Des chevalets en bois tachés de peinture, traces de rencontre avec la matière, la couleur, le solide, le liquide, le clair-obscur, le plein et le vide… La vie, quoi ! Pots de peinture, pinceaux, rouleaux, spatules, colles et cendres… Et puis des livres d’art, des livres d’artistes, des magazines à découper ou à feuilleter comme on feuillette un album de photos de famille, le roman de sa vie, une vie dont on aurait perdu le fil ou le sens.
Les persiennes filtrent une lumière douce et bienveillante : nous sommes dans l’ancienne salle à manger des bonnes sœurs, aujourd’hui l’atelier de peinture ouvert aux femmes hospitalisées à la maison de santé Saint-Paul-de-Mausole, à Saint-Rémy-de-Provence.
Le silence qui règne dans le cloître ajoute à cette sensation de paix que la beauté du lieu m’inspire le matin, lorsque je viens ouvrir l’atelier. Ce cloître roman du XIe siècle respire la sérénité, la douceur. Et pourtant !… Ces murs abritent tant d’Histoire et tant d’histoires ! Les pierres creuses du sol brillent, comme cirées par le temps, par les millions de pas des religieux, soignants, patients, soldats, visiteurs, et bien sûr, ceux de Vincent Van Gogh.
Ce lieu est loin d’être neutre ; il inspire quotidiennement les pensées, la créativité et par moments la mélancolie de ses pensionnaires, car c’est ici que Van Gogh fut interné dans le pavillon des hommes, à sa demande, après s’être coupé l’oreille en mai 1889. Il y créa plus de cent dessins et cent quarante-trois toiles. Le souvenir de Vincent, sa présence encore palpable, sa fin tragique font partie de l’histoire de la maison de santé de Saint-Paul-de-Mausole.
Les ateliers d’art-thérapie, peinture, musique et danse s’inscrivent dans l’ensemble des prises en charge institutionnelles à visée thérapeutique, dont les groupes de parole et de psychodrame, les séances individuelles en psychothérapie, l’ergothérapie.
On y accueille uniquement des femmes, hospitalisées généralement pour dépression, troubles du comportement ou troubles bipolaires, conduites addictives (alcool, drogue, nourriture, jeux d’argent, etc.), dépressions réactionnelles et autres troubles psychiques qui empêchent momentanément d’assumer la vie de façon autonome.
La dépression altère les fonctions générales, comme le sommeil, l’appétit, et induit des troubles de la psychomotricité. La personne ressent une grande lassitude physique et morale, aggravée par l’anxiété, un sentiment d’impuissance ou de culpabilité, et rumine souvent une forme d’autodépréciation. L’investissement du je est faible, le risque de suicide accru. Les médicaments sont là pour diminuer ces symptômes, mais ils ne sont pas sans effets secondaires. Les divers symptômes de la dépression se révèlent autant dans la relation à autrui que dans la création à l’atelier d’art-thérapie où l’on va faire avec, dans la recherche d’une forme de mise à distance, voire de « recyclage ».
La prise en charge du patient, la qualité des soins et le bon fonctionnement médical nécessitent l’intervention de toute une équipe pluridisciplinaire : psychologues, ergothérapeutes, art-thérapeutes, personnel soignant, personnel d’entretien, sous la responsabilité des médecins psychiatres de l’établissement.
Le lieu où les patientes sont hospitalisées est physiquement séparé de l’atelier de peinture. Il faut traverser le jardin, puis entrer dans le cloître pour atteindre la porte de l’atelier. Ceci permet de percevoir le lieu comme distinct du reste de l’institution. L’hospitalisation est vécue par beaucoup de femmes comme une pause dans leur vie, une prise en charge enveloppante dans une matrice de soin. L’atelier en devient l’extension pour celles qui s’éprennent de la peinture, à cette différence près que les blouses blanches y sont tachées de peinture, avec tout ce que cela symbolise de liberté, de lâcher-prise.
Voici ce qu’écrit une patiente : « Créer, c’est quelque part une délivrance momentanée de la souffrance, un oubli de sa douleur et de son mal de vivre. À l’atelier la vie semble plus légère… Van Gogh et tous les autres artistes nous rappellent que sensibilité ne veut pas dire anormalité ! Les moments de liberté, de créativité à l’atelier nous apprennent à communiquer, à partager, à S’aimer… à AIMER. »
Lorsque les patientes arrivent à l’atelier, je ne connais rien de leur histoire ni des circonstances de leur hospitalisation : je ne lis pas les dossiers médicaux de celles qui s’inscrivent à l’atelier de peinture. Lorsque je travaillais en hôpital de jour avec des enfants, je lisais les dossiers au moment de leur entrée ou après. Ici, avec ces femmes adultes et étant donné la nature de mon intervention en tant qu’art-thérapeute, je préfère laisser opérer d’abord la rencontre.
Je suis l’artiste référent, l’art-thérapeute, certes, mais « qui n’en sait pas plus » sur elles que ce qu’elles souhaitent en dire elles-mêmes. Ne pas connaître leur dossier – et le diagnostic médical – est aussi une façon d’éviter, même inconsciemment, mes propres projections sur telle personne : qui sort d’une tentative de suicide, qui a perdu un enfant, qui sombre dans l’alcool, qui craque après un divorce, qui s’automutile, etc.
C’est une question de respect de l’intimité et de l’autonomie de la personne, mais aussi une démarche thérapeutique. Avant d’être des « patientes » elles sont avant tout des femmes, des femmes vulnérables, en quête d’elles-mêmes.
Mère au foyer, retraitée, étudiante, commerçante, prof de maths, psychologue, ingénieur, médecin, artiste, infirmière, vendeuse, traductrice, employée, institutrice, en longue maladie ou en recherche d’un emploi… Ces femmes de tous âges et toutes origines sociales, d’origine française ou étrangère, viennent chercher au fil des séances, de création en création, des bribes de réponses à leurs interrogations, une consolation à leur souffrance. Elles découvrent de nouvelles facettes de leur personnalité et de leurs capacités créatrices. Pour certaines d’entre elles, la peinture devient alors une véritable trajectoire de transformation personnelle possible. « Je suis venue à l’atelier à la suite des expériences relatées par d’autres patientes et avec l’accord de mon psychiatre. Je craignais de ne pas pouvoir tenir debout trois heures d’affilée… Venir à l’atelier me permet de m’évader, d’oublier mes problèmes et de m’amuser à essayer de faire quelque chose, même si cela reste naïf et inexpérimenté. Lorsque je sors de l’atelier et que je reprends conscience de tous mes problèmes, j’arrive mieux à les relativiser et à les affronter. »
Suivant l’institution, la population qu’on y soigne et la place qu’on accorde à l’art-thérapeute, le type d’intervention n’est pas défini de la même manière.
Travailler avec des enfants autistes, des adolescents aux comportements limites ou encore des personnes âgées, demande une présence, un encadrement et une démarche thérapeutique différente ! Il en est de même pour ce qui est de l’accès aux dossiers médicaux. Les données personnelles qui y sont révélées et tout ce qui peut se dire en l’absence des intéressées, reste à manier avec respect et prudence par l’art-thérapeute.
C’est une question d’éthique et de positionnement. Et de réponse à la question : où se place l’art-thérapeute ? L’art-thérapie se situe du côté du sujet, dans un projet thérapeutique et non (ré)éducatif ou médical. Il peut y avoir une sorte d’effraction psychique à lire un dossier médical, bien que sa lecture soit très intéressante, avant même que la personne ait pu prononcer son nom en venant à l’atelier d’art-thérapie. Il est, à mon sens, important que le patient reste le plus possible propriétaire de son histoire, de ce qu’il souhaite en dire et à qui. Mais, dans le cadre d’une institution, il est évidemment important que l’art-thérapeute soit informé par l’équipe soignante, sur tout ce qui concerne la prise en charge de la personne relative à sa santé et sa sécurité ; qu’il transmette parallèlement des informations à l’équipe soignante et participe, si besoin, à des réunions institutionnelles ; qu’il se réfère si nécessaire à un tiers, médecin ou psychologue de l’établissement, ou les deux.
Il est important que l’art-thérapeute ait des connaissances en psychopathologie, mais a-t-il pour autant besoin, dans le cadre d’un atelier collectif, de connaître d’emblée l’histoire et le diagnostic médical d’un patient pour amorcer le travail pictural ? Ce n’est pas sûr, puisqu’à travers l’acte de créer, on est d’abord dans l’expression et la symbolisation non verbale. Il s’agit d’abord de se rencontrer, comme pour n’importe quelle démarche thérapeutique, d’établir un lien avec le patient. C’est le patient qui amène le matériel sur lequel on va travailler, c’est lui qui dit où « ça fait mal ».
De la matière solide et liquide, de la colle, du sable, des pigments et des cendres. Ces cendres qu’on mélange à la couleur, à la colle, qui deviennent comme une pâte malléable – contrairement à la précision des mots – et vont permettre de « cracher le morceau ».
Ensuite la parole viendra, diluée, dès la première séance ou seulement au bout de quelques semaines. Parfois, bien que ce soit très rare, elle ne viendra jamais, et seule la peinture aura tenu discours. Pour les femmes qui viennent peindre, le fait que je ne « sache rien » de leur histoire évite le fantasme (mon supposé savoir) ou le doute (ce que j’en dirais à un tiers) sur ce que je pourrais « voir » dans leur création, et laisse plus d’authenticité et de liberté à la rencontre ainsi qu’à leur démarche créative.
Peindre, c’est faire semblant, et le jeu du faire semblant permet de sauver du réel, au moins le temps de l’atelier. Peindre des paysages, des figures, des formes et des couleurs, tracer avec le noir du charbon, « gommer » et recommencer autant qu’on veut !
Selon Jung, l’affect qui s’empare d’un individu constitue sa tâche vitale du moment. Pour s’expliquer avec un affect, il s’agit de lui faire face, c’est-à-dire amener l’émotion à prendre figure. En art-thérapie on cherchera à reconnaître et à identifier toutes ces figures, quelles que soient leurs formes.
Elles s’appellent peur, vide, culpabilité, mort, elles reflètent ce « je-néant-vide-rien », mais elles s’appellent aussi couleurs, sourire, mouvement, matrice et espoir, une fois qu’on dépasse la part d’ombre. Pour Jung, l’ombre est cette personnalité cachée, refoulée qui personnifie tout ce que le sujet refuse de reconnaître ou d’admettre. La nature émotionnelle de cette ombre, ses contenus sont pourtant sources d’impulsions créatrices dès lors qu’ils ne sont plus retenus, c’est-à-dire qu’ils deviennent conscients.
Est-on jamais aussi libre que lorsqu’on crée, lorsque quelqu’un vous dit : « Faites ce que vous voulez, comme vous le sentez » ?
Pourtant il n’y a pas d’art sans contraintes. On ne parle pas pour rien de « disciplines artistiques ». Les danseurs, musiciens et plasticiens savent à quelle réalité cela se rattache !
En art-thérapie, il s’agit avant tout d’instaurer un sentiment de liberté en opposition aux contraintes habituelles de l’environnement, de permettre une manière d’être soi-même. Bien sûr, l’accès à cette liberté n’est pas immédiat, ni toujours facile, car soudainement les enjeux ne sont plus les mêmes, les règles que l’on croyait connaître sont différentes voire transgressées et on peut avoir le sentiment de se mettre à nu.
Pendant les heures de peinture, on joue à créer une vie à côté de la vie, on se dilue dans une image abstraite, on se cherche dans un visage… Pour l’un ou l’autre, il ne s’agit pas vraiment de soi… ni tout à fait de quelqu’un d’autre. On fait semblant. C’est comme si la mise en forme créatrice de soi-même ne se faisait pas à la première personne mais dans l’artifice d’une description extérieure.
La fiction de peindre peut révéler davantage le Moi qu’une présentation directe. L’auteur de « L’arbre coupé c’est moi »1 n’avait jamais parlé d’elle comme étant « morte ou amputée » depuis la séparation voulue par son mari. C’est pourtant le sentiment qu’elle exprime dans sa peinture… et dont elle prend conscience en regardant sa production, qui soulève la question de ce qui est mort ou amputé en elle. « Lorsque j’ai été hospitalisée j’étais complètement au bout du rouleau, je me sentais une morte vivante. Je me sentais déconnectée d’avec tout, d’avec moi-même. Ma vie me semblait sans intérêt ! La peinture a été très bénéfique pour moi, autant que les médicaments et les autres soins… À l’atelier, j’oublie tout ce qui m’accable. Je ne suis pas très douée mais j’ai envie de continuer à peindre chez moi. J’ai fréquenté l’atelier pendant presque trois mois et j’ai senti que je pouvais m’y laisser aller. L’atmosphère, la rencontre avec l’art-thérapeute et les autres femmes m’ont permis de retrouver ma féminité, je sais aujourd’hui que ma vie n’est pas finie… J’ai encore beaucoup de choses à « dépoussiérer » mais je suis sortie du sentiment de ne plus jamais y arriver, j’ai retrouvé un brin de dialogue avec mon mari… Je me suis reconnectée avec mes origines russes, avec les choses que j’aime. J’éprouve à nouveau un sentiment d’espoir, d’être vivante… »
Le groupe a des propriétés affectives, communicatives et structurantes. Chez une personne dépressive, la difficulté à s’exprimer et à communiquer peut être vécue comme un échec personnel, comme une grande souffrance intérieure. Le cadre de l’atelier, les rituels sécurisants, le groupe, protègent d’une trop grande solitude, en même temps que la peinture permet l’intimité nécessaire pour se centrer sur soi. Le monologue des coups de pinceaux s’ouvre aux regards des autres, à la rencontre. Les échanges entre art-thérapeute et patient, entre les patients eux-mêmes, permettent d’exister autrement que par la maladie, par un sentiment de honte ou d’échec. Les éprouvés personnels trouvent résonance de soi à l’autre, du dedans et du dehors ; le patient va pouvoir se les réapproprier et ils vont pouvoir lui inspirer de nouvelles représentations de lui-même.
Dans cet atelier fréquenté uniquement par des femmes, les représentations portent, à travers les gestes de la peinture, les traces et les empreintes du trajet identitaire de la petite fille et de la femme adulte vivant en chacune d’entre elles. Par la transmission de vécus et d’expériences, que ce soit au niveau de la réalisation en peinture ou dans les moments de paroles, on est dans ce que l’art permet de formes partageables avec autrui : c’est ce qui donne tout leur sens à ces heures passées ensemble à l’atelier.
«Françoise ou l’oiseau disproportionné
Françoise n’est pas contente de sa peinture, ce n’est pas « sorti » comme elle le voulait. Elle oublie qu’en peignant ce n’est pas surtout sa volonté qui est à l’œuvre. Les autres patientes aiment plutôt ce qu’elle a peint.
« J’aurais voulu que mon bateau soit plus petit… Et regarde, l’oiseau dans le ciel, comme il est disproportionné ! » Autrement dit, « j’ai tout faux ». C’est là que l’art-thérapeute intervient : « C’est un point de vue arbitraire, non ? Quel est le sens de cette disproportion pour vous, par rapport à votre histoire ? » Nous essayons de regarder sa peinture, non seulement comme elle l’a faite mais telle qu’elle la pense.
Alors oui, Françoise trouve la métaphore : son addiction à l’alcool (l’oiseau), qui prend toute la place et qui empêche le bateau d’avancer. Plutôt que de « refaire » l’oiseau, il s’agit d’accepter comme un constat douloureux ce qu’il est aujourd’hui. Peut-être un jour, dans dix ou vingt peintures, pour ne pas compter en jours ou en semaines, l’espace (la limite de la toile) changera, et avec le recul, toutes les choses prendront une place différente. Le tableau n’en sera pas plus beau ni plus intéressant, mais il sera le reflet d’un chemin parcouru. Françoise se sent réconciliée avec ses « disproportions ». Le rejet qu’elle avait de sa peinture a pris un sens nouveau sur lequel elle peut travailler.»
On ne peut pas peindre ce que l’on n’est pas. Même dans la copie la plus conforme se cache une part de l’auteur, malgré lui, ne serait-ce que dans le besoin de copier, de faire « un double ».
Lorsqu’un patient me demande, ce qui est tout de même rare, d’« analyser » sa création, j’explique que verbaliser une œuvre n’est pas la même chose que l’interpréter. L’analyse de la production, comme cela a déjà été dit, n’est pas la vocation de l’art-thérapie.
Ce que l’on voit dans une image, ce qui nous interpelle autour de nous, parle de nous-mêmes avant toute chose. Alors, je renvoie toujours à son auteur cette question de « l’analyse » de l’œuvre : c’est à lui qu’appartient de donner le sens de ce qu’il a exprimé. L’art-thérapeute peut avoir sa perception des choses, éclairer un point de vue nouveau, accompagner l’auteur vers une compréhension plus symbolique. Mais il n’a pas la réponse.
L’art-thérapeute essaie de trouver les mots pour s’extraire du concret, de la représentation. Et dans cette rencontre, la production d’un « objet culturel », essentiel à l’art-thérapie, permet à chacun de récupérer ce qui lui appartient – par « culture » il faut entendre ce qui englobe notre rapport au monde, à autrui, et ce par quoi on communique – c’est-à-dire le langage et tous les moyens d’expression qu’utilise l’art-thérapie.
Lorsque l’art-thérapeute s’exprime, il pense tout ce qu’il dit mais il ne dit pas obligatoirement tout ce qu’il pense, et c’est ce qui fixe les limites de la relation d’aide et du bon usage du tact dans n’importe quelle relation humaine… Il ne sert à rien de dire à l’autre ce qu’il ne peut entendre ou ce avec quoi il ne peut rien élaborer.
À l’atelier, je suis l’art-thérapeute mais il y a aussi la femme en moi, face au désarroi d’une autre femme. Cette mise à distance professionnelle et cette proximité émotionnelle alternent, il appartient à l’art-thérapeute d’en avoir conscience et d’y trouver le bon dosage. À ce propos Jean-Pierre Royol constate : « L’activité créatrice privilégie l’accès au fictionnel, car elle invite à l’aventure d’assemblages insoumis au sens. Elle ouvre des espaces intervallaires de respiration psychique. Cependant, lorsqu’une personne est en grande souffrance, elle ne peut profiter pleinement de ces ouvertures. Il est alors nécessaire que cette expérience soit validée au cœur d’une relation où se trouve dénoncée l’aliénante facticité de la compacité des indentifications2. »
Il est important d’avoir de l’empathie et de la patience, de savoir décompresser par l’humour, de dédramatiser le sentiment « d’échec » et de renforcer l’estime de soi du patient. Il est essentiel de créer une atmosphère détendue, dans laquelle l’art-thérapeute ne « veut rien » pour que les participants soient le plus autonomes possible. Cette quête d’autonomie est une clef importante dans la relation d’aide. Les clefs sont faites pour ouvrir… Et forcer une serrure peut au contraire empêcher l’accès.
L’atelier doit être cet espace transitionnel où la pulsion créatrice puisse se transformer en un lien transférentiel avec l’art-thérapeute ; où, de séance en séance, chaque participante puisse s’approprier les gestes de sa peinture et devienne l’auteur de sa propre aventure.
Pour certaines la peinture reste occupationnelle, une aire de jeu, une soupape à leurs tensions. D’autres vont plus loin et s’aventurent dans une véritable quête d’identité. Si l’art-thérapeute peut influencer cette quête, il ne doit en rien la forcer car il ne faut jamais oublier que le travail sur soi dépend de soi.
«Monika, ou se repenser à travers les œuvres d’art
Monika n’a pas loin de soixante ans. Cette femme d’origine italienne a déjà été soignée pour dépression. Au-delà des traumatismes de son enfance, elle pense avoir un terrain bipolaire familial. Elle me racontera plus tard que ses parents se sont noyés lorsqu’elle avait sept ans. À la suite de ce drame, elle est accueillie avec son frère chez une tante italienne mais, quelques années plus tard, elle partira vivre en Hollande dans la famille de sa mère. Deux familles, deux cultures et un frère qui reste en Italie…
Cela fait longtemps qu’elle compose avec ses douleurs, entre force et créativité, mais il y a des moments où ça « craque ». Ses enfants sont adultes, elle est venue vivre en France, elle aime son travail et sa vie, mais Monika, comme nous tous, porte ses parents, ou plutôt leur absence, en elle. Ce sont ces pleins et ces vides avec lesquels chacun d’entre nous doit composer, et ce jusqu’au bout…
Monika est hospitalisée pour se reposer, et re-poser les éléments de son histoire personnelle dans un cadre contenant, qui lui permette de retrouver son intégrité. Elle ne prend pas de médicaments.
Elle se lance dans la peinture avec curiosité et élan. Drôle, pleine de finesse, virtuose des langues étrangères, elle se découvre alors une nouvelle passion à travers la peinture, et elle n’hésitera pas à me dire que, pour elle, c’est « la découverte du siècle ». Études de pieds et de mains au fusain, du portrait de La jeune fille à la perle de Vermeer, compositions colorées à la Mondrian, danseuse imaginée, collages abstraits, fleurs au couteau, portrait de Van Dongen…
Monika a envie de tout essayer. Et, comme par hasard, elle revisite les peintres hollandais. C’est seulement après qu’elle aborde des thématiques plus intimes liées à son passé3.
« Je me savais inventive mais ne pensais pas pouvoir peindre. La peinture a donné une profondeur à mon être et m’a permis aussi de rencontrer d’autres personnes d’une autre manière. » Elle est happée par l’action de peindre et assez détachée du résultat. Soit elle est surprise parce qu’elle trouve que c’est beau, soit parce que le résultat lui a totalement échappé. Elle expérimente plusieurs formes de création (le figuratif, l’abstrait, avec ou sans modèle) avec audace et liberté.
« Je trouve dans l’atelier de peinture la liberté, la paix et l’accompagnement qui me conviennent. » Au terme de son séjour à la clinique, elle évoque le rôle d’ouverture de la peinture vers une perception différente : un autre regard sur les œuvres d’art, mais aussi sur elle-même. Pour Monika, la découverte de la peinture, les rencontres à l’atelier ont rempli ce rôle de comblement (dont il est question au chapitre 4) qui a changé quelque chose à sa vie, à sa perception, et lui permettent maintenant, bien que sa fragilité soit ce qu’elle est, de se projeter différemment dans l’avenir grâce aux nouvelles dimensions qu’elle a acquises pendant les séances d’art-thérapie.»
À l’atelier, au fil des séances, des habitudes se créent, des liens se tissent. Si les patientes partagent leurs sources d’inspiration, elles ont parfois des difficultés à exister ensemble dans cet espace commun. La configuration de groupe est vécue différemment suivant les individus qui le composent. De l’identification à la solidarité, désirs, peurs et parfois rivalités, s’expriment. Les histoires singulières se trouvent en résonance avec celles des autres.
Il peut y avoir de la gêne à s’exposer au regard d’autres participantes, même si le règlement prévoit qu’aucun jugement de valeur ou de mérite ne doit intervenir sur les œuvres d’autrui en cours de réalisation. Certaines personnes ont peur qu’on leur prenne leurs idées, ou encore leur espace, « leur » chevalet, ou encore l’attention et la sollicitude de l’art-thérapeute. D’autres se plient difficilement aux règles communes de l’atelier, comme le rangement du matériel, les horaires, etc.
Il s’agit le plus souvent d’un déplacement, dans l’espace de l’atelier, des difficultés à être dans son rapport à l’autre. Cela aussi se travaille, tout comme le lien à ses propres productions, ces « objets de relation » qu’il faut accepter comme des tentatives souvent éphémères, comme support de mise à jour de « dysfonctionnements » avant de parler d’œuvre d’art…
À la fin de chaque séance, les patientes peuvent rapporter leurs peintures dans leur chambre, les montrer au médecin ou à leurs proches si elles le souhaitent. Mais la plupart des peintures ne sortent pas de l’atelier, comme si elles n’existaient que dans et grâce à cet espace « parenthèse », ce lieu transitionnel, avant d’être terminées puis rapportées à la chambre, à la maison, ou remises dans le bac à recyclage.
Trois ateliers hebdomadaires sont proposés aux patientes hospitalisées et un autre est réservé, un après-midi, pour les « externes » (ex-hospitalisées souhaitant poursuivre la peinture à l’atelier). Pour celles-ci, la peinture est devenue une vraie passion mais représente également le maintien du lien avec l’institution soignante. Reconnectées avec l’envie de créer, elles reviennent pour se retrouver dans un lieu sécurisant et continuer l’aventure de la peinture. Certaines y trouvent leur propre style et une gratification narcissique. L’atelier des externes est parfois aussi une alternative aux hospitalisations ; il permet de les espacer et de traverser le temps entre deux séjours, tout en maintenant une relative autonomie. Cet atelier maintient le lien avec l’institution soignante qui en fixe, à son tour, l’étendue et les limites thérapeutiques.
« L’impression étrangement inquiétante que font l’épilepsie, la folie, a la même origine. Le profane y voit la manifestation de forces qu’il ne soupçonnait pas chez son prochain, mais dont il peut pressentir obscurément l’existence dans les recoins les plus reculés de sa propre personnalité. »
Sigmund Freud, 1915
Comment parler de « façon générale » d’une maladie lorsque chaque « cas » s’inscrit dans une histoire singulière, lorsque chaque drame est intime ?
Lorsque la dépression nous habite, comment faire comprendre à nos proches ces soudaines crises d’angoisse, ou encore cette anémie devant la vie ? Comment leur faire comprendre ces cicatrices invisibles que des traumatismes, parfois lointains, ont laissées dans le corps et l’âme et qui se raniment sans avertir ? Il n’existe pas de lien uniforme entre un facteur déclencheur de stress et une réaction de stress… Les personnes qui fréquentent l’atelier expriment souvent leur désarroi devant les réactions de leur entourage, des remarques comme « Tu as pourtant tout pour être heureuse ! » ne font que rajouter au sentiment de culpabilité ou de honte. « C’est à cause de la souffrance, de cette maladie à laquelle on ne peut pas vraiment donner de nom. Ici, à l’atelier je trouve beaucoup de joie, de bonheur, des gens qui m’aiment comme je suis. C’est par la peinture que je peux sortir tout ce qui est au fond de moi, c’est dans ma peinture, mes couleurs et bien sûr les mouvements tourmentés de ce que je ressens ; de la beauté, de la tristesse et parfois même de la haine pour toutes les injustices de la vie, qui laissent certaines personnes indifférentes. Peindre est comme un rayon de soleil, l’atelier un lieu de rencontre où on peut être soi-même, où on est entouré et conseillé. Ici, j’ai appris qu’on n’est pas si différents que ça des autres… »
Que faire de ce sentiment de ne pas être « conforme », de ne pas être à la hauteur de ce qu’on pense devoir être ou encore de ne plus se reconnaître dans la glace ?
Et au-dehors, tous ces gens qui vivent leur vie et qui ne savent pas ce que c’est de ne plus avoir envie de se lever ! Au-dehors, ces gens qui jugent et ne savent même pas qu’eux non plus ne vont pas si bien, qui maintiennent leurs vies avec des faux-semblants. Avec des béquilles invisibles ! Comme disent les patientes lorsqu’elles se sentent stigmatisées : « Ce ne sont pas toujours les plus mal en point qui sont soignés et enfermés ! »
En écoutant les récits et les discussions sur les fardeaux et les difficultés de leurs vies, on comprend bien que la maladie de ces patientes n’est pas une « faiblesse psychologique » ni le résultat d’un manque de contrôle de leurs émotions. Elles ne sont pas non plus forcément des personnes immatures ou irresponsables ! Ces préjugés, qu’elles appréhendent de retrouver après leur période d’hospitalisation, viennent de l’ignorance et de la peur qu’inspire la maladie en général, et les maladies mentales en particulier. Les femmes qui viennent à l’atelier sont parfois même très lucides sur leur état, et certaines d’entre elles l’expriment sans tabou devant les autres, et elles en rient même à l’occasion !
Virginia Woolf écrit en 1930 dans son livre, On Being Ill : « Il y a, avouons-le (car la maladie est le confessionnal suprême), une franchise tout enfantine dans la maladie : des choses sont dites, des vérités échappent étourdiment que la prudente respectabilité de la santé dissimule. »
Alors, une fois qu’on s’est heurté à la maladie, cette épée de Damoclès qu’est la dépression offrirait-elle parfois aussi la chance de faire tomber les masques, de sortir des carcans serrés, et de trouver le chemin vers son « véritable soi » ? On peut le penser ! En tout cas, elle ouvre le chemin vers ses véritables émotions, aussi douloureuses soient-elles, que la peinture – et la création, plus largement – peuvent accompagner pour en faire quelque chose de positif.
Parfois, lorsque je regarde peindre les femmes à l’atelier, j’ai le sentiment que leur cœur et leur tête se mettent au diapason pendant quelques heures… Dans ces moments-là, elles ne sont plus « désœuvrées », c’est-à-dire « sans œuvres », sans projet ni désir, contrairement à ce sentiment de vide qu’elles disent ressentir au plus profond de la dépression et de la fatigue… L’enfermement créateur permet de créer des choses destinées à soi-même, de se détourner des clichés, des faux semblants, de la politesse du « comme il faut », pour enfin créer ses propres vues, de nouvelles fenêtres.
Depuis longtemps je lis des ouvrages spécialisés de psychologie, de psychiatrie et sur l’art, bien sûr. J’y ai trouvé des éclairages importants, des outils de réflexion, mais c’est surtout avec les femmes, dans le cadre de l’atelier loin de toute théorisation, (puisqu’en peignant nous sommes « branchées en direct » avec nos émotions) que je mesure la complexité de ce qu’on appelle les troubles de comportement.
Dans une lettre à Théo en septembre 1889, Vincent Van Gogh écrit : « Mon brave, n’oublions pas que les petites émotions sont les grands capitaines de nos vies et que celles-là nous y obéissons sans le savoir. » Comme cette phrase est juste ! Car il est vrai que notre vie est fondamentalement liée à nos émotions, à notre humeur, qui font parler aussi notre corps. Tout comme la température, notre humeur varie durant la journée, faisant alterner des moments de stress ou de joie, d’excitation et de calme, nous faisant passer naturellement de la tristesse à des phases de « déprime » puis à des instants de gaieté ou d’euphorie selon les événements que nous vivons.
Chez les personnes maniaco-dépressives, ou bipolaires, ces phases, cette « température émotionnelle » peut brutalement se modifier sans logique, sans rapport avec des circonstances objectives ni avec des explications rationnelles. C’est ainsi qu’une patiente, pourtant très motivée, m’a appelée pour dire qu’elle était incapable de venir peindre, saisie par l’angoisse à l’idée de sortir de sa maison, de prendre sa voiture, d’aller dans le monde…
Pour les femmes qui viennent peindre à l’atelier il ne s’agit pas d’une petite déprime réactionnelle, que nous traversons tous à des périodes différentes de notre vie, mais de véritables dépressions qui se traduisent par un mal-être réel qui s’inscrit dans la durée et complique leur vie familiale, sociale et professionnelle.
Comme pour beaucoup d’autres maladies, les causes sont complexes, multiples. Il y a d’une part des facteurs génétiques, d’autre part des difficultés liées aux premières relations affectives vécues durant la petite enfance, et ce dès la naissance.
«Irène ou un choix au nom du père
Lorsque Irène, quarante-cinq ans, vient s’inscrire à l’atelier, je lui dis qu’elle a un joli prénom. Elle réagit vivement, dit qu’elle ne l’a jamais aimé et que c’est son père qui l’avait choisi à sa naissance…
Irène est le sixième enfant à naître dans une famille de onze enfants. Ce n’est que bien plus tard, à l’âge de treize ans, qu’elle devra apprendre, par son père, que ce prénom était celui de la maîtresse qu’il avait fréquentée avant sa naissance… Il lui disait « qu’elle était aussi petite, ronde et brune que cette femme était grande, blonde et mince ». Toute sa vie, Irène a eu le sentiment de ne pas être à la hauteur des attentes de son père. Elle se demandait si sa mère voyait en elle la femme que son père avait tant désirée plutôt que de la voir elle, son épouse ! Irène ne s’est sentie aimée ni par sa mère ni par son père et dit en avoir gardé un profond sentiment d’infériorité. En lui disant « la vérité », qu’inconsciemment elle connaissait déjà, son père avouait d’une certaine manière qu’il lui avait fait porter un nom qui n’était pas vraiment le sien mais appartenait à l’histoire amoureuse de ses parents, avec tous les mensonges et souffrances qui y étaient attachés. Venir à l’atelier de peinture a réveillé beaucoup d’émotions en elle et lui a permis de s’octroyer un espace bien à elle grâce à ses peintures et d’exprimer tout ce qu’elle avait gardé sur le cœur depuis son enfance.»
Comment être soi, lorsqu’on vous prête le nom d’un autre dont la résonance est lourde de sens ? Nous sommes constitués par la parole de l’autre, de ceux qui nous ont nommés. Nous ne cessons de raconter ce que nous avons entendu… et ressenti, jusqu’à en faire notre vérité.
Créer une œuvre et plus encore la signer devient alors l’occasion de se (re)nommer. Le pseudonyme inventé, la reprise de son nom de jeune fille, deviennent alors synonymes de détachement et du premier pas vers une autonomie symbolique ou réelle. La présence ou l’absence d’une signature, son emplacement et sa taille ne sont jamais anodines et peuvent devenir un axe d’accompagnement dans le processus thérapeutique aussi important que la création elle-même.
La place, celle qu’on a et/ou celle qu’on prend, celle qu’on accorde à autrui… on y revient toute notre vie, on y travaille toute notre vie ! Les relations précoces difficiles avec les parents, la place qu’on occupe dans la fratrie, le « trop ou pas assez » où rien ni personne n’est à sa juste place, les drames et les stress importants vécus au cours de l’enfance ou de l’adolescence, peuvent fragiliser une personne vulnérable au départ, entraver l’épanouissement de sa personnalité jusqu’à induire petit à petit des troubles du comportement.
En dehors de la souffrance liée aux phases dépressives ou maniaques, toutes deux marquées par un profond mal-être, les conséquences de la maladie sont nombreuses et parfois dramatiques. Un traitement à la fois psychothérapique et médicamenteux est souvent préconisé afin de rétablir l’équilibre de l’humeur et donc une certaine qualité de vie.
Si la création permet des moments de catharsis qui révèlent à la fois des capacités et des états d’âme, le processus thérapeutique a besoin de temps.
Du temps pour faire le deuil, c’est-à-dire accepter une perte, du temps pour comprendre son histoire, du temps pour que les résistances, aménagements et croyances plus ou moins fondées que le sujet a pu mettre en place, se dissipent ou se transforment. Et bien sûr l’art-thérapie, comme toute thérapie, ne peut participer à ces transformations que si la patiente est prête à faire un travail sur elle, à reprendre sa vie en main.
Les non-dits, les souffrances refoulées, des traumatismes importants font que parfois l’identité est réduite à la souffrance subie : « Je suis le “sosie” d’Irène, cette belle femme désirée par mon père, il me l’a collée à la peau à la naissance mais je ne lui arrive pas à la cheville, je ne vaux rien… » Le but de la thérapie est de désamorcer le discours de l’autre, de devenir qui on est vraiment, de « guérir » dans le sens ancien du mot : redevenir entier, se soigner pour ne plus se représenter comme un être souffrant, ou comme victime. (Re)devenir responsable de sa vie et de ses choix ne peut se faire seul la plupart du temps lorsqu’il s’agit de traumatismes importants. C’est pourquoi, dans la plupart des lieux de soins, cela mobilise toute une équipe où chacun fait intervenir ses compétences spécifiques.
Dans les états dépressifs, la mauvaise estime de soi et le sentiment d’une incapacité à gérer sa vie et ses relations interpersonnelles rendent très souvent la vie difficile, menant à un isolement affectif et social qui peut devenir dramatique.
Les femmes me parlent de ces phases de grand abattement, de grande effervescence ou d’angoisse, de leur besoin d’isolement ou au contraire de leur peur de se trouver seule, d’affronter des situations inconnues… Elles redoutent la « prochaine crise » et, pour certaines, le risque de retrouver des comportements addictifs, c’est-à-dire le besoin périodique et impulsif de consommer de l’alcool, de la drogue ou de la nourriture ; elles redoutent de voir resurgir des envies suicidaires, des comportements autodestructeurs ; elles redoutent que le mari s’en aille, de ne plus être aimée… Elles redoutent un nouvel isolement, le rejet de leurs enfants, des problèmes économiques…
À l’atelier, elles trouvent l’écoute et cette proximité émotionnelle souvent propre aux femmes, qui parfois leur fait défaut ailleurs. Elles disent retrouver un certain goût de la vie, grâce à la peinture. « L’atelier est un repère dans le temps, une évasion par rapport au quotidien, une obligation de soigner sa personne et le plaisir de retrouver les autres et d’avoir des échanges. Puis le bonheur de peindre enfin sans retenue et sans jugement aucun. Je crois qu’on projette ce que l’on est sur la feuille qui devient écran – l’écran qui nous renvoie notre image, il suffit d’observer, de ressentir et d’être attentive pour comprendre ce qu’il y a au fond de nous. »
La souffrance liée aux variations extrêmes de l’humeur, ou trouble bipolaire, ne touche pas seulement la personne qui en souffre, mais aussi sa famille et ses proches. L’impuissance qu’on ressent devant quelqu’un qu’on aime et qui s’engouffre dans la dépression, sans toujours comprendre ou sans savoir comment le soutenir, crée des situations de vie difficiles pour tout le monde. Pourtant ce sont ces mêmes proches qui, la plupart du temps, représentent par leur présence un facteur d’équilibre et de protection important, leur absence ou leur défaillance un facteur aggravant.
Ainsi une femme, juste avant de repartir chez elle, à Paris, m’a raconté que son mari qui, d’après elle, ne semblait pas vraiment comprendre les raisons de sa dépression, lui avait installé un atelier dans une chambre pour qu’elle puisse continuer à peindre dans leur maison. Elle en fut très émue. La maladie mais surtout la capacité d’exprimer davantage ses besoins et ses manques font bouger parfois tout le système relationnel familial.
Il est important que chaque patiente trouve dans son entourage des personnes capables d’empathie, et surtout qu’elle ne soit pas soumise à des reproches, des réactions agressives qui ne feraient qu’augmenter le risque de rechute. Cependant, l’entourage ne peut pas toujours faire face, ne reconnaît pas toujours les signes annonciateurs d’une nouvelle crise… ou fait tout simplement défaut. L’hospitalisation peut être une réponse temporaire à la rechute. « Hospitalisée en 2002, ne sachant ni dessiner ni peindre, je me suis laissé entraîner par les autres patientes. Depuis, trois fois hospitalisée et entre-temps externe, je viens à l’atelier. L’atelier me permet de m’exprimer, me libère. Il existe, entre les femmes ayant souvent vécu les mêmes choses, une “fraternité” qui réchauffe le cœur. Elles me comprennent à demi-mot. L’atelier me permet d’exprimer ce qui ne peut pas “sortir” autrement. Je ne peux peindre que sur un sujet qui me tient à cœur, qui vient seul. Sinon je reste à sec. »
Toutes les femmes qui viennent à l’atelier d’art-thérapie ne souffrent pas de troubles bipolaires. Il y a aussi celles qui se sont littéralement écroulées sous le poids d’une vie où les drames se sont succédés. Un divorce difficile, le chômage, un accident, une agression, des changements de vie… Chaque traumatisme est une perte, perte réelle et/ou ressentie comme telle, qui laisse des traces et fabrique de la souffrance. Parfois, lorsque cette souffrance n’est pas exprimée et que le corps prend le relais de cette détresse psychique, douleurs et maladies viennent se substituer aux mots et accompagner, voire « mettre à jour », une dépression, un mal-être. L’anorexie en est une démonstration flagrante. Peindre le corps rêvé, le corps malmené et oublié, le corps détesté, le corps à « maîtriser »… On voit chez certaines femmes comme c’est le corps qui accuse le coup4…
Parfois lorsque le destin s’est acharné… la perte de sens semble à fleur de peau. Que dire à une femme qui a perdu ses deux seules filles, ou à celle qui est lucide sur sa schizophrénie… À celle qui espère tant cet enfant qui ne vient pas, à celle qui est dégoûtée de son propre corps… Ces situations-là remplissent d’humilité, on est juste un être humain devant la souffrance d’un autre, et aucune parole ne semble appropriée. Dans ce silence, la peinture devient alors le grand écran de ce qui ne peut se dire ou est en attente d’être dit autrement.
Un jour, une jeune femme charmante aux allures de garçon manqué arrive à l’atelier…
Pendant la première séance, elle ne sait que faire, mais elle a envie de sortir des choses d’elle. Je lui suggère d’explorer les différentes matières, sans autre but que d’éprouver la sensation de faire des traces, de placer des couleurs. Après quelques dessins abstraits avec des craies pastel peu appuyées, elle fait le portrait d’un vieil Indien au fusain d’après une carte postale. En la regardant travailler, je sens l’hésitation mais aussi toute la sensibilité qui l’habite. Je lui suggère, elle demande, une relation se crée autour de la peinture, qu’elle découvre.
Elle commence à me parler d’elle, dès la quatrième séance…
«Julie, ou des parents qui n’ont rien vu
Julie est le deuxième enfant dans une fratrie de quatre. Elle me raconte que sa mère « l’a eue » pour sauver son couple et qu’elle souhaitait vivement que ce soit un garçon, comme le frère aîné…
Julie dit de ses parents que ce sont des gens peu démonstratifs mais exigeants, qu’elle ne se sent pas du tout comprise d’eux.
Dans l’enfance, elle trouve dans un lien trouble avec son frère, et lui avec elle, l’affection qui fait défaut par ailleurs. Julie grandit, deux autres enfants vont naître.
Entre ses huit et dix-huit ans le grand frère abuse d’elle et dans cette aliénation ambivalente, où elle sait confusément que « ce n’est pas bien » tout en ne voulant pas perdre l’attention et l’affection de son frère, elle n’arrive pas à lui dire non ou à se révolter.
Elle dit que ses parents « n’ont rien vu ».
Par ailleurs, Julie se souvient avoir été interpellée par une phrase de son père, concernant une croyance sur la sexualité : il disait que les homosexuels ont « un problème au cerveau ».
Julie crée sa bulle d’enfant, crée son faux self pour survivre, pour essayer d’être conforme aux attentes de ses parents. Ils lui permettent de faire du piano, elle s’évade dans la musique et dans le sport. Elle n’est pas très souvent à la maison mais elle ne pose pas de problèmes particuliers au sein de la famille.
Julie ne se sent pas au clair avec son identité sexuelle, à l’adolescence elle découvre son attirance pour les femmes. L’étau se serre autour d’elle. Elle se sent sale, seule et commence à faire de l’anorexie, à s’automutiler. Suit alors une période de dépression avec plusieurs tentatives de suicide… Lorsque la vérité à propos de son frère sort au grand jour, elle a 18 ans. Le déni de son père, qui minimise la gravité de « ces événements du passé » rajoute à son mal-être, son impossibilité à se sentir « incarnée », comme elle le dit elle-même, et son sentiment de culpabilité.»
L’inceste – cette façon d’utiliser quelqu’un de la famille pour satisfaire des besoins émotionnels et pulsionnels – révèle une grande solitude affective, un manque de respect de l’autre et le degré de dysfonctionnement du système relationnel familial. Bien que l’on puisse identifier un agresseur et une victime, c’est en fait la cellule familiale dans son entité qui s’en trouve anéantie.
L’inceste est probablement l’expérience la plus cruelle et la plus perverse pour un être humain : il trahit la confiance primordiale en celui qui est censé protéger et qui se transforme au contraire en persécuteur. L’inceste tue l’innocence de l’enfance, et enferme souvent la victime dans le silence et le dégoût d’elle-même et de l’autre. La honte ressentie par la victime est aussi celle qu’elle perçoit dans le comportement de son agresseur. Le silence qui s’ensuit peut être nourri autant par la menace du « si tu oses en parler… » que par une forme de loyauté au système familial, à l’agresseur lui-même, ou par la crainte de désunir la famille ou de causer des ennuis.
Je n’en saurai pas plus sur cette relation incestueuse car ce n’est absolument pas nécessaire pour faire un travail avec Julie. En art-thérapie on n’a nul besoin de fouiller dans les recoins du passé, ni de connaître les détails d’une histoire.
«La nausée
Ce jour-là, Julie ne sait pas quoi peindre… Elle tourne dans l’atelier à la recherche de l’inspiration. Ses parents étaient venus en entretien avec le médecin du service où elle est hospitalisée, et ont été amenés à entendre, en présence d’un tiers, ce qu’ils n’avaient pas pu/voulu voir. Pour elle, cela a été un moment important, un moment chargé.
Lorsqu’elle évoque son frère, le visage de Julie se tord dans une grimace pleine de dégoût, d’écœurement. Julie a la nausée, elle ne mange presque pas, elle se sent désincarnée. Je lui propose de peindre ce sentiment de dégoût, de symboliser ce « vomi qui lui brûle la gorge », ce frère qu’elle ne voit plus, pour lui donner une forme d’existence et l’expulser au-dehors d’elle. Il ne s’agit absolument pas de juger qui que ce soit ni de désigner le coupable, mais d’utiliser ce qu’elle apporte à l’atelier ce jour-là : le dégoût.
Pendant qu’elle mélange de la colle, des cendres et de la peinture en une épaisse pâte, elle semble s’amuser.
Au bout d’une heure, elle me montre à plat un tableau abstrait très en matière. Image assez neutre, « laide et moche » pour elle, assez neutre pour qui que ce soit d’autre.»
Je ne me fais pas le « chaman » de cette jeune femme sympathique ni de son histoire douloureuse et chargée, des psys, Julie en a vu… J’ai juste envie de lui proposer un début d’itinéraire au présent, sans fouiller ni juger ni expliquer le passé, car là n’est pas le but de l’art-thérapie. Comme l’explique Jean-Pierre Klein, il s’agit « d’ouvrir à des anticipations imaginaires de soi à travers des figurations visuelles, auditives, kinesthésiques, dont la personne suit l’évolution, intéressée et détachée à la fois, distanciée jusqu’à ce qu’elle élise inconsciemment l’œuvre émanée d’elle comme modèle identificatoire, comme éclaireur dont elle peut emprunter la trace ».
Julie travaille sur son ressenti du dégoût, elle mélange des cendres, de la colle, de la peinture, du sable. En préparant cette potion, elle appuie sur un pot de peinture, le couvercle cède sous la pression… et déverse son contenu de façon convulsive sur la table et par terre ! On rit de cette synchronisation involontaire et du fait qu’il va falloir nettoyer avant même qu’elle ait pu créer « sa nausée »5. Plus tard, Julie me dira que cette matérialisation par la peinture a donné une forme de réalité à son ressenti. Son travail mettra plusieurs jours à sécher tellement il y a de la matière…
Lors de la séance suivante, je lui propose de travailler sur une sorte de « constellation familiale » où elle va essayer de symboliser la place des membres de sa famille, la sienne surtout.
La première représente le passé6. Voici ce qu’elle en dit :
« Mon frère est la zone grise, c’est-à-dire qu’il s’étale comme une pieuvre un peu partout, il est aussi la tache rouge au centre. Mon père se situe à droite, il a les yeux barrés par une croix et des larmes de sang qui coulent. Son cœur est enfermé dans un carré. Ma mère est à gauche, elle aussi a des larmes et des yeux qui ne peuvent pas voir. Moi je suis dans le bas de la page, des taches rouges représentent mon éclatement en mille morceaux, je suis enfermée derrière des barreaux. Les taches blanches en haut sont mes autres frères et sœur, ils sont restés innocents. »
La deuxième constellation peinte représente le présent7 :
« La forme rose au milieu c’est moi, je ne voulais pas faire du rose mais c’est sorti ainsi (la mère de Julie voulait un garçon à la naissance), mon père à droite a une forme plus massive que ma mère, qui, elle se situe à gauche ; je ne sais pas pourquoi ma mère est en deux morceaux (divisée). J’ai mis des tout petits points verts qui sont balayés de gauche à droite pour faire le lien, mais on ne les voit pas bien… Au départ je voulais représenter toute la famille, mais finalement je me suis mise au milieu entre mes parents. »
Nous regardons ensuite sa production et elle constate, comme moi, que d’une peinture à l’autre elle s’est donnée une autre place. La tache qu’elle ne voulait pas faire rose et qui semble dire « oui, je suis bien une fille » s’est imposée entre ses parents. Elle voit qu’elle s’est donné une vraie place, en tout cas que cela est son désir : qu’on la reconnaisse, qu’on reconnaisse ce dont elle a souffert.
Julie fera une vingtaine de peintures pendant sa période d’hospitalisation. Peintures figuratives mais surtout abstraites, qui correspondent à ses états d’âme : la mélancolie, le sentiment de ne pas être incarnée. Le vide, l’espace « chorégraphique8 ».
En dernier, elle fera « Dualité9 », où elle exprime, comme elle me le dira, à la fois le masculin/féminin, l’ambivalence et la complexité des sentiments, la difficulté à trouver sa place.
Lorsque nous ferons le bilan sur ce qui s’est joué pour elle à l’atelier, elle me dira la mise à distance que cela lui a permis avec ses affects, avec son histoire.
«Une nouvelle fenêtre
« Je me sens moins encombrée, mais cela ne vient pas de mes pensées ou de mes idées, c’est au niveau du corps que je le ressens. J’ai découvert une autre expression artistique que la musique qui m’a permis de me faire plaisir, de m’abandonner davantage… La musique, c’est mon métier, c’est chargé de peur. La musique est une lecture précise, c’est un tout. J’ai commencé la musique à 8 ans, mais j’y trouvais plus de contrainte que de plaisir à cet âge (l’âge où son frère a commencé à abuser d’elle). C’était un moyen d’obtenir des résultats, d’être gratifiée par ma mère, c’est elle qui voulait que je fasse de la musique. La peinture m’a ouvert, à chaque séance, une nouvelle fenêtre dans laquelle j’ai pu exprimer mes ressentis. »»
La prise en charge globale de Julie, de sa famille intrinsèquement, a fait bouger les choses. Elle dit s’être rapprochée de son père, ne ressent plus sa mère aussi imperméable et elle parle du sentiment de culpabilité de ses parents mais aussi de la place où elle s’est mise dans le silence et la fuite. Julie réalise tout ce qu’elle a enfin pu exprimer ces dernières semaines, elle se sent plus légère. « Ma famille est en mouvement, mais rien n’est gagné. Je me suis gagnée, moi. La peinture m’a permis de revisiter les événements vers un sentiment d’acceptation. » Juste avant de quitter l’atelier à sa dernière séance, une autre patiente regarde, intriguée, la matière de la peinture, « La nausée », et lui demande ce que cela représente. Julie répond en riant : « Eh bien, je te présente mon frère ! » Cette fois-ci, la grimace de dégoût n’y est plus !
L’exemple de Julie montre comment l’art-thérapie permet de manipuler des éléments, d’exprimer librement des choses, sans contrainte esthétique, tout en gardant un certain contrôle sur « ce à quoi on veut que cela ressemble ». Pendant ces instants de création, le patient devient son propre « magicien », il crée un environnement dans lequel il trouve un soutien ou une consolation. Avec l’art-thérapeute, à travers un souvenir, un événement et/ou un ressenti corporel (comme la nausée pour Julie), le patient va chercher une représentation plastique, donner une forme à ce qu’il éprouve. Le processus de création et la forme créée qui en résultent, vont remplacer l’écoute et la protection qui lui font défaut dans son environnement. Cette création, objet transitionnel déjà évoqué, permet la mise à distance indirecte avec la réalité, un peu comme le « doudou » qui permet à l’enfant de s’éloigner de la mère.
Le fait que le patient utilise sciemment des symboles (le rond rose pour Julie) n’est pas en contradiction avec le fait qu’au départ il ne trouve pas les mots pour le dire. Exprimer symboliquement ce qu’on sait déjà au fond de soi, permet d’approfondir notre compréhension avant de la verbaliser. De création en création, le patient se forge un chemin de transformation, une sorte d’ »itinéraire bis », avec ses propres panneaux d’indication, sur lesquels il peut revenir par le regard et par l’action.
L’expression va donc de pair avec l’impression. Que le patient s’exprime de façon consciente ou inconsciente, l’image lui restitue ce qu’il y a mis. Parfois il ne le voit pas et l’art-thérapeute est là pour le lui révéler ; dans ces moments-là la surprise et/ou la consternation sont au rendez-vous…
Tout en faisant, la production raconte quelque chose sur la façon dont le patient structure la matière et utilise les matériaux. Là, il ne s’agit pas de la symbolique des éléments, mais de la production elle-même : l’utilisation de la surface, des courbes et des droites, des couleurs, de l’imbrication des éléments, de leur taille et de leur emplacement. Tous ces éléments figurent les choix que le patient a faits pendant le processus de création. Tout ce qu’il a mis en œuvre, en mouvement et qui correspond, comme le déversement de la peinture de Julie pour créer la nausée, de façon analogue à son ressenti.
2 Jean-Pierre Royol, Art-thérapie, Dorval, 2009.
3 Figures 10 ; 12 ; 35 et 36.