Porphyre

Sur la vie de Plotin et la mise en ordre de ses livres1

1. Plotin, notre professeur de philosophie2, semblait avoir honte d’être dans un corps3. C’est en vertu d’une telle disposition qu’il se retenait de parler de sa famille, de ses parents et de sa patrie4. Souffrir de poser devant [5] un peintre ou un sculpteur lui paraissait indigne si bien que, quand Amélius le pria d’accepter que l’on fît un portrait de lui5, il répondit : « Ne suffit-il pas de porter comme un vêtement cette image dont la nature nous a revêtus ; faut-il de surcroît consentir à laisser derrière nous une image d’image qui vaille de durer plus longtemps que la première comme si c’était, parmi d’autres, une œuvre digne d’être contemplée6 ? » [10] Devant ce refus et parce que Plotin n’acceptait pas de poser, Amélius, qui avait pour ami Cartérius7, le meilleur des peintres d’alors, introduisit ce dernier dans le groupe et le fit assister aux cours, attendu qu’il était possible à qui le souhaitait de fréquenter les cours. Ensuite, une fois que, à partir de l’image gravée dans sa mémoire8, Cartérius eut peint un premier jet et qu’Amélius y eut apporté des corrections pour rendre l’esquisse la plus ressemblante possible, le talent de Cartérius fit qu’il y eut à l’insu de Plotin un portrait de lui très ressemblant.

 

2. Même s’il souffrait souvent de maux de ventre9, il ne supportait pas le lavement, car, disait-il, il ne convenait pas à un homme âgé de supporter un tel traitement. Il refusait aussi de prendre des médicaments faits à partir de bêtes sauvages, car, disait-il, il s’abstenait de consommer même la chair [5] d’animaux domestiques10. Par ailleurs, il s’abstenait d’aller aux bains publics11, et, chaque jour, il se faisait faire des massages à la maison, si bien que, quand il y eut la peste et que ses masseurs eurent trouvé la mort12, il négligea ce genre de traitement et laissa s’installer en lui une maladie de la gorge [10] qui avec le temps devint de plus en plus grave13. Tant que je fus auprès de lui, aucun de ces symptômes ne se manifestait encore. Mais après que j’eus pris la mer14, le mal s’aggrava au point que, comme me le rapporta à mon retour Eustochius, le disciple qui resta auprès de lui jusqu’à sa mort15, sa voix perdit son éclat et son timbre parce qu’il était enroué, sa vue [15] se brouilla et ses mains et ses pieds se couvrirent d’ulcères. Aussi, comme ses amis évitaient de le rencontrer parce qu’il avait l’habitude de les saluer tous en les embrassant16, il quitta la Ville et se rendit en Campanie où il s’installa sur le domaine de Zéthus qui pendant longtemps avait été son disciple [20] et qui était déjà mort17. Le nécessaire lui était fourni par le domaine de Zéthus, et lui venait aussi de chez Castricius à Minturnes, car c’est là que se trouvait la propriété de Castricius18. Alors que Plotin allait mourir, ainsi que nous le raconta Eustochius, ce dernier, [25] arriva bien tard auprès du mourant parce qu’il habitait à Pouzzoles19. Plotin lui dit : « Je t’attendais », et après avoir ajouté qu’il s’efforçait de faire remonter le divin qui est en nous vers le divin qui est dans l’univers20, un serpent se glissa sous le lit où il était étendu et disparut dans un trou qu’il y avait dans le mur21. Plotin rendit alors le souffle22. Au dire d’Eustochius, il était âgé de [30] soixante-six ans, car c’était au moment où s’achevait la deuxième année du règne de Claude23. À sa mort, moi, Porphyre24, je séjournais à Lilybée25, Amélius était à Apamée en Syrie26 et Castricius à Rome ; seul Eustochius se trouvait à ses côtés. Si, remontant en arrière, [35] on compte à partir de la deuxième année du règne de Claude, soixante-six ans, le moment de sa naissance doit tomber dans la treizième année du règne de Sévère27. Mais il n’a fait connaître à personne ni le mois où il est né, ni son jour anniversaire, parce qu’il ne souhaitait pas que l’on fît un sacrifice ou que l’on offrît un banquet pour son anniversaire, même si, lors des anniversaires traditionnels de Platon et de Socrate, il faisait un sacrifice et offrait à ses disciples un banquet [40] à l’occasion duquel ceux qui en avaient la capacité devaient lire un discours devant l’assemblée28.

 

3. Néanmoins, il nous fit de son propre gré au fil de conversations de nombreuses confidences29 : voici. Il fréquentait encore sa nourrice à l’âge où il allait chez le maître d’école, alors qu’il était dans sa huitième année30, et il lui découvrait les seins [5] qu’il avait envie de téter ; mais s’étant un jour entendu dire qu’il était un enfant pervers, il eut honte et s’en abstint. Alors qu’il était dans sa vingt-huitième année31, il se lança dans la philosophie et, mis en relation avec les célébrités d’alors à Alexandrie32, il sortait de leurs cours abattu et plein de tristesse, si bien [10] qu’il confia à l’un de ses amis ce qu’il éprouvait. Ce dernier, qui avait compris ce que souhaitait son âme, amena Plotin chez Ammonius, dont il n’avait pas encore suivi l’enseignement33. Plotin se rendit chez Ammonius, l’écouta et dit à son compagnon : « C’est lui que je cherchais. » De ce jour, il resta sans interruption auprès d’Ammonius, et il acquit [15] une si bonne formation en philosophie qu’il chercha à s’initier à la philosophie pratiquée chez les Perses et à celle qui était en honneur chez les Indiens34. Lorsque l’empereur Gordien partit en campagne contre les Perses35, il se fit admettre dans sa suite et fit route avec elle36 : il était déjà dans sa trente-neuvième année37, [20] car il avait passé en tout onze ans à suivre l’enseignement d’Ammonius. Mais quand Gordien trouva la mort en Mésopotamie38, Plotin réussit non sans peine à s’enfuir et trouva refuge à Antioche39. Puis, lorsque Philippe fut devenu empereur40, Plotin, alors âgé de quarante ans, vint à Rome41. Érennius42, Origène43 [25] et Plotin s’étaient interdit, par un pacte44, de ne révéler aucune des doctrines qu’Ammonius leur avait exposées dans ses cours. Comme les autres, Plotin tint parole ; il donnait bien des cours à ceux qui se présentaient, mais il gardait secrètes les doctrines qui venaient d’Ammonius. Érennius, le premier, rompit le pacte, puis Origène [30] suivit ses traces ; pourtant, ce dernier n’écrivit rien à l’exception du traité Sur les démons et, pour Gallien, Que le roi seul est poète45. Plotin, lui, resta longtemps sans rien écrire, même si, dans ses cours, il s’inspirait de l’enseignement d’Ammonius. Ainsi continua-t-il, pendant dix ans [35] en tout, à donner un enseignement à certains, sans rien écrire. Parce que Plotin exhortait ses auditeurs à le suivre dans sa recherche, le cours était plein de désordre et de discussions superflues, comme Amélius nous l’a raconté46. Amélius en effet se mit à fréquenter Plotin, la troisième année du séjour de ce dernier à Rome, dans la troisième année du règne de [40] Philippe47, et, comme il y resta jusqu’à la première année du règne de Claude48, il suivit son enseignement pendant un total de vingt-quatre années. Lorsqu’il se mit à fréquenter Plotin, Amélius possédait une formation qui lui venait de l’enseignement de Lysimaque49. Par son acharnement au travail, il surpassait tous ses condisciples : il était allé jusqu’à recopier presque tous les ouvrages de Numénius50, [45] à en faire des résumés51, et à apprendre par cœur la plupart d’entre eux ; il avait aussi rédigé à partir des cours de Plotin des notes qu’il avait réunies en une centaine de livres je crois, dont il fit cadeau à Hostilianus Hésychius d’Apamée, son fils adoptif52.

 

4. Dans la dixième année du règne de Gallien53, moi, Porphyre, qui en compagnie d’Antoine de Rhodes54, arrivais de Grèce55, je rencontre Amélius. Bien qu’il en fût à sa dix-huitième année dans l’École de Plotin, il n’avait encore rien [5] osé écrire si ce n’est ses notes de cours réunis en des livres dont le nombre n’avait pas encore atteint la centaine. Plotin, lui, dans la dixième année du règne de Gallien avait environ cinquante-neuf ans. Moi, Porphyre, quand pour la première fois je fus admis à suivre ses cours, j’avais alors trente ans56. En fait, c’est à partir de la [10] première année du règne de Gallien57 que Plotin s’était mis à écrire sur les sujets qui se présentaient et, la dixième année du règne de Gallien, quand pour la première fois je fus admis à le fréquenter, je découvris qu’il avait écrit vingt et un livres, dont, je le constate, la communication était réservée à un petit nombre. La communication en effet n’en était pas encore facile ; [15] elle ne se faisait pas dans un climat de confiance avec simplicité et facilité, mais une fois soigneusement choisis ceux qui les recevaient58. Voici la liste de ces écrits qui, parce que Plotin ne leur avait pas donné de titre, en recevaient un différent de chaque lecteur. Les titres qui ont prévalu sont les suivants. Je citerai aussi les premiers mots [20] de ces traités, pour qu’il soit facile de reconnaître, à partir de ce début, chacun des traités mentionnés59 :

1 (I, 6) Sur le beau

   début : « Le beau est surtout dans ce qui relève de la vue… »

2 (IV, 7) Sur l’immortalité de l’âme

   [25] début : « Si chacun de nous est immortel… »

3 (III, 1) Sur le destin

   début : « Toutes les choses qui deviennent… »

4 (IV, 2) Sur la réalité de l’âme

   début : « Au cours de nos recherches sur la question de savoir quelle peut bien être la réalité de l’âme… »

[30] 5 (V, 9) Sur l’Intellect, les idées et ce qui est

   début : « Dès leur naissance, tous les hommes… »

6 (IV, 8) Sur la descente de l’âme dans les corps

   début : « Souvent, lorsque je m’éveille… »

7 (V, 4) Comment vient du premier ce qui est après le premier, et sur [35] l’Un

   début : « S’il y a quelque chose après le Premier… »

8 (IV, 9) Si toutes les âmes n’en sont qu’une

   début : « Tout comme nous l’avons dit de l’âme… »

9 (VI, 9) Sur le Bien ou l’Un

   [40] début : « C’est en vertu de l’unité que tous les êtres… »

10 (V, 1) Sur les trois hypostases qui ont rang de principes

   début : « Mais alors qu’est-ce qui a fait que les âmes… »

11 (V, 2) Sur la génération et le rang des choses qui sont après le premier

   début : « “L’Un est toutes choses… »

[45] 12 (II, 4) Sur les deux matières

   début : « Ils disent que ce qu’on appelle la matière… »

13 (III, 9) Considérations diverses

   début : « Platon dit : “L’Intellect voit les idées qui sont dans…” »

14 (II, 2) Sur le mouvement circulaire

   [50] début : « Pourquoi le ciel se meut-il en cercle ? »

15 (III, 4) Sur le démon qui nous a reçus en partage

   début : « Certaines réalités naissent alors que les choses de là-bas… »

16 (I, 9) Sur le suicide raisonnable

   début : « “Tu n’expulseras pas ton âme du corps, pour éviter qu’elle ne sorte…” »

[55] 17 (II, 6) Sur la qualité60

   début : « Est-ce que l’être et la réalité… »

18 (V, 7) S’il y a des idées même des êtres individuels

   début : « Y a-t-il une idée de chaque individu ? »

19 (I, 2) Sur les vertus

   [60] début : « Puisque les maux existent ici-bas… »

20 (I, 3) Sur la dialectique

   début : « Quelle technique, quelle méthode… »

21 (IV, 1) Comment l’on dit que l’âme est intermédiaire entre la réalité indivisible et la réalité divisible61

   [65] début : « C’est dans le monde intelligible… »

Voilà donc les livres, au nombre de vingt et un, que, au moment où moi, Porphyre, je commence à le fréquenter, je trouve écrits. Plotin était alors dans sa cinquante-neuvième année.

 

5. Puis, pendant que je fus auprès de lui, cette année-là et les cinq années qui suivirent – moi, Porphyre, j’étais arrivé à Rome un peu avant les fêtes du dixième anniversaire du règne de Gallien62, au moment où Plotin prenait ses vacances d’été63, même s’il continuait de dispenser son enseignement d’une autre manière –, [5] pendant ces six années donc, comme on procède dans les cours à l’examen de plusieurs questions, et qu’Amélius et moi lui demandons d’écrire, il rédige d’abord :

22-23 (VI, 4-5) Sur la raison pour laquelle l’être, un et identique, est partout tout entier, deux livres

   [10] début du premier : « Est-ce que l’âme est partout présente… »

   début du second : « Que l’être soit partout tout entier en même temps, un et identique par le nombre… »

À la suite, il écrit deux autres traités :

24 (V, 6) Sur le fait que ce qui est au-delà de l’être n’intellige pas, et sur ce que sont les principes premier et second d’intellection

   début : « Il faut distinguer deux cas : lorsqu’une chose en intellige une autre, et [15] lorsqu’une chose s’intellige elle-même. »

25 (II, 5) Sur le sens de “en puissance” et “en acte”

   début : « On utilise les formules “en puissance”… »

26 (III, 6) Sur l’impassibilité des incorporels

   début : « Les sensations ne sont pas des affections, disons-nous… »

[20] 27 (IV, 3) Sur l’âme, premier livre64

   début : « À la question de l’âme, il paraît juste… »

28 (IV, 4) Sur l’âme, deuxième livre

   début : « Qu’allons-nous donc dire ? »

29 (IV, 5) Sur l’âme, troisième livre, ou Sur la question de savoir comment nous voyons65

   [25] début : « Puisque nous avons différé… »

30 (III, 8) Sur la contemplation66

   début : « Si nous commençons par nous amuser… »

31 (V, 8) Sur la beauté intelligible

   début : « Dans la mesure où nous soutenons que… »

[30] 32 (V, 5) Sur l’intellect et que les intelligibles ne sont pas hors de l’intellect, et sur le Bien

   début : « L’Intellect qui est véritablement et réellement intellect… »

33 (II, 9) Contre les gnostiques67

   début : « Puisque la nature simple du Bien nous est apparue… »

[35] 34 (VI, 6) Sur les nombres

   début : « Est-il vrai que la multiplicité soit… »

35 (II, 8) Comment se fait-il que les objets vus de loin paraissent petits ?

   début : « Est-il exact que les choses éloignées… »

36 (I, 5) Si le bonheur s’accroît avec le temps

   [40] début : « Le bonheur… »

37 (II, 7) Sur le mélange total

   début : « Il faut s’interroger sur ce qu’on appelle le “mélange total”… »

38 (VI, 7) Comment la multiplicité des idées s’est établie, et sur le Bien

   début : « Lorsqu’il envoya les âmes dans le devenir, le dieu… »

[45] 39 (VI, 8) Sur le volontaire68

   début : « Est-il possible de chercher, même à propos des dieux… »

40 (II, 1) Sur le monde

   début : « Lorsque nous disons que le monde a toujours existé… »

41 (IV, 6) Sur la sensation et la mémoire

   [50] début : « Puisque nous disons que les sensations ne sont ni des empreintes ni des marques… »

42 (VI, 1) Sur les genres de l’être, premier livre

   début : « Sur la question du nombre et de la nature des êtres… »

43 (VI, 2) Sur les genres de l’être, deuxième livre

   Début : « Maintenant que notre enquête sur ce que l’on appelle… »

[50] 44 (VI, 3) Sur les genres de l’être, troisième livre

   début : « Nous avons exposé notre position sur la réalité véritable… »

45 (III, 7) Sur l’éternité et le temps

   début : « Lorsque nous disons que l’éternité et le temps… »

Ces livres, au nombre de vingt-quatre, qu’il écrivit durant les six années [60] où moi, Porphyre, je fus près de lui69, et dont les sujets venaient des questions soulevées70, comme nous l’avons montré dans les sommaires de chacun d’eux71, ces livres, dis-je, font, avec les vingt et un écrits antérieurs à notre arrivée, un total de quarante-cinq.

 

6. Alors que je me trouve en Sicile72 – c’est là en effet que je m’étais retiré autour de la quinzième année du règne de Gallien73 –, Plotin écrit cinq livres qu’il me fait parvenir :

[15] Voilà donc les livres qu’il envoie la première année du règne de Claude74 ; au début de la deuxième, alors qu’il est sur le point de mourir, il envoie les livres suivants :

51 (I, 8) Quels sont les maux75  ?

   début : « Ceux qui cherchent d’où viennent les maux… »

[20] 52 (II, 3) Si les astres agissent

   début : « Que le cours des astres annonce… »

53 (I, 1) Qu’est-ce que le vivant76  ?

   début : « À qui peuvent bien appartenir les plaisirs et les douleurs… »

54 (I, 7) Sur le bonheur77

   [25] début : « Est-ce que quelqu’un pourrait dire que le bien de chaque chose est différent… »

Ces livres, si l’on y ajoute les quarante-cinq de la première et de la deuxième période font au total cinquante-quatre. Mais comme Plotin les a écrits les uns à ses débuts, d’autres dans sa maturité et les derniers alors que son corps souffrait, [30] ces livres présentent une puissance qui varie selon chaque période. De fait, les vingt et un premiers ont une qualité moins affirmée et n’ont point encore atteint une ampleur suffisante pour ce qui est de la vigueur de la pensée ; ceux qui appartiennent à la production intermédiaire manifestent le plein épanouissement de cette puissance78, et ces vingt-quatre livres, si l’on excepte ceux qui sont courts79, sont les plus achevés ; quant aux [35] neuf derniers ils ont été écrits alors que sa puissance déclinait, et les quatre derniers plus encore que les cinq précédents.

 

7. Des auditeurs, il en eut un grand nombre80, mais comme disciples véritables, qui adhéraient à sa philosophie, il y avait Amélius, originaire d’Étrurie, dont le vrai nom était Gentilianus81 ; Plotin préférait l’appeler Amérius, avec un « r », car, disait-il, il lui convenait mieux de tirer son nom de l’« indivisibilité » [5] que de l’« insouciance »82. Il y avait aussi un médecin, Paulinus de Scythopolis qu’Amélius surnommait Mikkalos83, et qui était plein de raisonnements faux. Il eut aussi pour disciple un autre médecin, Eustochius, originaire d’Alexandrie, dont Plotin fit la connaissance vers la fin de sa vie, [10] et qui continua de le soigner jusqu’à sa mort ; s’étant consacré aux seuls enseignements de Plotin, il revêtit la disposition d’un authentique philosophe84. Un autre de ses disciples fut Zoticus, critique et poète, qui établit une version corrigée d’Antimaque et qui avec talent fit de l’Atlantique un poème ; [15] sa vue se brouilla et il mourut peu de temps avant le décès de Plotin85. Paulinus, lui aussi, précéda Plotin dans la mort. Plotin eut également pour ami Zéthus86, originaire d’Arabie87, qui épousa la fille de Théodose88, lequel avait été le disciple d’Ammonius89. Lui aussi était médecin, et [20] Plotin lui vouait une grande affection. Mais, comme c’était un homme politique, Plotin essayait de réfréner ses ardeurs politiques ; Plotin entretenait avec lui une grande familiarité, au point de se retirer chez lui sur ses terres qui se trouvaient à six bornes de Minturnes90, et qu’avait possédées Castricius, appelé Firmus91. Ce dernier, l’un des hommes les plus cultivés [25] de notre époque, vénérait Plotin et secondait Amélius comme un bon serviteur ; et à moi Porphyre il resta en tout attaché comme à un véritable frère ; il vénérait Plotin, bien qu’il eût choisi une vie politique. Parmi les auditeurs de Plotin, il y avait aussi beaucoup de sénateurs, dont Marcellus Orontius92 et Sabinillus93, qui s’intéressaient fort à la philosophie. [30] Il y avait aussi Rogatianus, un membre du sénat94 qui avait pris tellement en aversion la vie politique qu’il renonça à tous ses biens, renvoya tous ses serviteurs et [35] renonça même aux honneurs dus à son rang : sur le point de paraître en public comme préteur, alors que les licteurs95 étaient déjà là, il refusa de prendre la tête du cortège et d’exercer cette charge. Il alla même jusqu’à refuser d’habiter chez lui, et c’est chez ses amis et ses relations qu’il se rendait pour dîner ou coucher, ne se nourrissant d’ailleurs [40] qu’un jour sur deux. Ce renoncement et cette indifférence aux nécessités de la vie lui permirent, à lui qui était atteint de la goutte au point de se faire porter en litière, de reprendre des forces ; et alors qu’il n’était plus capable d’ouvrir les mains, il en usa avec beaucoup plus d’adresse que n’importe quel travailleur manuel. Plotin l’approuvait et [45] il ne cessait de lui faire des éloges, le présentant comme un bon exemple pour ceux qui pratiquent la philosophie. Suivait aussi son enseignement Sérapion d’Alexandrie, qui fut d’abord rhéteur puis qui s’adonna à la philosophie, sans pourtant jamais renoncer à ce qu’il y a de dégradant dans les affaires d’argent et d’usure96. Il me compta [50] moi aussi Porphyre de Tyr, parmi ses plus proches collaborateurs, moi à qui il demandait même de corriger ses traités.

 

8. Car, lorsqu’il avait écrit, Plotin ne supportait jamais de recopier ce qu’il avait écrit ; en fait, il n’arrivait même pas à relire en entier ce qu’il avait écrit, parce que sa vue ne le lui permettait pas. Il écrivait sans chercher à bien former ses lettres, [5] à séparer clairement les mots, et à se soucier de l’orthographe, mais en s’attachant au sens seulement97. Et il garda jusqu’à la fin de sa vie cette façon de faire qui nous étonnait tous : en effet, quand il avait en lui-même mené l’examen de son sujet du commencement jusqu’à la fin, et qu’ensuite il confiait à l’écriture le résultat [10] de cet examen, il écrivait avec une telle continuité ce qu’il avait composé en son âme qu’il semblait recopier d’un livre ce qu’il écrivait. Et, alors même qu’il s’entretenait avec quelqu’un et poursuivait la conversation, il continuait son examen, de sorte qu’en même temps il satisfaisait aux exigences de la conversation, et que, sur le sujet qu’il s’était proposé d’examiner, il n’interrompait pas [15] le cours de sa pensée. Et puis, son interlocuteur parti, sans même relire ce qu’il avait déjà écrit, puisque sa vue, nous l’avons dit, ne le lui permettait pas, il y rattachait la suite, comme si, dans l’intervalle, la conversation ne l’avait pas interrompu. Il était donc présent à la fois à lui-même et aux autres, [20] et l’attention qu’il se portait à lui-même, il ne la relâchait jamais, sinon dans son sommeil. D’ailleurs, son temps de sommeil était réduit98, parce qu’il prenait peu de nourriture – souvent en effet il ne touchait même pas au pain99 –, et que son âme était sans cesse tournée vers son intellect100.

 

9. Il eut aussi autour de lui des femmes très attachées à la philosophie101, Gémina102 – c’est même dans sa maison qu’il habitait – et la fille de celle-ci appelée Gémina comme sa mère, et Amphicléa, qui fut la femme d’Ariston103, le fils de Jamblique104. [5] Il y avait aussi beaucoup d’hommes et de femmes de la plus haute société qui, sentant leur mort proche, lui faisaient amener leurs enfants, garçons aussi bien que filles, pour les lui confier, avec leurs biens comme à un gardien sacré et divin. Voilà pourquoi la maison où il habitait [10] était remplie de jeunes garçons et de jeunes filles. Parmi eux se trouvait Potamon105, dont il surveillait l’éducation ; et souvent il s’occupait de lui quand il faisait des exercices106. Il prenait le temps de vérifier les comptes que rendaient ceux qui étaient restés au service des enfants, et il avait le souci de leur exactitude : « tant que ces jeunes gens ne pratiquent pas la philosophie, disait-il, [15] ils doivent garder leurs biens et leurs revenus intacts et préservés »107. Et pourtant, bien qu’il soulageât tant de gens de soucis et de soins pratiques, jamais il ne relâchait à l’état de veille la tension de son intellect108. De plus, il était doux, et toujours à la disposition de tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, se trouvaient en relation avec lui. [20] Voilà pourquoi, bien qu’il fût resté à Rome pendant vingt-six années en tout et qu’il eût été arbitre entre beaucoup de gens dans des différends qui les opposaient, il n’eut jamais un seul ennemi parmi les hommes politiques.

 

10. L’un de ceux qui voulaient se faire passer pour philosophe, Olympius109 d’Alexandrie, qui suivit pendant une courte période l’enseignement d’Ammonius, était jaloux de Plotin, parce qu’il ambitionnait la première place. Il en vint même à s’en prendre à lui, si bien qu’il entreprit, [5] en ayant recours à la magie, de précipiter sur lui l’influence maléfique des astres. Mais, parce qu’il sentait que l’entreprise se retournait contre lui, Olympius dit à ses familiers que l’âme de Plotin était si puissante qu’il arrivait à repousser les attaques dirigées contre lui en les détournant vers ceux qui entreprenaient de lui faire du mal. Pourtant Plotin percevait [10] les tentatives faites par Olympius, disant qu’alors son corps était contracté comme « la bourse que l’on resserre110 », ses membres étant pressés les uns contre les autres. C’est alors qu’Olympius, après avoir risqué plusieurs fois de subir le mal qu’il voulait infliger à Plotin cessa ses manœuvres111. En fait, Plotin avait de naissance quelque chose de plus que les autres hommes. [15] Ainsi, il arriva qu’un prêtre égyptien112, qui était venu à Rome, qui avait été présenté à Plotin par un ami et qui voulait lui donner une démonstration de son habileté, pria Plotin de venir voir l’évocation du démon familier qui était son compagnon. Plotin accepta volontiers, et l’évocation eut lieu dans l’Iseion113 ; [20] c’était là le seul endroit pur que l’Égyptien disait avoir trouvé à Rome. Appelé à apparaître, le démon vint ; c’était un dieu et il ne faisait pas partie des démons. Cela fit dire à l’Égyptien : « Bienheureux es-tu, toi qui as pour démon un dieu, et dont le compagnon n’appartient pas à un rang inférieur114. » [25] Mais il ne fut possible ni d’interroger le démon ni de l’avoir sous les yeux plus longtemps, car l’ami qui assistait à la scène étouffa les oiseaux, qu’on avait confiés à sa garde, soit parce qu’il était jaloux soit parce qu’il avait peur. Étant donné qu’il avait pour compagnon un démon qui était très proche des dieux, [30] c’est vers lui qu’il élevait son œil divin. C’est bien pour expliquer ce genre de choses qu’il écrivit : Sur le démon qui nous a reçus en partage, où il essaie de rendre compte de la différence entre les démons qui nous accompagnent. Amélius aimait à participer aux sacrifices115, et il allait rendre hommage aux dieux116 à la nouvelle lune117 et lors des fêtes religieuses118. Un jour, [35] il chercha à amener avec lui Plotin qui déclara : « C’est à eux de venir vers moi, et non à moi d’aller vers eux. » Que pensait-il en prononçant des paroles si fières, c’est ce que nous n’avons pu comprendre, et nous n’osâmes pas le lui demander119.

 

11. On trouvait chez lui une telle supériorité dans la pénétration des caractères, que, lorsque fut volé un collier d’une grande valeur qui appartenait à Chionè120, une veuve qui, dans la dignité, vivait avec ses enfants sous le même toit que lui, Plotin, [5] après avoir regardé tous les esclaves les dévisagea et déclara : « c’est lui le voleur » en désignant l’un d’eux. Fouetté, ce dernier commença par nier longtemps, puis il finit par avouer. Plotin pouvait dire de chacun des enfants qui vivaient auprès de lui ce qu’ils deviendraient. [10] De Polémon121 par exemple, il prédit ce qu’il serait, qu’il serait porté à l’amour et qu’il ne vivrait pas longtemps ; et c’est ce qui arriva. Et quant à moi, Porphyre, il sentit un jour que je songeais à m’enlever la vie122. Le voici soudain devant moi qui habitais là et il me dit que ce désir résultait non d’une disposition de l’intellect, mais d’une maladie [15] due à la mélancolie123, et il me prescrivit de m’en aller. Je suivis son conseil, et je partis pour la Sicile, car j’avais entendu dire qu’un homme de grande réputation, Probus, vivait à Lilybée124. Je fus ainsi délivré du désir de me supprimer, mais du même coup je fus empêché de rester auprès de Plotin jusqu’à sa mort.

 

12. Plotin était tenu en haute estime par l’empereur Gallien et par son épouse Salonine125 qui le vénéraient. Il usa de leur amitié pour leur demander de relever une cité de philosophes126 qui, racontait-on, avait existé en Campanie, mais qui, par la suite, [5] était tombée en ruine, et d’accorder à la cité ainsi fondée le territoire environnant127. Ceux qui devaient s’y installer auraient pour lois celles de Platon128 ; la ville prendrait le nom de Platonopolis129, et lui-même s’engageait à s’y retirer avec ses disciples. Le projet [10] du philosophe se serait réalisé avec la plus grande facilité, si certains membres de l’entourage de l’empereur n’y avaient fait obstacle par jalousie, par malveillance ou par quelque autre motif inavouable.

 

13. Dans ses cours, il s’exprimait avec aisance et il avait une grande facilité pour trouver des arguments et les élaborer comme il convenait. Mais il faisait des fautes en parlant ; il disait non pas anamimn ē sketai, mais anamn ē misketai, et il prononçait d’autres mots avec des fautes [5] qui se retrouvaient dans ses écrits130. Quand il parlait, c’est l’intellect qui se manifestait jusque sur son visage qu’il éclairait de sa lumière131. Lui qui était beau, il le paraissait encore plus à ce moment-là ; une légère sueur se répandait sur son visage, sa douceur rayonnait, et quand on l’interrogeait, il répondait tout à la fois avec bienveillance [10] et vigueur132. En tout cas, alors que moi Porphyre je l’interrogeais sur la façon dont l’âme est unie au corps, il poursuivit son exposé, trois jours d’affilée133, si bien qu’à un auditeur du nom de Thaumasius, un fonctionnaire des finances134, qui voulait l’entendre parler sur les textes, et qui ne supportait pas que Porphyre répondît et interrogeât, [15] Plotin déclara : « Mais si nous n’apportons pas de solutions aux problèmes que soulève Porphyre dans ses questions, nous ne pourrons absolument rien dire sur le texte. »

 

14. Dans ses écrits, il se montrait concis et inventif ; il était bref, mais plus abondant en notions qu’en mots. La plupart du temps il écrivait sous le coup de l’inspiration et exposait avec passion135… À l’arrière-plan, dans ses traités, on trouve un mélange [5] de doctrines stoïciennes et aristotéliciennes ; on y trouve aussi de nombreuses références à la Métaphysique d’Aristote. Il n’ignorait rien en géométrie, en arithmétique, en mécanique, en optique ni en musique, sans pourtant s’être donné la peine d’étudier à fond ces disciplines. [10] Dans ses cours, il commençait par se faire lire des commentaires, ceux de Sévère136, de Cronius137, de Numénius, de Gaius138, d’Atticus139, et, parmi les péripatéticiens, ceux d’Aspasius140, d’Alexandre141 et d’Adraste142 et d’autres en fonction du sujet traité. Pourtant, Plotin ne reprenait jamais tel quel ce qui était lu : [15] il était personnel et original sur un plan théorique, développant ses positions dans l’esprit d’Ammonius143. Il se pénétrait rapidement du sujet et après avoir exposé en peu de mots une théorie profonde, il se levait et partait. Un jour qu’on lui avait lu les traités de Longin Sur les principes et L’admirateur des anciens144, Plotin déclara : « Longin est assurément un bon connaisseur de la littérature, [20] mais ce n’est pas un philosophe145. » Un jour qu’Origène était venu au cours146, Plotin devint tout rouge et voulut se lever pour partir ; prié par Origène de parler, il déclara que l’on n’a plus le goût de parler, quand celui qui parle sait qu’il s’adresse à des gens qui savent de quoi il va parler. À la suite de ce bref échange, [25] il se leva et sortit.

 

15. Un jour que, lors de la fête anniversaire de Platon147, j’avais lu un poème intitulé Le mariage sacré148, et que, parce que beaucoup de choses y étaient dites sous l’effet de l’inspiration à mots couverts comme dans les mystères149, quelqu’un avait dit : « Porphyre est devenu fou », Plotin déclara, de façon à être entendu de tous : « Tu as fait parler [5] tout à la fois le poète, le philosophe et le hiérophante150. » À l’inverse, quand le rhéteur Diophane151 lut un discours pour défendre l’Alcibiade qui intervient dans le Banquet de Platon, en soutenant que, pour acquérir la vertu, le disciple doit céder au désir de son maître, même si ce dernier recherche un rapport sexuel152, [10] Plotin se leva plusieurs fois pour quitter l’assemblée, mais il se retint, et, une fois l’auditoire dispersé, il me demanda à moi, Porphyre, d’écrire une réfutation. Comme Diophane ne voulait pas me donner son texte, c’est en reconstituant de mémoire ses arguments que j’écrivis, moi, une réfutation. J’en fis lecture devant les mêmes [15] auditeurs réunis, et Plotin en fut si satisfait qu’il répéta plusieurs fois ce vers : « Continue de frapper ainsi, et tu deviendras une lumière pour les hommes153. » Et quand Eubule, le chef de l’École platonicienne154, envoyait d’Athènes des ouvrages traitant de questions [20] platoniciennes, c’est à moi, Porphyre, qu’il les faisait remettre, et c’est à moi qu’il demandait de lire attentivement ces écrits et de lui faire un rapport. Il s’intéressait aux tables relatives aux astres155, mais non du point de vue des mathématiciens. Il porta attention aux tireurs d’horoscope dont il regardait de très près les prédictions ; mais quand il eut compris [25] qu’elles étaient sans garantie, il n’hésita pas à les dénoncer, dans plusieurs de ses traités156.

 

16. À l’époque où vivait Plotin, il y avait beaucoup de chrétiens157, dont certains, qui avaient été des philosophes formés à l’École des anciens158, appartenaient à des sectes. Il y avait Adelphius159, Aquilinus160 et leurs disciples qui avaient en leur possession de nombreux traités d’Alexandre de Libye161, de Philocome162, de Démostrate163 et de Lydus164 et [5] ils mettaient en avant les Révélations165 de Zoroastre166, de Zostrien167, de Nicothée168, d’Allogène169 et de Messus170 et de beaucoup d’autres personnages du même genre. Ils trompaient beaucoup de gens tout comme ils se trompaient eux-mêmes en prétendant notamment que Platon n’avait pas eu accès à la profondeur de la réalité intelligible171. Voilà pourquoi lui-même les réfuta [10] en maintes occasions dans ses cours et alla jusqu’à écrire un traité, celui que nous avons intitulé Contre les gnostiques172, en nous laissant le soin de nous occuper du reste. Amélius écrivit jusqu’à quarante livres pour répliquer à la Révélation de Zostrien ; quant à moi, Porphyre, je me suis chargé [15] de la réfutation systématique de la Révélation de Zoroastre, pour montrer comment173 ce texte est à la fois inauthentique et récent, forgé par les fondateurs de la secte pour faire croire que venaient de l’antique Zoroastre les doctrines qu’ils avaient eux-mêmes choisi de vénérer.

 

17. Il y avait en Grèce174 des gens qui disaient que Plotin plagiait Numénius, et quand Tryphon175, le stoïcien et le platonicien, en informa Amélius, ce dernier écrivit un livre qu’il intitula : Sur la [5] différence doctrinale qui sépare Platon de Numénius, et qu’il me dédia à moi, Basileus176. Basileus était mon nom à moi, Porphyre, qui, dans la langue de mon pays177, m’appelais Malkos, nom qui était aussi celui de mon père. Or Malkos signifie Basileus, si du moins [10] l’on tient à traduire le terme en langue grecque. Voilà pourquoi Longin, lorsqu’il voulut dédier Sur l’impulsion178 à Cléodamos179 et à moi, Porphyre, commença par ces mots « Cléodamos et Malkos180 ». Amélius, lui, fit le contraire en traduisant mon nom en grec, et, de même que Numénius traduisit Maximus en Mégalos181, il traduisit Malkos en Basileus, de sorte [15] qu’il écrit :

Amélius à Basileus, [com]porte-toi bien182,

S’il ne s’était agi que de répondre à ces gens de grand renom qui, me dis-tu, t’ont rebattu les oreilles en voulant ramener les doctrines de notre ami à Numénius d’Apamée, je n’aurais pas fait entendre ma voix, sache-le bien ; [20] de toute évidence, c’est pour faire montre de leur esprit et de leur style que, dans le but évidemment de le ridiculiser, ils disent contre lui maintenant qu’il est un grand bavard, ailleurs que c’est un plagiaire et une autre fois qu’il pille jusqu’aux plus vils des êtres183 [25]. Mais, puisque tu estimes qu’il faut profiter de l’occasion tout à la fois pour avoir facilement sous la main un aide-mémoire de nos thèses et pour faire connaître de façon synthétique les doctrines répandues depuis longtemps déjà sous le nom de notre ami, le grand Plotin, je t’ai obéi et je viens d’apporter ce que je t’avais promis, [30] le fruit d’un labeur de trois jours, comme tu le sais bien. Comme il s’agit non d’une compilation ou d’un exposé à partir d’extraits tirés de leurs ouvrages, mais de simples souvenirs issus de nos entretiens passés, rangés chacun dans l’ordre où chacun s’est présenté à mon esprit, il faut que cet ouvrage obtienne de toi [35] une juste indulgence, d’autant plus grande que le projet de cet auteur184 que d’aucuns tiennent à mettre en accord avec nous185 n’est pas facile à comprendre, puisque, semble-t-il, sur les mêmes sujets, il s’exprime tantôt ainsi tantôt autrement. Quant aux doctrines de notre propre foyer186, si l’une se trouve faussée, [40] tu corrigeras, je le sais bien, avec bienveillance. Pointilleux comme je suis, je me vois contraint, semble-t-il, comme le dit quelque part la tragédie, d’opérer, en raison de la distance qui sépare le point de vue de ses adversaires des doctrines de notre maître, rectifications et rejets187. Voilà donc quel était mon désir de te plaire en tout.

Porte-toi bien.

18. J’ai été amené à citer cette lettre non seulement pour attester que les gens d’alors, ses contemporains, s’imaginaient que Plotin n’était qu’un beau parleur et qu’il plagiait Numénius, mais aussi parce qu’ils le considéraient comme un grand bavard et que le mépris qu’ils avaient pour lui tenait au fait [5] qu’ils ne comprenaient pas ce qu’il disait, car il se gardait de toute mise en scène rhétorique et de toute enflure188 ; dans ses cours, il donnait l’impression de converser, et il ne se pressait pas pour dévoiler à ses auditeurs l’enchaînement des raisonnements contraignants qui étaient à la base de son discours. C’est bien une impression semblable que moi, Porphyre, j’eus quand je commençai à suivre ses cours. [10] C’est ce qui explique que j’écrivis une réfutation où je m’opposais à lui en tentant de montrer que l’intelligible subsiste hors de l’intellect. Il en fit donner lecture par Amélius et, la lecture terminée, Plotin dit en souriant : « C’est toi, Amélius, qui devrais résoudre les difficultés dans lesquelles il est tombé parce qu’il ne comprend pas notre position. » Après qu’Amélius eut écrit [15] un livre, qui n’était pas court, Contre les difficultés soulevées par Porphyre, et que, à mon tour, j’eus répliqué par un écrit, et après qu’Amélius eut encore répondu à cette réfutation, moi, Porphyre, après avoir dans un troisième temps compris non sans difficulté ce qui en était, je changeai d’avis et j’écrivis une rétractation que je lus durant le cours189. [20] C’est à partir de ce moment que, me faisant confiance, on me donna accès aux livres de Plotin190. J’amenai le maître à consacrer beaucoup de soin à marquer nettement les articulations de ses doctrines et à les développer par écrit ; je donnai même à Amélius le désir de composer des écrits191.

 

19. Quelle fut par ailleurs l’opinion que se forma Longin sur Plotin192, à partir surtout des indications que je lui donnais, moi, par écrit, cet extrait d’une lettre qu’il m’envoya et où il s’exprimait en ces termes en portera témoignage193. Alors qu’il me priait [5] de quitter la Sicile194 pour venir le retrouver en Phénicie195 en lui apportant les livres de Plotin, il dit :

Envoie-moi les livres quand tu le jugeras bon, mieux apporte-les. Car je ne puis renoncer à te prier encore et encore de préférer le chemin qui mène vers nous à celui qui te conduit ailleurs. [10] À défaut d’un autre motif, car tu ne saurais t’attendre à apprendre quelque chose en venant ici, viens du moins en raison de l’ancienneté de nos liens et du climat tempéré qui convient au mauvais état de ta santé, dont tu parles, ou encore de tout autre motif que tu pourras imaginer. Mais n’attends de moi ni que je te donne un écrit récent, ni non plus que je mette à ta disposition, parmi mes anciens écrits, ceux que tu dis [15] avoir perdus. Car ici les gens qui jusqu’à présent faisaient des copies se sont faits rares au point, par les dieux ! que, alors que, ces derniers temps, je cherchais à me procurer les traités de Plotin qui me manquaient, c’est à grand-peine que j’y suis parvenu, après avoir détourné mon copiste de ses travaux habituels et lui avoir ordonné de se consacrer à cette seule tâche. Oui, [20] me semble-t-il, avec ceux que tu viens de m’envoyer je possède tous les traités de Plotin, mais je ne les possède qu’à moitié, car ils étaient pleins de fautes. Je pensais pourtant que notre ami Amélius allait corriger les erreurs des copistes. Mais il avait mieux à faire que de se consacrer à ce soin. Je ne vois donc pas de quelle façon [25] aborder ces écrits, même si j’ai le désir le plus vif d’étudier les traités Sur l’âme et Sur l’être196 ; ce sont eux qui comptent le plus de fautes. J’aimerais beaucoup que tu me fasses parvenir des copies transcrites avec soin, simplement pour que je puisse en faire la collation ; ensuite je te les renverrai. Mais je te le répète [30], je préférerais non pas que tu les envoies, mais que tu viennes toi-même avec ces traités, ceux dont j’ai parlé et tout autre qui aurait pu échapper à l’attention d’Amélius. Car tous ceux qu’il a apportés, je me les suis procurés avec empressement. Comment aurais-je pu ne pas chercher à me procurer les traités d’un homme si digne197 de respect et d’honneur ? Oui, il m’est arrivé de te le dire aussi bien quand tu étais auprès de moi que [35] quand tu étais à l’étranger ou que tu te trouvais à Tyr : je suis loin d’être d’accord avec la plupart des positions, mais le style de son écriture, la densité de ses pensées et la manière philosophique avec laquelle il mène ses recherches, voilà ce que chez cet auteur [40] j’admire par dessus-tout, voilà ce qui me plaît, et je dirais que ceux qui mènent des recherches en philosophie doivent ranger ses ouvrages parmi les plus importants.

20. J’ai cité tout au long cette lettre198 de celui qui fut le plus grand critique littéraire de notre époque et qui a soumis à un examen détaillé tous les écrits de ses contemporains ou à peu près, pour montrer quel jugement il portait sur Plotin. Pourtant, dans un premier temps, influencé [5] par des gens ignorants, il ne laissait pas de le considérer comme un auteur de peu d’importance. Les copies qu’il s’était procurées à partir des exemplaires d’Amélius, il les croyait fautives, parce qu’il ignorait la manière habituelle de s’exprimer de son auteur. Car s’il y avait des copies bien révisées, c’étaient bien celles d’Amélius, puisqu’elles avaient été faites à partir des originaux. De Longin, il faut encore citer ce que, [10] dans un traité, il écrivit sur Plotin, Amélius et les philosophes de son époque, pour faire connaître dans son intégralité le jugement que portait sur eux un critique si réputé et si sévère. Ce livre de Longin est dédié à Plotin [15] et à Gentilianus Amélius, et il a pour titre Sur la fin199. En voici la préface :

 

Parmi les nombreux philosophes, mon cher Marcellus200, qui ont vécu à mon époque et tout particulièrement dans les premières années de ma vie − on ne saurait dire en effet combien les philosophes [20] sont devenus rares à présent, tandis que, quand j’étais encore un adolescent, ils n’étaient pas peu nombreux ceux qui présidaient aux discours de la philosophie, eux qu’il m’a été donné de connaître tous grâce aux séjours que, depuis mon enfance, j’ai faits en bien des endroits avec mes parents et que, pour ceux qui étaient encore en vie, je fréquentai en me rendant pour cette même raison en un grand nombre de pays [25] et de cités − parmi ces philosophes donc, les uns entreprirent d’exposer par écrit leurs opinions pour permettre à ceux qui viendraient après eux d’en tirer profit, tandis que les autres estimèrent qu’il leur suffisait de faire progresser leurs auditeurs dans la compréhension de leurs doctrines. Parmi les philosophes du premier groupe, il y a chez les platoniciens [30] Euclide201, Démocrite202 et Proclinus203, celui qui vivait en Troade204, et ceux qui jusqu’à maintenant donnent un enseignement205 à Rome, Plotin et Gentilianus Amélius, son assistant ; chez les stoïciens, Thémistocle206 et Phoebion207, et ceux qui, hier encore, étaient au sommet de leur carrière, Annius208 et Médius209 [35] ; et chez les péripatéticiens, Héliodore d’Alexandrie210. Dans le second groupe, on trouve les platoniciens, Ammonius et Origène, auprès desquels j’ai étudié le plus longtemps, des hommes [40] qui l’emportaient de beaucoup sur leurs contemporains en pénétration, tout comme à Athènes les chefs d’École211, Théodote212 et Eubule213 ; de fait, ce que certains d’entre eux ont pu écrire, par exemple Origène, Sur les démons, Eubule, Sur le Philèbe, Sur le Gorgias et Sur les objections d’Aristote contre la République de Platon214, [45] ne saurait être une justification suffisante pour les compter avec ceux qui ont élaboré leurs doctrines par écrit, puisqu’ils considéraient comme un passe-temps cette activité sérieuse et qu’ils ne tenaient pas l’écriture pour une activité prépondérante ; chez les stoïciens, il y a Herminus215, Lysimaque216 et ceux qui vécurent à Athènes, Athénée217 et Musonius218 ; [50] chez les péripatéticiens, Ammonius219 et Ptolémée220, qui tous deux furent les plus grands lettrés de leur époque, et particulièrement Ammonius, car personne ne pouvait l’égaler en érudition. Ils ont bien écrit, mais rien de théorique, seulement des poèmes et des discours d’apparat qui [55] ont d’ailleurs, je crois, été conservés sans l’assentiment de leurs auteurs, car ils n’auraient pas accepté d’être connus plus tard grâce à ce genre d’écrits, puisqu’ils avaient négligé de conserver leur pensée dans des ouvrages plus sérieux. Pour en revenir à ceux qui ont écrit, les uns n’ont rien fait de plus que de rassembler et de transcrire des textes composés par leurs prédécesseurs, ce qui est le cas d’Euclide, [60] de Démocrite et de Proclinus ; les autres n’ont retenu des recherches des anciens que des points tout à fait mineurs, ont entrepris de composer des livres sur les mêmes sujets qu’eux, ce qui est le cas d’Annius, de Médius et de Phoebion, lequel [65] cherchait à se faire connaître par un style soigné plus que par l’exposé rigoureux de sa pensée. On pourrait leur adjoindre Héliodore qui reprenait ce que les anciens avaient dit dans leur enseignement, sans rien changer à l’articulation de leur raisonnement. Mais ceux qui ont montré qu’ils prenaient au sérieux l’écriture comme activité [70] en abordant un grand nombre de problèmes et en les traitant d’une manière personnelle, ce sont Plotin et Gentilianus Amélius. Le premier a donné des principes pythagoriciens et platoniciens221, comme il les entendait222, une interprétation plus claire que celle de ses prédécesseurs, car les écrits de Numénius, de Cronius223, [75] de Modératus224 et de Thrasylle225 sont loin de s’approcher pour l’exactitude de ce que Plotin a écrit sur les mêmes sujets. Pour sa part, Amélius a choisi de marcher sur les traces de Plotin et, sur la plupart des questions, il s’en tient aux mêmes doctrines, mais, comme il se lance dans de longs développements et des explications contournées, il est entraîné vers un style opposé à celui de Plotin. [80] Aussi est-ce d’eux, et d’eux seuls que nous estimons devoir examiner les ouvrages. Les autres en effet, pourquoi estimerait-on devoir s’en occuper, dès lors que l’on s’est gardé d’examiner les auteurs dont ils ont tiré la substance de leurs écrits, sans rien y ajouter d’eux-mêmes [85], ne fût-ce que des sommaires ou même des résumés d’argumentation, ni non plus se préoccuper de rassembler les opinions partagées par la plupart de ces auteurs ou les passages les meilleurs ?

 

C’est à cet examen que nous nous sommes déjà livrés, lorsque par exemple nous nous sommes opposés à l’écrit de Gentilianus Sur la question de la justice chez Platon226, [90] et que nous avons examiné le traité Sur les idées de Plotin227. Quand en effet, leur ami et le nôtre, Basileus de Tyr qui a composé bon nombre d’écrits en prenant pour modèle Plotin qu’il avait préféré suivre plutôt que de rester fidèle à mon enseignement, entreprit de [95] montrer que ce dernier avait sur les idées un point de vue meilleur que le mien, nous croyons avoir bien montré dans notre réplique qu’il avait eu tort de composer sa palinodie228, et dans cet écrit nous avons mis en question bon nombre d’opinions de ces philosophes, comme ce fut le cas dans la lettre que nous avons adressée à Amélius et qui a la longueur d’un traité, [100] mais qui ne fait que répondre à une lettre qu’il m’avait envoyée de Rome. Alors qu’il avait donné à cette lettre pour titre Du caractère de la philosophie de Plotin, nous nous sommes contentés229 du titre ordinaire de ce genre d’écrit, en l’appelant Réponse à la lettre d’Amélius.

 

21. Il est clair que dans cette préface Longin a reconnu qu’à ce moment-là Plotin et Amélius l’emportaient sur tous leurs contemporains « en abordant un grand nombre de problèmes », et surtout « en les traitant d’une manière personnelle » ; que de plus, bien loin de plagier les doctrines de Numénius [5] et de les reprendre par respect, ils suivent celles des Pythagoriciens et de Platon lui-même230 et qu’enfin « les écrits de Numénius, de Cronius, de Modératus et de Thrasylle sont loin de s’approcher pour l’exactitude de ce que Plotin a écrit sur les mêmes sujets ». Puis, après avoir dit d’Amélius [10] qu’« il a choisi de marcher sur les traces de Plotin et [que] sur la plupart des questions il s’en tient aux mêmes doctrines, mais [que], comme il se lance dans de longs développements et des explications contournées, il est entraîné vers un style opposé à celui de son maître », il a aussi fait mention de moi, Porphyre, qui alors n’en étais qu’au début de mon séjour231 auprès de Plotin, en écrivant : « leur ami et le nôtre, Basileus de Tyr [15] qui a composé bon nombre d’écrits en prenant pour modèle Plotin ». Il a écrit ces lignes parce qu’il avait bien remarqué que je me gardais complètement des explications contournées d’Amélius qui ne conviennent pas à la philosophie, et que, dans mes écrits, je prenais pour modèle le style de Plotin. [20] Qu’un auteur aussi important, considéré comme le meilleur critique de son temps et qui passe encore pour tel, ait émis un tel jugement sur Plotin, cela suffit à montrer que si moi, Porphyre, j’avais pu venir le rejoindre lorsqu’il m’y invitait, il n’aurait jamais écrit cette réfutation sans connaître exactement la doctrine de Plotin.

 

22. « Mais pourquoi m’attarder sous le chêne et auprès du rocher ? » comme dit Hésiode232. Car s’il est vrai qu’il faut en appeler aux témoignages rendus par les sages, qui serait plus savant qu’un dieu233, oui, qu’un dieu qui [5] a dit la vérité en déclarant :

Je connais, moi, le nombre des grains de sable et les dimensions de la mer,

Le muet je le comprends, celui qui ne parle pas je l’entends234.

Comme Amélius lui demandait où séjournait l’âme de Plotin, Apollon qui à propos [10] de Socrate s’était borné à dire : De tous les hommes, Socrate est le plus sage235 a prononcé sur Plotin un oracle long et d’une grande beauté236 que je t’invite à écouter237 :

Immortels sont les accords que, sur ma phorminx238, je forme, en guise de prélude,

pour tisser le lé d’un chant en l’honneur d’un ami

bienveillant avec les sons plus suaves que le miel239

[15] que je tire de ma pieuse cithare sous les coups d’un plectre d’or.

Je convoque aussi les Muses240 : qu’elles fassent entendre leur voix

consonante qu’accompagnent une musique d’une grande variété et la parfaite harmonie de leurs élans241 ;

ainsi firent-elles, lorsque, invitées à former un chœur en l’honneur du petit-fils d’Éaque (= Achille)242,

elles provoquèrent cette folie qu’accordent les immortels243 et permirent à Homère de composer ses chants.

[20] Allons ! Chœur sacré des Muses, faisons retentir nos voix

pour inspirer un chant qui, du début à la fin, forme un tout unifié ;

car je suis au milieu de vous, moi, Phoibos (= Apollon) à l’épaisse chevelure.

Démon, toi qui auparavant étais un homme, mais qui maintenant d’un démon as rejoint le sort

le plus divin244, après avoir défait le lien de la Nécessité245

[25] qui enchaîne les hommes, et après avoir, de tes membres, quitté le vacarme retentissant,

tu as nagé de toutes les forces de ton cœur vers les rives d’un promontoire inébranlable246,

t’éloignant247 à la hâte du peuple des scélérats,

pour te fixer sur la route bien incurvée que suit une âme pure248,

là où irradie l’éclat du divin, là où règnent les lois

[30] en un lieu pur, loin de la scélératesse qui méprise les lois.

Même alors, quand tu bondissais pour échapper au flot amer

d’une vie assoiffée de sang et secouée par des tourbillons qui donnent la nausée,

au milieu d’une agitation et d’un tumulte dépassant toute attente,

souvent les bienheureux te firent apparaître le but comme tout proche249.

[35] Souvent les rayons de ton intellect qui, sur des sentiers obliques,

se laissaient emporter par leurs propres élans,

les immortels les ont redressés pour les placer sur une trajectoire correcte qui suit les révolutions d’une Éroute immortelle,

et ils ont accordé un épais faisceau de lumière

à tes yeux, pour leur permettre de voir en dépit de l’obscurité profonde.

[40] Même le doux sommeil de tes paupières ne te tenait pas complètement250.

En tout cas, quand, de tes paupières, tu as fait choir la lourde barre251

de brouillard, tu as, alors même que tu étais emporté dans des tourbillons, vu de tes yeux

beaucoup de choses magnifiques qu’aucun être humain n’arrive à contempler facilement252,

même s’il est du nombre de ceux qui sont à la recherche du savoir.

[45] Maintenant donc que tu as démonté la tente253, et que tu as quitté le tombeau254

où était enfermée ton âme qui est un démon255, déjà tu te meus dans l’assemblée

des démons, que rafraîchissent d’agréables brises256.

Là se trouve Amitié, là se trouve Himéros (= Désir) agréable à voir ;

là te submerge une joie pure, là tu ne cesses de te rassasier

[50] aux canaux257 d’ambroisie258 qui ont pour source le dieu, ce dieu dont

partent les liens que nouent les élans suscités par Éros259,

ce dieu d’où viennent un souffle délicieux et l’éther sans vent ;

là ont leur domaine ces personnages qui appartiennent à la race d’or, les fils du grand Zeus,

Minos et Rhadamante qui sont frères260, là se trouve le juste

Éaque, là se trouve Platon, force sacrée261, là se trouve [55] l’admirable

Pythagore avec tous ceux qui ont adhéré au chœur de l’immortel Éros,

tous ceux qui ont reçu en partage une commune parenté

avec les démons bienheureux262, là, oui, où, dans les banquets, le cœur

constamment se réjouit263. Bienheureux, qu’ils sont nombreux

les combats que tu as dû affronter avant de fréquenter les purs démons

toi que, au cours de tes vies, [60] l’inspiration protégeait à la façon d’un casque (de guerrier).

Mettons un terme à ce chant et rompons le cercle de ce chœur qui vous emporte en un beau tourbillon264

en l’honneur de Plotin, Muses qui donnez tant de joie265.

Eh bien, ma cithare d’or a dit ce qu’il fallait sur cet être qui mène une vie bienheureuse.

23. Dans ces vers, il est bien dit que Plotin était « bienveillant » et agréable, et surtout qu’il était doux et aimable, traits de caractère que nous savions bien266 être les siens. Il y est dit qu’il était vigilant, parce qu’il gardait son âme pure et toujours tendue vers le divin, [5] qu’il aimait de toute son âme, et qu’il faisait tout « pour échapper au flot amer d’une vie assoiffée de sang ». Voilà pourquoi c’est à cet homme « qui est un démon » et qui souvent s’est élevé267 par ses pensées vers le dieu premier qui se trouve au-delà en suivant [10] les voies indiquées par Platon dans le Banquet, que daigna apparaître ce dieu qui n’a ni figure ni forme, mais qui se trouve au-delà de l’Intellect et de tout l’Intelligible268. Ce dieu, moi aussi, Porphyre, je déclare m’en être approché et lui avoir été uni une fois, moi qui suis dans ma soixante-huitième année269. À Plotin en tout cas « le but apparut comme tout proche ». [15] Car pour lui la fin, c’est-à-dire le but, c’était d’être uni au dieu qui se trouve au-dessus de tout et de s’approcher de lui. Durant le temps où je fus près de lui, il atteignit ce « but » quatre fois, dans un acte indicible270. Il y est aussi dit que les dieux le remirent souvent sur la droite route, « quand il se laissait aller sur des sentiers obliques » en lui « accordant un épais faisceau de lumière », ce qui explique que ses écrit furent composés [20] sous l’inspection et la surveillance des dieux. Parce que tu maintenais en éveil une contemplation tournée vers l’intérieur comme vers l’extérieur, tu aperçus, dit l’oracle, « beaucoup de choses magnifiques qu’aucun être humain n’arrive à contempler facilement », même s’il est du nombre de ceux qui s’adonnent à la philosophie. Chez les hommes, en effet, la contemplation peut devenir [25] plus qu’humaine, mais, si on la compare à la connaissance à laquelle peuvent atteindre les dieux, elle peut bien être « magnifique », mais elle ne peut arriver à saisir la profondeur de la réalité intelligible271 comme la saisissent les dieux. En fait, ces vers décrivent l’activité de Plotin lorsqu’il était encore enveloppé d’un corps et ce à quoi il parvint. Mais une fois délivré de son corps, il a rejoint, dit l’oracle, [30] « l’assemblée des démons » ; c’est là que résident « Amitié, Désir, Joie » et Éros qui reste suspendu au dieu272, c’est là aussi que siègent ceux que l’on considère comme les juges des âmes, ces enfants d’un dieu que sont « Minos, Rhadamante et Éaque », auxquels il s’est présenté non pour être jugé, mais pour partager leur compagnie comme le font aussi les meilleurs des hommes273, c’est-à-dire « Platon, Pythagore [35] et tous ceux qui ont adhéré au chœur de l’immortel Éros » ; c’est là enfin que les démons bienheureux naissent, mènent une vie « où, dans les banquets, le cœur constamment se réjouit », et poursuivent une vie que même les dieux disent [40] bienheureuse.

 

24. Voilà donc achevé notre récit de la vie de Plotin. Et comme lui-même nous a confié le soin de mettre en ordre et de corriger ses traités274 − je lui avais promis de son vivant de me charger de cette tâche et j’en avais pris l’engagement auprès des autres disciples −, [5] j’ai d’abord décidé de ne pas laisser dans l’ordre chronologique ces écrits qui avait été produits pêle-mêle275, et imitant Apollodore d’Athènes276 qui a rassemblé les œuvres d’Épicharme277 le comique en dix volumes, et Andronicus le péripatéticien278 qui a réuni en traités les écrits d’Aristote [10] et de Théophraste, j’ai procédé de la façon suivante : me retrouvant avec cinquante-quatre traités de Plotin, je les ai répartis en six Ennéades − ravi d’associer à la perfection du nombre six le nombre neuf279 −, [15] et je les ai réunis en donnant la première place aux questions les plus faciles280. La première Ennéade contient en effet les traités où dominent les questions morales que voici :

53 (I, 1) Qu’est-ce que le vivant et qu’est-ce que l’homme ?

   début : « À qui peuvent bien appartenir les plaisirs et les douleurs… »

[20] 19 (I, 2) Sur les vertus

   début : « Puisque les maux existent ici-bas… »

20 (I, 3) Sur la dialectique

   début : « Quelle technique, quelle méthode… »

46 (I, 4) Sur le bonheur

   [25] début : « À supposer que nous identifions la vie bonne et le bonheur… »

36 (I, 5) Si le bonheur s’accroît avec le temps

   début : « Le bonheur… »

1 (I, 6) Sur le beau

   début : « Le beau est surtout dans ce qui relève de la vue… »

[30] 54 (I, 7) Sur le souverain bien et les autres biens281

   début : « Est-ce que quelqu’un pourrait dire que le bien de chaque chose est différent… »

51 (I, 8) D’où viennent les maux  ?

   début : « Ceux qui cherchent d’où viennent les maux… »

16 (I, 9) Sur le suicide raisonnable

   [35] début : « “Tu n’expulseras pas ton âme du corps, pour éviter qu’elle ne sorte…” »

Voilà donc les livres qui se trouvent dans la première Ennéade qui aborde des questions à dominante morale. La deuxième, qui regroupe les écrits qui portent sur la nature, contient les traités qui portent sur le monde et ce qui s’y rattache.

La troisième Ennéade regroupe elle aussi des traités portant sur le monde [60] et sur d’autres objets d’étude relatifs au monde :

25. Ces trois Ennéades, c’est nous qui les avons rangées et mises en un seul volume282. Dans la troisième Ennéade nous avons rangé aussi « Sur le démon qui nous a reçus en partage », parce que les questions concernant ce démon sont traitées de façon générale et qu’elles intéressent [5] aussi ceux qui examinent ce qu’il en est de la naissance des hommes. Il en va de même du traité qui porte « Sur l’amour ». L’écrit « Sur l’éternité et le temps », c’est parce qu’il porte sur le temps que nous l’y avons rangé. Et le traité « Sur la nature, la contemplation et l’Un », c’est à cause du premier élément de son titre qu’il est rangé là. [10] La quatrième Ennéade qui vient après les traités sur le monde contient les traités qui portent sur l’âme. Les voici :

4 (IV, 2) Sur la réalité de l’âme, premier livre

   début : « Au cours de nos recherches sur la question de savoir quelle peut bien être la réalité de l’âme… »

21 (IV, 1) Sur la réalité de l’âme, second livre

   [15] début : « C’est dans le monde intelligible… »

27 (IV, 3) Sur les difficultés relatives à l’âme, premier livre

   début : « À la question de l’âme, il paraît juste de consacrer ce traité dans lequel il nous faut soit trouver une solution à toutes les difficultés… »

28 (IV, 4) Sur les difficultés relatives à l’âme, deuxième livre

   [20] début : « Qu’allons-nous donc dire ? »

29 (IV, 5) Sur les difficultés relatives à l’âme, troisième livre, ou Sur la vue

   début : « Puisque nous avons différé l’examen… »

41 (IV, 6) Sur la sensation et la mémoire

   début : « Puisque nous disons que les sensations ne sont ni des empreintes… »

[25] 2 (IV, 7) Sur l’immortalité de l’âme

   début : « Si chacun de nous est immortel… »

6 (IV, 8) Sur la descente de l’âme dans les corps

   début : « Souvent, lorsque je m’éveille… »

8 (IV, 9) Si toutes les âmes n’en sont qu’une

   [30] début : « Tout comme nous l’avons dit de l’âme de chaque individu… »

La quatrième Ennéade a donc reçu tous les traités qui portent sur l’âme. La cinquième contient ceux qui portent sur l’Intellect, mais chacun de ces traités comporte des développements sur ce qui est au-delà, sur l’intellect qui est dans l’âme et sur les Idées. [35] Les voici :

10 (V, 1) Sur les trois hypostases qui ont rang de principes

   début : « Mais alors qu’est-ce qui a fait que les âmes… »

11 (V, 2) Sur la génération et le rang des choses qui sont après le premier

   début : « “L’Un est toutes choses…” »

[40] 49 (V, 3) Sur les hypostases qui connaissent, et sur ce qui est au-delà

   début : « Faut-il que ce qui se pense soi-même soit varié… »

7 (V, 4) Comment vient du premier ce qui est après le premier, et sur l’Un

   début « S’il y a quelque chose après le Premier, il est nécessaire… »

[45] 32 (V, 5) Sur l’intellect et que les intelligibles ne sont pas hors de l’intellect, et sur le Bien

   début : « L’Intellect qui est véritablement et réellement intellect… »

24 (V, 6) Sur le fait que ce qui est au-delà de l’être n’intellige pas, et sur ce que sont les principes premier et second d’intellection

   début : « Il faut distinguer deux cas : lorsqu’une chose en intellige une autre, et lorsqu’une chose s’intellige elle-même… »

[50] 18 (V, 7) S’il y a des idées même des êtres individuels

   début : « Y a-t-il une idée de chaque individu… »

31 (V, 8) Sur la beauté intelligible

   début : « Dans la mesure où nous soutenons que celui qui est parvenu à la contemplation du monde intelligible… »

5 (V, 9) Sur l’Intellect, les idées et ce qui est

   [55] début : « Dès leur naissance, tous les hommes… »

26. La quatrième et la cinquième Ennéade nous les avons donc rangées283 en un seul et même volume. L’Ennéade qui restait, la sixième, nous l’avons mise en un autre volume, ce qui fait que les œuvres complètes de Plotin sont regroupées en trois volumes, dont le premier [5] contient trois Ennéades, le deuxième deux, et le troisième une seule. Voici les traités qui composent le troisième volume, ceux de la sixième Ennéade :

C’est donc de cette façon que nous avons distribué en six Ennéades ces livres qui étaient au nombre de cinquante-quatre. Et nous avons pour certains d’entre eux rédigé des commentaires, [30] non de façon systématique, mais à la demande de nos condisciples qui nous demandaient d’écrire sur les passages sur lesquels ils avaient besoin d’éclaircissement. De surcroît nous avions rédigé des sommaires pour tous les traités, sauf pour le traité « Sur le beau » qui nous manquait, en suivant l’ordre chronologique de leur composition. [35] Mais dans la présente édition, on trouve pour chacun des livres non seulement des sommaires, mais aussi des résumés de l’argumentation, dont le nombre est égal à celui des sommaires284. À présent, nous allons essayer, en relisant chaque livre, d’y ajouter une ponctuation et de corriger les fautes. Et si [40] nous intervenons sur un autre point, nous l’indiquerons au cours de notre travail.