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GISEMENTS SECRETS

Toutes les idées les plus répandues et les plus courantes de notre époque sont d’abord restées du domaine de l’inconnu et de l’insoupçonné. La relation mathématique entre les côtés du triangle, par exemple, est restée secrète un millénaire. Pythagore a dû longtemps réfléchir pour la découvrir. Si vous vouliez être dans le secret de la nouvelle découverte de Pythagore, le meilleur moyen d’être informé à ce sujet était encore d’adhérer à l’étrange culte végétarien du mathématicien. Aujourd’hui, sa géométrie relève de la convention – une vérité toute simple que l’on enseigne aux élèves du primaire. Une vérité conventionnelle peut être importante – elle est essentielle pour apprendre les mathématiques élémentaires, par exemple –, mais elle ne vous procurera aucune avantage. Ce n’est pas un secret.

Souvenez-vous de notre question à contre-courant : Quelle est la vérité fondamentale que très peu de gens partagent avec vous ? Si nous avons déjà une connaissance très claire de tout ce que nous saurons jamais du monde naturel – si toutes les idées conventionnelles d’aujourd’hui sont déjà élucidées et si tout a déjà été fait –, alors il n’existe pas de bonnes réponses. La pensée à contre-courant n’est pertinente que si le monde a encore des secrets à livrer.

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Certes, il subsiste encore quantité de réalités que nous ne comprenons pas, mais certaines de ces réalités sont peut-être impossibles à démêler – ce sont des mystères plus que des secrets. Par exemple, la théorie des cordes décrit la physique de l’univers en termes d’objets vibratoires unidimensionnels appelés « cordes ». Cette théorie est-elle vraie ? On ne peut véritablement concevoir d’expériences pour la tester. Très peu de monde (voire personne) serait capable d’en comprendre toutes les implications. Mais est-ce seulement en raison de sa complexité ? Ou s’agit-il d’un mystère impénétrable ? C’est là une différence de taille. On peut surmonter des difficultés, mais on ne peut atteindre l’impossible.

Vous rappelez-vous la version entrepreneuriale de notre question à contre-courant : quelle est l’entreprise de grande valeur que personne ne crée ? Toute réponse correcte est nécessairement un secret : un élément à la fois important et inconnu, une chose difficile mais faisable. S’il subsiste beaucoup de secrets, alors il reste encore à créer quantité d’entreprises capables de changer le monde. Ce chapitre vous aidera à réfléchir à ces secrets et à la manière de les découvrir.

Pourquoi ne cherche-t-on plus de secrets ?

La plupart des individus agissent comme s’il ne restait plus aucun secret à découvrir. Ted Kaczynski est un représentant extrême de cette conception. Cet enfant prodige, entré à Harvard à seize ans, s’est rendu tristement célèbre sous le pseudonyme d’Unabomber. Il a ensuite obtenu un doctorat en mathématiques avant de devenir professeur à Berkeley. Mais vous n’avez entendu parler de lui qu’à cause des dix-sept années de la campagne de terreur qu’il a menée en visant des professeurs, des professionnels de la technologie et des hommes d’affaires au moyen de bombes artisanales.

Fin 1995, les forces de police américaines ne savaient ni qui était Unabomber ni où il était. L’indice le plus probant était un manifeste de trente-cinq mille mots rédigé par Kaczynski et posté anonymement à la presse. Le FBI pria quelques journaux de premier plan de le publier, en espérant ainsi une avancée décisive dans l’enquête. Le stratagème a fonctionné : le frère de Kaczynski a reconnu son style d’écriture et l’a dénoncé.

On pourrait s’attendre que sa manière d’écrire trahisse des signes évidents de déséquilibre mental, et pourtant ce manifeste est d’une pertinence inquiétante. Il y affirmait que, pour être heureux, tout « être humain a besoin de buts qui nécessitent un effort et il doit avoir une chance raisonnable d’atteindre au moins certains de ses buts ». Il scinde les buts des êtres humains en trois groupes :

C’est la trichotomie classique du facile, du difficile et de l’impossible. Kaczynski expliquait que les individus modernes sont déprimés parce que tous les problèmes les plus complexes du monde sont déjà résolus. Ce qui reste à faire est soit facile soit impossible, et se lancer dans les tâches qui restent se révèle profondément insatisfaisant. Ce que chacun peut réaliser est à la portée d’un enfant ; ce qu’on ne peut réaliser, même Einstein n’aurait pu le réaliser. Son idée était donc de détruire les institutions existantes, de se débarrasser de toute technologie et de permettre aux individus de tout reprendre à zéro, de travailler sur des problèmes complexes en y apportant un regard neuf.

Les méthodes de Kaczynski étaient insensées, mais cette perte de confiance qu’il manifeste envers la nouvelle frontière technologique, nous la rencontrons partout autour de nous. Songez à certains signes distinctifs à la fois banals et révélateurs du hipster, mec urbain branché : la fausse photographie ancienne, la moustache en guidon de vélo et les platines vinyles renvoient toutes à une époque antérieure où les gens avaient encore une vision optimiste du futur. Si tout ce qui valait la peine d’être tenté l’a déjà été, vous pouvez aussi bien vous prétendre allergique à la réussite et devenir barman.

C’est le mode de pensée de tous les fondamentalistes, et pas seulement des terroristes ou des hipsters. Le fondamentalisme religieux, par exemple, n’autorise aucun intermédiaire face aux questions les plus épineuses : il y a d’un côté des vérités faciles qu’on ne s’étonnera pas d’entendre débiter par des enfants, et de l’autre il y a les mystères du divin, qui sont inexplicables. C’est entre les deux – dans la zone des dures réalités – que réside l’hérésie. Dans la religion moderne de l’écologie, la vérité commode, c’est que nous devons protéger l’environnement. Au-delà de ce précepte, c’est Mère Nature qui reste la meilleure juge, et rien ne saurait la remettre en question. Les adeptes de l’économie de marché révèrent une logique similaire. La valeur des choses est fixée par le marché. Même un enfant peut suivre la cotation de titres boursiers. Mais la question de savoir si ces prix obéissent à une logique qui a un sens n’a pas à être posée ; le marché est bien plus clairvoyant que vous ne le serez jamais.

Pourquoi tout un pan de notre société a-t-il cessé de croire à l’existence de secrets impénétrables ? Cela commence peut-être déjà par la géographie. Il ne reste plus d’espaces vierges sur la carte. Si vous aviez grandi au xviiie siècle, il vous resterait encore de nouvelles régions du monde à découvrir. Après avoir entendu des récits d’aventures lointaines, vous pourriez devenir vous-même explorateur. C’était encore probablement vrai jusqu’au xixe siècle et au début du xxe ; depuis, les cahiers photos du National Geographic montrent à tous les Occidentaux à quoi ressemblent les endroits les plus exotiques, les plus inexplorés. Aujourd’hui, la quasi-totalité des explorateurs n’existent que dans les livres d’histoire et dans les récits pour enfants. Les parents n’attendent pas de leurs bambins qu’ils deviennent explorateurs, pas plus qu’ils n’espèrent les voir devenir pirates ou sultans. Peut-être subsiste-t-il quelque part au fin fond de l’Amazonie quelques dizaines de tribus n’entretenant aucun contact avec le monde extérieur, et nous savons qu’il reste encore une dernière frontière terrestre dans les profondeurs de l’océan. Mais l’inconnu semble plus accessible que jamais.

Outre le fait naturel que les frontières physiques ont reculé, quatre tendances sociales se sont conjuguées pour déraciner toute croyance dans l’existence de certains secrets. La première, c’est le gradualisme. Depuis notre prime enfance, on nous enseigne que la bonne manière de faire les choses consiste à progresser par très petites étapes à la fois, jour après jour, un échelon après l’autre. Si vous êtes brillantissime et si vous finissez par apprendre des choses qui ne sont pas au programme d’examen, vous n’en retirerez aucun crédit. Mais si vous faites exactement ce qu’on vous demande (en réussissant à le faire un tout petit peu mieux que vos pairs), en échange, vous obtiendrez un A. Ce procédé s’applique jusque tout en haut de l’échelle des postes, c’est pourquoi les universitaires cherchent généralement à accumuler quantité de publications d’articles des plus triviaux, au lieu de viser de nouvelles frontières.

La deuxième tendance, c’est l’aversion au risque. Les gens ont peur des secrets parce qu’ils ont peur de se tromper. Par définition, un secret n’a pas été validé par la majorité. Si votre objectif est de ne jamais commettre d’erreur de votre vie, ne recherchez pas de secrets. La perspective d’être seul mais d’avoir raison – de dédier son existence à une chose à laquelle personne ne croit – est vraiment rude. La perspective d’être seul et d’avoir tort peut s’avérer insupportable.

La troisième tendance, c’est la complaisance. Les élites sociales sont celles qui détiennent le plus de liberté et d’aptitude à explorer de nouvelles voies de réflexion, mais ce sont aussi celles qui semblent le moins croire aux secrets. Pourquoi se lancer à la recherche de nouveaux secrets si vous pouvez confortablement collecter une rente sur tout ce qui a déjà été fait ? À chaque rentrée, les doyens de la crème des facultés de droit et des écoles de commerce accueillent les classes de nouveaux arrivants avec ce même message implicite : « Vous êtes entré dans cette institution d’élite. Vous n’avez plus de soucis à vous faire. Vous êtes paré pour la vie. » Mais ce sera encore plus le cas si vous évitez d’ajouter foi à ce genre de croyance.

La quatrième tendance, c’est l’« aplatissement » de notre planète. À mesure que la mondialisation progresse, les gens y voient un marché homogène et hautement concurrentiel : le monde est « plat ». Partant de cette hypothèse, quiconque pourrait avoir l’ambition de se lancer à la recherche d’un secret se posera d’abord cette question : s’il était encore possible de découvrir une quelconque nouveauté, un membre anonyme de ce vivier mondial de talents composé d’individus tous plus intelligents et plus créatifs ne l’aurait-il pas déjà découvert ? Cette petite voix du doute a de quoi dissuader les gens de même commencer de se lancer à la recherche de secrets dans un monde qui semble trop vaste pour que l’un ou l’autre de ces individus y apporte une contribution un tant soit peu singulière.

Il y a une manière optimiste de décrire le résultat de pareilles tendances : aujourd’hui, personne ne peut plus créer de culte ou de secte. Il y a quarante ans, les gens étaient plus ouverts à l’idée que tout ne soit pas déjà connu. Du parti communiste aux hare krishna, des foules d’individus croyaient pouvoir rejoindre une avant-garde éclairée qui leur montrerait la Voie. Aujourd’hui, ils sont très peu nombreux à adhérer sérieusement à des idées hétérodoxes et la majorité voit cela comme un signe de progrès. Nous pouvons nous féliciter de constater qu’il existe désormais moins de sectes et de cultes aux projets insensés, mais cette avancée a un prix : nous avons renoncé à notre faculté de nous émerveiller face aux secrets qui restent à découvrir.

Le monde selon la convention

Quelle doit être votre perception du monde si vous ne croyez plus à aucun secret ? Vous seriez obligé de penser que nous aurions déjà résolu toutes les grandes questions. Si les conventions qui sont les nôtres actuellement sont les bonnes, nous pouvons nous permettre de nous montrer complaisants et de nous croire supérieurs : « Dieu est aux Cieux, en ce monde tout va pour le mieux. »

Par exemple, un monde sans secrets jouirait d’une parfaite compréhension de la justice. Toute injustice implique nécessairement une vérité morale que très peu de gens reconnaissent d’emblée : dans une société démocratique, une pratique abusive ne persiste que tant qu’une majorité n’en perçoit pas l’injustice. De prime abord, seule une petite minorité d’abolitionnistes savait que l’esclavage était le mal incarné ; cette opinion est devenue la norme et à juste titre, mais au début du xixe siècle, cela restait encore un secret. Prétendre qu’il ne subsiste aujourd’hui plus de secrets signifierait que nous vivons dans une société sans injustices cachées.

En économie, le refus de croire en l’existence de secrets conduit à la foi dans l’efficacité des marchés. Mais les bulles financières montrent que les marchés peuvent receler d’extraordinaires carences. (Et plus les gens croient en leur efficacité, plus les bulles grossissent.) En 1999, personne ne voulait croire que le secteur Internet enregistrait une surévaluation irrationnelle. Il en était de même du logement en 2005 : le président de la Réserve fédérale, Alan Greenspan, dut admettre quelques « signes d’effervescence sur certains marchés locaux », non sans affirmer qu’« une bulle des prix du logement à l’échelle de l’Amérique ne paraît pas vraisemblable ». Puisque le marché reflétait toutes les données connues, il était exclu de le remettre en cause. Ensuite, les prix immobiliers ont chuté, partout en Amérique, et la crise financière de 2008 a balayé des milliers de milliards de dollars. L’avenir s’est révélé renfermer nombre de secrets que les économistes étaient incapables de faire disparaître simplement en les ignorant.

Qu’arrive-t-il quand une entreprise cesse de croire en l’existence de secrets ? Le triste déclin de Hewlett-Packard nous en fournit un exemple édifiant. En 1990, le groupe valait 9 milliards de dollars. Ensuite vint une décennie d’inventions. En 1991, HP commercialisait l’imprimante DeskJet 500C, la première imprimante couleur abordable. En 1993, il lançait l’OmniBook, l’un des premiers ordinateurs « superportables », puis l’année suivante, l’OfficeJet, la première machine tout-en-un, à la fois imprimante, télécopieur et photocopieur. Cette expansion sans freins de ses produits s’est révélée payante : en juin 2000, HP valait 135 milliards de dollars.

Mais à partir de la fin 1999, alors que HP présentait une nouvelle campagne de marque autour d’un impératif, « Invent », le groupe cessa d’inventer des machines. En 2001, il lançait HP Services, une prétendue filiale de conseil et de support. En 2002, HP fusionnait avec Compaq, sans doute parce que ses dirigeants ne savaient pas quoi faire d’autre. En 2005, la capitalisation du groupe avait plongé à 70 milliards de dollars – à peu près la moitié de son niveau à peine cinq ans plus tôt.

Le conseil d’administration de HP était le microcosme de ce dysfonctionnement : il se scinda en deux factions, dont une seulement s’intéressait aux nouvelles technologies. Cette faction avait à sa tête Tom Perkins, un ingénieur entré dans le groupe en 1963, pour y diriger la division recherche, sur la demande personnelle de Bill Hewlett et Dave Packard. Âgé de soixante-treize ans en 2005, Perkins était sans doute le visiteur temporel venu du passé, d’une ère d’optimisme désormais révolue : il estimait que le conseil devait savoir identifier les nouvelles technologies les plus prometteuses et faire en sorte que HP construise ces appareils. Mais le camp de Perkins dut s’incliner devant le camp adverse, conduit par la présidente, Patricia Dunn. Banquière de métier, celle-ci affirma que dresser un plan des technologies futures allait au-delà des compétences du conseil. Elle considérait que le conseil devait se borner à jouer le rôle d’un veilleur de nuit : tout était-il conforme au département comptabilité ? les employés respectaient-ils toutes les règles ?

Au milieu de ces luttes intestines, un membre du conseil se mit à organiser des fuites en direction de la presse. Quand on révéla que Patricia Dunn avait organisé des écoutes illégales pour identifier la source de ces fuites, l’effet en retour fut pire encore que les dissensions initiales et le conseil d’administration tomba en disgrâce. Ayant renoncé à rechercher des secrets technologiques, HP était obsédé par les ragots. En conséquence, fin 2012, HP valait 23 petits milliards de dollars – pas beaucoup plus qu’en 1990, ajustés de l’inflation.

En faveur du secret

On ne peut trouver de secrets si on ne les cherche pas. Andrew Wiles le démontra quand il apporta la preuve du Théorème de Fermat, après trois cent cinquante-huit années d’investigations infructueuses d’autres mathématiciens – le genre d’échec prolongé qui aurait pu amener à conclure une tâche impossible par nature. En 1637, Pierre de Fermat avait émis une hypothèse : il n’existe pas de nombre premier a, b et c vérifiant l’équation an bn cn pour tout entier n plus grand que 2. Il affirmait en détenir la preuve, mais il mourut sans l’avoir couchée sur le papier et sa démonstration demeura longtemps un problème non résolu des mathématiques. Wiles commença d’y travailler en 1986, mais tint sa recherche secrète jusqu’en 1993, année où il se savait proche d’une solution. Au bout de neuf ans de travail acharné, il démontra le théorème en 1995. Pour y parvenir, il lui avait fallu du brio, mais aussi une certaine foi dans l’existence de secrets. Si vous jugez que tout ce qui est difficile est impossible, vous n’essaierez jamais d’y arriver. La foi dans l’existence de secrets est une vérité très efficace.

S’il est une vérité bien réelle, c’est qu’il reste quantité de secrets à découvrir, mais ils ne se livreront qu’à des chercheurs inlassables. Il y a encore tant à faire en science, en médecine, en ingénierie et dans tous les domaines de la technologie. Ce qui est à notre portée, ce ne sont pas simplement des objectifs marginaux, dans les secteurs les plus compétitifs des disciplines conventionnelles, mais des ambitions si vastes que même les esprits les plus audacieux de la révolution scientifique hésitaient à les formuler. Nous pourrions guérir le cancer, la démence sénile et toutes les maladies liées à l’âge et à la déchéance induites par le métabolisme. Nous serions capables de trouver des moyens de produire une énergie qui affranchisse le monde des conflits liés aux combustibles fossiles. Nous inventerions des moyens plus rapides de voyager d’un endroit à un autre à la surface de la planète ; nous découvrions même comment nous abstraire entièrement à l’attraction terrestre pour repousser les frontières du monde connu. Mais si nous n’avons pas la volonté de les connaître et si nous ne nous imposons pas d’observer ce qui s’offre à nous, jamais nous n’apprendrons aucun de ces secrets.

Il en est de même du monde des affaires. De belles entreprises peuvent s’édifier sur la base de secrets à la fois accessibles et insoupçonnés, liés au fonctionnement du monde. Songez aux start-up de la Silicon Valley qui ont su exploiter des capacités inutilisées qui, tout en étant autour de nous, sont trop souvent ignorées. Avant Airbnb, les voyageurs n’avaient guère d’autre choix que de payer des chambres d’hôtel à des tarifs élevés et les propriétaires ne pouvaient pas louer tout ou partie de leurs biens inoccupés en toute facilité et toute fiabilité. Airbnb a su identifier une offre inexploitée et une demande insatisfaite là où d’autres n’avaient rien vu du tout. Il en est de même de services de taxi privés comme Lyft et Uber. Peu de gens s’imaginaient qu’il était possible de créer une affaire pesant un milliard de dollars simplement en établissant le lien entre des gens désireux de se rendre à certains endroits et d’autres acceptant de les y conduire. Nous avions déjà des taxis sous licence d’État et des services privés de limousines ; ce n’est qu’en croyant à l’existence de gisements secrets et en se lançant à leur recherche que l’on peut, en sachant voir au-delà des conventions, découvrir des opportunités cachées sous nos yeux. La raison même pour laquelle tant de sociétés du secteur Internet, y compris Facebook, sont souvent sous-estimées – leur simplicité – est en soi un argument en faveur de la recherche de nouveaux gisements de secrets. Si des idées qui paraissent rétrospectivement si élémentaires peuvent servir de fondement à des entreprises importantes et profitables, c’est qu’il doit rester encore nombre d’entreprises superbes à créer.

Comment découvrir ces secrets

Il y a deux sortes de secrets : les secrets de la nature et les secrets des individus. Les secrets de la nature existent tout autour de nous ; pour les découvrir, il faut étudier certains des aspects inconnus du monde physique. Les secrets relatifs aux individus sont d’un autre ordre : ce sont des vérités sur eux-mêmes que les gens ignorent ou qu’ils cachent parce qu’ils refusent que les autres les sachent. Aussi, lorsqu’on réfléchit à quelle sorte d’entreprise créer, il faut se poser deux questions distinctes : quels secrets la nature ne vous révèle-t-elle pas ? Quels secrets les autres ne vous révèlent-ils pas ?

Il est facile de supposer que les secrets de la nature sont les plus importants : les individus qui cherchent à les découvrir peuvent paraître faire autorité au point d’en être intimidants. C’est pourquoi les docteurs en physique sont des individus avec lesquels il est notoirement difficile de travailler : parce qu’ils connaissent les vérités les plus fondamentales, ils croient savoir toutes les vérités. Mais la compréhension de la théorie de l’électromagnétisme fait-elle automatiquement de vous un conseiller conjugal hors-pair ? Un théoricien de la gravité en sait-il plus sur votre entreprise que vous-même ? Chez PayPal, j’ai un jour reçu en entretien un docteur en physique postulant pour un emploi d’ingénieur. Il m’a interrompu au milieu de ma première question : « Stop ! je sais déjà ce que vous allez me demander. » Mais il avait tort. Ce fut la décision de non-embauche la plus facile que j’aie jamais eue à prendre.

Dans une certaine mesure, les secrets touchant aux individus ne sont pas appréciés à leur juste valeur. Peut-être est-ce parce que vous n’avez pas besoin de douze années d’études supérieures pour poser les questions qui vous permettront de les mettre à nu : de quoi les gens ne sont-ils pas autorisés à parler ? Qu’est-ce qui est interdit ou tabou ?

Parfois, rechercher les secrets de la nature et ceux des individus mène à la même vérité. Revenons à nouveau au secret du monopole : concurrence et capitalisme sont deux opposés. Si vous ne le saviez pas déjà, vous pourriez le découvrir de la manière la plus naturelle, la plus empirique qui soit : effectuez une étude quantitative des bénéfices des entreprises et vous constaterez que la concurrence suffit à les annihiler. Mais vous pourriez aussi adopter l’approche humaine et poser cette question : qu’est-ce que les dirigeants d’entreprise ne sont pas autorisés à dire ? Vous remarqueriez que les partisans du monopole minimisent leur statut monopolistique afin d’éviter toute investigation, alors que les entreprises du secteur concurrentiel exagèrent leur caractère unique. Les différences entre ces sociétés ne semblent minimes qu’en surface ; en fait, elles sont colossales.

Le mieux est d’aller chercher des secrets là où personne ne va les chercher. La plupart des gens ne pensent qu’en fonction de ce qu’on leur a enseigné ; les cursus scolaires ne visent qu’à transmettre un savoir conventionnel. On serait donc en droit de s’interroger : existe-t-il des domaines qui comptent et qui n’auraient pas été standardisés et institutionnalisés ? La physique, par exemple, occupe le rang de matière majeure dans toutes les universités de premier plan et est parfaitement formalisée. L’opposé de la physique pourrait bien être l’astrologie, mais l’astrologie ne compte guère. Et qu’en est-il de la nutrition ? La nutrition est importante chez tout le monde, mais on ne peut en faire sa matière majeure à Harvard. La plupart des scientifiques de premier plan préfèrent aborder d’autres champs de recherche. La plupart des grandes études, menées voici trente ou quarante ans, sont le plus souvent erronées. La pyramide alimentaire qui préconisait de consommer peu de matières grasses et de grosses quantités de céréales était sans doute davantage un produit du lobby de l’agro-alimentaire que de la vraie science ; elle a eu pour effet principal d’aggraver l’épidémie d’obésité qui frappe les États-Unis et certains pays d’Europe1. Il nous reste bien d’autres choses à apprendre en la matière : nous en savons plus sur la physique d’étoiles lointaines que sur la nutrition humaine. Ce ne sera pas facile, mais ce n’est évidemment pas impossible, et c’est exactement le genre de domaines qui pourrait nous réserver des secrets.

Que faire de ces secrets

Si vous découvrez une réalité secrète, vous êtes face à un choix : révélez-vous votre secret ou le gardez-vous pour vous ?

Cela dépend de la nature du secret : certains sont plus dangereux que d’autres. Ainsi que Faust en avertit Wagner :

À moins de nourrir des convictions parfaitement conventionnelles, c’est rarement une bonne idée de révéler tout ce que vous savez à tout le monde.

Alors, à qui le dire ? À tous ceux à qui vous jugerez nécessaire d’en faire part, et cela s’arrête là. Dans la pratique, il y a toujours un juste milieu entre ne rien dire à personne et tout dire à tout le monde – et c’est cela, une entreprise. Les meilleurs dirigeants d’entreprise le savent : toute affaire florissante se construit autour d’un secret qui demeure caché aux regards extérieurs. Une entreprise florissante est en quelque sorte une conspiration qui vise à changer le monde ; quand vous partagez un secret, le destinataire devient membre de la conspiration.

Ainsi que Tolkien l’écrivait dans Le Seigneur des Anneaux :

La vie est un long voyage ; la route tracée par les pas des voyageurs précédents n’a pas de fin prévisible. Mais plus tard dans le cours du récit, on lira ces vers :

Après tout, rien ne dit que cette route doive être infinie. Empruntez donc les chemins dérobés.

1. La pyramide alimentaire est un guide visuel censé aider le grand public à adopter un régime équilibré.

2. Traduction de Gérard de Nerval.

3. Traduction de Francis Ledoux.