Tout chercheur en sciences sociales travaillant sur la littérature voit inévitablement se dresser le rempart de la lecture interne des textes par des spécialistes (critiques ou théoriciens) de la littérature. Qu’importe les auteurs et leur vie. L’important, c’est l’œuvre, dont on est censé admettre, sans résistance, qu’elle se tient sans support et qu’elle mène une existence parfaitement autonome. L’œuvre serait ainsi passée comme par inadvertance par le cerveau ou la main d’un auteur donné dont la vie « empirique » n’aurait rien à faire avec les logiques si mystérieuses et insondables de la création. Les réactions outrées, ironiques ou méprisantes aux travaux des historiens ou, pire, des sociologues s’occupant des faits littéraires ne sont le plus souvent que l’expression d’une défense du territoire littéraire comme d’une « chasse gardée » contre l’intrusion vulgaire de ceux qui ne respectent pas les textes. Réductionnisme, positivisme : tout a été dit pour rendre d’emblée suspecte toute tentative de mise en rapport de la littérature avec autre chose qu’elle-même.
Pierre Bourdieu soulignait le fait que l’historicisation de la littérature est vue d’un très mauvais œil par ceux qui veulent faire de la littérature « une expérience absolue, étrangère aux contingences d’une genèse1 ». Mais les amoureux de l’expérience pure et absolue peuvent encore s’accommoder de cette historicisation de la littérature lorsqu’il leur semble que l’essentiel, en l’occurrence l’œuvre, est préservé de l’investigation sociologique. Qu’il y ait une histoire ou une sociologie des institutions littéraires, une histoire ou une sociologie des éditeurs et des stratégies éditoriales, une histoire, une sociologie ou même une économie du marché littéraire, des biographies historiques ou sociologiques d’auteurs, etc. peut être acceptable lorsque l’œuvre peut encore apparaître comme un isolat protégé. L’acte vraiment attentatoire aux bonnes mœurs littéraires réside plutôt dans le fait de montrer que l’œuvre, sa forme comme son propos, est profondément liée aux formes d’expériences vécues par son créateur.
La question de l’intertextualité occupe une place importante dans les études littéraires, consacrant l’autonomie du texte et la clôture de l’espace littéraire. Nombreux sont les spécialistes de Kafka ayant ainsi cherché à mettre en évidence les « influences littéraires » dont son œuvre serait le produit. Le jeu consiste alors à chercher les ressemblances formelles et thématiques dans une très lansonienne « quête des sources et des influences2 ». Claude David a bien montré, dans le cas de Kafka, ce que la recherche des influences pouvait avoir de superficiel et de problématique. Commentant la partie de La Colonie pénitentiaire consacrée à la machine à torturer, il note qu’« un commentateur, W. Burns, suivi par H. Binder, a proposé comme source de cette partie de l’histoire Le Jardin des supplices, d’Octave Mirbeau ». Le lien semble avéré : « Le nombre des rapprochements de détails est tel qu’il faut admettre comme une certitude l’influence, à première vue inattendue, du texte de Mirbeau. » Mais cela donne, du coup, l’impression que Kafka ne fait que jouer à reprendre un thème, enlevant tout son pathétique à l’histoire : « Ainsi, les phrases mêmes qui paraissaient, chez Kafka, attester des obsessions sadiques ont été empruntées à un modèle. » Par ailleurs, le soulignement des points de similitude finit aussi par faire oublier la place et le rôle de la torture dans les œuvres de ces deux auteurs. Or, « il va de soi […], écrit Claude David, que la ressemblance entre Kafka et Mirbeau est toute de surface3 ». En parlant de cette analogie de surface, Claude David veut parler de l’intention générale et du cadre narratif global dans lequel ce matériau verbal, peut-être emprunté à Mirbeau, prend sens. On pourrait défendre Burns et Binder contre David, en affirmant que la recherche de la spécificité littéraire des textes exige que les emprunts, ici thématiques et lexicaux, soient pris en considération et soient même l’essentiel du travail analytique à accomplir. Mais cette recherche des influences littéraires, petites ou grandes, partielles ou totales, compositionnelles, stylistiques ou lexicales, est sans fin quand elle n’est guidée par aucun principe de sélection autre que celui de la ressemblance formelle ou thématique.
On peut même trouver des ressemblances entre deux textes alors que l’auteur du second texte, dans l’ordre chronologique, n’a jamais lu le premier texte, mais d’autres textes qui lui ressemblent. On peut aussi trouver des ressemblances entre les textes d’auteurs qui ne se sont jamais lus, mais qui, partant des mêmes problèmes de départ et puisant dans des sources littéraires proches, inventent pratiquement au même moment des textes partiellement analogues. Et l’on voit même avec Kafka — mais on pourrait le montrer à propos de bien d’autres auteurs — qu’un écrivain ne puise pas ses solutions formelles seulement dans le domaine des textes littéraires : il peut s’inspirer de textes religieux, juridiques, politiques, journalistiques, philosophiques, et même de propos quotidiens. Nombre de solutions formelles kafkaïennes tiennent à des proverbes, à des expressions courantes et même à des mots marquants entendus dans son entourage (il en va ainsi du mot de « vermine » employé souvent par son père, mais aussi par les antisémites de l’époque). L’« influence », si le terme a un sens, est dans tous les cas multiple et pas de nature ou d’origine strictement littéraire.
Michael Baxandall considérait à juste titre la notion d’« influence » comme « l’un des fléaux de la critique d’art4 ». L’un des problèmes de cette notion est qu’elle décide d’emblée du sens d’une relation. On dira que « X influence Y », alors que l’on pourrait tout aussi bien dire que Y « a recours à », « se réfère à », « fait appel à », « crée une variation par rapport à », s’approprie, prolonge ou fait revivre X. Et quand bien même on maintiendrait la relation de causalité qui part de X pour aller vers Y, on se demande rarement « pourquoi il a justement agi sur Y5 ». Il faudrait même, pour être précis, ajouter au raisonnement de Baxandall la question de savoir pourquoi X a agi sur Y et pas sur W ou sur Z.
Mais Baxandall critique la notion d’influence sans remettre en question l’un de ses plus grands présupposés, à savoir que l’« influence » en question ne peut être que de nature artistique et que seules jouent les interactions entre œuvres de même nature, à l’intérieur d’un domaine pictural ou littéraire. Voulant insister sur le fait que Y agit aussi sur X, dans le sens où il change le sens, la place ou la valeur de l’œuvre de X, Baxandall développe du même coup une vision de l’art comme domaine purement autonome d’activité. Il file notamment la métaphore des billes en interaction, et explique que ce n’est pas seulement X qui tape sur Y (qui exerce une influence sur Y), mais Y qui, en utilisant X, produit des effets sur tout un ensemble d’autres billes : « Certaines billes sont maintenant plus ou moins faciles à atteindre, d’autres sont au contraire plus ou moins masquées. Autrement dit, une fois qu’il s’est référé à X, Y se retrouve dans une position où tous les coups ne sont plus également jouables. Les arts sont des jeux de position et chaque fois qu’un artiste “subit” une influence, il réécrit un peu l’histoire de l’art à laquelle il appartient6. »
Une telle façon de concevoir les choses néglige, pour s’en tenir à la littérature, les auteurs qui entrent en relation à travers le temps et l’espace par œuvres interposées ou bien les présente comme des sortes de joueurs d’échecs ne portant chaque nouveau coup que motivé par l’état du jeu et, notamment, par le coup joué précédemment par leur adversaire. Si on réduit tout aux textes et au jeu de l’intertextualité, on constatera les « influences » (version passive) ou les « appropriations » (version active), mais on oubliera dans tous les cas l’expérience des auteurs en question et ce qu’ils ressentent nécessaire d’exprimer à partir de ces expériences. L’idée séduisante de « jeu de positions », ou de coups joués et jouables sur un échiquier pose le problème de la réduction de l’écriture littéraire à des prises de position formelles ou thématiques par rapport à des formes ou des thèmes littéraires antérieurs ou concurrents7. Pour résister à cette tendance, il faut remettre en question un certain type d’autonomisation de la littérature8. Dans les faits, l’œuvre littéraire dit autre chose que « je suis un coup contre Flaubert et Proust » ou bien « je suis un coup joué avec Flaubert et Proust, contre Balzac, etc. ». Elle parle aussi du monde et, surtout, des expériences qui sont faites du monde.
C’est en fait dans leurs conditions d’existence et de coexistence, passées et présentes, et les problèmes qu’elles leur posent, qu’il faut aller chercher les raisons du fait que Y reconnaît en X un cousin traitant de questions ou de problèmes qui l’intéressent et du fait qu’il s’appuie sur les textes de X pour dire ce qu’il a à dire. Mais il serait erroné de prétendre que le but de Y était de reprendre X, de transformer une forme littéraire existante produite par X, ou que le principe de sa création réside dans le fait de jouer un coup littéraire qui n’avait jamais encore été joué jusque-là. Présentée comme cela, la création littéraire deviendrait, comme nous l’avons vu, un simple jeu de positionnements distinctifs : un jeu de reprises, de transformations, de déplacements partiels ou de subversions de formes déjà existantes. Ce qui motive l’investissement dans un tel jeu et ce qui est au principe de tel ou tel coup dans le jeu serait à chercher exclusivement ou principalement dans les dynamiques propres au jeu. Mais de telles visions « littéraristes » oublient que les raisons qui font que l’on entre dans le jeu et la nature de ce que l’on y fait sont en grande partie liées aux socialisations (familiales, scolaires, professionnelles, sentimentales, amicales, religieuses, politiques, etc.) extérieures au jeu en question. Et, à ne chercher la vérité du littéraire que dans les strictes limites du jeu littéraire, on en oublie les déterminants sociaux des expériences littéraires des auteurs (qui ont forgé leurs goûts et leurs dégoûts, leurs attirances ou leurs rejets pour d’autres auteurs), qui sont précédées et accompagnées par des socialisations de tout autre nature. La socialisation littéraire est autant à expliquer qu’elle est elle-même explicative : pour s’intéresser à telle ou telle œuvre, à tel ou tel auteur ou courant littéraire, encore faut-il avoir les dispositions, les goûts et les arrière-plans existentiels adéquats. Il serait par conséquent plus pertinent de dire que Y exprime quelque chose à travers des formes littéraires et qu’il s’appuie pour cela sur les textes de ceux qu’il reconnaît comme ayant approché le même genre de problèmes que ceux qu’il entend poser, exposer ou même résoudre, ou comme ayant écrit sur de tout autres questions, mais d’une manière telle qu’il se sent attiré par elle.
En présentant les choses comme cela, on évite de faire du jeu littéraire un espace totalement autonome qui serait au principe de l’engendrement de toutes les œuvres. On dira qu’on a affaire à un jeu spécifique, avec ses formes et ses modalités spécifiques, à travers lesquelles des auteurs déterminés expriment le plus souvent des expériences extralittéraires, c’est-à-dire des expériences qui trouvent leur origine en grande partie à l’extérieur du jeu littéraire. La métaphore du jeu d’échecs, qui donne à penser que chaque nouveau coup joué dépend du coup précédemment joué par l’adversaire, a des limites évidentes qu’il faut énoncer clairement pour ne pas glisser vers une vision totalement autonomisante de ce que créer veut dire. La Métamorphose ou Le Château ne sont pas simplement des manières de répondre à d’autres textes antérieurement écrits par Dickens, Flaubert, Dostoïevski ou Grillparzer. Ce sont d’abord et avant tout des manières pour Kafka de dire des choses qu’il a à dire. Et pris par cette nécessité d’écrire, Kafka rencontre des auteurs tels que Dickens, Flaubert, Dostoïevski ou Grillparzer, qui peuvent l’aider à dire ce qu’il a à dire dans la forme où il le dit.
On peut concentrer son attention sur les topiques ou les thèmes que Kafka partage avec d’autres écrivains, du passé comme du présent, sur les genres qu’il utilise, sur les éléments stylistiques (la phrase, les figures métaphoriques, les tropes, etc.) qu’il emprunte à ou partage avec d’autres écrivains, mais ces repérages érudits ne permettent jamais de dire pourquoi Kafka a fait le « choix » de ces genres, de ces topiques ou de ces métaphores plutôt que d’une multitude d’autres compossibles. C’est en fonction de ses dispositions et de ses cadres d’expérience spécifiques qu’il écrit ce qu’il écrit à partir de ce qu’il connaît de la littérature. Si les effets d’intertextualité sont intéressants à noter, ils n’expliquent pas le fait que certains livres aient plus compté que d’autres et signalent leur présence dans le texte même de Kafka, alors que d’autres textes lus sont restés sans effet (« influence »). L’« influence » ne peut avoir lieu que parce que l’« influencé » y est prédisposé et que le mot, le thème, le procédé qu’il reprend à d’autres dit quelque chose ou témoigne aussi de sa situation. Les livres ne prêchent toujours que des semi-convertis, c’est-à-dire n’attirent ou n’exercent une attraction et une influence que sur ceux qui ont les dispositions et les types d’expérience qui les rendent sensibles à ces livres, mais qui les rendent aussi rétifs ou indifférents à d’autres livres9. Et surtout, le constat de certains emprunts ou de certaines sources d’inspiration ne devrait pas conduire à couper les liens entre ce qui est écrit et les expériences bien réelles du créateur.
Même les paroles ordinaires, qu’elles soient spontanées ou élaborées, courtes ou longues, sont toujours des mélanges de propos rapportés, des énoncés composés de morceaux de langage qui appartiennent à d’autres que soi (groupe des pairs, membres de sa famille, collègues de travail, membres de sa communauté confessionnelle, etc.). Et en adoptant le langage de ces diverses communautés, groupes ou milieux, on en adopte aussi le point de vue, la sensibilité, les centres d’intérêt. Cela n’empêche cependant pas le sociologue de pouvoir ordinairement étudier les propos des enquêtés en lien avec leur vie passée et présente, dans ce qu’ils nous disent de leurs pratiques et de leurs rapports à ces pratiques. Rares seraient les sociologues à limiter leur investigation à la quête des influences langagières dans l’entourage proche ou lointain, présent ou passé, c’est-à-dire à se contenter de déterminer les sources langagières qui ont pu influer sur ces propos ou à partir desquelles ces propos se sont construits, du point de vue des thématiques, du lexique, du style, ou du genre de discours. Si c’était le cas, on oublierait que ces éléments de langage empruntés, partagés par d’autres, intériorisés du fait de la fréquentation d’une multitude de personnes ou de discours écrits, renvoient à, et s’ancrent dans des formes d’expérience sociale. Or, c’est précisément ce que font nombre de spécialistes de la littérature en ne voyant qu’influences ou appropriations croisées et jeux permanents d’intertextualité. C’est parce que le jeu littéraire forme un cadre plus restreint et spécifique que ce type de recherches revêt tout de même un sens, et c’est, à l’inverse, parce que l’espace sociolangagier des propos ordinaires est beaucoup trop vaste que des recherches de cette nature ne peuvent être le plus souvent raisonnablement menées. Mais on ne peut nier, en matière de littérature, l’intérêt qu’il y a à chercher à comprendre ce qui se dit et la forme dans laquelle c’est dit en fonction des expériences et des dispositions sociales des auteurs, et indépendamment des effets d’intertextualité.
Alors que, pour Mikhaïl Bakhtine, l’approche dialogique et l’étude du discours rapporté étaient le moyen de sortir du solipsisme linguistique saussurien pour montrer comment les discours des autres, et plus précisément des communautés dont les locuteurs sont membres, informent et pénètrent le discours individuel10, ce principe théorique est devenu, réinterprété par une conception plus structuraliste, un moyen de couper les paroles ordinaires des sujets parlants et les œuvres littéraires des expériences sociales de leurs créateurs, pour réduire les paroles ordinaires à des manifestations de l’interdiscursivité et les textes littéraires à un langage sur du langage littéraire, passé ou présent. Bakhtine voulait en effet rompre avec le face-à-face abstrait du sujet parlant et de la langue comme système de signes pour remettre au cœur de l’étude le « processus d’assimilation, plus ou moins créatif, des mots d’autrui (et non des mots de la langue)11 ». Il écrivait ainsi : « Notre parole, c’est-à-dire nos énoncés (qui incluent les œuvres de création), est remplie des mots d’autrui, à des degrés variables, par l’altérité ou l’assimilation, caractérisés, à des degrés variables également, par un emploi conscient et démarqué. Ces mots d’autrui introduisent leur propre expression, leur tonalité des valeurs, que nous assimilons, retravaillons, infléchissons12. » On voit, du même coup, que le risque est grand d’affirmer que ce que dit ou écrit une personne n’est que le produit de l’interaction avec les « mots d’autrui » et ne dit rien d’autre que cela. Cela aboutirait à une sorte de théorie généralisée de l’interdiscursivité ou de l’intertextualité, avec pour conséquence la totale déconnexion des propos quotidiens par rapport aux sphères d’activité et aux expériences réelles des locuteurs. Ce serait alors oublier qu’au-delà de la communauté des mots, des genres ou des formules il y a la communauté ou la similarité des situations dans le monde, des expériences et des conditions d’existence.
Si je voulais résumer les différentes manières de traiter les faits de langage que j’ai pu rencontrer au cours de mes recherches successives13, je dirais qu’il en existe cinq grandes formulables de la façon suivante :
— la position linguistique saussurienne, structurale qui fait de chaque discours une actualisation singulière des structures (phonologiques, lexicales ou grammaticales) de la langue ; ce sont ces structures qui constituent le véritable objet de la linguistique ;
— la position bakhtinienne qui voit dans les énoncés « des réponses à des énoncés antérieurs à l’intérieur d’une sphère donnée », chaque nouvel énoncé prenant sens par rapport aux énoncés antérieurs : « il les réfute, les confirme, les complète, prend appui sur eux, les suppose connus, et, d’une façon ou d’une autre, il compte avec eux14 » ; on reconnaît là l’une des origines de l’analyse des productions littéraires en termes d’intertextualité, qui constitue les thèmes, les aspects compositionnels ou stylistiques des œuvres comme des éléments d’une série d’échanges entre les textes d’un domaine donné ;
— la position pragmatique qui considère chaque discours dans ce qui le relie aux circonstances particulières et immédiates de sa production ; cette approche, qui a plus de pertinence pour les énoncés oraux de la vie quotidienne, insérés dans des cours d’action extraverbaux, que dans le cas des grands discours écrits, peut toutefois conduire à rattacher le texte littéraire à l’acte même d’écriture ou aux événements déclencheurs ;
— la position documentaire qui fait de chaque discours un document sur le monde, une ouverture sur le monde réel ; les structures formelles du discours sont rendues transparentes et le chercheur (le plus souvent historien, anthropologue ou sociologue) voit le matériau verbal comme une fenêtre ouverte sur le réel (historique, social, culturel, etc.) ou comme une simple surface d’inscription de réalités extratextuelles ;
— la position sociologique sous-tendant tout ce travail, qui voit dans les discours (les courts énoncés oraux comme les longs discours écrits) des manières d’exprimer des situations dans le monde ou des expériences du monde et qui refuse de détacher ces énoncés des activités réelles auxquelles ils se rattachent ou des conditions d’existence et de coexistence, passées ou présentes, des énonciateurs ; de ce point de vue, chaque texte littéraire est une manière, pour son créateur, de mettre en forme les expériences qu’il a faites du monde, c’est-à-dire de construire littérairement, à partir de catégories de perception et d’expériences sociales déterminées, certains aspects ou certaines parties du monde humain.
Concernant spécifiquement la création littéraire, le risque principal consiste sans doute, après avoir critiqué à juste titre une approche saussurienne trop abstraite, à généraliser le propos bakhtinien en ne faisant plus de l’expression littéraire qu’une manière de répondre à d’autres œuvres du passé ou du présent, indépendamment de ce que l’auteur pourrait chercher à dire à travers cette expression15. Dans le cas de Kafka, qu’on peut ranger parmi les grands lecteurs de littérature mondiale, le problème est pourtant moins pour lui de répondre à ses prestigieux ancêtres ou à ses concurrents contemporains, à détourner leurs œuvres, à les parodier ou à les prendre à revers pour jouer un nouveau coup littéraire, que de s’efforcer de dire quelque chose sur le monde et sur lui-même en s’appuyant sur les formes que lui proposent différentes traditions littéraires ou différents auteurs. Le risque est bien de glisser vers l’idée selon laquelle le propos de l’auteur produisant un texte serait moins important que les textes antérieurs issus de la même sphère d’activité (littéraire) et auxquels le texte en question apporterait une sorte de « réponse ». Vu comme cela, le texte littéraire (comme l’énoncé quotidien) ne serait qu’un « maillon dans la chaîne de l’échange verbal d’une sphère donnée ». On voit très bien comment, en matière littéraire, le déplacement peut s’opérer vers l’étude des « influences littéraires » ou, plus subtilement, vers l’étude des réappropriations plus ou moins créatrices, par de nouveaux auteurs, des thèmes, genres ou styles du passé ou du présent : imitation servile, détournement, recomposition, dérèglement, pastiche, contre-pied, etc. Mais se contenter de chercher la trace ou l’écho des « mots » ou des « textes d’autrui » dans le texte littéraire, ce serait oublier le fait que le producteur d’un énoncé (oral ou écrit) n’est pas qu’un interlocuteur mais qu’il dit des choses singulières sur le monde, ou, dit autrement, qu’il parle du monde à partir d’expériences singulières dans le monde.
Peut-on réduire la spécificité de la littérature, ce qu’on appelle parfois sa littérarité, à sa dimension formelle, esthétique (genre, composition, formes narratives, style) ? La littérature est-elle autre chose que du langage ou du texte ? Voilà des questions centrales qui, pendant longtemps, n’ont pas fait débat en France parmi les spécialistes de la littérature. Non seulement il allait de soi que seul le texte compte (exit l’auteur et les conditions sociales de la création), mais il paraissait tout aussi évident que ce qu’il faut retenir du texte se situe principalement ou même exclusivement dans sa dimension formelle. Roland Barthes pouvait ainsi écrire que le récit n’a pas pour fonction de « représenter » quoi que ce soit, et que « “ce qui arrive”, c’est le langage tout seul, l’aventure du langage, dont la venue ne cesse jamais d’être fêtée16 ». Vincent Descombes a bien résumé l’étrange radicalité de ces thèses : « La question Qu’est-ce que la littérature ? est une question de poétique. L’école textualiste répond : la littérature est le langage du langage. La littérature, selon cette école, est un discours dans lequel les mots sont utilisés pour rien. Ce qui se passe dans le récit n’est rien. Ce qui est représenté dans la fiction n’est rien. Le discours est littéraire lorsque rien ne correspond aux mots qui sont écrits. Avec la littérature, nous avons un texte et rien qu’un texte. C’est seulement dans le texte qu’il est question d’une réalité à trouver en dehors du texte. (C’est seulement si nous lisons L’Île au trésor que nous avons l’idée qu’il y a — hors du texte que nous lisons — une île au trésor)17. » Les sociologues de l’art et de la culture ont eux-mêmes souvent accepté cette définition de l’artistique sans remise en question, soulignant même la nécessité de prendre en compte la spécificité formelle des œuvres dont ils s’efforcent par ailleurs de définir socialement les producteurs et les contextes de production. Tout se passe donc comme si l’importance artistique d’une œuvre était indépendante des « contenus » moraux, politiques, philosophiques, etc. qu’elle propose, et qu’il n’y avait pas d’autres manières de définir l’œuvre que par ses propriétés les plus formelles.
Philosophe du langage et de la littérature, Jean-Jacques Lecercle assume pleinement cette position linguistico-centrée de la littérature. Dans son livre sous forme de dialogue avec Ronald Shusterman, il écrit : « Un texte littéraire est un texte dont il n’est jamais possible d’oublier la langue, car elle s’impose à l’attention du lecteur. […] Dans un texte littéraire, le “message” communiqué concerne toujours et d’abord la langue ; tout autre élément d’information n’est qu’un élément secondaire18. » Mais les contre-arguments de Shusterman sont forts et, selon moi, convaincants : « Cela pourrait nous amener à conclure qu’un livre d’exercices grammaticaux est un texte littéraire. Lorsque je conjugue les verbes dans un tel exercice — “She (to live) in London since 1983” —, le seul message que je retire de cette expérience langagière est une règle de la langue. Je ne cherche guère à savoir qui “elle” est, et ce qu’elle fait à Londres depuis une quinzaine d’années. Mais si nous devons conclure que les textes littéraires ne sont pas les seuls textes qui peuvent solliciter une attention linguistique, il importe davantage de constater que rien ne les oblige à le faire. Je pense qu’il est exagéré de dire que tout texte littéraire communique avant tout un message sur la langue. Tout texte donne à voir la langue, forcément, mais sa visée peut être plus diverse. On ne peut prétendre que le contenu socio-moral de textes comme La Divine Comédie, Germinal ou La Peste est secondaire par rapport à leur message métalinguistique19. » Seuls des linguistes, des professeurs de lettres ou des critiques littéraires formés aux outils de la linguistique peuvent en effet penser que la littérature « sollicite » d’abord et avant tout une attention linguistique ou formelle. Et s’ils veulent éliminer l’auteur, c’est pour laisser le champ entièrement libre à l’exégète : « La mort de l’auteur serait-elle nécessaire à la survie du critique20 ? »
Pourtant, des voix dissonantes ont pu s’exprimer sur ces sujets et rappeler que la littérature n’est pas une simple question formelle, et notamment de style, mais qu’avec ses formes spécifiques, qui peuvent considérablement varier, depuis les écritures les plus descriptives jusqu’aux écritures les plus classiquement narratives, depuis les modèles du conte, de la fable ou de la chronique jusqu’aux formes les plus complexes des narrations proustiennes, faulknériennes, en passant par tous les détournements possibles de genres discursifs extralittéraires tels que le procès-verbal, le rapport scientifique ou le rapport d’enquête, le journal personnel, l’échange épistolaire ou le récit de voyage, la littérature se caractérise aussi par une manière de faire entrer le lecteur dans des mondes mentaux ou sociaux inconnus ou de lui faire vivre, dans cet espace symbolique un peu en suspens que constitue le récit fictionnel, des expériences qu’il n’aurait jamais eu à vivre ou qu’il prolonge par sa lecture. Il y a bien une spécificité de ce discours qui réside justement dans le fait qu’il conduit le lecteur à vivre en imagination des situations, à y être plongé et à se poser des questions avec ou sur le narrateur ou les personnages de l’histoire. Le lecteur n’est pas face à des discours théoriques sur le réel qui lui en explicitent le fonctionnement, mais pénètre dans des univers, suit des situations et des personnages et peut entrer dans des logiques qui lui échappaient jusque-là ou qu’il n’appréhende que très confusément. Pour le dire de façon condensée : la littérature est aussi un réservoir d’expériences et de savoirs sur le monde. Elle peut « instruire », augmenter la conscience ou développer le sens pratique du lecteur par sa mise en situation fictionnelle. Il ne s’agit pas d’un apprentissage à proprement parler pratique, ni d’un apprentissage théorique, mais d’un apprentissage par la mise en situation narrative.
Plutôt que d’être plongé dans l’urgence des situations de la vie ordinaire, happé par les logiques pratiques et les problèmes pratiques qui doivent se résoudre sans délai, ou bien d’être appelé par la théorie à prendre radicalement ses distances par rapport au réel (skholè), le lecteur de romans ou de nouvelles peut faire travailler des questions existentielles problématiques (en quoi il ne faut pas entendre nécessairement « dramatiques ») ou tout simplement des situations de la vie quotidienne sur un mode imaginaire. Hors de l’urgence de la pratique, mais beaucoup plus sensiblement ou concrètement que dans les discours théoriques, il fait une expérience du monde d’un genre très spécifique que seule la littérature lui permet de faire21. La littérarité de l’œuvre réside donc bien autant dans cette capacité à faire vivre des expériences concrètes, bien que détachées de la pression sociale immédiate, que dans le genre, la composition ou le style qui sont les moyens indispensables par lesquels l’écrivain rend possibles ces expériences. On est dans l’ordre de l’expérience éthico-pratique en pensée ou en imagination.
Il faut savoir gré au psychologue Jerome S. Bruner d’avoir rappelé les fonctions centrales du récit dans la construction symbolique de l’expérience ordinaire. La spécificité de la littérature, lorsque celle-ci prend une forme narrative, même bouleversée ou transformée, c’est de se trouver dans une continuité sémantique et sémiotique (à la différence de la peinture ou de la musique qui ne « parlent » pas) par rapport aux récits plus ordinaires qui trament les conversations quotidiennes. C’est à l’aide de récits que les acteurs de nos sociétés donnent forme en permanence à leurs expériences quotidiennes, les « modélisent22 » (Ricœur), et lorsque les acteurs en question lisent des textes littéraires ils se retrouvent souvent en terrain familier, même si ce terrain finit par se dérober sous leurs pieds lorsque l’auteur joue avec leurs attentes et les déroute : « Ce qui m’a d’abord frappé de plein fouet au début des années 1980, et qui n’a cessé de s’affirmer depuis comme une évidence éblouissante, c’est que notre principal outil pour mettre de l’ordre dans l’expérience, pour forger une sorte de continuité entre le présent, le passé et le possible, est le récit, la narration. Et c’est cela qui avait été à peu près complètement négligé par les psychologues (moi compris). […] C’est le véhicule des plaidoiries devant les cours de justice ; c’est grâce à lui que l’on confesse ses péchés au prêtre de la paroisse ou que l’on donne un sens à ses troubles les plus intimes devant son psychothérapeute. Et, peut-être plus important encore, c’est au travers des récits que la littérature et le théâtre se construisent23. » Et parfois les récits littéraires peuvent même devenir des « gabarits de l’expérience24 » auxquels les acteurs se réfèrent. C’est dans des récits que se formulent les grands problèmes vécus par les individus d’une société et Bruner dit qu’il lui est « arrivé d’affirmer que le récit est le médium le mieux approprié pour décrire (quand ce n’est pas pour caricaturer) les grands problèmes de l’être humain : les histoires d’“enfants perdus”, d’“amant jaloux”, ou ces événements auxquels la loi anglaise se réfère sous la forme des moderata misericordia. Les problèmes les plus typiques finissent par constituer des métaphores de la condition humaine. Sisyphe qui pousse éternellement son rocher sur les pentes de la montagne est la métaphore de l’éternelle frustration humaine25 ». En créant des « mondes possibles » les écrivains donnent l’opportunité aux lecteurs de faire travailler leurs expériences, de les enrichir ou d’en prendre tout simplement conscience.
C’est ce que les philosophes Martha Nussbaum et Cora Diamond ont toutes deux souligné26. La littérature est, pour le lecteur, l’occasion d’augmenter sa connaissance de soi et des autres et d’explorer « des aspects importants de l’expérience morale humaine27 ». Comme le résume fort bien Sandra Laugier : « Avant de critiquer une certaine approche de l’éthique, Martha Nussbaum et Cora Diamond ont rejeté, et c’est peut-être tout aussi important, une approche de la littérature qui qualifierait d’emblée comme naïve, réactionnaire ou moraliste toute tentative d’intégrer le texte littéraire à nos vies ordinaires, de “poser à un texte littéraire des questions concernant la façon dont nous pourrions vivre, en traitant l’œuvre comme une œuvre qui s’adresse aux intérêts et aux besoins pratiques du lecteur, et comme portant dans un certain sens sur nos vies” (Nussbaum). Un de leurs premiers principes est bien en effet de dire (très simplement) que l’œuvre ne parle pas que d’elle-même, que son intérêt n’est pas seulement dans “les complexités de la forme littéraire et de la référentialité intertextuelle”28. » S’appuyant sur Aristote et sur la notion de « sagesse pratique » (phronesis), Nussbaum voit la littérature comme une manière de prolonger les réflexions de la philosophie morale, mais sur un mode plus pratique et circonstancié.
Dans tous les cas, le lecteur entre dans l’histoire par l’intermédiaire de personnages, ce qui a pour effet de lui faire ressentir ou vivre ce qu’ils ressentent ou vivent du monde dans lequel ils évoluent. C’est ce que montre l’analyse par Jean-Jacques Rosat du cas de 1984 de George Orwell, qualifié par son auteur même d’« utopie en forme de roman ». Le héros de l’histoire, Winston Smith, appartient au monde qui est décrit, mais « refuse de s’y adapter29 » et fait découvrir ainsi au lecteur un monde absurde à partir de l’expérience d’une tentative de résistance : « Le lecteur, ainsi placé à l’intérieur de la conscience du héros, ne voyant et ne connaissant du monde que ce que celui-ci en voit et en connaît lui-même, devient un habitant de 1984 : ce monde a pour lui la même opacité que pour Winston et il suscite en lui les mêmes sentiments de solitude et de terreur. À la différence d’une utopie ou d’une contre-utopie, le roman nous fait vivre l’expérience d’habiter un tel monde et il nous la fait vivre de l’intérieur30. » Le monde du texte offre la possibilité au lecteur de découvrir ou de comprendre des types de situations, des mécanismes psychiques ou sociaux propres à certains mondes et, par là, d’accroître sa capacité réflexive sur la base d’un matériau narratif organisé par l’auteur. Ce n’est pas, comme le dit bien Rosat, un « savoir propositionnel » auquel le texte littéraire nous donne le plus souvent accès mais « une capacité à voir la société, les hommes et soi-même sous une perspective nouvelle31 ». Plutôt que d’expliquer, comme le ferait un traité de philosophie ou de sociologie politique, qu’un monde totalitaire produit un sentiment d’oppression chez ceux qui y sont plongés, le roman32 fait vivre et ressentir ce sentiment au lecteur qui se prête au jeu de l’identification et, se doit d’ajouter le sociologue des faits réels de réception, qui a les compétences lectorales lui permettant de lire des textes tels que celui d’Orwell.
Le propos de philosophes comme Martha Nussbaum n’est toutefois pas totalement nouveau. On trouve chez Hans Robert Jauss l’idée selon laquelle la littérature est une manière pour le lecteur de « rendre possible une autre perception des choses, en préfigurant un contenu d’expérience qui s’exprime à travers [elle] avant d’accéder à la réalité de la vie33 ». Le lecteur découvre une œuvre nouvelle, certes, avec « un arrière-plan d’autres formes artistiques, mais aussi par rapport à l’arrière-plan de l’expérience de la vie quotidienne » et « la composante éthique de sa fonction sociale doit être elle aussi appréhendée par l’esthétique de la réception en termes de question et de réponse, de problème et de solution, tels qu’ils se présentent dans le contexte historique, en fonction de l’horizon où s’inscrit son action34 ». L’argument de Jauss est équilibré : toute lecture met en jeu « l’expérience esthétique antérieure » et « l’expérience pratique de la vie35 », et la sociologie de la réception littéraire permet même de préciser que les lecteurs socialement différenciés se distinguent selon le poids relatif de l’expérience non littéraire et de l’expérience esthétique (l’univers des références littéraires et, plus largement, artistiques) qu’ils engagent dans leur lecture36.
Un autre théoricien de la littérature, qui a été l’un des grands linguistes structuralistes des années 1960-1970, Tzvetan Todorov, a fait le récit de sa trajectoire intellectuelle individuelle en expliquant les raisons de son doute progressif quant à la réduction de la littérature à ses aspects les plus formels, c’est-à-dire, pour être précis, aux aspects les plus analysables avec les seuls outils de la linguistique structurale. L’enseignement de la littérature s’est restreint et n’a plus porté que sur « les genres et les registres, les modalités de la signification et les effets de l’argumentation, la métaphore et la métonymie, la focalisation interne et externe37 ». Todorov critique vigoureusement cette focalisation sur l’œuvre littéraire constituée en « objet langagier clos, autosuffisant, absolu » et l’oubli de la littérature comme « incarnation d’une pensée et d’une sensibilité », « discours sur le monde » ou « interprétation du monde »38. Si son propos est plus normatif qu’analytique, il permet malgré tout de faire apparaître le lien entre la discipline linguistique, l’espace de la critique littéraire et les nécessités de l’enseignement qui concourent à débarrasser la littérature de ses fonctions, de son contenu, de ses auteurs et de ses contextes de création.
Ce qui est souligné par des philosophes (Nussbaum, Diamond, Laugier, Bouveresse et Rosat notamment) ou par des théoriciens de la littérature (Jauss, Todorov) est aussi tout simplement affirmé par des écrivains qui ne sont pas tous persuadés que le sel de la littérature soit exclusivement de nature esthétique. Nous verrons que Kafka comme Proust font partie des écrivains dont tout le monde admire l’œuvre littéraire, et qui pourtant ne plaçaient pas les questions d’esthétique, de forme ou de style avant les questions de vérité sur soi-même et sur le monde39. Les problèmes de forme ne sont pas détachables chez lui des choses qu’il cherche à dire et des situations ou des problèmes qu’il essaie de débrouiller ou d’élucider. Jacques Bouveresse fait le même constat à propos de son contemporain Robert Musil : « Il est important de remarquer […] que, contrairement à ce que l’on croit souvent, il n’a pas cherché réellement à révolutionner la forme romanesque, mais seulement à la modifier autant qu’il le fallait, mais pas plus, pour l’adapter à l’expression de contenus intellectuels d’un type nouveau40. » On sait aussi comment Zola pouvait concevoir le roman comme une sorte d’expérimentation sociale fictionnelle où des personnages aux propriétés sociales et morales données sont placés dans des conditions déterminées41.
Mais citer Zola (ou n’importe quel autre romancier réaliste), c’est introduire un risque de malentendu en laissant penser que certains romans (« sociaux », « réalistes ») pourraient être mis en relation avec les expériences sociales de leurs auteurs tandis que d’autres, aux ambitions plus formelles, résisteraient à ce genre d’analyse. Or, l’absence de présence explicite du monde social, de l’époque, des milieux sociaux, etc. — comme c’est le cas dans une partie des textes de Kafka — ne fait pas pour autant d’un texte littéraire un texte sans rapport avec la réalité sociale42. Comme le dit fort bien l’écrivain Tobias Hill, le fait même de qualifier certains romans de « sociaux » laisse penser que les autres ne le seraient pas : « C’est ce terme — le roman social — qui me pose problème. Ce n’est pas qu’il soit inexact ; il décrit bien les objectifs du genre. Ce qui me trouble c’est qu’il définit négativement les autres genres. Il suggère que le roman qui n’est pas dit “roman social” n’est pas un roman social. Et s’il est vrai que certains romans sont plus attachés à la peinture sociale que d’autres, tous les romans sont le produit de leur environnement, et tous les romanciers s’occupent de collision. Par leur nature, à la fois passivement et activement, tous les romans sont des romans sociaux43. »
Les témoignages d’écrivains sur leur création sont cruciaux. Si la reconnaissance des dimensions éthico-pratiques de l’œuvre littéraire ainsi que des fonctions cognitives, sociales, morales, politiques, thérapeutiques qu’elle peut avoir sur les lecteurs est sans doute un préalable et même un point d’appui utile pour le sociologue visant à analyser le processus créateur44, elle ne suffit pas à fonder ou justifier le regard spécifiquement sociologique sur la création littéraire. Le sociologue doit faire un pas de plus en montrant que si les œuvres littéraires sont autre chose que de simples exercices formels ou stylistiques, c’est parce qu’elles sont créées par des auteurs qui font travailler les structures de leurs expériences dans l’ordre spécifiquement littéraire. Car la thèse de l’œuvre comme produit autant éthico-pratique qu’esthétique peut encore se conjuguer avec l’« obsession textuelle » et l’excommunication de l’auteur, de ses expériences et des conditions sociohistoriques de la création. Si le sociologue ne peut se retrouver dans une approche strictement formaliste ou dans celle qui ne s’intéresserait qu’aux effets de l’intertextualité, il ne peut davantage se contenter d’une simple lecture de type éthique ou politique d’un texte autonomisé, qui éliminerait la question de la transposition des éléments de ce que j’appellerai la problématique existentielle du créateur.