à d’autres ou par quelque autre moyen. Quant aux mariages, ils résultent ou bien d’un choix, ou bien du hasard et d’un concours de circonstances dû au cours de l’univers. La naissance d’enfants est une conséquence de ces mariages. Si [30] rien n’y fait obstacle, l’enfant est bien constitué en conformité avec sa « raison », mais sa constitution sera défectueuse si son développement a été empêché dans le ventre de la mère en raison du mauvais état de santé de la femme enceinte ou en raison de circonstances dues au milieu qui était défavorable à cette grossesse.
15. Platon, avant d’évoquer la révolution du fuseau142, parle du choix de sorts fait par l’âme143, puis il donne à cette âme, comme aides pour rendre effective dans sa totalité la destinée choisie, les êtres qui se trouvent dans ce fuseau144.
– [5] Mais ces sorts, quels sont-ils ?
– C’est naître lorsque l’univers est dans l’état où il est quand l’âme s’introduit dans le corps ; c’est s’introduire dans tel corps déterminé et naître de tels ou tels parents et en tels ou tels lieux ; en général, comme nous le disions145, ce sont là des circonstances extérieures. Que toutes les choses forment un tout et qu’elles soient pour ainsi dire filées les unes avec les autres, [10] aussi bien les êtres particuliers que l’ensemble, c’est ce que représente l’une des Moires, comme il les appelle146. Lachésis répartit les sorts et c’est forcément Atropos qui s’assure que ces sorts se réalisent tous sans exception. Parmi les hommes, les uns dépendent de l’univers et des circonstances extérieures, comme s’ils étaient sous l’influence d’un charme, n’étant eux-mêmes que peu de chose ou rien du tout147 ; les autres, [15] parce qu’ils dominent ces influences et que, pour ainsi dire, ils dressent leur tête vers le haut et vers l’extérieur148, assurent ainsi le salut de la meilleure partie de leur âme, c’est-à-dire de son principe même149. Car il ne faut certes pas croire que l’âme tire sa nature de ce qui l’affecte de l’extérieur, comme si elle seule, parmi toutes les choses, n’avait pas de nature propre. [20] Non, et c’est plus vrai pour elle que pour les autres choses : parce qu’elle a rang de principe150, l’âme possède un grand nombre de puissances qui lui sont propres, pour exercer les activités conformes à sa nature. Car étant en quelque sorte une véritable réalité, elle ne peut pas, en plus de son être, ne pas posséder des désirs qui la font agir en vue d’acquérir le bien. L’être composé d’un corps et d’une âme vient donc d’un être composé, la nature ; [25] il est lui-même composé, et ses œuvres le sont elles aussi. Mais si une âme se sépare du corps, elle accomplit des œuvres qui sont séparées et qui lui sont propres, refusant de faire siennes les affections du corps, car elle voit désormais que le corps est une chose et que l’âme en est une autre.
16. Mais que veulent dire les termes « mélangé » et « non mélangé », « séparé » et « non séparé » tant que l’âme est dans un corps ? Et de façon générale, qu’est-ce qu’un vivant ? Il faudra chercher à le déterminer plus tard en prenant un autre point de départ151. Car tous n’ont pas la même opinion sur la question. Pour l’instant, disons encore [5] quel sens nous donnons à l’expression « une âme gouverne l’univers conformément à un ordre rationnel152 ». Est-ce en effet au sens où nous disons que l’âme produit chaque chose en série, par exemple un homme, puis un cheval, puis un autre animal et bien sûr des bêtes (et auparavant le feu et la terre)153, et au sens où, voyant ces animaux se rencontrer pour se détruire les uns les autres ou s’aider mutuellement, elle se contente d’être spectatrice de l’interaction qui en résulte [10] et des événements qui en découlent en un processus sans fin, en ne contribuant en rien à la suite de ces événements et en se contentant de faire naître à nouveau les vivants qui étaient là au point de départ154 et en les abandonnant à leurs interactions mutuelles ? Ou bien, dirons-nous que l’âme est aussi la cause des événements de ce genre, parce que ce sont des êtres qu’elle a engendrés qui produisent la suite de ces événements ? [15] Ou bien faut-il aussi dire que la « raison » rend compte du fait que cette chose-ci produit tel ou tel effet, subit telle ou telle affection, les choses ne devenant ce qu’elles sont ni au hasard ni à l’aventure, mais par nécessité ? Est-ce donc parce que les « raisons » les produisent ?
– Les raisons existent sans rien produire, mais en se bornant à connaître. Ou plutôt, c’est l’âme qui contient [20] les raisons séminales et qui connaît les conséquences de toutes ses actions. Car lorsque se rencontrent les mêmes conditions et les mêmes circonstances, il est tout à fait normal que les mêmes effets se produisent. L’âme bien sûr saisit et prévoit ces effets et, les prévoyant, se fonde sur eux pour produire et relier la suite des événements, [25] qui sont donc sans exception des antécédents et des conséquents. Par suite, les conséquents deviennent à leur tour des antécédents, parce que l’âme agit toujours à partir du moment présent. C’est peut-être pour cela que les choses qui viennent après dans une série sont toujours inférieures. Par exemple, les hommes d’autrefois étaient différents de ceux d’aujourd’hui, en raison de la durée qui les sépare de nous et parce que les « raisons », soumises à une constante nécessité, ont dégénéré sous la pression des affections de la matière. Parce qu’elle embrasse du regard des choses toujours [30] différentes et qu’elle suit avec attention les affections que subissent ses propres œuvres, l’âme mène donc une vie de ce genre. Il n’est pas vrai de dire qu’elle n’a aucun souci de son œuvre, comme si elle avait mis un point final à sa production et avait fait en sorte que, une fois pour toutes, ce qu’elle a produit restât dans le même état. Elle est comme un paysan qui, ayant semé ou planté, remédie sans cesse aux dégâts causés par [35] les pluies, les froids prolongés ou les vents de tempête155.
– En fait, si cette explication ne tient pas, faut-il alors soutenir que la corruption et les œuvres du mal sont connues d’avance et même qu’elles sont contenues dans les raisons ?
– Si tel est le cas, nous soutiendrons que les raisons produisent aussi les maux156. Pourtant il n’y a dans les arts et [40] dans les « raisons » de ces arts ni erreur, ni rien de contraire à l’art, ni corruption de ce qui est conforme à l’art157.
– Mais dans ce cas, on dira qu’il n’y a rien de contraire à la nature ni rien de mal dans l’univers158, même si on admet qu’il s’y trouve du pire et du meilleur.
– Pourquoi donc, si le moins bon collabore lui aussi à l’univers, faut-il dire aussi que toutes les choses ne sont pas belles ? [45] Car même les contraires apportent leur contribution à la perfection de l’univers ; le monde ne peut exister sans eux159. Et il en va également ainsi pour les vivants particuliers. La raison les contraint, en les façonnant, à être les meilleurs possibles et tous leurs défauts se trouvent en puissance dans les raisons et en acte dans les choses engendrées. L’âme du monde n’a rien à faire de plus, et elle ne doit même pas mettre en mouvement [50] les « raisons », car la matière, en transmettant une secousse aux éléments informés par les « raisons » implantées en elle avant l’intervention de l’âme du monde160, fait que ce qui dépend d’elle est défectueux, même si par ailleurs elle n’en est pas moins dominée par le meilleur. Dès lors, il n’y a qu’un seul ensemble fait de toutes les choses qui, parce qu’elles dérivent de l’un et de l’autre principe161, se trouvent, lorsqu’elles sont engendrées, différentes de ce qu’elles étaient dans les « raisons ».
17. – Ces raisons qui sont dans l’âme sont-elles des pensées162 ?
– Allons ! Comment l’âme produira-t-elle selon ses pensées ? Car la raison produit dans une matière, et ce qui produit de manière naturelle n’est ni pensée ni vision, mais puissance capable de modifier la matière, qui ne fait pas acte de connaissance, mais [5] qui se borne à agir163, comme une empreinte et une figure qui s’impriment dans l’eau, puisque c’est autre chose que la puissance végétative (que l’on qualifie aussi de génératrice) qui donne la capacité de produire à ce qui produit164. Si tel est le cas, c’est la partie dominante de l’âme qui produira en intervenant sur l’âme engagée dans la matière, c’est-à-dire sur l’âme génératrice.
– Interviendra-t-elle donc après avoir réfléchi165 ?
– Allons ! Si c’était après avoir réfléchi, [10] elle se serait d’abord référée à autre chose ou aux choses qu’elle contient en elle. Mais si elle se réfère aux choses qui sont en elle, elle n’a aucun besoin de raisonnements. Car c’est non pas le raisonnement qui produira une modification, mais la partie qui en l’âme contient les raisons : c’est elle qui a le plus de puissance et qui peut, en l’âme, produire. Or, elle produit selon les Formes. Puisqu’elle les a reçues de l’Intellect, il faut que l’âme les donne à son tour. [15] L’Intellect les donne à l’âme du monde ; et l’âme qui vient après l’Intellect les donne à son tour à l’âme qui la suit, l’illuminant et la modelant ; et cette dernière produit immédiatement comme si elle en avait reçu l’ordre166. Elle produit certaines choses sans rencontrer d’obstacle, et, lorsqu’elle est entravée, ses produits sont de moindre qualité. Parce qu’elle a reçu la puissance de produire et qu’elle s’est remplie de « raisons » qui ne tiennent pas la première place, [20] elle produira selon ce qu’elle a reçu, mais ce qui viendra d’elle sera évidemment inférieur. Ce sera un vivant, mais un vivant pour le moins imparfait et qui a du mal à supporter sa propre vie, car il est inférieur, rétif et sauvage, et constitué d’une matière inférieure qui est comme un sédiment déposé par les raisons « antérieures », sédiment amer qui produit l’amertume167. [25] Voilà ce que cette âme inférieure apporte à l’univers.
18. – Ces maux que l’on rencontre dans l’univers sont-ils donc nécessaires, dès lors qu’ils découlent de raisons antérieures168 ?
– Oui, et encore parce que l’univers serait incomplet s’ils n’existaient pas169. Car la majorité d’entre eux, ou même tous, sont utiles à l’ensemble, par exemple les serpents venimeux, [5] même si, dans la plupart des cas, cette utilité nous échappe170. Même le vice en effet rend de multiples services171, car il produit beaucoup de belles choses, par exemple les belles œuvres d’art en général172, et il pousse à la réflexion, car il ne nous laisse pas nous assoupir dans la sécurité173.
Si ce qui vient d’être dit est correct, il faut donc que l’âme du monde contemple les réalités les meilleures, [10] se portant toujours vers la nature intelligible et vers le dieu, et que, lorsqu’elle en est remplie, quand elle en a été remplie jusqu’à ras bord pour ainsi dire, naisse d’elle cette image, qui est sa limite inférieure et ce principe de production dont nous parlons. Tel est donc le principe de production le plus bas. Au-dessus de lui se trouve ce qui, en l’âme, est d’entrée de jeu rempli par l’Intellect. Et au-dessus [15] de tout cela se trouve l’Intellect démiurgique, qui donne à l’âme qui se trouve après lui les choses dont les traces apparaissent dans la réalité de troisième rang174. On a raison de dire que ce monde est une image qui ne cesse de se reproduire175. Le premier et le deuxième principe sont immobiles, alors que le troisième l’est aussi, mais se meut par accident, puisqu’il est engagé dans la matière176. [20] Car, tant que l’Intellect et l’âme existeront, des raisons s’en écouleront vers cette espèce d’âme177, de même que, tant qu’il y aura un soleil, toute la lumière en viendra.