Chapitre 1

L’enfermement dans le champ

La seule manière de se défaire réellement de problèmes scientifiques, si l’on considère qu’une théorie sociologique est essentiellement un univers cohérent de problèmes-solutions articulés, c’est de les affronter, de les faire travailler, de les soumettre à examens, pour finalement les dépasser en découvrant leurs limites de validité et leur champ de pertinence. Partant d’une telle conception de la pratique scientifique, on ne peut qu’être d’accord avec l’analyse de Thomas S. Kuhn selon laquelle « seules les investigations fermement enracinées dans la tradition scientifique contemporaine ont une chance de briser cette tradition et de donner naissance à une nouvelle1 ». Et l’épistémologue ajoutait à la suite cette proposition d’une grande justesse : « Le savant productif doit être un traditionaliste qui aime à s’adonner à des jeux complexes gouvernés par des règles préétablies, pour être un innovateur efficace qui découvre de nouvelles règles et de nouvelles pièces avec lesquelles il peut continuer à jouer2. » Prolongeant une œuvre, on s’en détache fatalement, peu à peu, pour formuler de nouveaux problèmes et créer ses voies propres de résolution. Mais c’est tout le contraire de la stratégie qui consiste à laisser en plan l’adversaire en désertant le terrain pour créer son propre jeu en faisant tout pour faire préférer, au plus grand nombre possible, le nouveau jeu.

Faire le choix déterminé (dans les deux sens du terme) de la stratégie de confrontation (vs stratégie de désertion), c’est toutefois prendre le risque de s’attirer les foudres de camps opposés, plutôt que de cumuler les faveurs, et de n’avoir pour lecteurs compréhensifs que le public des francs-tireurs de tous bords et de toutes disciplines. La chance d’être lu, et de l’être avec le minimum de patience nécessaire pour que la lecture soit correcte et ne soit pas le simple effet d’une projection d’a priori sur l’auteur du texte, est ainsi très faible. Mais un tel risque est à prendre lorsqu’on vise moins à plaire aux parties en présence qu’à convaincre à plus long terme de l’intérêt scientifique d’une démarche.

Impossible donc de parler de la création littéraire en sociologue sans se situer explicitement par rapport à une théorie du champ littéraire, qui est une déclinaison particulière de la théorie générale des champs. C’est d’autant plus difficile que cette dernière affiche comme ambition de penser autant les dimensions du monde littéraire les plus classiquement reconnues comme « sociales » (les trajectoires sociales et littéraires d’écrivains, la structuration de l’espace des positions littéraires et des luttes pour la domination symbolique, la sociologie historique des institutions littéraires telles que les maisons d’édition, les collections ou les revues, les stratégies éditoriales, les mouvements, courants ou écoles littéraires, les manifestes et manifestations littéraires de toutes sortes, le rôle de tous ceux qui — des éditeurs aux critiques en passant par l’institution scolaire, les médias et tous les pourvoyeurs de prix littéraires — contribuent à faire la valeur des œuvres) que les dimensions les plus spécifiquement littéraires des œuvres (thématiques, compositionnelles, stylistiques). Pierre Bourdieu affirmait même que « la notion de champ permet de dépasser l’opposition entre lecture interne et analyse externe sans rien perdre des acquis et des exigences de ces deux approches, traditionnellement perçues comme inconciliables3 ».

Les commentaires, positifs ou négatifs, portant sur une théorie aussi générale souffrent habituellement d’un certain nombre de défauts. Tout d’abord, les commentateurs ne distinguent pas toujours suffisamment ce qui est de l’ordre de l’affirmation d’un certain nombre de principes ou de directions théoriques et ce qui relève de leur mise en œuvre effective. De ce point de vue, on peut dire, sans faire offense aux utilisateurs de ses concepts, que Pierre Bourdieu a plus affirmé le dépassement des approches internes et externes, formelles et sociologiques, qu’il ne l’a réellement prouvé par des actes précis de recherche. Or, tout sociologue d’enquête sait bien qu’entre les principes et les concrétisations théoriques, méthodologiques et empiriques de ces principes, il y a parfois un gouffre. Le parcours, semé d’embûches, et notamment de limitations empiriques, qui mène des principes à l’étude circonscrite et fouillée amène souvent à la reformulation du problème initial, à la modification partielle des objectifs ou même à l’abandon des idées de départ. Le principe qui devrait guider tout examinateur d’une œuvre est celui qui consiste à ne croire que ce qu’il voit et à situer le débat sur le terrain de ce qui est fait, plutôt que sur celui des affirmations concernant ce que l’on prétend être en mesure de faire grâce au modèle théorique en question. Dans la réalité des travaux, la sociologie du champ littéraire a prouvé sa fécondité essentiellement en tant que sociologie des producteurs plutôt que comme sociologie des productions. Et lorsqu’elle parle des œuvres, elle est d’abord et avant tout une sociologie de la production sociale de la valeur des œuvres (des qualités littéraires qui leur sont collectivement attribuées et de leur degré de légitimité littéraire)4 et presque jamais une sociologie de la création littéraire (en tant qu’étude consacrée aux œuvres mêmes et à leur fabrication).

Le deuxième problème est lié au fait que les commentateurs les plus convaincus de la puissance inégalée de la théorie des champs puisent toujours dans l’œuvre de son concepteur des réponses théoriques à des critiques qui lui sont adressées et qui, une fois additionnées, finissent par faire apparaître que, selon les moments et les interlocuteurs, Pierre Bourdieu pouvait tenir des propos différents ou développer des argumentations sensiblement distinctes. Mais le fait que l’on puisse trouver une chose et son contraire dans une série d’argumentations provenant du même auteur devrait être tenu davantage pour un défaut de cohérence que comme le signe d’une richesse ou d’une complexité du propos.

Enfin, le troisième et dernier type de problèmes est lié au fait que, dans les usages réels de la théorie des champs, et notamment de la théorie du champ littéraire, il existe des variations significatives du modèle théorique qui sont liées à l’interprétation qu’en font les utilisateurs, mais aussi aux enquêtes singulières qu’ils ont menées et aux possibilités empiriques qui leur étaient offertes. Pour toutes ces raisons, on s’efforcera donc ici de discuter des propositions théoriques (les lignes d’un programme scientifique), en les rapportant le plus possible à leurs mises en œuvre.

Un champ sans habitus : le cas Heidegger

Initialement publié en 19755, L’Ontologie politique de Martin Heidegger est le premier grand travail réalisé par Pierre Bourdieu qui pose la question de la nature d’une œuvre, ici philosophique, par rapport à la position de son auteur dans un champ6. Cependant, Pierre Bourdieu avait sans doute davantage en vue de montrer comment des problèmes ou des questions d’ordre politique se retraduisent dans l’ordre philosophique, que de comprendre la nature précise et l’origine des problèmes philosophiques traités par Martin Heidegger. En ce sens, le titre de l’ouvrage est relativement trompeur, attirant l’attention sur la personne de Heidegger alors que le projecteur n’est pas véritablement braqué sur lui. Il s’agit pour Bourdieu de répondre aux marxistes de l’époque qui ramènent tout producteur de discours à des déterminations sociales générales (position de classe) en spécifiant les déterminations (position dans un champ donné). Adorno, par exemple, « rapporte directement les traits pertinents de la philosophie de Heidegger à des caractéristiques de la fraction de classe à laquelle il appartient » en oubliant « de ressaisir la médiation déterminante que représentent les positions constitutives du champ philosophique » et l’« effet de la mise en forme philosophique ».

Le propos consiste donc à dire qu’un discours philosophique ne peut se réduire à un discours politique et que toute idée non philosophique ne peut entrer dans le champ philosophique que si elle subit des « transformations systématiques ». Tous les problèmes d’époque et les réponses idéologiques que leur apportent les « révolutionnaires conservateurs » sont bel et bien présents dans l’œuvre philosophique de Heidegger mais « sous une forme sublimée et méconnaissable » et l’ontologie politique de Martin Heidegger est une « prise de position politique qui ne s’énonce que philosophiquement »7. Du même coup, les propriétés sociales de Heidegger, et tout particulièrement ses dispositions (au sens d’inclinations à voir, à sentir et à agir socialement constituées), sont assez faiblement convoquées par Bourdieu. Comme l’enjeu est au fond de voir comment des questions politiques se traduisent en questions philosophiques, il n’a pas vraiment besoin de passer par l’étude biographique précise de Heidegger, mais peut se contenter de comparer des discours et de saisir des analogies.

Pourtant, la théorie des champs est censée être indissociable du concept d’habitus, qui est lui-même lié à une théorie implicite de la socialisation, primaire puis secondaire. Or, on ne peut pas dire que Bourdieu ait fait l’analyse de la formation des dispositions à voir, à sentir et à agir de Martin Heidegger. Voulant lutter contre le réductionnisme sociologique de classe, qui postule une relation directe entre la position de classe de l’auteur et son œuvre, Bourdieu en vient à pratiquer à son tour une autre forme de réductionnisme contextualiste (réductionnisme sociologique du champ), qui consiste à mettre l’accent essentiellement sur la « médiation » du champ au détriment de l’analyse des expériences socialisatrices de Heidegger et de ses propriétés dispositionnelles. Entre le contexte d’action (le « champ ») et les dispositions, c’est le contexte qui prend très nettement le dessus, et si Bourdieu parle des « phantasmes sociaux » et des « dispositions éthiques ou politiques » de Heidegger, aucune analyse de la formation (sociogenèse) de ces phantasmes ou de ces dispositions n’est menée. La trajectoire et l’habitus de Heidegger sont à peine esquissés : « L’habitus de ce “professeur ordinaire” issu de la toute petite bourgeoisie rurale qui ne peut pas penser et parler la politique autrement que selon les schèmes de pensée et les mots de l’ontologie […] est l’opérateur de l’homologie qui s’établit entre une position philosophique et une position politique sur la base de l’homologie entre le champ philosophique et le champ politique : il intègre en effet tout l’ensemble des dispositions et des intérêts associés aux différentes positions occupées dans des champs différents (dans l’espace social, celle du Mittelstand et de la fraction universitaire de cette classe, dans la structure du champ universitaire, celle du philosophe, etc.) et aussi à la trajectoire sociale conduisant à ces positions, celle de l’universitaire de première génération, placé en porte-à-faux, en dépit de sa réussite, dans le champ intellectuel. C’est cet habitus qui, en tant que produit intégré de déterminismes relativement indépendants, opère l’intégration permanente des déterminants ressortissant à différents ordres dans des pratiques et des produits essentiellement surdéterminés (que l’on pense par exemple à la thématique de l’origine) » (p. 57-58).

L’habitus de Heidegger est ainsi défini sommairement par son origine sociale, son appartenance de classe, la fraction de classe à laquelle il appartient, son métier de philosophe, sa place particulière dans le monde de la philosophie et son rapport de miraculé social au monde intellectuel. Cela serait-il suffisant pour saisir la « formule génératrice de ses pratiques » ? Quid de la socialisation familiale de Martin Heidegger ? De ses socialisations scolaire, religieuse, sentimentale, amicale, politique, etc. ? Le lecteur n’en saura pas plus. Bourdieu a bien l’intuition qu’il faudrait aller plus loin pour parvenir à saisir ce qu’il appelle la « ligne théorique » que Heidegger met en œuvre. Car celle-ci est, dit-il, « enracinée au plus profond de l’habitus » ; elle « ne trouve pas complètement son principe dans la seule logique du champ philosophique et elle est aussi le principe des choix effectués dans l’ensemble des champs » (p. 69)8. « Au plus profond de l’habitus » : la métaphore des profondeurs, pas forcément des plus heureuses, désigne néanmoins un vrai problème qui ne sera jamais traité ni tranché par Bourdieu, pas plus dans le cas de Heidegger que dans celui de Flaubert. En effet, tout ne se réduit pas aux enjeux du « champ » et une grande partie de ce qui se joue dans l’univers philosophique dépend d’expériences antérieures, notamment familiales, mais pas seulement. D’où viennent ces « pulsions expressives », ces « phantasmes sociaux » ou cette « intention expressive » que Bourdieu prête tout au long de l’ouvrage à Heidegger ? Comment ont-ils été mis en forme dans des cadres de socialisation successifs ?

Montrant parfois qu’il est conscient que le champ n’explique pas tout et que l’habitus pourrait être autre chose qu’un résumé grossier de tendances liées à un point de départ dans l’espace social, une pente de trajectoire et un point d’arrivée dans un « champ » professionnel donné, Bourdieu n’en cède pas moins en permanence à l’explication contextualiste et structurale par les contraintes du champ. Et l’intérêt expressif, dont l’origine est signalée dans le passage précédemment cité comme étant hors champ (antérieure à l’entrée dans le champ), redevient alors totalement lié à la position occupée dans le champ : « En conséquence, le discours savant peut être considéré comme une “formation de compromis” au sens de Freud, c’est-à-dire comme le produit d’une transaction entre des intérêts expressifs, eux-mêmes déterminés par la position occupée dans le champ, et les contraintes structurales du champ dans lequel se produit et circule le discours et qui fonctionne comme censure » (p. 83). Ou encore : « Les produits culturels doivent donc leurs propriétés les plus spécifiques aux conditions sociales de leur production et, plus précisément, à la position du producteur dans le champ de production qui commande à la fois, et par des médiations différentes, l’intérêt expressif, la forme et la force de la censure qui lui est imposée, et la compétence qui permet de satisfaire cet intérêt dans les limites de ces contraintes » (p. 84). Dans de nombreux passages du livre, le lecteur peut constater que le passé incorporé est réduit à très peu de choses dans l’argumentation. On a davantage l’impression alors que c’est le champ qui pense à travers les acteurs plutôt que des acteurs aux expériences incorporées déterminées qui pensent philosophiquement en fonction des contraintes du champ. Le passé de Heidegger, dont on sait finalement peu de choses, semble se résumer à un sens du placement et notamment à un rapport social aux diverses positions du champ, alors qu’il s’agirait plutôt de connaître les types d’expériences qui ont été les siennes et qui se sont retraduites dans la logique de l’univers philosophique.

Ailleurs, Bourdieu écrit que les « propriétés formelles des œuvres ne livrent leur sens que si on les rapporte d’une part aux conditions sociales de leur production — c’est-à-dire aux positions qu’occupent leurs auteurs dans le champ de la production — et d’autre part au marché pour lequel elles ont été produites9 ». Et comme « la relation dialectique qui s’établit entre l’intérêt expressif et la censure interdit de distinguer dans l’opus operatum la forme et le contenu, ce qui est dit et la manière de le dire ou même la manière de l’entendre10 », on comprend bien que la position dans le champ est censée permettre de déterminer très précisément la forme et le contenu de l’œuvre11. Le chercheur peut alors faire l’économie de l’« habitus » ou n’en faire qu’un usage très « économique » (au sens de restreint ou de pauvre) en réduisant ce qui était initialement un outil central de sa sociologie.

Il est d’ailleurs assez révélateur que Bourdieu accepte dans son étude une définition très événementialiste de la biographie plutôt que de s’efforcer de reconstruire la biographie sociologique — visant à saisir les différents effets de socialisation familiale, scolaire, politique, professionnelle, etc. — de Martin Heidegger : « D’un côté la biographie, avec ses événements publics et privés, la naissance dans une famille de petits artisans d’un petit village de la Forêt-Noire, le 26 septembre 1889, l’école primaire de Messkirch, les études secondaires à Constance et Fribourg-en-Brisgau, en 1909 l’université de Fribourg et ses cours de philosophie et de théologie, le doctorat de philosophie en 1913, et ainsi de suite, avec, en passant, l’adhésion au parti nazi, un discours de rectorat et quelques silences. De l’autre, la biographie intellectuelle, “blanchie” de toute référence aux événements de l’existence ordinaire du philosophe » (p. 11).

Si l’on ne peut qu’être d’accord avec Bourdieu lorsqu’il rappelle la nécessaire transmutation que toute question ou tout problème doit subir pour devenir une question proprement mathématique, juridique ou philosophique (« L’alchimie philosophique (comme l’alchimie mathématique lorsqu’elle transforme une vitesse en dérivée ou une aire en intégrale, ou l’alchimie juridique lorsqu’elle transmue une querelle ou un conflit en procès) est une metabasis eis allo genos, un passage à un autre ordre, au sens de Pascal, qui est inséparable d’une metanoïa, un changement d’espace social qui suppose un changement d’espace mental », p. 47), on peut néanmoins penser qu’il est problématique de négliger l’étude des problèmes initiaux ou des questions originelles qui sont traduites. Or, pour cela, il faudrait que Bourdieu prenne davantage au sérieux qu’il ne le fait le parcours et les expériences de Martin Heidegger. De même que, comme on le verra, les textes de Kafka sont la transposition littéraire des éléments d’une série plus ou moins articulée de problèmes (conflits avec le père, souffrances associées à la création, rapport ambivalent au mariage et au célibat, peur de l’autorité, etc.), de même Heidegger importe dans l’univers philosophique de son époque des éléments qui sont les produits de ses socialisations antérieures et de sa situation subjective comme objective au moment où il écrit des textes philosophiques.

Les limites étroites du champ et l’oubli du hors-champ

Les réflexions de Pierre Bourdieu sur le champ vont culminer avec son travail sur le champ littéraire, qui passe notamment par une étude du cas de Flaubert. Son modèle va ainsi se déployer et se préciser, et l’on va voir progressivement apparaître plus clairement une série de limites, notamment dans la perspective d’une sociologie des œuvres. Ces limites sont toutes plus ou moins liées à l’enfermement de l’explication des œuvres dans le cercle restreint que constitue le « champ littéraire ». Un tel enfermement du raisonnement dans le « champ » consacre progressivement l’oubli de ce qu’un développement ou un usage plus précis de la notion d’habitus auraient pu amener à penser.

Tout d’abord, les écrivains sont réduits à leur être-comme-membres-du-champ, alors qu’une telle réduction est particulièrement problématique dans le cas d’univers non professionnalisés qui impliquent le plus souvent que leurs acteurs centraux soient inscrits dans des univers rémunérateurs extralittéraires12. Mais ce sont aussi leurs œuvres — dans leur forme comme dans leur contenu — qui sont censées être entièrement explicables par la position des auteurs dans le champ13. Elles sont même parfois réduites à n’être que des sortes de coups joués contre d’autres joueurs en fonction de ce que chacun perçoit de la « problématique du champ ». L’écrivain est alors une sorte de stratège (ajouter « inconscient » ou « non conscient » à la suite n’étant qu’une manière de vouloir cumuler les profits des analyses stratégiques et ceux des analyses plus objectivistes) qui ne fait que répondre à des concurrents passés ou présents.

Ce qui s’efface progressivement ou disparaît totalement de l’analyse, ce sont les expériences sociales extralittéraires des écrivains ainsi que les dispositions sociales et les compétences qu’ils ont formées dans des cadres aussi divers que ceux de la famille, de l’école, du « second métier », de leurs activités culturelles et de loisirs, de leurs éventuelles activités religieuses et politiques, de leurs groupes d’amis ou de leurs relations sentimentales, etc. Bourdieu réduit souvent le parcours d’un individu donné à une trajectoire conçue comme une série de « positions » occupées dans un espace structuré, et son passé incorporé à quelques grandes dispositions génériques dont il n’étudie jamais la sociogenèse. Il pense donc « position » plutôt que socialisation ou types d’expériences. Et même la « position » est davantage définie par sa valeur différentielle (son prestige relatif) que par son contenu d’expériences.

Le caractère légitimiste de cet effacement de l’extra-artistique — légitimiste au sens où le chercheur adopte le point de vue dominant sur la création — se révèle lorsqu’on constate que l’examen de ces dimensions de la vie des créateurs refait son apparition à propos des artistes les moins légitimes14. Ramenés à leurs expériences sociales ordinaires, les auteurs ou les artistes les moins reconnus sont presque d’emblée considérés comme étant dépourvus d’ambitions proprement esthétiques, tandis que les auteurs ou les artistes légitimes sont appréhendés dans la partie la plus artistique de leur existence (en tant que membres d’un « champ » artistique et en tant que détenteurs d’un capital culturel spécifique à ce champ) et arrachés à leurs conditions sociales d’existence et de coexistence passées et présentes. En opérant une telle distinction, les chercheurs reproduisent la coupure sociale entre les œuvres « pures » et les œuvres « impures », entre les (vrais) créateurs qui sont considérés en tant que tels et les créateurs qui peuvent être ramenés à leurs conditions plus ordinaires d’existence. Critique du mythe du « créateur incréé », le sociologue rend pourtant un hommage inattendu à celui-ci lorsqu’il traite des artistes les plus « purs » en se concentrant presque exclusivement sur les aspects artistiques de leur expérience sociale (ce qu’il y a de plus noble, de plus élevé, de plus haut). Pourtant, les expériences extra-artistiques les plus prosaïques — des expériences familiales ou conjugales aux expériences professionnelles, en passant par toutes expériences politiques, religieuses, sportives, etc. — ne sont pas moins utiles à prendre en compte pour comprendre les œuvres des dominants que pour comprendre celles des dominés.

On voit un bon exemple de la manière très synthétique et abstraite de concevoir les parcours de vie et le passé incorporé des auteurs dans la façon dont Bourdieu résume de manière condensée son modèle d’explication des œuvres. Celles-ci, explique Bourdieu, « portent la marque, tant dans leur style que leur contenu, des dispositions socialement constituées de leurs auteurs (c’est-à-dire de leurs origines sociales retraduites en fonction des positions dans le champ de production que ces dispositions avaient grandement contribué à déterminer)15 ». En décomposant les éléments de cette formulation, et en en tirant les conséquences théoriques, on peut émettre la série de remarques suivante :

— les dispositions socialement constituées des auteurs sont résumables à leurs origines sociales retraduites dans la logique du champ ; et l’on peut alors se demander par quels processus des dispositions sociales formées dans le milieu familial d’origine se traduisent en fonction des positions du champ ;

— ces dispositions aussi grossièrement définies sont au principe de la position dans le champ de production ;

— ces mêmes dispositions sont aussi au principe du style et du contenu de l’œuvre, ce qui amène à s’interroger sur la possibilité de faire de dispositions sociales aussi synthétiques des principes explicatifs des œuvres, tant d’un point de vue thématique que d’un point de vue compositionnel et stylistique. Si Bourdieu peut écrire cela, c’est parce qu’il se représente la réalité littéraire sous la forme d’un espace hiérarchisé des styles et des thèmes et qu’il imagine que les dispositions modestes ou ambitieuses, ascétiques ou aristocratiques, modernes ou conservatrices, etc. suffisent à expliquer les choix opérés à l’intérieur de cet univers structuré et hiérarchisé. Le contenu de l’œuvre ne vaut donc plus que par rapport à la position et à la valeur qu’il a au sein de cet espace hiérarchisé et est totalement déconnecté des cadres sociaux de l’expérience de l’écrivain et des éléments constitutifs de sa situation.

Concernant ce dernier point, quelques commentaires s’imposent. Tout d’abord, la question reste entière de savoir si une même théorie est en mesure d’« expliquer » autant des positions littéraires ou des stratégies littéraires que des œuvres singulières dans leurs contenus aussi bien que dans leurs formes. Car à prétendre vouloir tout comprendre — des stratégies éditoriales au style singulier d’un auteur ou d’une de ses œuvres, en passant par la création de revues, la rédaction et la signature de manifestes, la participation à des cafés, cercles ou clubs littéraires, le choix des genres, les thématiques littéraires, etc. — on prend le risque de ne pas être aussi pertinent dans tous les secteurs de l’explication. Lorsqu’il s’agit de comprendre les stratégies littéraires ambitieuses ou modestes, risquées ou prudentes, un certain sens social des hiérarchies et des positions intéressantes à viser, des placements littéraires rentables à court, moyen ou long terme, le sociologue peut se contenter d’informations assez sommaires sur l’origine sociale haute ou basse de l’auteur, sur son origine géographique provinciale ou parisienne, son parcours scolaire, ses inscriptions professionnelles extralittéraires et la pente ascendante ou déclinante de sa trajectoire sociale. Mais on se rend assez vite compte que ces données sont en revanche bien trop grossières pour permettre d’expliquer le contenu et la forme de ce qui est écrit par les auteurs en question. La théorie implicite de la socialisation de ceux qui mobilisent la théorie de l’habitus et du champ littéraire de Pierre Bourdieu se révèle en définitive relativement pauvre, définissant l’habitus à partir de quelques grandes propriétés sociales et de quelques dispositions assez générales (conservatrices ou subversives, modestes ou prétentieuses, etc.16).

Par ailleurs, ce que l’on pressent en lisant le passage commenté ci-dessus est clairement explicité par ailleurs : « Aux différentes positions dans le champ de production telles qu’on peut les définir en prenant en compte le genre pratiqué, le rang dans ce genre repéré à travers les lieux de publication (éditeur, revue, galerie, etc.) et les indices de consécration, ou, tout simplement, l’ancienneté de l’entrée dans le jeu, mais aussi des indicateurs plus extérieurs, comme l’origine sociale et géographique, qui se retraduisent dans les positions occupées au sein du champ, correspondent les positions prises dans l’espace des modes d’expression, des formes littéraires ou artistiques (alexandrin ou autre mètre, rime ou vers libre, sonnet ou ballade, etc.), des thèmes et, bien évidemment, toutes sortes d’indices formels plus subtils que l’analyse littéraire traditionnelle a depuis longtemps repérés. Autrement dit, pour lire adéquatement une œuvre dans la singularité de sa textualité, il faut la lire consciemment ou inconsciemment dans son intertextualité, c’est-à-dire à travers le système des écarts par lequel elle se situe dans l’espace des œuvres contemporaines ; mais cette lecture diacritique est inséparable d’une appréhension structurale de l’auteur correspondant qui est défini, dans ses dispositions et ses prises de position, par les relations objectives qui définissent et déterminent sa position dans l’espace de production et qui déterminent ou orientent les relations de concurrence qu’il entretient avec d’autres auteurs et l’ensemble des stratégies, formelles notamment, qui font de lui un véritable artiste ou un véritable écrivain17. »

Bourdieu utilise ici, sans s’y référer explicitement, le modèle théorique de la sociolinguistique variationniste de William Labov pour penser les œuvres littéraires (ou plus largement artistiques). En effet, la sociolinguistique variationniste fait des propriétés linguistiques des énoncés, d’une part, et des propriétés sociales des énonciateurs, d’autre part, deux ordres séparés dont on peut étudier les relations18. Si la mise en relation systématique de caractéristiques sociologiquement construites (origine et position sociales, sexe, niveau de diplôme, classe d’âge, situation géographique, etc.) et de caractéristiques linguistiquement construites (phonologiques, lexicales, syntaxiques ou stylistiques) est une façon de remettre en cause l’autonomie saussurienne de la langue, elle est fondée toutefois sur un découpage entre langue et société, linguistique et sociologique. Dans une telle construction des faits langagiers, les situations d’énonciation ne sont que des indicateurs de manières classées et classantes, valorisantes ou disqualifiantes, mais ne sont jamais des témoignages de façons d’exister dans le monde ou, plus prosaïquement, des manières de dire des choses sur le monde. Dans la citation tirée de Choses dites, on voit bien comment thèmes et styles sont réduits à des prises de position dans un champ hiérarchisé, de même que, pour le sociolinguiste nord-américain travaillant sur les manières plus ou moins populaires ou nobles de prononcer le « r » (dans « fourth floor », par exemple), les énoncés ne sont que la manifestation de degrés de légitimité linguistique plus ou moins élevés. Le sociolinguiste ne s’interroge pas sur ce que disent les locuteurs, et le sociologue du champ littéraire ne se demande plus ce que veulent dire les écrivains. Ainsi réduites, les œuvres littéraires sont très largement déréalisées. Les problèmes que font travailler les écrivains sont traités comme de simples thèmes littéraires définis par leur place relative dans l’espace des thèmes en circulation.

Dérives structuralistes de la théorie des champs

Tout cela conduit à renouer avec une vision très abstraite et même un peu mystérieuse du champ comme cadre pesant à chaque instant sur tous les auteurs qui y participent. Qu’on utilise la métaphore du champ magnétique pour expliquer que chaque œuvre est exposée à des forces invisibles — exclusivement produites par le champ — ou que l’on déploie l’idée d’un espace d’interdépendances multiples, le résultat est le même : on donne le primat au contexte par rapport aux dispositions individuelles (qui sont, par ailleurs, réduites à très peu de choses) et on renoue avec une vision structuraliste en se contentant simplement de superposer sur l’espace littéraire des textes et des relations d’intertextualité un espace social des auteurs et de leurs relations d’interdépendance (et surtout de concurrence ou de lutte). L’idée selon laquelle chaque œuvre enfermerait presque en elle — positivement ou négativement — l’intégralité de l’espace dans lequel elle a été créée est une vision un peu magique du monde social : « La nature essentiellement diacritique de la production qui s’accomplit au sein d’un champ fait que l’on peut et doit lire tout le champ, tant le champ des prises de position que le champ des positions, dans chaque œuvre produite dans ces conditions19. »

On voit d’ailleurs bien chez une partie des utilisateurs de la notion de champ l’effet d’une dérive structuraliste de la théorie des champs. Dans l’étude qu’elle consacre à la « République mondiale des lettres », Pascale Casanova présente un espace littéraire, ici mondial, censé agir sur la forme et le contenu de chaque texte créé. Voulant lutter contre le positivisme de l’interaction directe, le chercheur se met toutefois à supposer l’existence d’interdépendances invisibles, mais prétendument concrètes, exercées par un espace littéraire (« univers bien concret bien qu’invisible »). Dire que chaque œuvre dépend de « tous les textes littéraires à travers et contre lesquels elle a pu se construire » ne pose pas en soi de problème si l’on restreint cet ensemble de textes à celui des textes connus, à un degré ou à un autre, du créateur de l’œuvre. Mais imaginer que tous les textes, du passé comme du présent, sont en rapport d’interdépendance et pèsent à chaque instant sur la production de chaque nouvelle œuvre paraît en revanche une hypothèse peu crédible. Dire que c’est « la totalité de “l’espace littéraire mondial” qui, seule, pourra donner sens et cohérence à la forme même des textes » et que « les œuvres littéraires ne se manifesteraient dans leur singularité qu’à partir de la totalité de la structure qui a permis leur surgissement », c’est en tout cas formuler une hypothèse séduisante mais malheureusement invérifiable dans sa si grande généralité.

On a dans ce cas l’impression que le chercheur confond ce que le critique peut faire ou fait généralement pour interpréter une œuvre — mettre en relation ou comparer des textes littéraires différents — et ce qui est au principe de la création de chacun de ces textes. L’espace littéraire en question est celui qu’est en mesure d’imaginer un critique ou un théoricien de la littérature pensant systématiquement aux liens possibles entre « tout ce qui s’écrit, tout ce qui se traduit, se publie, se théorise, se commente, se célèbre » et non un espace qui pèserait réellement sur la production de chaque œuvre singulière. Pascale Casanova ne distingue d’ailleurs pas le problème de celui qui « déchiffre » (le théoricien ou le critique) du problème de celui qui crée : « Chaque œuvre, comme “motif”, ne pourrait donc être déchiffrée qu’à partir de l’ensemble de la composition, elle ne jaillirait dans sa cohérence retrouvée qu’en lien avec tout l’univers littéraire20. » Cette théorie de l’interdépendance généralisée des textes, où chaque nouveau texte serait presque la résultante de toutes les forces invisibles qui pèsent en permanence sur un espace mondial de production, renoue bien avec le structuralisme le plus abstrait en évacuant les auteurs dont les vies et les expériences ne comptent plus guère dans le processus de création. Car l’on sait que, pour le structuraliste, « les vraies conditions du travail littéraire tiennent à un système de forces et de contraintes dont l’esprit créateur n’est que le lieu de rencontre, somme toute accidentel et d’influence négligeable, ou accessoire21 ».

Pour ne pas être suspecté de naïveté, le sociologue en vient parfois à parler le langage de la stratégie ou de l’intérêt22, à réduire les œuvres à des jeux de positionnement ou à les considérer comme de simples réponses à d’autres œuvres, uniquement motivées et déterminées par la « logique du champ », en oubliant simplement que les écrivains et, plus généralement, les artistes n’entrent pas en littérature, ou dans n’importe quel autre art, pour jouer des coups, mais parce que leurs parcours les poussent à dire des choses qu’ils jugent importantes, à exprimer des éléments souvent problématiques (et parfois dramatiques) de leurs expériences. Au lieu de dire que « tel écrivain joue tel coup », « a telle stratégie » ou « se place dans le champ littéraire de telle manière », ce qui n’aide pas à comprendre l’œuvre produite, il serait plus prudent de dire qu’en écrivant telle œuvre du fait de la nécessité qu’il ressent d’exprimer quelque chose d’une certaine manière, l’auteur produit objectivement toute une série d’effets en chaîne ou, plus précisément encore, ne peut manquer d’être lu par des observateurs extérieurs par rapport à d’autres auteurs. L’oubli crucial et massif de cette « pulsion expressive » ne s’explique que parce que le chercheur ne se pose plus vraiment la question de la genèse des vocations littéraires, mais considère un espace structuré de positions occupées par des joueurs déjà « formés ». Ce qui s’impose alors à l’observateur, c’est l’interdépendance entre « agents du champ ». Tout cela détourne évidemment le sociologue de l’étude des expériences socialisatrices des écrivains au profit d’une explication par la « position occupée » ou par les effets de concurrence entre agents. Certes, les écrivains sont objectivement en concurrence, mais peut-on pour autant imaginer qu’ils n’écrivent, avec le contenu et la forme que prennent leurs textes, que par rapport à d’autres positions du champ ? Le plus gênant dans le modèle du champ réside dans le fait qu’il fasse disparaître l’idée que les écrivains auraient quelque chose à dire et que c’est précisément pour cette raison qu’ils sont entrés en littérature.

À insister sur la dimension stratégique du comportement de l’écrivain, on finit par oublier que l’institution littéraire (ou le champ) ne fournit pas aux écrivains toutes les raisons d’écrire ce qu’ils écrivent comme ils l’écrivent. Et si tout le monde cherche à se distinguer de tout le monde, ce qui n’est au mieux qu’une hypothèse de travail et pas un acquis certain de la recherche, la question centrale reste de savoir avec quelles expériences et quels problèmes différents à résoudre les uns et les autres entrent dans la compétition littéraire23. On ne peut comprendre précisément ce qu’écrit un auteur si on ne sait rien de tous les problèmes très réels qu’il a dû affronter dans son existence et qui ne se réduisent pas à des problèmes littéraires.

La théorie du champ littéraire recherche donc les principes d’explication des textes littéraires dans les limites restreintes du champ littéraire. Croyant se distinguer radicalement du structuralisme littéraire en introduisant le « fonctionnement social de l’univers social » que constitue le champ littéraire, c’est-à-dire en cherchant dans l’ordre des positions littéraires, des stratégies éditoriales ou des luttes pour la reconnaissance littéraire ce qui n’était jusque-là recherché que dans l’ordre des textes (inter-textualité), elle partage en fait avec lui le même enfermement dans le littéraire (au sens de domaine d’activité) et la même exclusion de ce qui, de l’extralittéraire, s’exprime et agit dans l’ordre littéraire. Moyen utile de spécification des comportements (ce qui permet de ne pas limiter les déterminants sociaux d’un comportement littéraire aux seuls grands déterminants sociaux : la classe sociale d’origine ou d’appartenance, le sexe, le niveau de diplôme, l’origine géographique, etc.), la théorie des champs peut cependant conduire aussi à renouer avec les tendances autonomisatrices de l’histoire la plus idéaliste des idées (politiques, philosophiques, etc.) ou des œuvres (littéraires, picturales, etc.).

Ainsi, lorsque Anna Boschetti dit vouloir saisir « la logique selon laquelle ce fonctionnement [du champ littéraire] est transposé dans les propriétés du texte24 », elle fait du champ la clef de l’explication des textes (« les propriétés du texte »). Ce serait les « intérêts (matériels et symboliques) » qui sont attachés à la position de l’auteur au sein du champ littéraire ainsi que les « relations d’opposition ou de proximité qui relient cette position à toutes les autres25 » qui expliqueraient les propriétés de l’œuvre. Car, pour Boschetti, « tous les choix, jusqu’au moindre détail formel, sont toujours des prises de position, qui tiennent à l’état des rapports de forces symboliques entre les agents, à la position qu’ils occupent dans le champ de production et aux propriétés de leur habitus26 ». Même les thèmes des poèmes seraient des sujets imposés par l’état du champ : « D’autres textes publiés alors par Apollinaire ou remontant à cette période sont des variations sur un thème, la mort des dieux, très répandu depuis les parnassiens27. » Mais Apollinaire ne dit-il rien de lui, de sa situation, de ses expériences du monde dans ses poèmes ? Ceux-ci seraient-ils les simples effets des forces du champ et des concurrences qui s’y déroulent ?

L’auteur serait-il sans « intention expressive » propre en dehors de ce que le pousse à écrire la logique concurrentielle ou distinctive du champ ? C’est ce que laisse supposer Boschetti en réduisant le problème de la création littéraire chez Apollinaire à ce que l’auteur peut percevoir, depuis sa position dans le champ littéraire, des enjeux du champ. Son travail de création ne serait qu’une manière de répondre aux productions concurrentes existantes : « Les positions de ses contemporains (définies à la fois par les propriétés de leurs occupants et par les propriétés de leurs œuvres) sont perçues par un écrivain comme des problèmes à aborder et des potentialités à explorer. Il faut donc reconstituer cet espace, tel qu’il se présente à lui, aux différents moments de son parcours, si l’on veut expliquer sa problématique et mesurer sa capacité à maîtriser les transformations du champ28. » Sa « problématique » est donc celle que lui permettent de formuler sa position dans le champ et l’état des luttes au sein de celui-ci, mais en aucun cas une problématique liée à des expériences sociales extérieures au champ et, pour une partie d’entre elles, antérieures à son entrée dans le champ.

Le sociologue est alors proche de l’historien de l’art qui compare la création picturale à la résolution d’un problème esthétique tel qu’il se pose et s’impose au créateur dans l’univers pictural de son époque : « Le peintre avec son tableau, ou tout autre producteur d’un artefact historique, écrit Michael Baxandall, affronte un problème dont la solution concrète réside finalement dans le produit qu’il nous propose. Comprendre son travail, c’est tenter de comprendre dans quels termes se posait le problème auquel il voulait répondre et les circonstances particulières qui l’ont amené à se le poser29. » On pourrait être d’accord avec cette formulation si elle ne définissait pas le problème en question exclusivement comme étant de nature formelle ou esthétique, mais qu’elle acceptait de considérer sa dimension existentielle ou morale. Or, Baxandall ne voit dans l’œuvre nouvelle que le produit d’une réponse ou d’une réaction particulière à des œuvres du passé : « On peut penser que c’est le regard particulier qu’il porte sur la peinture du passé qui détermine les termes particuliers du problème qu’il veut résoudre30. » L’œuvre picturale nouvelle est le produit d’une interpicturalité de même que l’œuvre littéraire n’est que la résultante d’une intertextualité. Certes, le sociologue ajoutera au modèle explicatif les déterminants sociaux de ce « regard particulier » porté sur les autres œuvres. Mais il tombe d’accord avec l’historien de l’art pour ne considérer que les dimensions esthétiques du problème, posé puis résolu par l’œuvre, en désincarnant les créateurs, en les désocialisant ou en réduisant les effets de leurs expériences socialisatrices à quelques grands traits dispositionnels. En fait, tout se passe comme si la théorie des champs voulait déduire chaque œuvre nouvelle de la position de son auteur dans l’espace structuré des positions, en considérant qu’elle n’est au fond que le développement des potentialités inscrites dans un état du champ spécifique en question, perçues et interprétées à partir d’une position singulière à l’intérieur de ce champ et de quelques grandes propriétés sociales.

Il est donc paradoxal qu’après avoir défini de cette manière la problématique d’un auteur et après avoir critiqué la démarche biographique31, Anna Boschetti mobilise des éléments biographiques pour rendre compte des thèmes et personnages mis en scène dans les textes d’Apollinaire. Elle montre ainsi le poète se mettant en scène dans ses écrits : « Son identité mal assurée le prédispose, notamment, à se peindre en homme morcelé, toujours à la poursuite d’un moi insaisissable, qui se dérobe sous ses masques32. » Et elle poursuit le même propos en écrivant : « Apollinaire n’hésite pas à mettre en scène et à tourner en dérision ses fantasmes de castration et ses angoisses relatives à sa virilité. Liées aux traumatismes qu’une enfance comme la sienne laisse supposer, ces inquiétudes sont sans doute aiguisées par sa condition d’écrivain, l’artiste et l’intellectuel pouvant être perçus comme des hommes efféminés ou menacés de féminisation […]. Ces hantises sont exprimées parfois sous la forme euphémisée et méconnaissable de textes hermétiques, tels que “Les Sept Épées” ou “Lul de Faltenin”. Mais elles sont, souvent, affichées : l’œuvre d’Apollinaire est peuplée de personnages sexuellement ambigus, d’hommes qui se prennent, ou sont pris, pour des femmes, de femmes viriles ou déguisées en homme33. »

On assiste au même changement de principe explicatif revendiqué lorsque, voulant comprendre la proximité de certaines œuvres de Cendrars et d’Apollinaire, elle revient encore sur des éléments biographiques, et pas seulement des « trajectoires », et sur des types d’expériences communes : « Les trajectoires d’Apollinaire et de Cendrars, très semblables à bien des égards, suffisent à expliquer les affinités des deux personnages que “Zone” et “Pâques” mettent en scène. Cendrars est, lui aussi, étranger (il est né en Suisse), fils d’étrangers, de nationalité différente (un Suisse-Allemand et une Écossaise). Il a lui aussi une enfance errante, à la suite de son père. À seize ans, il part pour Moscou, et va rester sa vie durant un vagabond, bien qu’il s’enracine à Paris à partir de 1912, vivant chichement de travaux alimentaires. Comme Apollinaire, il a donc été confronté à une grande variété de milieux, de langues, de traditions culturelles, il a expérimenté la misère, la souffrance, la solitude dans la foule métropolitaine et il est enclin à s’identifier aux désespérés et aux laissés-pour-compte de la grande ville34. » Les éléments tirés des expériences socialisatrices d’Apollinaire (et de Cendrars) s’imposent d’eux-mêmes : on assiste ainsi au significatif retour du refoulé biographique.

Le champ contre la biographie : le cas Flaubert

L’analyse par Pierre Bourdieu du champ littéraire, avec pour fil conducteur de ses analyses le cas de Flaubert, est une façon pour lui de se confronter à l’analyse de Jean-Paul Sartre35. L’étude porte de manière évidente les marques du combat mené contre le philosophe qui prône une psychanalyse existentielle, et pratique une certaine forme d’approche biographique dans le but de retrouver le projet originel de Flaubert ; projet conçu par Sartre comme purement individuel et unique. Sociologie contre psychanalyse existentielle, étude du champ contre biographie, formule génératrice des pratiques plutôt que projet originel, déterminisme contre choix individuel, volonté et liberté : on pourrait multiplier les points de désaccord ou d’accord dans l’opposition des deux auteurs36. Mais le combat contre l’approche sartrienne explique les points d’aveuglement de Bourdieu, qui délaisse ou critique systématiquement tout ce qui pourrait le rapprocher de Sartre. Ici, comme dans de nombreux autres cas semblables, on pourrait dire que Bourdieu a en partie tort de ne pas voir en quoi Sartre a partiellement raison.

Le rejet systématique de la méthode biographique, qui est perçue comme une manière d’isoler l’individu, de l’enfermer sur lui-même, de le saisir dans ses actes volontaires et libres ou de faire comme si son parcours était le déroulement linéaire d’une sorte de destin singulier présent dès le départ, n’est autre que le rejet de Sartre, mais il empêche de voir qu’une grande partie des exigences de la théorie des champs et, ne l’oublions pas, de la théorie de l’habitus ne trouverait à se mettre empiriquement en œuvre de façon précise que par une certaine pratique de la méthode biographique. Pourquoi la biographie isolerait-elle l’individu biographié si le chercheur en fait l’instrument par lequel il reconstitue progressivement tous les fils, directs ou indirects, qui relient l’individu en question, tout au long de sa vie, à d’autres individus, à des lieux, à des groupes, à des institutions ou à des textes ? Si Bourdieu tient absolument à ne pas réduire les déterminants des comportements individuels aux effets d’interactions directes avec d’autres personnes37, il n’en reste pas moins que l’individu ne construit pas ses dispositions par miracle, mais grâce à des expériences faites avec d’autres personnes, des objets ou des textes. La lutte contre le positivisme interactionniste — qui réduit les effets socialisateurs à ceux produits par les contacts directs en interactions de face à face — ne devrait pas conduire à une vision magique et parfaitement abstraite de la fabrication sociale des individus, de leurs catégories de perception, d’appréciation ou de leurs dispositions comportementales.

Pourquoi l’approche biographique négligerait-elle l’étude des « médiations38 » si elle est recherche des différents temps et des différents cadres de la socialisation et de l’action — autant littéraires qu’extralittéraires — et respectueuse de la spécificité de ces cadres ? Pourquoi la biographie sociologique ne pourrait-elle pas étudier les éléments constitutifs de l’économie psychique d’un individu, de ses désirs, de ses obsessions ou des problèmes qu’il a été obligé de se poser ou qu’il a essayé de résoudre dans son existence si elle en restitue les conditions sociales de fabrication et qu’elle n’en fait pas une donnée de fait qui serait inscrite en lui à l’origine ? Pourquoi l’approche biographique privilégierait-elle nécessairement la volonté, les choix libres de toutes contraintes alors qu’elle est encore le meilleur moyen de voir de près le réseau serré des contraintes intérieures comme extérieures qui pèsent en permanence sur les actes d’un individu ?

Pourquoi, enfin, manquer l’occasion, à travers une étude biographique précise, d’établir le lien entre la sociologie et la psychanalyse (certes, pas la psychanalyse existentielle de Sartre qui a tendance à faire de chaque individu un être conscient et libre) ou, en tout cas, d’aller observer de manière précise et fouillée les relations sociales constitutives de l’individu, qui ne se limitent pas à ses relations avec d’autres « agents » du « champ littéraire », mais qui commencent, bien sûr, au cœur de l’univers familial — univers d’étude privilégié de la psychanalyse — et se poursuivent à l’école, dans les groupes de pairs, les univers professionnels fréquentés, etc. ? S’il admet parfois l’intérêt de la psychanalyse, appelant même la sociologie et la psychanalyse à « unir leurs efforts » en « surmontant leurs préventions mutuelles39 », Pierre Bourdieu réduit toutefois très largement un auteur à une position dans un champ et à quelques éléments synthétiques concernant sa trajectoire, ses propriétés sociales objectives et ses dispositions pour ne pas donner l’impression de céder à l’« illusion biographique40 ». La crainte rituelle d’une méthode biographique, davantage caricaturée ou fantasmée que réellement pratiquée par les chercheurs en sciences sociales41, finit par constituer un asylum ignorantiae et empêche le chercheur de se concentrer sérieusement sur les expériences socialisatrices des auteurs.

Au lieu de cela, Bourdieu exclut le biographique et néglige les exigences que devrait l’amener à respecter une approche sociogénétique de l’habitus. Il donne la priorité au « champ », à la position de Flaubert dans ce champ, et néglige les éléments constitutifs de ce qu’est Flaubert et qu’il importe dans l’univers littéraire. Il « explique » l’œuvre par la perception qu’un auteur occupant une position donnée dans le champ (comme espace des positions) peut avoir de l’espace des prises de position thématiques et stylistiques, ramenant ainsi la littérature à un jeu d’actions et de réactions purement internes, qui n’apparaît jamais comme le lieu où se disent, se témoignent, s’exposent, se travaillent, se reformulent des questions existentielles portées par les écrivains. Il réduit Flaubert à quelques propriétés synthétiques plutôt que de reconstituer les éléments les plus constitutifs et structurants de son expérience sociale ou, plutôt, de ses expériences sociales successives.

Si l’on cherche à mettre au jour les structures mentales et comportementales d’un individu, ses inclinations les plus singulières comme les plus générales, les problèmes les plus importants que ses conditions d’existence et de coexistence, passées et présentes, l’ont conduit à se poser et à affronter, seule sa biographie sociologique peut permettre de saisir précisément les cadres sociaux qu’il a fréquentés et les traces qu’ils ont laissées plus ou moins durablement en lui. Il n’y a donc aucune illusion à procéder à l’analyse biographique si l’on assigne à celle-ci le rôle de saisir la nature des expériences sédimentées chez un individu donné. En revanche, on peut reprocher à la théorie des champs de passer totalement à côté des différentes étapes et des différentes dimensions de la socialisation des auteurs, rendant du même coup invisible tout ce qu’ils investissent dans leur écriture.

Que fait Sartre ?

Si l’on repart sur les traces du programme exposé dans son fameux Questions de méthode, on se rend compte que le propos de Sartre est loin d’être toujours incompatible avec la démarche sociologique. On pourrait dire que l’un de ses enjeux centraux vise à allier les apports respectifs du marxisme, dans son ambition générale consistant à rapporter les discours et les actes à leurs déterminations de classe, et de la psychanalyse en tant que plongée dans la singularité des vies et des parcours individuels à travers notamment l’étude des relations intrafamiliales précoces. Ce que Sartre reproche au marxisme, c’est sa vision trop caricaturale et grossière des faits sociaux, et notamment des acteurs de l’histoire considérés comme de simples éléments interchangeables de leur classe d’appartenance : « Le marxisme concret, écrit Sartre, doit approfondir les hommes réels et non les dissoudre dans un bain d’acide sulfurique. Or l’explication rapide et schématique de la guerre comme opération de la bourgeoisie commerçante fait disparaître ces hommes que nous connaissons bien, Brissot, Guadet, Gensonné, Vergniaud, ou les constitue, en dernière analyse, comme les instruments purement passifs de leur classe42. » Il souhaiterait mettre en œuvre un modèle d’explication qui ne nierait pas les grandes structures, les institutions, les classes, etc., mais qui ne négligerait pas pour autant les individus socialement ajustés aux situations qui se présentent : « Lorsqu’on nous dit : “Napoléon, en tant qu’individu, n’était qu’un accident ; ce qui était nécessaire c’était la dictature militaire comme régime liquidateur de la Révolution”, on ne nous intéresse guère car nous l’avions toujours su. Ce que nous entendons montrer, c’est que ce Napoléon était nécessaire, c’est que le développement de la Révolution a forgé en même temps la nécessité de la dictature et la personnalité entière de celui qui devait l’exercer ; c’est aussi que le processus historique a ménagé au général Bonaparte personnellement des pouvoirs préalables et des occasions qui lui ont permis — et à lui seul — de hâter cette liquidation43. » Dans le domaine de l’explication des faits littéraires, le marxisme dira que « le réalisme de Flaubert est en rapport de symbolisation réciproque avec l’évolution sociale et politique de la petite-bourgeoisie du Second Empire » mais ne dira pas « pourquoi Flaubert a préféré la littérature à tout, ni pourquoi il a vécu comme un anachorète, ni pourquoi il a écrit ces livres plutôt que ceux de Duranty ou des Goncourt44 ».

L’effacement de la singularité est un défaut du marxisme que l’approche psychanalytique permet de corriger. Le matérialisme dialectique a besoin de « passer des déterminations générales et abstraites à certains traits de l’individu singulier » et la psychanalyse est justement la « méthode qui se préoccupe avant tout d’établir la manière dont l’enfant vit ses relations familiales à l’intérieur d’une société donnée » : « Et cela ne veut pas dire qu’elle mette en doute la priorité des institutions. Tout au contraire, son objet dépend lui-même de la structure de telle famille particulière et celle-ci n’est qu’une certaine singularisation de la structure familiale propre à telle classe, dans telles conditions45. » Et l’on a presque l’impression de lire Norbert Elias46 lorsque Sartre reproche aux marxistes de ne s’intéresser aux hommes qu’en tant qu’adultes déjà formés : « On croirait à les lire que nous naissons à l’âge où nous gagnons notre premier salaire ; ils ont oublié leur propre enfance47. »

Sartre entend montrer que Flaubert n’est pas réductible à une classe sociale abstraite, mais qu’il est issu d’une famille déterminée appartenant à une fraction particulière de la bourgeoisie, qu’il occupe une place singulière au sein de cette famille, par rapport à son père, à sa mère, à son frère aîné et à ses sœurs, et ainsi de suite. C’est donc paradoxalement Sartre — et non Bourdieu — qui se lance dans un début d’analyse des plus pertinentes du monde social dans lequel est né Flaubert et qui l’a constitué comme tel : « Car ce n’est d’abord ni la rente foncière ni la nature strictement intellectuelle de son travail qui font de Flaubert un bourgeois. Il appartient à la bourgeoisie parce qu’il est né en elle, c’est-à-dire parce qu’il est apparu au milieu d’une famille déjà bourgeoise [Sartre signale en note de bas de page l’importance de la pente de la trajectoire : “On peut aussi y venir : et, justement, on ne sera plus le même petit-bourgeois selon qu’on l’est devenu après un passage de frontière ou qu’on l’a été de naissance.”] et dont le chef, chirurgien à Rouen, était emporté par le mouvement ascensionnel de sa classe. Et s’il raisonne, s’il sent en bourgeois, c’est qu’on l’a fait tel à une époque où il ne pouvait pas même comprendre le sens des gestes et des rôles qu’on lui imposait. Comme toutes les familles, cette famille était particulière : sa mère était apparentée à la noblesse, son père était fils d’un vétérinaire de village, le frère aîné de Gustave, plus doué en apparence, fit de bonne heure l’objet de sa détestation. C’est donc dans la particularité d’une histoire, à travers des contradictions propres à cette famille que Gustave Flaubert fit obscurément l’apprentissage de sa classe48. » Flaubert, comme n’importe quel acteur social, ne fait l’expérience de sa classe sociale qu’à travers l’expérience singulière d’une famille particulière. La « généralité de sa classe », explique Sartre, « lui est révélée dans cette expérience singulière49 ».

C’est dans ce premier espace de socialisation dominé par le père que Flaubert va intérioriser le regard paternel et chercher progressivement sa place : « Il a installé en lui, par la suite, ce père écrasant qui n’a cessé, même mort, de détruire Dieu, son principal adversaire, ni de réduire les élans de son fils à des humeurs corporelles. Seulement, le petit Flaubert a tout vécu dans les ténèbres, c’est-à-dire sans prise de conscience réelle, dans l’affolement, la fuite, l’incompréhension et à travers sa condition matérielle d’enfant de bourgeois, bien nourri, bien soigné, mais impuissant et séparé du monde. C’est comme enfant qu’il a vécu sa condition future à travers les professions qui s’offriront à lui : sa haine contre son frère aîné, brillant élève de la Faculté de Médecine, lui barrait la route des Sciences, c’est-à-dire qu’il ne voulait ni n’osait faire partie de l’élite “petite-bourgeoise”. Restait le Droit […]50. » C’est à partir de la première place occupée dans la configuration familiale — place qui se cherche notamment par rapport au père et au frère, Achille, captant toute l’attention et l’ensemble des gratifications paternelles — que se jouent ensuite les autres places : au collège, où il faudrait faire aussi bien que le frère aîné, ou que le père en son temps, qui ont été brillants, puis en faculté de droit, où il finit par faire le pas de côté littéraire en refusant la place qu’on tente de lui assigner51.

Finalement assez loin d’une vision de l’acteur comme être libre, conscient, sans le poids du passé sur ses épaules, Sartre présente la situation de Flaubert comme le ferait un sociologue minutieusement déterministe de la socialisation. Et il voit donc la psychanalyse comme l’un des moyens d’entrer dans le concret de la situation sociale (familiale) première : « Seule, aujourd’hui, la psychanalyse permet d’étudier à fond la démarche par laquelle un enfant, dans le noir, à tâtons, va tenter de jouer sans le comprendre le personnage social que les adultes lui imposent, c’est elle seule qui nous montrera s’il étouffe dans son rôle, s’il cherche à s’en évader ou s’il s’y assimile entièrement. Seule, elle permet de retrouver l’homme entier dans l’adulte, c’est-à-dire non seulement ses déterminations présentes mais aussi le poids de son histoire52. » Étant donné l’état de la sociologie pratiquée à son époque, Sartre ne pouvait bien sûr pas imaginer que la sociologie serait en mesure, quelques décennies plus tard, de formuler le même type d’ambition scientifique que la psychanalyse de son temps.

Que fait Bourdieu ?

Comme je l’ai souligné plus haut, Bourdieu va donc jouer le champ — la position de Flaubert dans le champ littéraire et la position du champ littéraire par rapport au champ du pouvoir — contre le parcours biographique et, pourrait-on dire, contre la sociogenèse d’un habitus individuel (l’étude des différents moments de la socialisation de l’auteur). Il reproche explicitement à Sartre de saisir les caractéristiques de Flaubert dans le rapport à sa famille et dans le rapport à sa classe d’origine alors que ce qui est fondamentalement en jeu, selon lui, est le rapport du champ littéraire au champ du pouvoir : « Il s’ensuit qu’ils [les écrivains comme Flaubert ou Baudelaire] sont voués à ressentir avec une intensité redoublée les contradictions inhérentes au statut de “parents pauvres” de la famille bourgeoise qui est inscrit dans la position dominée que le champ de production culturelle occupe au sein du champ du pouvoir. (C’est dire que l’on peut imputer à cette position l’essentiel de ce que Sartre, dans le cas de Flaubert, attribue au rapport à la famille et à la classe d’origine)53. » Sur ce point, non seulement Bourdieu semble ne pas comprendre le sens de ce que veut faire Sartre, mais il tombe aussi sous l’une des remarques critiques sartriennes très sociologiques adressées aux marxistes. En effet, ce que cherche à faire Sartre, c’est à singulariser les rapports sociaux les plus généraux dont parlaient les marxistes de son temps. En voulant devenir écrivain au sein d’une famille bourgeoise, Flaubert vit bien, au sein même de sa famille, le rapport dominé des artistes aux bourgeois. Cette opposition structurante se réfracte au sein de la configuration familiale et, du coup, en braquant le projecteur sur cet espace familial, Sartre ne dit pas autre chose que Bourdieu, mais le singularise. Dans son rapport au bourgeois ou à l’artiste bourgeois, Flaubert ne peut qu’engager le rapport à son (bourgeois de) frère et à son (bourgeois de) père54. En laissant supposer que le vrai principe des comportements de Flaubert se trouverait dans les rapports de force entre les champs, Bourdieu ne fait pas autre chose que les marxistes rappelant toujours à leurs adversaires où se situent les déterminations en dernière instance. Par ailleurs, Bourdieu fait comme si Flaubert avait toujours été adulte (cf. la critique sartrienne des marxistes) et qu’il n’avait pas, dans l’ordre réel, i. e. chronologique, des expériences, d’abord vécu les relations de l’artiste au bourgeois sous la forme que ce rapport prenait au sein de cet espace, avant de les découvrir dans toute une série d’autres situations sociales.

Bourdieu se débarrasse aussi à bon compte de la méthode biographique en se servant du cas de deux auteurs nord-américains, R. Wellek et A. Warren, qui, voulant expliquer l’œuvre « par la personnalité et la vie de l’écrivain », montreraient ainsi leur croyance en l’existence d’un « génie créateur55 ». Mais c’est aller un peu vite en besogne que de présupposer que, derrière la recherche biographique un tant soit peu précise en matière de socialisations familiale, scolaire, professionnelle, etc. d’un individu, se cacherait nécessairement ce genre de naïveté présociologique.

Bourdieu pense même que ce qui s’exprime dans L’Éducation sentimentale de Flaubert n’est rien d’autre que le champ du pouvoir et, en son sein, le champ littéraire, comme si Flaubert n’avait pas eu d’autres expériences que celles qu’il a vécues en tant qu’écrivain, comme s’il n’avait pas eu d’enfance, d’adolescence, de vies familiale, scolaire, sentimentale antérieures et parfois parallèles à sa vie littéraire. Il est nécessaire d’« objectiver Flaubert en objectivant l’univers social qui s’exprimait à travers lui, et dont Flaubert esquissait lui-même l’objectivation (notamment dans L’Éducation sentimentale56 ». Et il faut prendre tout à fait au sérieux l’insistance de Bourdieu à dire qu’il faut considérer que les agents d’un champ sont comme « nés dans le champ » : « L’illusio c’est une espèce de connaissance qui est fondée sur le fait d’être né dans le jeu, d’appartenir au jeu par la naissance : dire que je connais le jeu de cette manière, ça veut dire que je l’ai dans la peau, dans le corps, qu’il joue en moi sans moi ; comme lorsque mon corps répond à un contre-pied avant même que je l’aie perçu en tant que tel57. » Ou encore : « Pourquoi est-il important de penser le champ comme un lieu dans lequel on est né et non pas comme un jeu arbitrairement institué58 ? » Or, même dans les cas d’enfants dont les deux parents sont écrivains, ce qui n’est le cas ni de Flaubert ni de Kafka, aucun écrivain n’est né et ne naîtra jamais dans le « champ littéraire », mais dans une famille déterminée, avec les données et les contraintes propres à cet univers social. Même métaphorique, l’expression est à mettre en relation avec l’exclusion par Bourdieu, du fait de la concurrence interprétative qu’il entretient avec l’étude de Sartre, du « biographique » dans l’explication de l’œuvre de Flaubert. Flaubert n’est évidemment pas « né dans le champ » littéraire, mais bien dans sa famille et l’on ne peut réduire son expérience à celle qu’il a vécue en tant qu’écrivain.

Flaubert est l’écrivain parfait pour une théorie des champs traitant les écrivains comme des agents permanents du champ et « donnant leur vie au champ » (rentier, écrivain à temps plein qui n’a pas besoin économiquement d’un second métier, célibataire et sans enfant, il est « l’homme-plume » dont l’existence quotidienne tend à se résumer à son activité littéraire)59. Mais L’Éducation sentimentale est aussi l’œuvre parfaite pour illustrer le fait que le champ littéraire vient s’inscrire dans l’œuvre. Flaubert y « objective », à travers les aventures de Frédéric, la structure de l’espace social dans lequel lui-même est situé60. Écrivain-rentier parfait pour illustrer la logique du champ, Flaubert écrit L’Éducation sentimentale, qui est le texte parfait pour montrer l’importance du champ dans la production même de l’œuvre ; et son roman révèle une sociologie implicite qui est comme une anticipation littéraire de la théorie des champs61. On comprend parfaitement, dans ces conditions, la fascination ou l’admiration que le sociologue pouvait entretenir à l’égard de l’écrivain.

Bourdieu parle d’« une entreprise d’objectivation de soi, d’autoanalyse, de socioanalyse », mais il faudrait plutôt parler d’objectivation d’une version potentielle de soi, car l’indéterminé Frédéric est ce qu’aurait pu être Flaubert s’il n’avait pas été en mesure de prendre la décision d’écrire. Il a « su convertir en projet artistique la “passion inactive” de Frédéric » et écrit « une histoire qui aurait pu être la sienne62 ». Et si Bourdieu avait pris le temps, et avait accepté méthodologiquement et théoriquement, de faire l’analyse précise de la correspondance de Flaubert et de tous les documents biographiques qui permettent de reconstruire son parcours et son rapport à différentes dimensions du monde social, il aurait saisi sans doute le principe de ce choix d’objectiver cette version-là de soi.

Mais c’est surtout l’espace des positions dans le champ littéraire qui est, pour Bourdieu, la clef de compréhension de l’œuvre littéraire, celle de Flaubert comme celle de n’importe quel autre auteur. Car l’œuvre ne se définit que dans le rapport à d’autres œuvres et jamais dans le rapport avec l’expérience des auteurs. Une fois pointés les dangers que ferait courir toute démarche biographique à l’analyse sociologique véritablement scientifique, après avoir émis des réserves sur l’examen des effets de socialisation au sein de la famille et avoir évacué les éléments d’expériences extralittéraires des écrivains, toute la place peut être occupée par le champ, avec les effets de déréalisation déjà signalés concernant la nature des œuvres et du travail de création. Un « projet artistique » ne se comprend que comme une prise de position particulière dans l’« espace des prises de position artistiques actuelles et potentielles » ; et comme l’espace des prises de position (œuvres) est structuralement homologue à l’espace des positions (auteurs), c’est donc cette position qui « est au principe des “choix” que cet auteur opère dans un espace de prises de position artistiques (en matière de contenu et de forme définies, elles aussi, par les différences qui les unissent et les séparent63. » La position dans le champ expliquerait par conséquent le contenu comme la forme de l’œuvre. Tout se passe comme si Flaubert n’avait rien à dire de particulier, n’était pas poussé par le besoin d’exprimer ou de dire quoi que ce soit. Il donne l’impression d’être un acteur aux dispositions sociales données qui choisirait parmi une liste de thèmes et de styles possibles ce qui correspond le mieux à sa position dans le champ et ce qui est le mieux pour lui dans l’état de concurrence : « Lorsque Flaubert entreprend d’écrire Madame Bovary ou L’Éducation sentimentale, il se situe activement, par des choix impliquant autant de refus, dans l’espace des possibles qui s’offrent à lui. Comprendre ces choix, c’est comprendre la signification différentielle qui les caractérise au sein de l’univers des choix compossibles et la relation intelligible qui unit ce sens différentiel à la différence entre l’auteur de ces choix et les auteurs de choix différents des siens64. »

On peut être d’accord avec Bourdieu pour dire qu’il faut « construire comme tel le point de vue de l’auteur » et « se mettre à sa place » pour pouvoir comprendre pourquoi il écrit ce qu’il écrit comme il l’écrit. Mais qu’est-ce qui définit cette place ou ce point de vue ? Bourdieu, qui ne se pose pas explicitement la question, y répond comme s’il allait de soi qu’il s’agissait de la « place dans le champ ». Le champ devient l’alpha et l’oméga du monde de l’auteur. Quant à l’auteur, il semble n’avoir aucune expérience antérieure à son entrée dans le champ (ou bien ces expériences n’interviennent que sous une forme très synthétique et sont retraduites dans la logique du champ) et ne paraît pas plus avoir d’expériences extralittéraires parallèles à son activité dans le champ littéraire.

Tout se passe comme si Bourdieu projetait dans la tête de l’auteur le point de vue du critique qui ne connaît que les œuvres, qui ignore tout de ce qui pousse les auteurs à écrire ce qu’ils écrivent et qui dispose de tout le loisir nécessaire pour comparer entre elles les œuvres qui se présentent à lui. Si les critiques littéraires, en tant que lecteurs professionnels spécialistes du traitement des œuvres, classent en permanence les œuvres les unes par rapport aux autres, les comparent et leur attribuent un sens et une valeur propres en fonction de leur position spécifique dans l’espace des œuvres existantes, l’auteur, quant à lui, n’écrit pas son œuvre motivé exclusivement par l’état de la concurrence littéraire, le sociologue présupposant d’ailleurs trop souvent la connaissance effective que chaque auteur peut avoir de l’ensemble de la production existante. Bourdieu commet ici l’erreur classique, qu’il relevait lui-même chez nombre d’anthropologues structuralistes, en adoptant le point de vue théorique du lecteur critique professionnel plutôt que le point de vue pratique de l’auteur en situation de création.

Car la logique critique d’attribution d’une valeur ou d’un sens à un texte — dans ce qui le rapproche et le différencie d’autres œuvres — n’est pas forcément gouvernée par les mêmes principes que la logique qui préside à sa création. Imaginer que chaque œuvre est, consciemment ou non consciemment, un coup joué pour se différencier des coups déjà joués donnerait l’image d’un auteur qui n’a comme seul souci, intentionnel ou non, que de se distinguer des autres auteurs et d’exister différentiellement. Confondre l’activité créatrice et l’activité classificatrice et qualificatrice des critiques professionnels, c’est oublier les raisons, les mobiles ou les motivations qui poussent les auteurs à écrire et, plus précisément encore, qui poussent les auteurs à dire ou exprimer des expériences spécifiques à travers des formes littéraires : « Chaque prise de position (thématique, stylistique, etc.) se définit (objectivement et parfois intentionnellement) par rapport à l’univers des prises de position et par rapport à la problématique comme espace des possibles qui s’y trouvent indiqués ou suggérés ; elle reçoit sa valeur distinctive de la relation négative qui l’unit aux prises de position coexistantes auxquelles elle est objectivement référée et qui la déterminent en la délimitant. Il s’ensuit par exemple que le sens et la valeur d’une prise de position (genre artistique, œuvre particulière, etc.) changent automatiquement, lors même qu’elle reste identique, lorsque change l’univers des options substituables qui sont simultanément offertes au choix des producteurs et des consommateurs65. »

Nous verrons que Kafka — mais c’est sans aucun doute le cas de Flaubert dans L’Éducation sentimentale ou dans Madame Bovary — écrit pour faire travailler un certain nombre de problèmes que sa situation présente ou passée lui impose d’affronter. Kafka écrit pour démêler l’écheveau de ce que j’appellerai sa problématique existentielle et il se révèle davantage tendu vers son travail d’élucidation de ses problèmes et de connaissance de soi qu’obnubilé par les autres courants littéraires ou les autres auteurs auxquels il ne réagit qu’en rapport à ses propres questionnements personnels. Nous verrons aussi que son style d’écriture ne se saisit pas davantage indépendamment des dispositions sociales familialement, scolairement puis professionnellement construites. L’image d’un auteur écrivant ce qu’il écrit et comme il écrit en fonction de sa seule position dans un « champ » est une représentation qui correspond mal à la réalité des faits et ne permet pas d’interpréter de manière adéquate ses œuvres. Cette vision des choses contribue notamment à ôter toute épaisseur existentielle aux œuvres en négligeant le fait que celles-ci sont le produit d’une transposition littéraire de problèmes vécus par leurs auteurs.