Nous autres, êtres humains, n’avons pas tous les mêmes ressources ni les mêmes armes face aux difficultés de l’existence. Là où certains restent debout dans la tourmente, d’autres s’écroulent. Là où l’on croyait être fort, on se sent soudainement totalement démuni. On peut même très bien résister à un traumatisme à une période de sa vie et ne plus avoir la même résilience plus tard. Ce sont bien ces forces et ces faiblesses, régies par nos émotions et notre inconscient, qui font de nous des hommes. Il n’y a aucun jugement de valeur à émettre, aucune gloire à tirer – et encore moins de mépris à manifester – face à la manière dont nous nous sortons des impasses plus ou moins douloureuses de notre existence, aussi bien dans les situations qui se répètent pathologiquement et nous empêchent d’accéder à une forme de bonheur, que dans ces états de souffrance qui, sans nous interdire vraiment de vivre, rendent notre existence plate et sans saveur comme si nous n’arrivions pas à identifier nos besoins et nos désirs profonds.
Amour, vie de famille, travail, relations aux autres, choix de vie, problèmes de santé… Nous avons tous besoin de nous arrêter un jour pour faire le point, chercher des réponses à nos interrogations et donner du sens à nos souffrances. On peut le faire seul, méditer, dévorer des livres ou parler à quelqu’un de confiance. Ou bien avoir besoin momentanément d’un guide spirituel ou simplement d’aller voir le médecin. On peut aussi vouloir aller plus loin pour arriver à déjouer les « petits arrangements » que nous avons complotés avec nous-mêmes, et rechercher un thérapeute qui servira d’écran de projection à nos peurs et à nos désirs, et nous aidera à décortiquer ce qui est de l’ordre de la pathologie, c’est-à-dire de ce qui se répète.
Commencer une thérapie, c’est s’accorder de l’importance, se donner à soi-même un espace/temps dans lequel nous serons écoutés et soutenus par une personne qui aura suffisamment de distance avec nos affects – et avec sa propre histoire – pour pouvoir, sans nous juger, « tout entendre » de la nôtre. En thérapie, se révèlent d’autres aspects de notre personnalité que ceux que nous développons dans notre vie quotidienne, dans la sphère privée ou la vie professionnelle. Cette reprise de contact avec soi et avec son corps à l’écoute de nos sensations nous déconnecte avec le « penser » au profit du « ressentir ».
Mais à quoi cela sert-il ? Le but de la thérapie serait-il de nous amener à « devenir qui l’on est » ? La formule paraît simple, voire simpliste. Pourtant les événements de la vie, les attentes de ceux qui nous ont éduqués et entourés, même avec les « meilleures intentions du monde », le poids de nos responsabilités, tout cela nous a éloignés de nous-mêmes, parfois à notre insu. Peut-être aussi avons-nous laissé faire. Revenir à notre essence, revenir à notre enfance… En y regardant de plus près, n’est-ce pas le plus souvent l’enfant en nous qui souffre ?
Qu’on vienne à la thérapie sur indication médicale, dans un moment de crise, de deuil, pour dépasser des traumatismes d’enfance et restaurer sa santé physique et mentale, qu’on y vienne par une démarche personnelle pour ces mêmes raisons ou pour exploiter au maximum notre potentiel personnel et découvrir des facettes inconnues de nous-mêmes, la thérapie est presque toujours un « travail de régression » qui nous permettra ensuite de « progresser » – même si ces retrouvailles avec des émotions enfouies depuis longtemps et tout ce qu’elles mettent en mouvement peuvent faire peur.
Mais comment choisir parmi cette multitude de méthodes dans lesquelles on peut facilement s’égarer ? De la psychanalyse et autres thérapies de la parole, à la gestalt-thérapie, l’hypnose, la sophrologie et autres thérapies corporelles, en passant par les prometteuses « psychothérapides » et autres « coaching » qui nous proposent de devenir les héros de notre propre vie, le « marché du mieux-être » et de l’épanouissement à tout va est en pleine expansion. On irait même jusqu’à trouver des bénéfices « thérapeutiques » dans nos gels de douche… Pour qui découvre l’univers du « travail sur soi », il est difficile de distinguer ces différentes approches et de faire un choix. Quoi qu’il en soit, toute thérapie passe essentiellement par la rencontre entre le thérapeute et son patient1, et ce choix « d’affinité », conscient ou inconscient, est essentiel pour le travail qui va se mettre en place au-delà même de la méthode thérapeutique.
Dans ce vaste paysage de la relation d’aide et d’accompagnement de la personne, il est important de souligner qu’une ligne de force traverse ces thérapies multiples, et donc, également, l’art-thérapie.
L’objectif de toute thérapie est de proposer à celui ou celle qui s’engage dans cette démarche, une approche de la personne, dans son entité et sa singularité, qui lui permette d’identifier ses difficultés, sa problématique et de déterminer le type d’accompagnement qui sera le plus adéquat. Dans cette recherche, l’inconscient sera considéré comme un allié important, à travers rêves, lapsus et autres créations spontanées qui sont autant de mines d’informations sur la vie psychique et l’état émotionnel.
La thérapie, par l’écoute et le travail de prise de conscience des comportements et des émotions, de leur influence sur la vie et la santé, vise à rendre plus responsable, donc plus autonome, en aidant à se défaire de croyances toxiques et en acquérant de nouvelles limites.
Elle consiste aussi à accompagner vers une plus grande écoute de soi et une plus grande sensibilité, à amener à se défaire du joug des jugements (les siens et/ou ceux d’autrui) afin de formuler sa propre perception du monde.
La thérapie aide à sortir du rôle de victime ou de spectateur pour devenir acteur ; elle invite aussi à accepter ce qui est et qui ne peut être changé – soi-même ou les événements du passé sur lesquels on n’a plus prise ; elle permet de puiser si possible de la force dans les traumatismes vécus pour les recycler vers quelque chose de positif et d’essayer de faire renaître la confiance dans ses propres ressources, d’ordre physique ou mental.
Les différentes formes de psychothérapie sont complémentaires, bien que la démarche ne soit pas de même nature dans les psychothérapies d’une part, et dans les techniques d’accompagnement et de développement personnel d’autre part. Gestalt-thérapie, thérapie humaniste, analytique, comportementale, cognitive, hypnose, kinésiologie, sophrologie, thérapie corporelle… Ces différentes expériences et ces modes d’investigation ont enrichi les connaissances dans le domaine de la psychothérapie et influencé de nouvelles approches. La multitude d’offres de travail sur soi est aussi la preuve du changement qui a traversé le monde de la psychothérapie et qui a fait progresser le regard de la société sur la notion d’évolution possible de la personne en difficulté.
Là où une « méthode » proposerait et anticiperait « ce sur quoi on va travailler », l’art-thérapie rejoint la psychanalyse en travaillant sur l’insu, c’est-à-dire l’inconscient. Ce qui caractérise l’art-thérapie, c’est qu’elle met en mouvement un processus créatif. Que l’orientation de l’art-thérapeute penche vers la thérapie comportementale ou s’inspire davantage de la psychanalyse, il ignore toujours ce qui va émerger de l’histoire de la personne, de quelle manière le processus de création va influencer sa parole et sa production dans le médium choisi ou proposé.
L’art-thérapie est donc à l’origine d’un processus créatif. Au centre de la relation thérapeutique : l’expression artistique – notamment « la chose créée » –, et le processus lui-même. Qu’il s’agisse de rencontre duelle ou en groupe, en institution ou en cabinet privé – et c’est la particularité de l’art-thérapie –, ce processus créatif se déroule dans la triangulation patient/thérapeute/production, mais également entre le patient et sa production, entre le patient et le thérapeute et entre le thérapeute et la production. Cette chose créée, quelle qu’elle soit, est non seulement le reflet de ce que le patient y a projeté ou de ce qu’il a voulu représenter par analogie, mais elle renvoie aussi son auteur, de façon tangible, à son langage non verbal.
Le terme « patient », tel que je l’utilise dans cet ouvrage, mérite d’être explicité. Il renvoie autant à sa définition stricte de personne touchée par la maladie, soignée et prise en charge sur le plan socio-médical, qu’à toute personne qui viendrait consulter dans un cadre privé parce qu’elle souhaite faire un travail thérapeutique pour mieux appréhender ses difficultés existentielles, sans pour autant être « malade ». Bien que cette « entrée en matière » à travers un médium artistique, motivée par une prescription médicale ou par une démarche personnelle, soit porteuse de sens, il s’agit avant tout d’une rencontre entre deux personnes dont l’une est à l’écoute de l’autre, avec le dessein d’un chemin de transformation vers du mieux-être.
Dans le Petit Larousse, la poésie est définie comme « l’art d’évoquer, de suggérer les sensations, les émotions, par un emploi particulier de la langue, par l’union intense des sons, des rythmes, des harmonies, des images ». C’est précisément ce que l’art-thérapie propose : l’expression de soi dans une activité créatrice. Ce travail vers ce qui est beau ou émouvant met directement en relation avec la sensibilité et avec l’imaginaire. Dire avec un pinceau sa douleur ou sa joie conduit vers la métaphore créative…
Voici ce qu’écrit une patiente qui a fréquenté l’atelier d’art-thérapie pendant plusieurs semaines pour parler de sa découverte de la peinture :
« Mémoire blanche
d’espaces réinventés
scalp de l’enfance,
écorces et brindilles
inscrites dans ces lieux
magiques et éphémères
J’y ai trouvé un chemin
pour mes yeux avides,
À chaque pas ouvrir un pays,
à chaque regard
nommer une étoile,
Aux frontières des corps,
un volcan de fleurs laisse un passage,
à la parole neuve. »
Chantal R.
J’ai écrit ce livre dans une énergie – un « élan de désir » – semblable à ce que l’art-thérapie tente de faire (re)naître chez les personnes qui, pour des raisons intimes, l’ont perdu au cours de leur existence. S’exprimer, (s’)inventer, (se) chercher, se confronter à son moi intime en trouvant les outils pour communiquer avec autrui nous grandit, nous fait nous sentir vivants.
Pour ma part, aussi loin que je me souvienne, j’aime les êtres et les arts – la danse, le dessin, la peinture, la musique, et tout ce qui touche à la création. En Hollande, j’ai cette chance de fréquenter jusqu’au bac l’École Montessori qui accorde une grande place « hors programme » à l’expression de la personnalité des élèves. J’ai douze ans lors de mon premier séjour en France, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, en camping sauvage sur une plage à l’époque encore déserte. Les gitanes de la place du marché, la ficelle chaude et craquante chez le boulanger, les flamants roses, une langue que je ne comprends pas… Tout est si différent des pays du Nord ! Bien sûr, rien ne me prédestine à ce moment-là à venir vivre en France, ni à devenir graphiste et plus tard, peintre et art-thérapeute ! Pourtant mon histoire avec la France commence probablement sur cette plage des Saintes-Maries, et ce voyage a nourri mon goût pour l’évasion, pour l’art, et plus généralement pour ce qui est « différent ». La différence, c’est un Ailleurs, mais surtout l’Autre, dans ce qu’il nous permet d’être et de devenir.
Mes études en arts plastiques et en psychopédagogie aux Pays-Bas, servent de terreau à mon évolution artistique et professionnelle. Dès mon arrivée en France, en 1978, je travaille auprès d’enfants psychotiques en hôpital de jour : l’art-thérapie est déjà là. Plus tard, ma création personnelle m’amène à devenir directrice artistique en agence de publicité. Cette forme de création d’images – fixes, animées, filmées ou photographiées – me passionne et nourrit tant mon goût pour la transmission que mes propres recherches picturales. Mais c’est dans l’intimité de mon atelier, là où je ne suis que mes propres pulsions, que le peintre en moi s’anime. Parallèlement à ce cheminement artistique, mon intérêt pour la psychanalyse et la psychothérapie s’approfondit. J’enseigne la communication graphique, et aussi le dessin, la peinture, et j’anime des ateliers de formation à la créativité et des ateliers de développement personnel.
Mon chemin personnel et professionnel a ainsi trouvé son rythme, entre la communication graphique, la peinture et mon travail d’art-thérapeute. Cette « danse à trois temps » a forgé ma relation multiforme à l’image, à l’art, tant sur le plan humain qu’artistique. L’art, bien qu’il soit le fil conducteur de ma vie, n’en a jamais été l’ultime but : il est avant tout un moyen, depuis toujours, d’exister, de communiquer et de faire exister les autres. Il trouve son aboutissement dans cet ouvrage.
Le grand livre de l’art-thérapie s’adresse à toute personne qui, d’un point de vue personnel et/ou professionnel, s’intéresse à l’art, à l’expression artistique, aux sciences humaines et à tous ceux qui voudraient se lancer dans l’aventure de la découverte de soi.
Les chapitres peuvent être lus dans l’ordre ou dans le désordre sans que la compréhension en soit perturbée. Cependant, quand le lecteur aura assimilé les tenants et les aboutissants de l’art-thérapie et ce qui fait l’essence et la fragilité de la relation thérapeutique (ch. 1 à 9), il abordera avec plus de profit le « Cahier pédagogique » (ch. 10), qui lui permettra de faire la part entre ce qui relève de l’animation, de la pédagogie et de la thérapie.
En s’appuyant sur des témoignages vivants et de nombreuses reproductions de travaux réalisés en atelier par les patients, cet ouvrage montrera comment opère l’art-thérapie, comment elle fait émerger l’indicible et tente de panser les blessures. Comment elle peut être aussi un moment de consolation et d’écoute de soi, comment enfin elle fait jaillir une énergie toute nouvelle en éveillant une capacité créatrice insoupçonnée.