Une œuvre littéraire, c’est indissociablement une manière de « dire des choses » et les « choses » qu’un auteur dit. La propension d’une partie des spécialistes des études littéraires à réduire la littérature au premier point, ou à prétendre que la seule chose que « dise » une œuvre réside dans sa manière de dire, est sans doute pour partie liée à l’histoire littéraire des XIXe et XXe siècles. Avec la théorie de l’art pour l’art, le surréalisme, les aventures du « nouveau roman » ainsi que de toutes les formes de littérature expérimentale, l’accent a été mis sur la forme et sur la critique des conventions et des codes nécessairement arbitraires du réalisme littéraire qui prétendait parfois exprimer le « réel » tel qu’en lui-même.
Ce mouvement a lui-même été accompagné — accompagnement tournant parfois au soutien actif et qui a sans doute eu lui-même des effets en retour sur une partie de la production — d’une montée de la sémiologie et du structuralisme se donnant légitimement pour objet d’étude les formes littéraires, du genre au lexique en passant par le style. Ce succès historique d’une certaine culture linguistique d’inspiration structuraliste et formaliste s’est manifesté notamment dans le processus de scolarisation de ses outils d’analyse1. Tout cela pourrait passer pour une évidence. Qu’est-ce qui différencie, en effet, les différents grands discours — scientifiques, religieux, politiques, journalistiques, juridiques ou littéraires — sinon la forme de ce qui peut être dit ou écrit ?
Il faut pourtant interroger de telles certitudes. Tout d’abord, les aspects les plus formels ne permettent pas toujours de faire la différence entre ce qui est littéraire et ce qui ne l’est pas, surtout depuis que la littérature a montré, avec le roman, sa capacité infinie à recycler et à s’approprier tous les genres et tous les registres de discours possibles à ses propres fins. On touche en revanche à un point certainement plus central de définition du « littéraire » en considérant les rapports que les différents discours entretiennent à l’égard du réel, ainsi que le pacte implicite de réception qui indique au lecteur la manière dont il doit « prendre » le texte et dont il peut y « réagir ». Le « ceci n’est qu’une fiction » impliqué par la publication d’un texte dans une revue spécifiquement littéraire ou chez un éditeur littéraire signale d’emblée au lecteur qu’il n’a pas à faire, par exemple, à un vrai échange de lettres, mais à une simulation. Tout en sachant cela, il peut quand même faire comme s’il s’agissait de véritables correspondances et plonger au cœur d’histoires très privées.
Réduire la littérature à ses aspects formels, ce serait aussi oublier que les réceptions réelles des textes littéraires se cantonnent rarement dans le commentaire formel — y compris parmi les critiques littéraires et les théoriciens de la littérature — et, argument plus décisif encore, que les écrivains eux-mêmes ont rarement réduit leur création à un pur jeu sur les formes. Tous — des plus avant-gardistes aux plus populaires — admettraient sans doute que la littérature pose à celui qui la crée une série de problèmes formels, mais rares sont ceux qui détacheraient les questions de forme de ce dont ils veulent parler. Les écrivains font sans doute partie des producteurs de discours les plus conscients du fait que ce que l’on veut dire et faire en écrivant dépend en grande partie de la manière dont on le dit.
Formidable utilisateur de formes en tous genres (de la fable à la chronique en passant par le conte, la légende, la parabole, le mythe) qu’il détourne et fait tourner à son propre régime, grand fabricant de récits imagés et inventeur d’une sorte de narration théorisante en rupture avec les codes réalistes, Kafka avait pourtant bien des « choses à dire » ; il définissait davantage sa littérature par ce qu’elle lui permettait de dire et par ce qu’il espérait pouvoir provoquer chez le lecteur que par un simple exercice formel, compositionnel ou stylistique2. Il n’est donc pas sûr que la littérarité des œuvres puisse se réduire à leurs propriétés formelles. Celle-ci est bien autant définissable par le type d’expériences concrètes, sensibles, situées qu’elle permet au lecteur de faire hors de l’urgence pratique.
Mon intention, tout au long de cet ouvrage, n’était pas de contester l’importance des choix formels dans l’étude des œuvres littéraires en général et dans celle de Kafka en particulier. J’ai plutôt mis en évidence que ces « choix », qui se comprennent eux-mêmes au croisement de dispositions socialement constituées et de contraintes contextuelles multiples, sont indissociables de ce que s’efforce de dire Kafka dans ses multiples intrigues. On chercherait d’ailleurs vainement, en littérature comme ailleurs, un « fond » indépendant d’une « forme », un « sens » qui se déplacerait sans « véhicule de sens ». Difficile d’imaginer un commandant d’infanterie motivant ses troupes avant le combat en utilisant des alexandrins ou bien un avocat plaidant devant une cour de justice en adoptant le langage de la démonstration mathématique. Un dire, un faire, une forme : ces trois aspects se tiennent et se détachent mal. La sociologie n’a donc pas à choisir son camp analytique dans le faux débat entre le fond et la forme ou entre le contenu et le contenant. Forme et fond ne sont pas deux réalités différentes, l’une contenant l’autre, mais bien deux appréhensions distinctes d’une même réalité textuelle. L’erreur classique consiste ici à glisser de deux points de vue distincts sur la même substance vers la croyance en l’existence de deux substances réellement distinctes.
Cette opposition entre le fond et la forme accompagne la coupure institutionnelle entre la sociologie (et plus généralement l’ensemble des sciences dites sociales) d’une part, et la linguistique (et, plus largement, toutes les sciences des productions symboliques) d’autre part. Le type d’organisation des études scientifiques de la réalité dans lequel nous évoluons depuis que ces disciplines existent, et notamment la division scientifique du travail entre les sciences des contextes sociaux d’énonciation ou des propriétés sociales des énonciateurs et les sciences du langage ou des formes symboliques, entre les sciences chargées de l’étude des conditions sociales de production des œuvres (ou des discours) et les sciences qui se consacrent à l’étude des œuvres (ou des discours), institue une rupture quasi ontologique entre des aspects différents d’une même réalité. Et lorsqu’il s’applique à des réalités textuelles, ce même antagonisme entre sociologisme et formalisme se traduit en une opposition entre les sciences qui s’intéressent au sens ou au contenu (idéologique, moral, etc.) et celles qui se focalisent sur la forme, le style, les figures, les structures, etc.
Pourtant, même les productions littéraires les plus attachées à la forme continuent à dire des choses sur le monde. On a sans doute trop rapidement interprété les passages des correspondances de Flaubert où celui-ci écrit que ce à quoi il aspire le plus, c’est de faire « un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient à l’aise » car, du point de vue de l’« Art pur », il n’y a « ni beaux ni vilains sujets » et parce que le style est « à lui tout seul une manière absolue de voir les choses3 ». Pourtant, la force littéraire de Flaubert est liée à ce qu’il raconte autant qu’à sa manière de le raconter. Et quand, pour prouver que l’histoire compte moins que la forme ou le style, on nous dit que « la même histoire » — celle de Madame Bovary ou celle de L’Éducation sentimentale — pourrait être racontée par de nombreux autres écrivains moins talentueux, on se méprend alors sur la réalité de cette « histoire » qui n’est au fond que le résumé que peuvent en fournir les commentateurs. Racontée autrement, l’« histoire » de Madame Bovary ne serait tout simplement pas « la même histoire ».
Mais — pourra-t-on objecter — ce dont Flaubert rêvait, une partie de la littérature d’avant-garde du XXe siècle l’a réalisé. On commettrait cependant, là encore, un contresens si l’on pensait que les romanciers les plus soucieux de la forme — et qui rompent avec les conventions formelles anciennes — ont définitivement tué le « fond » au profit de la « forme ». Il n’y a pas que dans les romans respectant tous les codes du roman réaliste4 (un personnage doté d’un prénom et d’un nom, d’une personnalité stable ou dont la transformation répond aux étapes d’un récit, caractérisé par un métier, une apparence physique, etc., un déroulement chronologique du récit, l’usage conventionnel des temps du récit ou d’un narrateur omniscient qui peut donner les clefs, introduire et conclure, etc.) que l’expérience sociale ou le monde vécu par l’auteur se donnent à voir. Chez Balzac, Proust, Kafka ou Faulkner, les œuvres parlent toujours du monde, ou plutôt des expériences que des hommes font des mondes dans lesquels ils vivent, mondes mentaux et purement subjectifs ou mondes extérieurs. Les changements de forme sont toujours la conséquence d’une recherche pour dire quelque chose de singulier et de différent de ce qui se disait jusque-là. Alain Robbe-Grillet n’écrivait-il pas à propos du nouveau roman qu’« il n’y a là qu’une appellation commode englobant tous ceux qui cherchent de nouvelles formes romanesques, capables d’exprimer (ou de créer) de nouvelles relations entre l’homme et le monde, tous ceux qui sont décidés à inventer le roman, c’est-à-dire à inventer l’homme5 » ? C’était, selon lui, se fourvoyer que de « prétendre qu’il ne se passe plus rien dans les romans modernes », de « conclure à l’absence de l’homme sous prétexte que le personnage traditionnel a disparu » ou d’« assimiler la recherche de nouvelles structures du récit à une tentative de suppression pure et simple de tout événement, de toute passion, de toute aventure » : « Les livres de Proust et de Faulkner sont en fait bourrés d’histoires6. » D’un type de roman à l’autre, et d’une œuvre littéraire à l’autre, c’est seulement la nature des expériences objectivées qui varie en même temps que la forme de ce qui est dit7.
J’ai voulu montrer tout au long de cet ouvrage que les aspects les plus formels de l’œuvre de Kafka (genre, style, procédés de fabrication des intrigues, types de personnages et système des personnages, etc.) étaient interprétables en rapport avec différents éléments de son patrimoine de dispositions et de compétences, avec la structuration socialement constituée de son économie psychique ou encore avec des éléments clefs de ses conditions sociales d’existence et de coexistence. J’ai tenté de mettre en évidence le fait qu’ils se comprenaient d’autant mieux qu’on saisissait les multiples contraintes tant incorporées qu’objectivées avec lesquelles Kafka devait compter et, au double sens du terme, composer. Ce n’est pas nier la forme et la spécificité de la littérature, ni même remettre en cause l’intérêt des études spécifiquement consacrées à ces dimensions de l’œuvre, que de mettre au jour la sociogenèse ou les conditions sociales d’élaboration ou de choix de ces différentes propriétés formelles. Mais j’ai souligné à plusieurs occasions que certaines propriétés formelles ne pouvaient être mises au jour et correctement interprétées qu’en sortant d’une analyse centrée exclusivement sur les textes.
Par exemple, la pratique du texte court chez Kafka — nouvelles, récits très brefs, aphorismes — ne peut se comprendre qu’au croisement d’une série de déterminations. La première est liée au temps limité dont dispose un auteur à « second métier » comme lui. Quelques heures chaque soir, un peu plus durant les périodes de congé, un peu moins les jours où sa compagnie l’envoie en déplacement ou lorsqu’il doit s’occuper l’après-midi de l’usine familiale. Cela oblige Kafka à couper en permanence son élan créateur et à privilégier les textes qu’il peut créer en un seul jet. En interrogeant des écrivains de la fin du XXe siècle dans le cadre d’un livre précédent, un fait prosaïque mais prégnant était déjà apparu clairement dans les propos de ces derniers, à savoir la longueur ou la brièveté relatives de leurs écrits en fonction du temps laissé « libre » par les autres contraintes (professionnelles ou domestiques). Certains auteurs n’hésitaient pas à lier le genre qu’ils pratiquaient, et notamment la nouvelle ou l’écriture fragmentaire, à la longueur des périodes de temps disponible8. Mais il va de soi que cet élément de contrainte temporelle n’explique pas à lui seul le choix du genre, court ou long : certains écrivains peuvent écrire de longues œuvres en répartissant l’effort créateur sur des périodes très longues, composées d’une multitude de micro-temps d’écriture cumulés. Même si procéder comme cela engendre d’énormes frustrations, cela n’est toutefois jamais radicalement impossible. Le temps disponible doit donc se combiner avec d’autres éléments pour contribuer aux choix d’écrits plutôt brefs.
Chez Kafka, un autre élément joue un rôle déterminant dans ce choix : c’est la manière dont il procède pour créer, par investissement intense ; manière qui suppose une sorte de plongée en lui-même, sur une courte période de temps. Sa manière de créer, celle qui lui convient et avec laquelle il se sent à l’aise, c’est le modèle de l’écriture commencée et achevée en quelques heures de travail acharné. Il se forge la conviction que c’est, pour lui, la meilleure façon de procéder à la suite de l’écriture du Verdict dans la nuit du 22 au 23 septembre 1912. Il note ainsi dès le 23 septembre dans son journal : « J’ai écrit ce récit — Le Verdict — d’une seule traite, de dix heures du soir à six heures du matin, dans la nuit du 22 au 23. Je suis resté si longtemps assis que c’est à peine si je puis retirer de dessous le bureau mes jambes ankylosées. Ma terrible fatigue et ma joie, comment l’histoire se déroulait sous mes yeux, j’avançais en fendant les eaux. À plusieurs reprises durant cette nuit, j’ai porté le poids de mon corps sur mon dos. Tout peut être dit, toutes les idées, si insolites soient-elles, sont attendues par un grand feu dans lequel elles s’anéantissent et renaissent. […] Ce n’est qu’ainsi qu’on peut écrire, avec cette continuité, avec une ouverture aussi totale de l’âme et du corps. »
Cette façon de travailler rendrait impossible toute œuvre longue si Kafka ne composait pas avec cette « donnée » et n’avait pas accepté de faire des compromis pour se lancer, malgré tout, dans l’écriture de romans. Mais on notera, et ce n’est pas un mince détail, que ces trois grands romans sont restés inachevés et n’ont été publiés qu’après sa mort. Pourquoi alors tenter malgré tout l’aventure du roman lorsqu’on sait, comme Kafka, que son mode de création est beaucoup plus adapté aux écrits courts ? Là encore, la sociologie a son mot à dire, car elle peut rappeler que, déjà à l’époque où Kafka écrit, le roman ou le récit long sont des genres plus facilement vendables que les recueils de nouvelles, plus facilement à même aussi de fabriquer des auteurs visibles et reconnus, ce que l’éditeur Kurt Wolff rappelle à Kafka en novembre 1921, mais qu’il ne peut lui-même ignorer. Étant donné son profond désir de reconnaissance littéraire, Kafka n’est sans doute pas insensible à cet argument. Il s’attelle donc à l’écriture de plus grandes œuvres, mais il se heurte à la difficulté d’écrire un roman dans les conditions temporelles qui sont les siennes, avec la contrainte de son mode particulier de création, mais aussi, et c’est le dernier point particulièrement déterminant dans cette affaire, avec la nature même de ses procédés de fabrication des intrigues. En effet, comme on l’a vu, Kafka part souvent d’images ou de métaphores et les matérialise, ce qui suppose de conserver ce code de transposition (sa vie intérieure étant comme un procès permanent, il raconte une histoire de procès) tout au long de l’histoire. Cela exige une mécanique de haute précision où tout — événements comme personnages — doit trouver sa place et sa fonction. Et cela est bien entendu plus difficile à atteindre de manière satisfaisante avec un écrit long qu’avec un écrit court9.
On a vu aussi comment la formation juridique de Kafka avait pesé sur son style d’écriture (simple, dépouillé, précis)10, sur sa tendance au raisonnement sous la forme d’argumentations et de contre-argumentations, sur la façon dont ses personnages pouvaient ratiociner en permanence, comme des juristes face à un certain nombre de cas à traiter et de textes de lois à interpréter, sur sa pratique d’une sorte de narration théorisante (ou de théorie narrée) et de la modélisation de ses intrigues qui l’amène à penser ses histoires à la manière de cas juridiques dont on doit ne retenir que les traits pertinents pour pouvoir les traiter (allant même jusqu’à réduire ses personnages à des lettres — A., B., C. —, comme dans un jeu de raisonnement mathématique), ou encore sur son usage du lexique judiciaire — procès, tribunal, avocat, juge, jugement, verdict, loi, culpabilité, faute, condamnation, sanction, châtiment, requête, etc.) — pour formuler littérairement une partie de ses problèmes existentiels.
Le style littéraire de Kafka n’est pas non plus sans lien avec les dispositions ascétiques héritées de son milieu social d’origine ou formées à partir de lui et qui se manifestent dans des secteurs extrêmement différents de son existence (pratiques alimentaires, activités physiques, goûts esthétiques en matière d’architecture, de mobilier ou de décoration intérieure, rapport à l’argent, etc.). Loin d’être interprétable seulement comme une réaction au style plus ampoulé, lyrique ou néoromantique de ses concurrents dans un espace de luttes pour la reconnaissance littéraire, un style d’écriture est toujours intimement lié aux manières d’être les plus durablement inscrites dans le corps socialisé de l’auteur. Seule peut-être l’opération consistant à éviter le plus systématiquement possible les métaphores poétiques dont usent et abusent ses contemporains, et qui le font « désespérer de la littérature », pour exploiter les potentialités narratives de métaphores prises au pied de la lettre, est interprétable comme un effet de distinction par rapport aux usages littéraires les plus fréquents. Cette façon de faire est aussi une manière de produire des effets beaucoup plus saisissants sur ses lecteurs et l’on sait que Kafka tenait à ébranler son lecteur et à le forcer à gagner en lucidité et en conscience critique. Mais, dans tous les cas, on voit bien que l’apport de la sociologie n’est pas négligeable dans la compréhension de ces dimensions formelles de l’œuvre.
Ce sont enfin les systèmes de personnages ou les configurations qu’ils forment entre eux dans ses récits — avec leurs surprenantes et bien peu réalistes proximités — qui ne se comprennent bien que si l’on possède une connaissance un tant soit peu précise du caractère clivé et agonistique de sa structure psychique ainsi que des configurations sociales (familiales notamment) qui ont été les plus marquantes dans son existence. Kafka utilise des personnages distincts pour distribuer en eux ses différentes tendances, inclinations ou dispositions contradictoires, et mettre en scène des combats de soi contre soi. Il s’en sert aussi pour objectiver les différents rôles joués ou les fonctions remplies par des personnes significatives de son entourage familial : figure tyrannique du père, figure maternelle adoucissante mais ambiguë, figure de la sœur complice, figures de femmes sexuellement désirables, figures de femmes résistantes, fortes, etc. Et il n’est pas jusqu’à la figure de l’étranger, récurrente dans une grande partie de l’œuvre, qui ne soit lisible en lien avec le sentiment éprouvé par Kafka d’être étranger dans tous les secteurs de la vie sociale, et avec les décalages et désajustements bien réels qu’il vivait dans sa société en tant que Juif germanophone, mais aussi au sein de sa famille, de son univers professionnel ou même dans son activité littéraire.
S’interdire de demander en quoi et comment l’œuvre peut être l’espace d’une transposition de certains éléments problématiques de la vie de son auteur, point de vue qu’on pourrait qualifier d’existentiel ou d’expérientiel, en invoquant le respect dû à l’autonomie de la création littéraire, ce serait perdre une grande partie du sens de l’œuvre. Car à travers l’œuvre, à travers des formes et des procédés spécifiquement littéraires, c’est-à-dire jamais de manière directe, se formulent et s’objectivent des problèmes vécus, des expériences intimes qui ne parviennent pas toujours à s’exprimer autrement. On a vu que ces éléments de la problématique existentielle, qui travaillent le créateur plus qu’il ne les travaille toujours très consciemment, ne peuvent se saisir que par une reconstruction précise de sa biographie sociologique.
Le programme d’une théorie de la création littéraire, telle que je la conçois, est, on l’aura compris, une remise en question de l’analyse immanente qui prétend puiser dans le texte, et rien que dans le texte, les éléments de sa compréhension la plus complète. Ce n’est pas seulement le « social » ou l’« histoire » qui sont tenus à distance par une telle analyse. Le refus est beaucoup plus radical et ne se résume pas à une crainte de la sociologie ou de l’histoire. C’est l’idée même d’une mise en rapport du texte avec quelque réalité que ce soit située hors du texte qui est fondamentalement rejetée par l’un de ses représentants les plus éminents. Ainsi, ce que Roland Barthes reproche à la critique psychanalytique, c’est d’être « encore une psychologie » et de « postuler un ailleurs de l’œuvre (l’enfance de l’écrivain), un secret de l’auteur, une matière à déchiffrer, qui reste bien l’âme humaine11 » : « En mettant en rapport les détails d’une œuvre et les détails d’une vie, écrit-il, la critique psychanalytique continue à pratiquer une esthétique des motivations fondée tout entière sur le rapport d’extériorité : c’est parce que Racine était lui-même orphelin qu’il y a tant de pères dans son théâtre : la transcendance biographique est sauve : il y a, il y aura toujours des vies d’écrivains à “fouiller”. » La mise en rapport évoquée est, à ses yeux, évidemment des plus naïves et se situe au niveau le plus superficiel des réalités textuelle et biographique12.
De son côté, l’analyse immanente est « un travail qui s’installe dans l’œuvre » et la décrit « dans sa structure ». Elle se distingue de toutes les analyses dans lesquelles l’œuvre est « mise en rapport avec autre chose qu’elle-même, c’est-à-dire autre chose que la littérature : l’histoire (même si elle devient marxiste), la psychologie (même si elle se fait psychanalytique) ». Et Barthes voit dans le refus de l’immanence une « soumission obstinée à l’idéologie déterministe, qui veut que l’œuvre soit le “produit” d’une “cause” et que les causes extérieures soient plus “causes” que les autres ». Mais en écrivant cela, il laissait entendre que la critique immanente ne mettait le texte en rapport avec rien d’autre que lui-même (elle « explicite l’œuvre au lieu de l’expliquer »). Et c’est un point sur lequel il s’illusionnait. Car la capacité du critique à produire une interprétation de l’œuvre est le produit de la rencontre entre le texte et le monde de son lecteur critique, et notamment avec l’ensemble de ses savoirs littéraires, culturels et extraculturels plus ou moins érudits, plus ou moins diversifiés. C’est en mobilisant une multitude de connaissances extratextuelles que le critique interroge le texte et trouve quelque chose à dire sur lui. Mais, en ne rendant pas visible l’extratextuel qui entre inévitablement en jeu dans sa lecture du texte — comment pourrait-il en aller autrement ? —, il peut ainsi maintenir son illusion sur sa capacité à rester dans les limites du texte. La mise en rapport a donc bien lieu, mais elle ne se dit pas ou reste discrète. Elle avance masquée et se pratique à l’insu du critique même, ce qui lui permet d’apparaître moins empesée (systématique, explicite, méthodologique) que la « critique universitaire » (adversaire principal de Barthes dans son texte). Ainsi, quand Barthes écrit à propos du procédé littéraire d’utilisation littérale de la métaphore chez Kafka : « le père de Kafka le traite de parasite, et tout se passe comme si Kafka était métamorphosé en parasite (La Métamorphose) », il sort du territoire textuel et puise subrepticement dans la vie de l’auteur des éléments de compréhension de ce qu’il fabrique littérairement. L’entorse au principe immanentiste ne s’énonçant pas comme telle, le critique peut continuer à faire comme si de rien n’était. Le choix n’est donc, au fond, qu’entre la pratique visible, explicite, assumée et systématique de la mise en rapport, qui donne les moyens d’être contrôlée par son utilisateur comme par ses lecteurs, et la pratique non dite, masquée, et se voulant discrète et élégante, qui échappe en grande partie à tout contrôle13.
Essayer de comprendre ce qui se transpose de l’expérience de Kafka dans ses textes littéraires supposait bien sûr d’opérer un gros plan sur les œuvres et parfois même un très gros plan sur certains détails des textes. Mais tout le sens de la démarche mise en œuvre a consisté à montrer qu’il est impossible de comprendre les éléments textuels saisis en gros ou en très gros plan indépendamment des acquis des plans d’ensemble, de demi-ensemble ou rapprochés que les analyses contextuelles et biographiques permettent d’engranger. Une telle démarche se distingue de deux grandes tendances interprétatives : les analyses textualistes (immanentes) et les analyses contextualistes (sociologistes).
Dans le premier cas, les approches textualistes privilégient le gros plan sur les textes d’un auteur sans considération d’aucune autre sorte de photographie de la réalité, et ne cadrent que l’univers des œuvres indépendamment de la situation et de l’histoire de leurs auteurs ou de la réalité historique dans laquelle ils s’inscrivent. Pour se donner une idée de ce que le chercheur opère en procédant de cette manière, il faudrait imaginer ce que serait un western dans lequel le réalisateur aurait pour parti pris esthétique de ne filmer, tout au long de l’histoire, que le regard des différents protagonistes, ou de ne montrer que les mains des personnages, poings serrés, saisissant un colt, un verre de whisky ou d’autres mains, sans rattacher ces différents détails à toute la série de contextes (des plus micro aux plus macro) dans lesquels ils font sens.
Dans le second cas, à l’opposé de la décontextualisation et de l’autonomisation radicales des textes (la focalisation exclusive sur le gros plan), on trouve les tentatives consistant à relier directement des éléments textuels visibles en gros ou très gros plan avec la réalité que font apparaître des plans beaucoup plus larges, sans prise en compte des éléments de réalité mis au jour grâce aux plans rapprochés, et notamment de ceux auxquels seule la biographie sociologique donne accès. On est alors typiquement dans la situation que décrivait Jean-Claude Passeron à propos des ambitions scientifiquement démesurées à vouloir « dire d’un seul coup et lapidairement le tout du sens et de la structure de l’œuvre par une mise en relation cavalière avec les structures macrosociologiques d’une société supposée tout entière présente dans chacun de ses recoins14 ». Pour continuer à filer la métaphore cinématographique, on peut penser à ce qu’aurait de cocasse un autre genre de parti pris esthétique alternant uniquement très gros plans sur les personnages et plans panoramiques dans lesquels les protagonistes de l’histoire ne se distingueraient même plus dans le décor.
L’analyse biographique a permis de mettre au jour la problématique existentielle de Kafka et l’interprétation des textes a pu, pour sa part, faire apparaître les formes par lesquelles les éléments de cette problématique se transposaient dans l’œuvre. On a vu que les « situations-problèmes » dont Kafka traite ou qu’il met en scène dans ses écrits sont finalement en assez petit nombre tout au long de la vingtaine d’années qui courent, du début des années 1900 au début des années 1920. De ce point de vue, on peut dire que les œuvres de Kafka sont comme d’inlassables variations autour des mêmes thèmes, ou des mêmes problèmes. Cela ne signifie pas pour autant que ceux-ci soient restés totalement inchangés à travers le temps, mais qu’ils constituent les points névralgiques d’une problématique existentielle dont les fondements sont assez tôt en place.
Parmi ces problèmes, on compte les rapports père-fils, les affres du célibat ou les dangers du mariage, les pulsions contradictoires qui s’expriment à propos de la littérature et de « la vie », de la solitude et de la vie en communauté, de la contemplation et de l’action, etc. L’opposition ou la concurrence entre la littérature — et tout ce qui va avec : la solitude et ses lieux tels que la chambre, le terrier, la cage, l’espace clos et isolé ou la prison, la contemplation ou l’observation, le célibat, etc. — et « la vie » — la vie collective, la sexualité, le mariage, le métier, la réussite économique, sociale, etc. — est une opposition très structurante dans l’ensemble de l’œuvre. Si elle prend parfois la forme explicite d’un rapport entre le fils et le père, qui n’est elle-même qu’une forme singularisée du rapport entre l’artiste et le commerçant (ou le bourgeois), le combat fils-père est souvent transfiguré, déplacé, et se présente même à l’occasion sous la forme d’un combat de soi contre soi. Ce que cherche à objectiver Kafka de son expérience, c’est alors sa structure psychique clivée ou double, le conflit ou le combat intérieur entre points de vue ou tendances contradictoires.
Tout au long de son parcours d’écriture, Kafka s’interroge aussi sur le processus, le statut et la fonction de la création littéraire. En tant qu’écrivain par vocation, qui fait de la littérature une priorité existentielle (« Je ne suis rien d’autre que littérature ») contrariée à la fois par le « second métier » ou les projets de mariage et par la perception paternelle négative de cette activité, Kafka s’interroge dans ses œuvres sur le processus même de la création littéraire et sur les affres du créateur, sur le sens d’une telle activité, sur les origines et les raisons d’un intérêt pour la littérature, sur la place sociale de l’écrivain, sa fonction, voire sa mission. D’où vient l’inspiration littéraire ? Quels combats faut-il mener pour parvenir à sortir de soi quelques vérités ? Pourquoi pratiquer une activité aussi solitaire et incompréhensible aux yeux de beaucoup ? Vaut-elle la peine de passer à côté de tous les plaisirs de l’existence et de sacrifier sa vie au risque de ne même pas connaître les joies de la reconnaissance littéraire ? Quelle place la littérature et l’écrivain ont-ils dans le monde ? À quoi servent-ils ?
Enfin, Kafka met en scène et décrypte en permanence les rapports de domination, parmi lesquels on trouve, bien entendu, les rapports père-fils, mais aussi les rapports supérieur hiérarchique-subordonné, patron-employé, maître-domestique, riche-pauvre, notable-quidam, fort-faible, extraverti-introverti. Ces rapports de domination sont le plus souvent vus à travers les yeux du dominé, montrant la contribution que ce dernier — avec son sentiment de culpabilité, sa propension à l’autodépréciation, sa tendance à l’autochâtiment comme anticipation de la sanction attendue, sa disposition à l’attente illimitée, etc. — apporte au maintien de sa condition.
Tous ces problèmes sont le plus souvent mêlés et c’est sans doute la force des grands textes de Kafka — du Verdict au Château — que de tenir ensemble des éléments qu’il peut, par ailleurs, traiter séparément dans des textes très courts et spécifiques. Kafka se rend compte lui-même de la difficulté à organiser sa production à partir de quelques critères simples et univoques. Ainsi, à quelques années d’intervalle, on le voit changer son principe de regroupement de ses textes en vue de la publication d’un recueil. Le 11 avril 1913, il écrit à son éditeur, Kurt Wolff, pour lui demander la publication en un seul volume qui serait intitulé Les Fils de trois de ses textes : Le Soutier (connu désormais comme le premier chapitre de son roman L’Amérique), La Métamorphose et Le Verdict. Dans le premier, le jeune Karl Rossmann vient tout juste d’être exclu de sa famille et envoyé en Amérique à cause d’une aventure avec la bonne, dans le deuxième Gregor Samsa, transformé en vermine, meurt de la blessure infligée par le père, et dans le troisième le fils va se noyer suite à l’ordre lancé par son père. Mais la proximité des récits est encore plus profonde et le rapport au père marque sa présence d’une façon encore plus souterraine. « Ces trois textes, explique Kafka à l’attention de Kurt Wolff, font extérieurement et intérieurement partie d’un même ensemble, il y a entre eux un lien invisible, et plus encore un lien secret que je ne voudrais pas renoncer à illustrer, en les rassemblant dans un livre intitulé par exemple Les Fils. » Trois ans plus tard, Kafka envisage cependant un autre type de regroupement et un autre titre : Le Verdict et La Métamorphose seraient toujours ensemble, mais en compagnie cette fois-ci de La Colonie pénitentiaire, sous le titre de Châtiments (lettre aux éditions Kurt Wolff, 28 juillet 1916). On voit que l’absence du Soutier et l’introduction de La Colonie pénitentiaire contribuent à déporter l’ensemble vers la thématique du châtiment et de la faute, qui était déjà présente dans Le Verdict et La Métamorphose, mais qui disparaissait au profit de la problématique conflictuelle père-fils.
L’un des grands lieux communs concernant Kafka, lieu commun qui est répété à foison par les commentateurs, même les plus avisés et les plus savants, est l’idée selon laquelle l’interprétation de ses textes, et même de sa vie, serait infinie, et que le sens de son œuvre serait inépuisable15. Fausse modestie interprétative ? Manière de protéger l’exégète au moment même où il soumet sa propre interprétation aux lecteurs ? Manière aussi de rendre hommage au mythe du mystère du texte d’autant plus prégnant que l’auteur est grand et sacralisé ? Ce postulat ou ce constat d’inaccessibilité des grandes œuvres ou d’ouverture infinie des interprétations participe néanmoins d’un manque de confiance dans la démarche scientifique et contribue à soutenir une vision trop peu exigeante du travail interprétatif. En effet, si rien ne permettait de trancher entre toutes les interprétations qui circulent, on serait alors très loin de la démarche scientifique qui consiste, sinon à dire le vrai, du moins à éliminer toutes les hypothèses qui sont clairement inadéquates ou intenables.
On glisse souvent de l’idée selon laquelle aucune interprétation n’est totalement certaine et définitive (ce qu’aucun exégète ne peut sérieusement soutenir) vers celle — plus embarrassante — selon laquelle toutes les interprétations pourraient se valoir16, ou encore vers l’idée que l’œuvre littéraire résisterait par nature à toute tentative d’interprétation17. À force de répéter que le texte littéraire se prête à une multitude d’interprétations, on finit par confondre deux types de pluralité interprétative : celle qui est liée à la diversité des mondes des lecteurs susceptibles de s’approprier le texte, chacun pouvant dire du texte ce que sa propre situation lui permet d’en comprendre, et celle, beaucoup plus réduite et dont on peut penser qu’elle va idéalement se réduire au fur et à mesure des avancées scientifiques et des travaux de recherche, qui est liée à la richesse des sources mobilisables et à la diversité des intérêts de recherche partiels.
Derrière les rituels propos introductifs ou conclusifs sur l’impossibilité dans laquelle se trouveraient les chercheurs de comprendre Kafka et, plus généralement, toutes les « grandes œuvres » se cache au fond une vision scientifiquement romantique de l’opposition entre « la vie » (riche, infinie, foisonnante, bouillonnante) et « la science » qui serait nécessairement réductrice, simplificatrice, appauvrissante. « Pour lire Kafka, écrit ainsi un auteur, il faut donc renoncer à le comprendre, à l’emprisonner dans des cages, des terriers, des cuirasses interprétatives dont il a si bien su démontrer l’arbitraire et l’artificialité. » Vanter la richesse du réel et, en l’occurrence, du texte, ou dénigrer les acquis de la science en invoquant l’indéchiffrabilité constitutive de l’œuvre ou l’insondable profondeur et complexité du réel devrait en toute logique conduire à la décision d’arrêter toute interprétation et à opter définitivement pour les plaisirs de la lecture ordinaire. On est alors au comble du masochisme anti-intellectuel de l’intellectuel, pause intellectualiste par excellence.
Dans les faits, l’idée qu’il y aurait une infinité de manières possibles de raconter une vie ou de commenter une œuvre est heureusement remise en question par les travaux successifs rectifiant les erreurs, les lacunes, les surestimations ou les déformations des recherches du passé. On prendrait davantage au sérieux les tenants de la thèse « “la littérature” ou “la vie” est interprétable à l’infini », si ces derniers s’efforçaient d’abord de faire une différence entre les interprétations probables et convaincantes, tant par le respect du réel dont elles font preuve que du point de vue de la robustesse argumentative, et celles qui sont parfaitement intenables, car reposant sur des erreurs factuelles vérifiables ou des contresens évidents pour tout bon connaisseur des textes et des contextes.
Il est aussi commun de lire que les « grandes œuvres », celles qui perdurent, sont universelles. Or, s’il existe des œuvres plus persistantes dans le temps et étendues dans leur aire de réception que d’autres, c’est parce qu’elles rendent possibles des lectures toujours renouvelées, par des lecteurs aux expériences différentes, réinterprétant les textes à partir de contextes et d’horizons différents. C’est ce que nous rappelle Roger Chartier en soulignant le fait que les œuvres faisant partie du patrimoine littéraire mondial n’ont pas de sens « stable, universel, figé » et que, si elles perdurent par-delà les siècles et les conditions locales de réception, c’est qu’elles permettent à des publics variés des appropriations plurielles. Mettre l’universel dans l’histoire, ce n’est pas le détruire et être relativiste, mais livrer les conditions sociales et culturelles particulières qui rendent possible l’universalité relative de certains textes18. Voir en Kafka le prophète ou l’Augure de toutes les horreurs administratives, bureaucratiques, nazies, fascistes ou communistes, c’est — faut-il le rappeler ? — inverser le cours logique et chronologique des choses. C’est parce que l’histoire a montré à grande échelle que le pouvoir absolu, arbitraire, destructeur pouvait exister et que les victimes des oppressions pouvaient paradoxalement entretenir un sentiment de grande culpabilité, que Kafka est devenu un auteur incontournable. Incontournable car utile à tous ceux qui ont souffert de l’arbitraire et du sentiment de culpabilité. En lisant Kafka, ils ont une chance de s’y retrouver. Mais Kafka, lui, ne faisait qu’expliciter et élucider l’existant : les rapports avec son père, l’exploitation et l’humiliation des employés et des ouvriers, la stigmatisation des Juifs, etc. Et nul doute qu’il n’aurait pas écrit ce qu’il a écrit comme il l’a écrit si le nazisme et ses méfaits avaient été sous ses yeux.
Pour éclaircir une situation confuse, il faut donc opérer une stricte distinction entre les lectures créatrices et les lectures historiques. Une lecture créatrice a tous les droits, et notamment celui de voir en Kafka un prophète, ou tout du moins un formidable analyste des événements les plus tragiques du XXe siècle, mais pas une lecture historique. Rappeler ce genre d’évidence est important lorsqu’on veut préserver la spécificité de la lecture historique en tant que lecture qui essaie de saisir l’œuvre dans son moment de création, dans le mouvement historique singulier qui l’a fait naître. La lecture historique s’efforce de reconstruire le réseau serré de contraintes objectives et subjectives qui a guidé une écriture dans son mouvement même, ce qui ne se résume pas à la question de l’« intentionnalité de l’auteur ». Contrairement à ce que pouvait penser Gustave Lanson lorsqu’il réduisait parfois les significations historiques de l’œuvre au sens pour l’auteur19, l’auteur n’est pas plus conscient du sens de ce qu’il écrit et de ce qui le pousse à écrire ce qu’il écrit comme il l’écrit que n’importe quel autre acteur social n’est en mesure de dire en permanence la vérité de sa pratique20. Sans tomber dans un « anti-intentionnalisme fort qui affirme que le sens du texte n’aura jamais rien à voir avec ce que l’auteur a voulu dire21 », comme le dit très bien Ronald Shusterman, on ne peut néanmoins commettre l’erreur inverse consistant à réduire le sens historique du texte aux intentions de son auteur, si tant est que tous les auteurs aient toujours ce qu’on peut appeler des « intentions » ou que la « pulsion d’écriture » qui les pousse à écrire puisse se comprendre dans le langage de l’intentionnalité. Par ailleurs, il est parfois étrange de parler d’« intention » lorsqu’on appuie son étude sur ce que les auteurs disent de leur texte après les avoir écrits et que l’on constate souvent qu’ils sont eux-mêmes perplexes quant à ce qu’ils ont pu faire (plutôt que vouloir dire).
Si intentionnalité de l’auteur il y a, il ne faut en tout cas pas la confondre avec un plan d’action conscient grâce auquel l’auteur saurait très exactement où il va, comment il va procéder pour parvenir à son but et ce qu’il va écrire. La création littéraire ne serait pas ce qu’elle est si elle n’était pas déterminée par un principe d’incertitude esthétique22. Et il est fréquent de lire le témoignage de créateurs s’étonnant de ce qu’ils ont été capables de faire ou se montrant surpris de ce qui est « sorti » d’eux au cours du travail de création. Cela n’a rien d’une pose un peu mystique de créateur23, mais n’est que la manifestation du type de travail et de rapport à l’activité qui caractérisent le travail créateur24. Lorsque le travail d’écriture est autre chose qu’une application mécanique de techniques ou la réalisation d’une claire intention, et qu’il est une manière d’objectiver des expériences, la logique du travail d’objectivation fait nécessairement apparaître des éléments que celui qui écrit n’était pas toujours en mesure d’imaginer être capable d’exprimer. Ce travail d’objectivation est donc une création, y compris aux yeux du créateur lui-même qui apprend en partie à connaître ce qui le « travaille » plus ou moins inconsciemment et confusément.
Cela étant dit, le sociologue travaillant sur une œuvre littéraire est plutôt dans un cas relativement simple de création culturelle où l’« intention de l’auteur » peut tout de même avoir encore un sens. « Simple », au sens où le créateur est un individu et non un collectif d’individus coordonnés. Bien sûr, cet individu est le produit de multiples expériences partagées avec d’autres et s’inscrit dans des groupes (familles, milieu professionnel, cercles d’amis, cercles politiques ou intellectuels, etc.) très différents. Mais l’œuvre littéraire écrite est, dans le cas d’un auteur comme Kafka, le produit d’un créateur quasiment unique25 et se distingue de toutes sortes d’objets culturels qui sont les produits de la coopération entre une multitude de producteurs culturels : séries télévisées, films, architectures, opéras, pièces de théâtre, etc. Ce n’est que par une formidable abstraction que les critiques cinématographiques peuvent ainsi rapporter à un individu (le réalisateur) la responsabilité d’un produit culturel aussi collectivement produit qu’un film. L’« intention de l’auteur » n’a évidemment pas le même sens en littérature et dans le cinéma et personne ne pourra jamais affirmer que tout, dans un film, dépend de son réalisateur (de ses goûts, de sa vision du monde, de ses dispositions esthétiques, etc.). Monteurs, cadreurs, costumières, maquilleuses, éclairagistes, scénaristes, dialoguistes, acteurs, compositeurs, etc. apportent tous, à des degrés très divers, leur touche et contribuent à faire du « tout » ce qu’il est. Même s’il peut être totalement validé par le réalisateur en tant que chef d’orchestre, le résultat final est le produit de l’interaction entre une série de corps de métier.
« Ne pas se raconter soi-même sous prétexte de peindre Montaigne ou Vigny », écrivait encore Lanson en 1910, qui affirmait qu’« une œuvre littéraire doit se connaître d’abord dans le temps où elle est née, par rapport à son auteur et à ce temps26 ». Le message de Lanson gagnerait à être plus souvent entendu et à guider les recherches de tous ceux qui s’attachent à produire quelques vérités sur les œuvres littéraires. Car le chercheur — il en va encore une fois tout différemment de l’artiste — ne devrait jamais céder au plaisir de la lecture purement créatrice ou recréatrice, créative ou récréative, qui est une lecture du texte à partir de son propre monde et de son époque, de ses propres intérêts, avec tous les malentendus, tous les détournements et toutes les distorsions possibles. Il ne devrait jamais confondre la lecture qui cherche dans le texte en quoi il peut nous aider à penser notre situation (contemporaine), lecture qui mobilise le texte pour éclairer un monde différent de celui qui l’a vu naître, et la lecture historique (ou sociologique) qui regarde le texte dans le moment et les contextes de sa création, du point de vue de l’horizon conscient ou non conscient de son auteur et des contraintes qui étaient les siennes. Le plus gênant est que, bien souvent, le chercheur qui met en œuvre une lecture créatrice, projetant dans le texte ses propres intérêts, croit faire tout autre chose, prétendant par exemple nous faire accéder aux structures internes mêmes du texte ou à son sens le plus « profond ». Comme le disait Erwin Panofsky à propos des historiens de l’art qui s’appuient sur « l’impression ressentie par un spectateur ou un groupe de spectateurs modernes » pour former des jugements sur les œuvres : « S’appliquant non pas à une donnée historique mais à sa réflexion dans une conscience moderne, de tels jugements […] n’ont comme objet véritable ni l’œuvre d’art ni l’artiste mais la psychè d’un spectateur d’aujourd’hui27. »
Il arrive aussi à la sociologie de pratiquer la lecture créatrice, notamment dans le but de développer son imagination scientifique, d’élaborer ses concepts et d’enrichir sa grille d’observation du réel. C’est ainsi que Jean-Claude Passeron conseillait aux sociologues le « pillage » utilitaire ou instrumentalisant des textes philosophiques28 ou que j’ai moi-même suggéré la possibilité d’un usage intéressé de la littérature par le sociologue pour développer ses compétences interprétatives ou puiser des idées d’objets à étudier29. Il s’agit bien, à chaque fois, de détourner des textes de leurs contextes, de leurs usages et de leurs raisons d’être initiaux pour en faire un usage spécifique. J’ai ainsi souvent pensé que certaines réflexions de Pascal sur le divertissement pourraient utilement donner lieu à des programmes de recherche sur le chômage de longue durée ou, mieux, sur le passage à la retraite. Impossible pour un sociologue en éveil de ne pas penser au sentiment de vide, au désespoir, et même aux conséquences dépressives, qu’engendrent parfois les situations de désengagement ou de désinvestissement social contraint en lisant les lignes où Pascal évoque le fait que le malheur consisterait à retirer aux hommes toutes les affaires dont ils sont chargés30, car cela produirait chez eux un grand sentiment de vacuité et d’inutilité. Mais quand le sociologue pense à la retraite ou au chômage en lisant Pascal, lorsque cela l’amène à formuler un programme de recherche, il n’est à aucun moment question pour lui de produire une quelconque vérité scientifique sur le texte lui-même.
C’est toujours une lecture créatrice que suggère la dédicace de ce livre. Car si le lecteur, en plus de comprendre pourquoi Kafka écrivait ce qu’il écrivait comme il l’écrivait, pouvait voir en quoi l’œuvre de cet auteur, et une partie de l’analyse que je lui consacre peuvent nous aider à mieux voir le monde actuel, et notamment à savoir déceler toutes les horreurs et tous les crimes qui sont commis en permanence et en toute impunité par ceux qui sont en position de pouvoir, cela me donnerait l’impression d’avoir été doublement utile. Mais il va de soi que cet autre usage de Kafka détourné, actualisé, mis au service de la compréhension du monde contemporain n’a strictement rien à voir avec la recherche d’un tant soit peu de vérité sur lui et sur son œuvre. Faire de la sociologie avec Kafka ou à partir de Kafka n’est en rien comparable avec le fait de faire la sociologie de Kafka.
Affirmer, comme le fait Yves Citton, que « toute lecture implique une forte activité projective de la part de l’interprète31 » n’est vrai que si l’on exclut de son propos les lectures scientifiques qui sont justement fondées sur le contrôle de telles projections et qui consistent à aller chercher dans la réalité extratextuelle, plutôt que dans ses expériences propres ou dans sa bibliothèque intérieure personnelle, les éléments de compréhension du texte. Faire de la projection, observable de fait chez nombre de lecteurs, y compris des lecteurs « savants », l’horizon indépassable de toute lecture, quel que soit l’objectif du lecteur, c’est accepter de se soumettre au sens commun et aux habitudes de lecture communes au lieu de rompre avec elles, ce qui est le propre de l’attitude scientifique. Constater que, la plupart du temps, les lecteurs se projettent (projettent leurs intérêts propres, ceux de leur époque et de leurs groupes d’appartenance) dans le texte ne devrait pourtant pas obliger à en conclure que personne ne peut y échapper ou, pire, qu’il faut apprendre à aimer ce à quoi il serait impossible d’échapper.
En cédant à la lecture créatrice, le chercheur opère ce que l’on peut appeler un transfert scientifiquement illégal32. Il arrache un texte, sans le dire ni même parfois s’en rendre compte, au contexte dans lequel il a été créé et par rapport auquel il prend son sens, pour le faire entrer dans un autre contexte, à savoir celui d’un lecteur contemporain plus ou moins savant. C’est très précisément ce que les lectures littéraires structuralistes ont fait subir aux mythes détachés de leurs conditions originelles — orales — de création et de recréation. Appliquant au mythe un traitement différent de celui auquel il donnait initialement lieu, le chercheur est plus proche en cela de la démarche artistique ou de l’acte créateur que de la démarche scientifique : il dit d’un mythe transcrit et étudié ce que peut en dire quelqu’un qui dispose de certaines techniques intellectuelles et un horizon d’attente déterminé, mais ne dit pas ce qu’était le mythe pour ceux qui étaient pris dans le mythe. Le caractère illicite ou illégal de l’opération vient de ce que l’on transplante un « texte » d’un monde dans un autre au lieu de se donner les moyens de reconstruire le sol sur lequel il a poussé. « La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur33 », écrivait Roland Barthes. C’est exactement ce qu’implique la lecture créatrice, y compris dans ses formes les plus érudites. La lecture historique, elle, doit au contraire faire renaître l’auteur — un auteur socialisé et non sacralisé — pour rendre raison de ses textes.
La sociologie, telle que je la conçois, ne consiste pas à appliquer une grille de lecture de plus sur l’œuvre ou la vie d’un auteur — une grille qui mettrait en exergue leur « dimension sociale » —, ni même à proposer une lecture radicalement déconcertante et, cela va de soi, brillante et originale de l’œuvre et même de la littérature en général, mais plus modestement à mettre en œuvre ou à inventer des instruments permettant de comprendre le processus de création de l’œuvre du point de vue de l’horizon et des contraintes, intérieures comme extérieures, qui étaient celles du créateur. La sociologie n’est pas faite pour satisfaire les amoureux de l’acrobatie interprétative ou des exploits herméneutiques, mais pour produire un peu de vérité sur le monde. Dans une telle perspective, on voit bien que comprendre un auteur (et son œuvre), au sens de saisir les logiques qui furent les siennes tant dans sa vie que dans ses actes d’écriture, ce n’est pas répéter ce qu’il écrit ou le commenter en faisant comme si l’on pouvait entrer intuitivement en communion avec lui, ce qui constitue le meilleur moyen de projeter sur son cas ses propres intérêts et ses propres catégories de perception. Comprendre suppose tout au contraire de reconstruire les contextes sociaux de sa création, et notamment les cadres indissociablement mentaux et sociaux de son expérience34.
Les chercheurs qui prennent pour objet des textes littéraires pour en dégager les significations — une partie tout au moins — et qui prélèvent pour cela des traces textuelles de ce qu’ils prétendent démontrer ou mettre en lumière devraient tous au moins s’accorder sur une exigence de clarté. Lorsque le commentaire se révèle plus obscur, plus métaphorique ou plus incertain sémantiquement que le texte qu’il est censé éclairer, il faut se poser sérieusement la question de l’intérêt du commentaire en question. Avec un auteur comme Kafka, qui multiplie les images déroutantes, les incertitudes interprétatives vécues par ses personnages et les situations cocasses ou même étranges, le problème est même démultiplié car, plutôt que d’essayer de saisir les raisons de l’indétermination du sens et des bizarreries en tout genre qui perturbent toute première lecture, nombreux sont les commentateurs qui ajoutent du flou à l’indétermination et de l’interprétation obscure à l’étrangeté apparente du texte. La question se pose alors du gain ou de la perte de compréhension que le commentaire savant constitue par rapport à l’œuvre de Kafka.
On trouve, par ailleurs, de très nombreux exemples de dérèglements interprétatifs pointés par Claude David dans les notes qu’il consacre aux différents textes de Kafka dans la Bibliothèque de la Pléiade. Les plus fréquents et flagrants résident dans les lectures unilatérales — religieuses35, psychanalytiques36 ou politiques37 — et surinterprétatives, au sens où elles font reposer un énorme édifice interprétatif sur une trop fine pointe empirique. Herbert Tauber s’appuie ainsi sur l’expression de la bonne que Georg Bendemann croise et bouscule dans les escaliers en fin de récit (« Jésus ! ») pour proposer une interprétation religieuse du Verdict. Il interprète, de même, le fait que la mère soit morte depuis quelques années comme le symbole « du déclin de l’Église, de la Synagogue, de la religion en général38 ». D’autres font encore de l’ami de Russie du même Verdict le symbole du christianisme ou du père, le symbole de Dieu. Mais faire du personnage de Gregor Samsa dans La Métamorphose l’image de l’aliénation dans une société moderne ou capitaliste ou lire La Colonie pénitentiaire comme une simple critique politique d’une société coloniale oppressive ou, pire, comme une sorte de prémonition des systèmes totalitaires n’est guère plus sérieux39. Et que penser encore de ces interprétations psychanalytiques sauvages de La Colonie pénitentiaire — où le tampon de feutre de la machine à torturer ne serait autre que le téton maternel et la courroie qui se déchire, une simple évocation de l’angoisse de castration — ayant participé aussi à la confusion générale ? C’est pour cette raison que Claude David pouvait écrire avec raison en 1980 qu’« il n’est pas simple, avec Kafka, de résister au délire d’interprétation40 ».
Ce qui permet à l’exégète d’éviter tout débordement surinterprétatif, qui n’est au fond rien d’autre qu’un jeu savant consistant à dire, de manière plus moins complexe et subtile selon la culture et l’érudition du commentateur, « à quoi ça (lui) fait penser », c’est la connaissance plus ou moins complète de l’œuvre, le soin mis à l’administration de la preuve empirique et la connaissance de l’univers social, mental et comportemental de l’auteur, qui ne se réduit pas à la connaissance de sa culture littéraire. Car les errements herméneutiques ne doivent pas conduire à « répudier, au nom d’une définition positiviste du fait et de la preuve scientifiques, toute tentative d’interprétation qui refuse de s’en tenir à la valeur faciale des phénomènes41 ».
Concernant le premier point, on peut dire que la lecture intégrale des textes — privés aussi bien que littéraires — de Kafka permet de repérer plus facilement son langage propre. Ayant réussi à comprendre ici — dans tel texte littéraire, telle lettre ou tel passage de son journal — une image ou une manière de parler, on en comprend plus facilement le sens quand on la retrouve ailleurs. Le chercheur se retrouve un peu dans la même situation que Champollion face à la pierre de Rosette, ce fragment de stèle d’origine égyptienne portant trois versions (hiéroglyphique, démotique et grecque) d’un même texte, pour déchiffrer les hiéroglyphes égyptiens. La variation des contextes et des formes d’expression (de l’aphorisme au texte littéraire long et très élaboré, en passant par l’échange de lettres ou la note plus ou moins longue dans le journal personnel) permet de reconstituer progressivement les logiques de l’auteur.
Pour ce qui est du deuxième point, Marthe Robert a bien souligné le fait que, très souvent, l’exégèse allégorique « tire argument de faits isolés, extraits par exemple du matériel biographique, mais grossis et déplacés, dont ni la valeur ni l’étendue ne sont nettement établies42 ». Grand connaisseur de l’œuvre et biographe littéraire avisé, Claude David confirme que la faiblesse empirique est à l’origine de nombre de lectures délirantes : « Un personnage du Château apparaissait-il en train de repriser un bas, ce bas était la botte italienne, et donc Rome, et donc le Pape et donc la religion catholique, qu’on opposait à la fois juive. Une pseudo-littérature s’était ainsi développée pendant des années, qui était parvenue à rendre suspecte, ou gratuite, ou illisible, l’œuvre qu’elle avait eu la prétention d’honorer43. » Umberto Eco avait raison de distinguer « utilisation » et « interprétation » du texte, en réservant le second terme aux lectures qui respectent la cohérence propre à l’œuvre étudiée44. Les lectures les plus courantes sont en revanche des « utilisations » (on pourrait ici parler d’appropriations) qui ne retiennent du texte que ce que le lecteur est en mesure d’aller y chercher et sans considération de la cohérence interne. Mais le respect de la cohérence interne ne fait pas tout et ne constitue pas un principe suffisant de délimitation de l’interprétation, car la vérité du texte n’est pas tout entière dans le texte.
Cela nous conduit au troisième et dernier point concernant la connaissance de l’univers social, mental et comportemental de l’auteur. Ce qui borne l’interprétation des textes, c’est la connaissance de toute une série de réalités extratextuelles dans lesquelles l’auteur concerné était, ou avait été successivement, inséré. Les conditions de la réception mondiale de Kafka ont très fortement contribué à encourager les interprétations les plus folles et débridées. L’œuvre étant arrivée bien souvent avant toute connaissance historique du contexte praguois de création et avant toute connaissance biographique (le Journal et sa Lettre au père n’ayant été rendus publics qu’à partir des années 1950, soit plus d’un quart de siècle après la mort de l’auteur45), elle a offert en quelque sorte un terrain idéal, du moins en France, aux tendances anhistoriques de la critique littéraire : « Venu de nulle part et appartenant à tous, Kafka passa naturellement pour être tombé du ciel, même aux yeux des écrivains et des critiques les moins enclins à prendre le ciel pour mesure. Cette façon de voir s’est si bien imposée dès le début qu’en 1933 B. Groethuysen put écrire une préface au Procès sans dire un mot de la vie de son auteur, sans fournir le moindre renseignement sur son temps, son milieu, ses rapports avec la littérature de son époque. Dans une paraphrase dictée sans doute par le souci de respecter l’impersonnalité, la réserve, l’anonymat que le roman imposait avec tant de rigueur, Groethuysen rappelait les péripéties d’une aventure tout intérieure qui devait laisser le lecteur plus perplexe encore que le Procès lui-même46. » Kafka a ainsi longtemps été l’auteur parfait pour tous ceux qui tenaient — et tiennent encore — à détacher la littérature de ses conditions sociales de création. On en fera un auteur aux « thèmes universels » ou bien on le mettra en relation avec des mouvements de pensée ou de création considérés le plus souvent de manière très abstraite (surréalisme, existentialisme, métaphysique, judaïsme, sionisme, etc.).
Kafka reste culturellement vivant parce que d’autres auteurs, et pas seulement dans le domaine littéraire, s’en sont saisis, sont partis de lui pour faire autre chose. Mais la lecture de l’œuvre de Kafka que j’ai qualifiée ici d’historique, mais qui pourrait tout aussi bien être appelée sociologique ou anthropologique, exige en quelque sorte que l’on n’ait rien à faire de Kafka. Il ne s’agit pas, en effet, de créer quelque chose à partir de ses textes — les artistes s’en chargent très bien eux-mêmes — mais de savoir comment ils ont été faits, créés, par un auteur déterminé. Respecter scientifiquement une œuvre, ce n’est pas la relier à des courants auxquels elle est restée totalement étrangère ou qu’elle ne pouvait pas connaître ; ce n’est pas non plus appliquer une grille interprétative, la plus fine et la plus subtile soit-elle, qui se contente de chercher dans les textes la confirmation de préjugés ou de postulats originels. Respecter scientifiquement une œuvre, c’est respecter la réalité des conditions dans lesquelles elle a été créée. C’est, si l’on veut, « construire le point de vue de l’auteur » (Bourdieu), en précisant que cette construction scientifique ne recouvre pas le point de vue subjectif, conscient, que l’auteur pouvait avoir sur les choses, mais sans réduire non plus ce point à une place dans l’univers littéraire. Il s’agit de recomposer l’ensemble des contraintes intérieures (dispositions et compétences) et extérieures, passées et présentes, qui agissent sur le créateur et déterminent sa création tant dans ses dimensions formelles que dans les intrigues qu’il déroule. Concernant ce dernier point, le sociologue doit s’efforcer de reconstruire notamment les éléments sédimentés de la problématique existentielle transposée du créateur qui n’est ni un génie désincarné, ni un être réduit à son expérience littéraire, mais un individu qui est le point d’intersection d’expériences socialisatrices, plus ou moins cohérentes, d’ordres différents.
Une théorie de la création littéraire, telle que j’en ai formulé les principes théoriques méthodologiques dans la première partie de l’ouvrage et telle que je l’ai mise en œuvre dans les trois parties suivantes, peut prétendre à une certaine généralité. L’examen du cas de Kafka apporte la preuve qu’elle n’est, en tout cas, aucunement limitée à l’appréhension des œuvres les plus réalistes et les moins formellement novatrices. Il convient donc de la concevoir comme un modèle, amendable en fonction des nouveaux cas étudiés, mais qui donne les voies à suivre pour parvenir à tisser, de la manière la plus satisfaisante possible, des fils sociaux et littéraires que les chercheurs parviennent en général difficilement à assembler. Mais il faut la penser aussi, comme je l’ai laissé entendre dans la partie théorique de l’ouvrage, comme une déclinaison particulière, concernant une classe d’expression déterminée (i. e. le domaine d’expression littéraire), d’une théorie générale des productions symboliques qui concerne potentiellement aussi bien le droit, la religion, la politique, les sciences ou les arts.