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Le lendemain matin, pendant le trajet vers Londres, Agatha fut silencieuse. James, habitué à ce qu’elle soit intarissable sur n’importe quel sujet, trouva son silence bizarre et en éprouva un certain malaise. De plus, Agatha portait un pantalon et un pull, des chaussures de marche confortables, et elle n’était pas maquillée. Ni parfumée. Il se sentit obscurément vexé en constatant que, pour la première fois, elle ne semblait faire aucun effort pour lui.

La dernière adresse connue de Solidarité pour nos Sans-Abri était celle d’un sous-sol d’Ebury Street, dans le quartier de Victoria. Ils l’avaient trouvée dans les annuaires de Londres de James datant de 1984. James regretta qu’ils n’aient pas téléphoné au préalable, car il y avait maintenant une compagnie de taxis à la place.

Ils trouvèrent le patron de ladite compagnie, un gros Antillais qui se prélassait les pieds sur son bureau.

« Nous cherchons Solidarité pour nos Sans-Abri.

– Z’êtes pas le seul, m’sieur. J’vous ferai la même réponse qu’aux autres. Pas au courant et pas concerné.

– Et vous savez pourquoi tout le monde les cherche ?

– Parce qu’ils leur doivent du fric. Comme à vous.

– Alors vous n’avez aucune idée de l’endroit où se trouve Mrs Gore-Appleton ? demanda Agatha.

– Eh non. »

Il haussa lourdement les épaules en guise de dénégation formelle, prit une tasse emplie de café, en but une gorgée et parut oublier leur existence.

« C’est à elle que vous avez racheté ce local ? » poursuivit James.

Les yeux sombres de son interlocuteur se reposèrent sur lui, agacés. « Je l’ai acheté à Sprintcopie. Avant, c’était l’agence d’intérim Peter Pan, et avant, Dieu sait quoi. Personne tient le coup longtemps dans le secteur. Les taxes sur les entreprises sont astronomiques, c’est moi qui vous le dis. La boîte que vous cherchez a fermé y a quatre ans environ. »

Ils renoncèrent et quittèrent les lieux. James resta debout sur le trottoir, tête baissée, sourcils froncés, l’air bougon.

« Si Solidarité pour nos Sans-Abri était une œuvre de bienfaisance, alors il y a des chances qu’il y ait des coupures de presse montrant cette fameuse Mrs Gore-Appleton à des inaugurations quelconques, ou en train de faire un discours. Tu ne connais pas de journaliste qui puisse nous trouver ça ?

– J’en connaissais beaucoup, des journalistes, mais plutôt dans le domaine de la mode ou du show-biz.

– Oui, mais ils pourraient avoir accès aux archives. On peut leur demander ? »

Agatha se creusa la tête pour trouver un journaliste de sa connaissance qui ne la haïssait pas cordialement. Du temps où elle avait son agence de communication, la presse la considérait comme une emmerdeuse et publiait des articles sur ses clients à seule fin de se débarrasser d’elle.

« Je connais la responsable de la rubrique showbiz de The Bugle1, Mary Parrington, dit-elle, non sans réticence.

– Allons la voir. »

Ils se dirigèrent lentement vers l’East End. Les grands journaux n’avaient plus leur siège à Fleet Street. Ils avaient tous déménagé dans des locaux meilleur marché et plus spacieux.

Ils attendirent dans le hall de verre et d’acier aseptisé de The Bugle pour voir si Mary Parrington les recevrait.

Heureusement pour Agatha, le directeur de l’information était passé devant le bureau de celle-ci juste au moment où elle enjoignait à sa secrétaire : « Dites à cette vieille harpie d’Agatha Raisin que je suis morte, partie, ou ce que vous voudrez.

– Eh là, minute ! intervint le directeur. Ce n’est pas la nana impliquée dans le meurtre des Cotswolds ? Faites-la monter et présentez-moi. Aucun journaliste n’a pu l’approcher. »

L’idée de jeter Agatha en pâture à ses confrères enchanta Mary, et l’on fit monter Agatha et James.

Ils furent alors présentés au directeur de l’info, un certain Mike Tarry. James se rendit compte qu’il avait reproché à Agatha sa naïveté à propos de la vente de sa maison, mais qu’il venait lui-même de se précipiter dans la gueule du loup : pour le journal, Agatha et lui étaient de l’info ambulante.

 

« Alors, Agatha, dit Mike après les avoir fait entrer presque manu militari dans son bureau, puis-je vous appeler par votre prénom ?

– Non, grinça Agatha.

– Ha ha ! Mary m’avait dit que vous étiez une forte tête ! Que pouvons-nous faire pour vous ? Vous devez avoir hâte d’être innocentée. »

Les fenêtres des bureaux donnaient sur les postes de travail des journalistes. Mike agita un bras. La porte de son bureau s’ouvrit, laissant passer un photographe suivi par un reporter.

« C’est quoi, ça ? demanda Agatha.

– C’est donnant-donnant, dit Mike.

– Sans moi », rétorqua Agatha, et elle se dirigea vers la porte.

James la héla : « Attends ! » Agatha se retourna de mauvaise grâce.

« On a besoin d’aide, Agatha, dit-il, et on aurait dû se douter qu’ils voudraient notre version des faits. Ils font le siège de chez moi depuis l’assassinat. On n’a rien à cacher. On veut retrouver cette fameuse Mrs Gore-Appleton. Pourquoi ne pas leur dire ce que nous savons ?

– Pour que la police se demande pourquoi ce n’est pas à elle que nous avons raconté ce que nous avons découvert ?

– Nous le leur aurions dit tôt ou tard. Autant en finir tout de suite, Agatha. Tu es dans la fosse aux lions maintenant, et si tu t’en vas, ce photographe diffusera une photo de toi avant même que tu ne sortes d’ici.

– Eh bien qu’il le fasse, dit-elle d’un ton belliqueux.

– Tu n’es pas maquillée. »

Argument massue.

Les interviews et les photographies durent attendre qu’Agatha ait été cornaquée dans les boutiques du quartier par une « assistante » pour acheter du maquillage, une robe élégante et des chaussures à talons.

Alors seulement, ils révélèrent tous deux ce qu’ils savaient, posèrent pour les photographes, Agatha ayant extorqué des responsables du service création la promesse qu’ils retoucheraient généreusement les clichés qu’ils avaient pris.

Mais quand le reporter fouilla dans ses dossiers, il ne trouva pratiquement rien sur Mrs Gore-Appleton, hormis une brève concernant un discours sur les sans-abri qu’elle avait prononcé à un gala de bienfaisance. Aucune photographie. Agatha se sentit flouée, jusqu’à ce que James lui fasse remarquer que la publicité était le plus sûr moyen de faire fuir Mrs Gore-Appleton.

Ils n’avaient donc plus rien d’autre à faire que de se laisser inviter à déjeuner, puis de rentrer à Carsely et de découvrir le contenu de l’article dans le journal du matin.

 

Le lendemain, Agatha eut du mal à émerger d’un sommeil profond. On tambourinait à la porte de sa chambre. Elle passa son peignoir, puis resta debout, hésitante. Ce devait être James, bien entendu. L’article devait être paru. Elle se demanda si elle allait lui demander d’attendre qu’elle s’habille, puis haussa les épaules. L’époque où elle faisait des efforts de présentation pour James étaient révolue.

Elle ouvrit la porte. Il brandissait un exemplaire du Bugle. « Pas un mot, fulmina-t-il. Tu le crois, ça !

– Allons à la cuisine. Tu es sûr que tu as bien regardé ?

– Pas un mot », répéta-t-il d’un ton furieux.

Agatha s’assit avec lassitude à la table de la cuisine et étala le journal. Un titre s’étalait en gras : « FREDDIE FAIT SON COMING OUT ! » Un comédien, chouchou du public britannique pour son humour franc et direct, avait publiquement annoncé qu’il était gay. L’autre titre sur la une concernait un journaliste du Bugle qui s’était fait abattre par les Serbes de Bosnie.

« Nous n’avons pas entendu un mot de tout cela pendant que nous étions dans le bureau, dit Agatha. Les nouvelles ont dû tomber dans l’après-midi et damer le pion à notre histoire.

– Ils la passeront peut-être demain. »

Agatha, qui connaissait bien la presse, secoua la tête : « Non, c’est trop tard. S’ils l’avaient eue pile au moment de l’assassinat, ils l’auraient sortie, indépendamment du contexte. Mais maintenant, c’est un peu du réchauffé.

– Je vais téléphoner au directeur et lui dire ma façon de penser.

– Ça n’avancera à rien, James. Il va falloir changer notre fusil d’épaule. »

James arpenta la cuisine. « Je reste sur ma faim. Il faut que je fasse quelque chose, là, tout de suite.

– Ce centre de fitness, celui où a séjourné Jimmy, nous pourrions y aller ? Et peut-être jeter un coup d’œil aux dossiers pour voir qui s’y trouvait en même temps, et qui Jimmy aurait pu songer à faire chanter ? »

James se dérida. « Bonne idée. Comment s’appelle l’endroit ?

– J’ai les notes de Roy dans le séjour. Mais tu sais, ils seront peut-être réticents à nous montrer leurs dossiers, alors nous ferions sans doute mieux de nous y inscrire comme clients sous de faux noms.

– Nous nous présenterons comme mari et femme, Mr et Mrs Perth, ça ira très bien. » Et James la planta là, à se demander comment les hommes pouvaient être aussi insensibles. Mari et femme, ben voyons !

Agatha remonta rapidement à l’étage pour faire sa toilette et s’habiller. Il lui tardait de retrouver sa maison. Peut-être devait-elle retourner voir Mrs Hardy.

Celle-ci ouvrit la porte à Agatha une demi-heure plus tard. Toujours aussi hommasse et adepte du style sport-et-campagne. Une lueur belliqueuse s’alluma dans son regard à la vue d’Agatha.

« Dites, attaqua celle-ci, je me demandais si vous ne pourriez pas revenir sur votre décision. Si vous me rétrocédez ma maison, je vous en donnerai un très bon prix.

– Oh, n’insistez pas. J’essaie de m’installer et je me passerais bien des interruptions fâcheuses de gens comme vous. Il paraît que vous étiez femme d’affaires autrefois. Tâchez d’être à la hauteur de votre réputation. »

Et elle lui claqua la porte au nez.

Agatha alla rejoindre James et lui parla du refus réitéré de Mrs Hardy.

« Quelle vieille punaise, fulmina-t-elle.

– Qu’est-ce que tu en as à faire ? Il y a d’autres maisons, tu sais. J’ai entendu dire dans le village que les Boggle envisageaient de partir en maison de retraite. Ce qui veut dire que tu pourrais acheter leur maison. »

Agatha le regarda, atterrée. « Mais les Boggle vivent dans un logement social !

– Et alors ? Certains sont très bien conçus. Et la maison des Boggle serait très spacieuse une fois débarrassée de tout leur bric-à-brac. »

Pensait-il qu’elle ne méritait pas mieux qu’un logement social ? se demanda Agatha. Puis elle se rappela à temps que James ignorait tout de ses origines misérables et qu’il faisait juste preuve d’un bon sens exaspérant.

« Achète-la toi-même, marmonna-t-elle.

– Ma foi, pourquoi pas ? Allez, fais tes valises. Je nous ai retenu un séjour dans ce centre de remise en forme. On nous y attend ce soir. J’emporte les notes de Roy. Ne fais pas une tête pareille. Oublie ta maison pour l’instant. On trouvera bien une solution.

– Ah oui ? Glisser des serpents par la fente de sa boîte aux lettres ?

– Par exemple. »

 

Agatha retourna voir Mrs Bloxby avant leur départ.

« Alors, vous semblez en très bons termes, James et vous, dit la femme du pasteur.

– La seule raison à cela, c’est que James a la sensibilité d’un rhinocéros, répliqua sèchement Agatha. Il nous a inscrits dans ce centre de remise en forme comme un couple marié.

– Peut-être s’est-il servi de cela comme prétexte pour que vous vous retrouviez ensemble ? » hasarda Mrs Bloxby. Mais après un coup d’œil à son interlocutrice, elle ajouta précipitamment : « Peut-être pas. C’est un homme très particulier. Je crois qu’il a dans l’esprit des petits compartiments rigoureusement étanches. Le compartiment d’Agatha comme relation amoureuse est hermétiquement fermé tandis que celui d’Agatha comme amie est ouvert. C’est mieux que rien. À moins que cela ne soit un crève-cœur ?

– Pas vraiment. Je constate que je n’arrive plus à penser à lui de la même façon qu’avant.

– Parce que ça vous ferait souffrir ?

– Oui, répondit Agatha d’un ton bourru, et ses petits yeux s’emplirent de larmes.

– Je vais faire du thé, annonça Mrs Bloxby, qui s’éloigna avec tact, laissant à Agatha le temps de se remettre de ses émotions.

– Si seulement je pouvais récupérer mon cottage, dit celle-ci quand Mrs Bloxby reparut avec le plateau du thé. James est si bien organisé que je me sens de trop. Je veux me retrouver au milieu de mes affaires.

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– Je suis allée voir Mrs Hardy. » La femme du pasteur versa avec précaution le thé dans deux tasses en porcelaine fine. « Elle m’a fait un petit discours sur son désir de rester sur son quant-à-soi, etc. En fait, elle a été assez discourtoise. Vous devriez peut-être chercher ailleurs.

– Je vais y être obligée. Ce qui me gêne, c’est que beaucoup de gens, dont vous, ont refusé de reprendre leurs cadeaux. Je sais que vous ne nous soupçonnez pas d’être des assassins, mais je crois que la plupart des gens du village sont persuadés du contraire, et c’est la raison pour laquelle ils ne veulent plus rien avoir à faire avec nous.

– Non, vous n’y êtes pas. C’est vrai qu’ils ont été un certain nombre à vous soupçonner du meurtre, mais le bon sens a repris le dessus et ils ont honte. S’ils ne veulent pas reprendre leurs cadeaux, c’est qu’ils pensent, à la façon dont vous vous comportez, que vous finirez par vous marier, et ils ne veulent pas se donner le mal de trouver une carte qui convienne à la circonstance et refaire un paquet.

– Aïe, aïe, aïe, ils vont être drôlement déçus, alors ! » lança Agatha d’un ton âpre.

Mrs Bloxby changea de conversation et régala Agatha de potins innocents sur le village jusqu’à ce qu’elle prenne finalement congé.

 

Hunters Field était une vaste demeure plantée au milieu d’agréables espaces verts. Quand James donna à Agatha les tarifs de séjour, elle eut une grimace horrifiée. Il insista pour payer, malgré le prix astronomique, sous prétexte qu’il avait hérité récemment d’une tante et était très à l’aise.

Une jolie réceptionniste les conduisit jusqu’à une vaste chambre au premier étage et leur annonça que le directeur irait les voir sans tarder pour leur expliquer le programme et leur montrer les installations du centre.

La pièce comportait deux lits jumeaux largement à l’écart l’un de l’autre. James et Agatha venaient de finir de ranger leurs affaires et de pendre leurs vêtements quand le directeur arriva. Le visage lisse, les cheveux argentés, les vêtements bien coupés, il avait de petites lunettes cerclées d’or et l’air affable. Il se présenta comme Mr Adder.

« Ce qui est primordial, annonça-t-il, c’est votre examen préalable par notre médecin demain matin. Nous sommes très prudents sur ce point. Nous ne voulons pas soumettre nos clients à un programme trop rigoureux s’ils ne sont pas à même de le supporter. » Il regarda attentivement Agatha et James. « Vous, Mr Perth, paraissez tout à fait à même de profiter de nos services.

– L’idée vient de ma femme.

– Ah, je vois. » Le regard bonasse de Mr Adder se posa sur Agatha et elle sentit grossir les petits bourrelets de graisse autour de sa taille de quinquagénaire.

Mr Adder déclina ensuite les services et équipements : massages, sauna, piscine, courts de tennis, etc.

« Cela nous intéresserait de voir vos fichiers, dit James.

– Pourquoi ? »

Une petite ride vint compromettre l’habituelle neutralité de son expression.

« Une de nos relations, un certain Jimmy Raisin, a séjourné ici dans le passé. Et en même temps que lui, certaines personnes que nous sommes susceptibles d’avoir connues ont pu venir aussi…

– Je regrette, Mr Perth. Nos fichiers sont confidentiels. Le dîner sera servi dans une demi-heure. »

Il partit après leur avoir adressé un curieux petit salut.

– Bide total ! dit Agatha d’un air sombre.

– Il ne nous reste plus qu’à forcer la serrure du bureau de l’administration », dit James.

Il remit le sujet sur le tapis après un dîner plus que frugal. « Je ne crois pas pouvoir tenir une semaine, Agatha, dit-il.

– Ma foi, je ne sais pas. Ça pourrait nous faire du bien », protesta Agatha.

Maintenant qu’ils étaient installés, elle attendait avec impatience le programme amincissant.

« Si je dois brouter cette herbe à lapins pendant toute la semaine, mon humeur va virer à l’exécrable », dit James en regardant les autres pensionnaires. Pour la plupart d’un certain âge, ils paraissaient tous aisés.

« Alors, quand prévois-tu de cambrioler le bureau ?

– Ce soir, dit James. Nous irons faire une virée de reconnaissance tout à l’heure. Où qu’il se trouve, le bureau ne peut pas être fermé à clé. Un établissement respectable tel que celui-ci n’a aucune raison de se méfier d’éventuels fouineurs.

– On a peut-être mis la puce à l’oreille de Mr Adder. Pour autant qu’on le sache, peut-être a-t-il quelque chose de parfaitement ordinaire à cacher, comme un écart entre ses comptes personnels et ce qu’il déclare au fisc.

– Eh bien, nous verrons, dit James d’un ton morose en buvant son café décaféiné. Et une fois que nous aurons repéré son bureau, je suggère que nous prenions la voiture pour aller manger un morceau au pub le plus proche. »

Agatha voulut protester. Elle se sentait déjà plus légère, mais elle savait que si elle observait le programme d’amincissement alors qu’elle devait se livrer à leurs investigations, cela irriterait James.

Ils quittèrent la salle à manger et déambulèrent dans la maison. Ils découvrirent qu’on accédait au bureau de l’administration par le hall d’entrée. La pièce avait une fenêtre vitrée qui donnait sur celui-ci, et par laquelle on voyait nettement des classeurs et deux ordinateurs. Non seulement le bureau était fermé à clé, mais les autres pièces adjacentes – sauna, salle de massages, salle de soins, cabinet du médecin et bureau du directeur – l’étaient aussi.

« Comment vas-tu ouvrir la porte ? demanda Agatha.

– J’ai apporté plusieurs passe-partout. »

James avait déjà utilisé un trousseau de rossignols mais sans expliquer pourquoi ni comment pareils outils étaient entrés en sa possession.

Puis ils allèrent en voiture jusqu’à un village proche où James engloutit une part généreuse de tourte au bœuf et aux rognons tandis qu’Agatha se contentait d’un sandwich au jambon et d’un verre d’eau minérale.

Après quoi, ils regagnèrent leur chambre. James suggéra qu’ils se changent et passent des vêtements sombres, puis s’étendent chacun sur son lit. Il mettrait le réveil à sonner à deux heures du matin.

Une fois étendu, James s’endormit aussitôt tandis qu’Agatha resta éveillée, à écouter les discrets gargouillis de son estomac. Juste au moment où elle pensait qu’elle ne s’endormirait jamais, elle tomba dans les bras de Morphée et en fut tirée en sursaut par la sonnerie stridente du réveil.

« C’est l’heure d’y aller, dit James. Espérons qu’aucun agent de sécurité ne patrouille sur les lieux pour s’assurer que les clients ne vont pas faire de razzias dans les cuisines. »

Il ouvrit la porte de la chambre. Au-dehors, le couloir était brillamment éclairé. Il recula dans la pièce. Agatha portait un pull marine, un pantalon noir, et James était en noir des pieds à la tête. « C’est très lumineux là-dedans et nous, on a l’air d’un couple de cambrioleurs. Tu crois qu’on devrait mettre nos robes de chambre, histoire de dire qu’on cherchait la cuisine ? Ils doivent avoir l’habitude.

– Si on cherche de la bouffe dans leurs dossiers, ils se demanderont ce qu’on fabrique. Peut-être qu’on devrait tous les deux mettre une tenue plus ordinaire, un jogging par exemple, pour prétexter une séance de sport nocturne. Et si on est surpris, on pourra toujours dire qu’on préserve notre vie privée avec un soin obsessionnel et qu’on voulait voir ce qu’il y avait sur nos dossiers, enfin, quelque chose dans ce goût-là.

– D’accord », dit James en ôtant son pantalon.

Agatha se sentit vaguement vexée de le voir se déshabiller devant elle sans plus de formalités.

Elle se changea quant à elle dans la salle de bains et passa un ensemble jogging rouge vif. Elle ne voulait pas que James voie le moindre centimètre carré du corps très mûr qu’il avait rejeté.

Sous la lumière fluorescente de la salle de bains, elle avait un visage blême. Peut-être une touche de fond de teint et un nuage de poudre… Un peu de blush aussi… Cette nouvelle teinte de rouge à lèvres irait très bien avec son jogging. Elle tendait la main vers le mascara quand elle entendit de l’autre côté de la porte de la salle de bains la voix impatiente de James : « Enfin, Agatha, qu’est-ce que tu fabriques ? Tu ne vas pas y passer la nuit !

– J’arrive ! »

Elle renonça à regret au mascara et sortit le rejoindre. En le suivant dans le couloir, elle constata à nouveau que son métabolisme s’accommodait fort mal de la nourriture diététique. Elle était sûre d’avoir mauvaise haleine et se sentait ballonnée. Elle resta à quelques pas derrière James, souffla dans le creux de ses mains et inspira. Mais quand James lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour demander : « Qu’est-ce que tu fais encore ? », elle marmonna : « Rien », régla son pas sur le sien et pria tous les dieux qui veillent sur les dames d’un certain âge de l’empêcher de péter. Il régnait dans la demeure un silence absolu.

Ils atteignirent le hall sans avoir rencontré ni entendu âme qui vive.

Lorsqu’ils arrivèrent devant le bureau de l’administration, James murmura : « C’est une serrure Yale toute simple. Une carte de crédit fera sans doute l’affaire. » Il en sortit une de sa poche et bricola la serrure pendant qu’Agatha, debout derrière lui, entendait son ventre gargouiller vaguement. Les lumières étaient allumées partout. Elle avait apporté une lampe de poche, mais le couloir et le bureau étaient éclairés comme en plein jour. Il y eut un déclic. James poussa un grognement de satisfaction et ouvrit la porte.

« Par quoi commence-t-on ? chuchota Agatha en regardant les ordinateurs. L’un de ceux-ci ?

– Ils ont ces armoires de classement à l’ancienne. Je parie que les dossiers de l’époque où Jimmy est venu s’y trouvent encore. » Il essaya le tiroir du haut de l’une d’entre elles, qui coulissa aisément. « Parfait, murmura-t-il. Espérons qu’il y aura quelque chose à “Raisin”. »

Il vérifia tous les dossiers des deux armoires, mais en vain.

« Alors ? demanda-t-il.

– Essaie à “Gore-Appleton”, suggéra Agatha. Jimmy n’aurait jamais pu s’offrir un endroit pareil, donc en toute logique, c’est elle qui a dû faire la réservation et payer. »

Il grommela et recommença à chercher pendant qu’Agatha surveillait le couloir par la fenêtre du bureau.

Enfin, il s’exclama : « Je l’ai ! Gore-Appleton. 400 A, Charles Street, Mayfair. Réservation pour un certain Mr Raisin, août 1991. »

Agatha gémit : « Mais comment trouver qui était là en même temps que lui ?

– Aïe ! Je n’avais pas pensé à ça. Le registre qu’on a signé est relativement récent. Les anciens doivent se trouver quelque part ici.

– Si on regardait dans ce placard là-bas ?

– Fermé à clé, dit James. Mais pas compliqué à ouvrir. »

Agatha attendit de nouveau tandis qu’il s’expliquait avec la serrure. Elle se sentait de plus en plus nerveuse. Leur chance allait inévitablement tourner d’un moment à l’autre. Et si quelqu’un approchait, l’entendrait-elle ? Il y avait d’épaisses moquettes partout.

« Ah, voilà, dit James. 1991. Maintenant, août. » Il sortit de sa poche un petit calepin et commença à écrire.

« Dépêche-toi, plaida Agatha.

– Terminé, dit-il au bout de quelques minutes angoissantes. On remet tout en place et on referme. »

Agatha poussa un soupir de soulagement quand ils se retrouvèrent dans le hall.

« Qu’est-ce que tu as trouvé ? » était-elle en train de demander quand une voix unie en provenance de l’escalier les fit sursauter.

« Vous cherchez quelque chose ? » demanda Mr Adder, vêtu d’une robe de chambre noire avec une cordelette dorée, le nez chaussé de lunettes, une lueur de curiosité dans les yeux.

« Non, non, répondit James d’un ton désinvolte. On vient juste de courir.

– Ah oui ? dit Mr Adder en s’approchant, les yeux fixés sur le calepin que James rempochait. « Et comment êtes-vous sortis ? Les portes sont fermées à minuit.

– On a couru dans les escaliers.

– Dans les escaliers ?

– Je sais que j’ai l’air maligne ! lança Agatha. Mais à la maison, j’ai un de ces appareils pour m’exercer, vous savez, une machine à escaliers. Oui, c’est de la vanité. Je voulais tellement être en forme pour mon examen médical de demain matin, alors j’ai dit à James “On s’entraîne un peu dans l’escalier. Avec une moquette aussi épaisse, on ne dérangera personne”. »

Le regard perspicace de Mr Adder la mettait fort mal à l’aise. « Alors, vous êtes en meilleure forme que je ne l’aurais cru, Mrs Raisin. Vous n’êtes ni essoufflée, ni en sueur.

– Ah, merci ! s’exclama-t-elle. Je dois être en forme, en effet. Cela dit, je reconnais que je suis un tout petit peu fatiguée. On va au lit, chéri ?

– Bonne idée, répondit James. À demain matin, Mr Adder. »

Il leur barra le chemin : « Vous ne devriez pas vous faire de programme personnel, sinon tout votre séjour sera une perte de temps et d’argent. Et évitez de circuler la nuit.

– Très bien », dit James en passant un bras autour des épaules d’Agatha.

Ils contournèrent Mr Adder.

Agatha se retourna pendant qu’ils se dirigeaient vers l’escalier. Mr Adder essayait la porte du bureau pour s’assurer qu’elle était bien fermée.

« Eh bien dis donc ! Tu crois qu’il a avalé ça ? demanda-t-elle quand ils eurent regagné leur chambre.

– Non, mais il a dû croire que nous cherchions les cuisines, et il a vérifié la porte du bureau par acquit de conscience. Quant au registre, j’ai recopié les noms des personnes vivant près de Mircester qui se trouvaient ici en même temps que Jimmy. » Il ouvrit son calepin : « Voyons… Sir William Derringon et lady Derrington, un certaine miss Janet Purvey et une Mrs Gloria Comfort. Et sitôt partis d’ici, nous irons à Charles Street à Londres pour voir si Mrs Gore-Appleton habite toujours à l’adresse indiquée. Après quoi, nous passerons à l’examen des autres personnes.

– Tu as payé d’avance pour la semaine entière ?

– Oui.

– Alors tu ne crois pas que nous devrions rester toute la semaine, histoire d’en avoir pour notre argent ?

– Je crèverais d’ennui », dit James en se détournant pour prendre son pyjama, sans remarquer le regard carrément meurtri d’Agatha. « On n’a qu’à se faire faire un bilan médical chacun, un massage, aller à la piscine, et filer en vitesse. »

Le lendemain, Agatha découvrit que sa tension et son taux de cholestérol étaient tous deux un peu trop élevés. Après un petit déjeuner de fruits et de muesli, elle regarda son programme et alla chez le masseur pour se faire étirer et malaxer, puis au sauna et enfin à la gym pour la séance d’aérobic du matin.

James était déjà dans la salle. Le cours était assuré par une blonde aux longues jambes et à la plastique fabuleuse. Il n’échappa pas à Agatha, soufflante et suante, que les yeux de James étaient rivés sur la créature de rêve qui menait la danse. Elle qui voulait rester toute la semaine se découvrit soudain pressée de vider les lieux. Dès la fin du cours, elle attendit en piaffant que James ait fini de bavarder avec la monitrice blonde.

Pendant le déjeuner – une portion congrue de salade et un jus de fruits – James regarda sa fiche : « Programme léger pour moi le premier jour, dit-il. Je n’ai pas grand-chose cet après-midi. Ça te dit d’aller à la piscine ? »

Agatha eut soudain une image mentale très nette de son propre corps à côté de la splendide monitrice. Elle secoua la tête. « Je croyais qu’on devait commencer notre enquête ?

– C’est vrai, répondit-il tranquillement. Mais je croyais que tu voulais rester.

– Mr Adder n’arrête pas de nous regarder, mine de rien.

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– Agatha, je ne te crois pas. J’ai plutôt l’impression que tu as eu du mal à suivre le cours d’aérobic ce matin.

– Tu plaisantes. J’ai été un peu essoufflée, c’est tout.

– Je ne pense pas qu’il faille s’inquiéter pour Adder. C’est plutôt agréable, cet endroit. »

Il rit en voyant le regard perplexe d’Agatha. « Ça va. On part. Quelle excuse allons-nous invoquer ?

– J’ai des caprices. Je suis imprévisible. J’ai changé d’avis.

– Ça devrait marcher. Si tu as fini, va faire tes valises, je m’occupe de Mr Adder. »

Mais James trouva en Mr Adder un interlocuteur beaucoup moins commode que prévu. Celui-ci écouta en silence les explications de James concernant les caprices de sa femme, puis il déclara :

« Nous ne remboursons pas.

– Je n’y comptais pas », répliqua James avec désinvolture.

Mr Adder se pencha en avant.

« Avez-vous entendu parler de la thérapie comportementale dans les cas de codépendance ? demanda-t-il.

– Pardon ?

– Je crois que vous devriez vous faire aider, Mr Perth. Nous avons à cœur de fournir à nos clients les meilleurs services, ce qui suppose que nous nous occupons de leur santé mentale au même titre que de leur bien-être physique. Vous semblez jouir d’une forme physique parfaite et pourtant, vous êtes marié à une femme qui vous fait lever au milieu de la nuit pour courir dans les escaliers. Et je note que vous avez accepté sans broncher son caprice de partir d’ici. Vous êtes pris en otage, Mr Perth.

– Oh, Agatha et moi nous entendons bien. »

Mr Adder se pencha et tapota le genou de James. « Pourvu que vous fassiez ses quatre volontés, n’est-ce pas ? »

James prit un air fuyant. « Ah, mais vous comprenez, c’est elle qui a l’argent.

– Et vous acceptez tous ses caprices parce que c’est elle qui tient les cordons de la bourse ?

– Et pourquoi pas ? Je ne rajeunis pas. Je n’ai pas envie d’aller chercher du travail à mon âge. »

Une lueur de mépris apparut dans les yeux de Mr Adder. « Si vous préférez gagner votre vie en obéissant à votre femme au doigt et à l’œil, alors, je ne peux rien pour vous. Mais jamais je n’ai rencontré d’homme à l’aspect plus trompeur. J’aurais cru que vous aviez une forte personnalité, une moralité irréprochable, des convictions fortes, et que vous n’étiez pas du genre à vous laisser faire par qui que ce soit.

– Je commence à vous trouver un tantinet impertinent, Mr Adder.

– Pardon. J’essayais seulement de rendre service. »

James se leva et s’enfuit à l’étage Il raconta à Agatha, non sans délectation, qu’il passait à présent pour un parasite de premier ordre qui se laissait mener par sa femme.

Au grand agacement d’Agatha, la beauté blonde qui faisait le cours d’aérobic sortit pour dire au revoir à James. Agatha, qui attendait impatiemment dans la voiture, se demanda ce qu’ils pouvaient bien se dire. Elle vit James prendre son calepin et y inscrire quelque chose. Son numéro de téléphone ? La jalousie d’Agatha flamba. James ne lui appartenait plus, et il était donc une proie pour la première harpie qui voulait refermer sur lui ses griffes vernies.

James prit enfin place sur le siège du conducteur.

« Vous parliez de quoi ? » demanda Agatha, s’efforçant de prendre un ton détaché.

– Oh, on bavardait. Je crois qu’il faut aller tout droit à Londres, à cette adresse de Charles Street. »

Le voyage s’effectua dans un silence presque complet. Agatha était aux prises avec un mélange d’émotions aussi nombreuses que superflues, et James était perdu dans ses pensées.

À Charles Street, Mayfair, ils se cassèrent le nez. Aucune Mrs Gore-Appleton n’avait jamais habité à cette adresse.

– Elle n’a pas payé par chèque ou carte bleue ?

– Non, elle a payé en liquide. C’est noté dans le dossier.

– Merde. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

– On retourne à Carsely pour la nuit. Et demain, on tentera notre chance avec sir Desmond Derrington. »

 

Agatha ne ferma pas l’œil de la nuit. Elle était bien décidée à trouver ce que James avait écrit dans son calepin pendant sa conversation avec la prêtresse de l’aérobic.

Elle attendit d’être sûre qu’il dormait et se glissa dans sa chambre. Le clair de lune l’illuminait et elle vit son pantalon posé sur le dossier d’une chaise. L’extrémité du calepin sortait de la poche arrière.

Elle garda un œil prudent sur la silhouette endormie dans le lit, dégagea doucement le calepin qu’elle emporta dans sa chambre. Elle le feuilleta et alla à la dernière notation. Elle avait appris à déchiffrer les pattes de mouches de James et lut avec stupéfaction : « Codépendants Anonymes. » Suivaient une adresse londonienne et le numéro d’un « contact ».

La salope ! pensa Agatha, oubliant un instant qu’elle était censée être une femme capricieuse et dominatrice, avec un mari qui dépendait d’elle financièrement.

« Alors, maintenant que vous avez satisfait votre curiosité, madame, pensez-vous que je pourrais récupérer mon calepin ? » demanda la voix de James qui, debout dans l’encadrement de la porte, la regardait.

Le rouge de la culpabilité lui monta aux joues : « Je cherchais seulement les noms que tu as trouvés dans le bureau.

– Tu n’es pas à la bonne page. Tu es censée être une femme riche et tyrannique et moi une lavette et une sangsue, ne l’oublie pas. D’où le conseil pour une thérapie. »

Tout ce qu’Agatha trouva à répondre fut : « Je te croyais endormi.

– J’ai le sommeil léger, tu devrais le savoir.

– Désolée, James, marmonna Agatha. Retourne te coucher. »


1.

Le Clairon.