Si l’on veut pouvoir sortir des ornières de ce qu’Antoine Compagnon a appelé « la vieuvre », voulant condenser par là « le concept même (déjà fort déterministe et matérialiste) de l’histoire littéraire qui n’a pas cessé d’explorer les relations — présumées causales — de la vie d’un auteur et de son œuvre1 », il faut pouvoir développer une longue série d’arguments coordonnés. Ces arguments portent diversement sur le traitement des cas singuliers dans les sciences sociales, sur la nature de ce qu’on peut appeler une biographie sociologique (à distinguer de nombre de biographies littéraires ou même historiques, de type événementialiste), sur la construction de séries de données (biographiques et textuelles) mises en relations, sur le processus de transposition de la problématique existentielle du créateur, sur la spécificité du domaine littéraire dans lequel s’exprime le créateur en question et sur le nécessaire recours au biographique qu’impose un état historique (socioéconomique notamment) particulier de la création littéraire.
Ces différents points de réflexion théorique ont guidé méthodologiquement la recherche empirique en même temps que celle-ci permettait de mieux les formuler. Il aurait été impossible de les formuler in abstracto, sans avoir à l’esprit le cas de Kafka, comme de nombreux autres cas travaillés par d’autres chercheurs. Seule la nécessité de l’exposition pédagogique contraint à les détacher du cas théoriquement construit qui suit, et à en faire un exposé un tant soit peu systématique et cohérent. Mais le lecteur doit garder présent à l’esprit l’utilité pratique de ces considérations.
Vouloir faire l’étude intensive et contextualisée d’un seul cas, en mettant en œuvre des concepts ayant déjà fait leurs preuves sur d’autres terrains et à propos d’autres objets, est une démarche scientifique pleinement légitime. On peut même se lancer dans une telle entreprise avec l’ambition de produire une intelligibilité de portée générale dont les acquis peuvent être transférés, partiellement ou totalement, sur d’autres cas ou d’autres séries de cas, plutôt que de laisser penser que chaque nouveau cas appellerait un mode d’analyse différent2. L’idéal, très naïf en sciences sociales, de « représentativité » ou de « généralisation »3 — qui, si les chercheurs s’y soumettaient totalement, les obligerait à ne travailler que sur des échantillons représentatifs de populations mères toujours connues — exigerait que le cas étudié puisse être dit « représentatif », dans la réalité historique, de toute une série d’autres cas, c’est-à-dire que l’on puisse affirmer qu’en étudiant le cas singulier en question, on produit une connaissance plus générale sur l’ensemble de la série ou de la catégorie dans laquelle il prend place4. François Simiand conseillait même, contre l’histoire événementielle, de « se détourner de faits uniques pour se prendre aux faits qui se répètent, c’est-à-dire à écarter l’accidentel pour s’attacher au régulier, à éliminer l’individuel pour étudier le social5 ». Appliqué à la lettre, un tel conseil conduirait à penser qu’il n’y a pas plus de sociologie (ou d’histoire) possible de Franz Kafka qu’il n’y en a de Mozart (Elias), de Saint Louis (Le Goff) ou de Guillaume Le Maréchal (Duby).
S’il est bien évident qu’étudier l’œuvre de Kafka en l’articulant aux schèmes d’expérience de celui-ci, et donc aux différents cadres de socialisation qu’il a fréquentés, c’est toucher à des réalités littéraires et sociales proches de celles d’autres écrivains de la même génération, de la même société, voire de la même ville, l’intérêt d’une telle démarche ne réside pourtant pas essentiellement là. Si l’on ne veut pas pratiquer l’étude de cas de façon honteuse, en s’excusant en permanence auprès de tous les défenseurs zélés de la représentativité ou en laissant penser que seule l’étude d’une longue série de cas parents permettrait d’asseoir ou de justifier plus complètement l’interprétation proposée, il faut poser explicitement que c’est la capacité à mener une analyse rigoureuse et cohérente sur un cas précis qui est le principal acquis général de ce genre de démarche. En démontrant sa capacité à « faire parler » le matériau, tant biographique que littéraire, c’est-à-dire à l’organiser et à l’articuler d’une façon plus ou moins inédite, une grille interprétative ou conceptuelle, et la méthode qui l’accompagne acquièrent solidité et généralité (au sens d’une possible transférabilité)6. En ce sens, la pertinence d’une interprétation réalisée dans un cadre théorique et méthodologique explicite et cohérent ne dépend pas du nombre de cas traités.
Les chercheurs rétifs à toute étude de cas — qui sont malheureusement renforcés dans leur conviction par tous les usages strictement monographiques de ce genre d’études, faisant des cas analysés des réalités isolées et closes sur elles-mêmes — confondent trop souvent les questions de « représentativité » (en rapport avec ce que l’on pourrait appeler une « théorie historique du social ») et de « généralité » (en rapport avec ce que l’on pourrait appeler un « modèle d’organisation et d’articulation des données »). La « représentativité » est liée aux propriétés historiques du cas ou de la série de cas étudiés. De ce point de vue, il ne sera pas question ici de prétendre que l’œuvre de Kafka était « représentative » de la littérature des « écrivains praguois au début du XXe siècle » ou des « écrivains juifs germanophones ». La « généralité » des outils d’analyse a plutôt à voir avec un certain effort de cohérence interne (de robustesse argumentative, comme dit Jean-Claude Passeron) ainsi qu’avec la pertinence de leur mise en œuvre sur des cas empiriques particuliers, c’est-à-dire avec la capacité à montrer leur utilité dans l’interprétation de matériaux empiriques singuliers. Avoir démontré la fécondité ou le rendement scientifique d’un modèle d’analyse sur un cas soigneusement traité suffit à en prouver l’intérêt et à encourager son utilisation sur d’autres cas pour continuer à en valider la pertinence.
Dès lors que l’on parle de « cas », ou de « cas singulier », on peut aussi laisser penser que le cas en question est forcément « exceptionnel », « atypique » ou « anormal ». Or, ce travail n’a aucune intention hagiographique, qui consisterait à dire en quoi Kafka ne ressemble à nul autre ou à montrer où réside son génie littéraire particulier. Mais il n’est pas davantage question de nier la relative singularité de Kafka — de même que Norbert Elias n’a pas ressenti le besoin de nier la singularité de Mozart pour en faire l’étude sociologique —, tant dans ses expériences biographiques que dans son œuvre, en le rabattant purement et simplement sur l’une ou l’autre des séries d’autres cas (« écrivains du Cercle de Prague », « écrivains de vocation », « écrivains à second métier », « écrivains de la périphérie », « écrivains juifs de langue allemande », etc.). Ni hagiographie d’un génie, ni sociologisme grossier. Travailler sur un cas singulier ou, pour le dire mieux encore, travailler un cas dans sa singularité, et non comme simple illustration ou exemplification d’un groupe ou d’une catégorie7, est une décision de méthode guidée en grande partie par l’objectif central de l’étude : parvenir à donner une interprétation sociohistoriquement acceptable des textes, littéraires ou autres, d’un individu déterminé. On pourrait dire d’une telle sociologie de la création littéraire ce que Jean-Claude Perrot disait à propos de ce qu’il appelle l’« histoire concrète de l’abstraction économique », à savoir qu’elle « trouve profit à reconstituer des biographies intellectuelles » car un tel « détour descriptif, quand il est possible, identifie comment les questions se sont posées à un homme précisément situé. La démarche concerne un parcours singulier, toujours exceptionnel à quelque titre ; elle ne possède donc aucune garantie d’exemplarité ; elle coupe seulement la route aux commentaires gratuits. Son principal intérêt est ailleurs ; elle rend pertinentes et vérifiables des formes d’interaction entre histoire individuelle, expériences collectives et programme de recherche8 ».
Étudier un cas, ce n’est pas se prononcer sur le statut génial ou médiocre, formidable ou exécrable, exceptionnel ou banal, exemplaire ou atypique du cas en question, mais oblige seulement à un « approfondissement de la description » ou, dit autrement, implique « le caractère intensif de l’examen auquel il est soumis9 ». L’étude de cas a pour principal intérêt de « traiter l’individu singulier ou le cas (ou le trait) unique comme un terrain sur lequel on s’attache à multiplier observations et mesures10 ». Multiplier les données (variées) sur un même cas, les constituer en séries articulables entre elles et dont on s’efforce de dégager les principes de structuration, voilà la spécificité de l’étude sociologique d’un cas. Car la sociologie est bien toujours une science des comparaisons et il y a toujours recherche du récurrent ou du régulier dans l’étude sociologique de cas. Mais, changement d’échelle d’observation oblige, les régularités s’observent dans les pratiques discursives ou non discursives d’un même individu et ce sont autant les comparaisons intra-individuelles — entre des dimensions différentes de la vie du même individu, et notamment des dimensions littéraires et extralittéraires — que les comparaisons de l’individu en question avec d’autres individus, qui retiennent l’attention du chercheur.
Mais travailler sur un seul cas est surtout une décision qui s’impose en fonction de l’objectif de connaissance visé. C’est le fait de vouloir comprendre précisément la création de textes singuliers — ce qui fait que Kafka écrit ce qu’il écrit comme il l’écrit — qui dicte le choix de l’échelle d’observation. L’une des conditions, à mon sens, pour pratiquer une sociologie de l’œuvre littéraire digne de ce nom, c’est de se doter des outils adéquats à la saisie de réalités singulières. Il faut pour cela être convaincu, contre nombre de sociologues, que le social est autant dans l’individuel (à l’état incorporé, plié) que dans le collectif et qu’entrer dans la singularité d’un cas individuel, d’une œuvre individuelle, est compatible avec le raisonnement sociologique.
D’aucuns, en effet, voudraient interdire d’emblée à la sociologie, et plus généralement aux sciences sociales, la possibilité d’étudier ce genre d’objet. Seule l’étude des groupes, des catégories, des institutions ou des représentations collectives serait légitime. Dans le cas présent, le sociologue ou l’historien pourraient étudier, par exemple, le milieu littéraire praguois d’une période donnée, ou les caractéristiques des écrivains juifs de langue allemande du début du XXe siècle, mais ils ne sauraient étudier un auteur particulier à l’intérieur de ces grands ensembles. Au bout du compte, les chercheurs sont conviés à détourner leur attention d’une série de réalités trop singulières, les textes littéraires d’un auteur donné ne pouvant faire l’objet d’une analyse proprement sociologique. Ils doivent alors se résoudre — par réalisme disciplinaire — à résumer une « pratique littéraire » à des indicateurs grossiers (« choix » d’éditeurs ou de revues, participations à des mouvements littéraires ou à des cercles, « choix » de genre littéraire, grandes thématiques, etc.).
Ce faisant, le sociologue se conformerait aux visions les plus régressives de la sociologie comme science des collectifs et des tendances générales, alors que tout son mouvement scientifique a historiquement consisté à montrer que l’individuel est tout aussi social, et donc tout aussi étudiable par le sociologue, que le collectif11. C’est précisément cette vision de la sociologie (et de ses limites) que l’on voit à l’œuvre chez un historien de la littérature comme Gustave Lanson et que voudraient nous imposer les tenants d’une posture durkheimienne qui ne voient pas comment Durkheim lui-même a lutté pour essayer de sortir de cette distinction mortelle entre l’individu et la société, l’individuel et le collectif, le singulier et le général12. « Plus d’un littérateur, écrit Lanson en 1904, serait disposé à soutenir que son travail aurait peu d’intérêt s’il ne s’agissait que d’apercevoir l’idée générale du mouvement romantique par laquelle Victor Hugo se confond avec Émile Deschamps, ou l’idée générale de la tragédie classique par laquelle Racine ne se distingue pas de Pradon. Il importe au contraire extrêmement de définir les personnalités incompatibles de Hugo et de Deschamps, de Racine et de Pradon, et de les situer à des places différentes sur les scènes romantique ou classique. L’étude générale des mouvements littéraires est un moyen d’arriver à un discernement plus fin des caractères individuels. » Et il poursuit son raisonnement en disant : « Or, qu’est-ce que les sociologues ont à faire avec les individualités ? D’instinct, ils les suppriment, ou s’en détournent13. » Lanson a raison de noter que les sociologues de son époque — Durkheim en tout premier lieu — excluent les individus de la sociologie pour sanctifier l’équation social = collectif. Mais les sociologues ont montré depuis que tout individu singulier est social de part en part, que le social est autant incorporé qu’objectivé, autant dans les plis individuels que dans les groupes ou les institutions, et que l’étude d’un cas singulier ne suppose aucunement de quitter le terrain de la sociologie.
Si l’on prétend pouvoir comprendre sociologiquement les raisons pour lesquelles un écrivain a écrit précisément tel ou tel texte — ce qui me paraît constituer une prétention scientifique parfaitement raisonnable et atteignable —, il n’est plus possible d’adopter la même échelle d’observation ni d’utiliser les mêmes instruments. Tout le monde en conviendra, et tout lecteur pourra le vérifier assez aisément, des écrivains aux propriétés sociales extrêmement proches écrivent pourtant des textes très différents. Il suffit pour s’en convaincre de lire deux auteurs comme Max Brod et Franz Kafka, amis de longue date, qui partagent une grande série de propriétés sociales (ces deux hommes sont de la même génération, nés, scolarisés et vivant à Prague, Juifs, issus d’un milieu bourgeois, écrivains germanophones, publiant une grande partie de leurs productions dans les mêmes revues ou chez les mêmes éditeurs, fréquentant les mêmes cercles littéraires, etc.) et dont les textes ne se ressemblent guère. On ne peut néanmoins pas déduire de ce fait que les textes en question seraient inaccessibles à l’entendement sociologique. Il faut en revanche en tirer la conclusion qu’il ne suffit plus, pour saisir la nature de ces textes, de caractériser leurs auteurs par de grandes propriétés sociales synthétiques. Plutôt que de laisser penser que toute analyse précise des œuvres littéraires échapperait par nature à la sociologie (ou à l’histoire), il faut adapter la focale de l’objectif et les outils à l’objet de connaissance que l’on se donne. Il s’avère ainsi inadéquat de mettre en relation des textes singuliers (roman, nouvelle, récit, etc.) avec de grandes propriétés sociales synthétiques (appartenance à telle ou telle catégorie, à tel ou tel groupe, situation éditoriale ou position dans un champ littéraire). On n’attrape pas des moustiques avec des filets à papillons.
De ce point de vue, la formulation proustienne du problème de la singularité des œuvres doit être prise comme un véritable défi lancé au sociologue qui veut autant réinscrire l’œuvre et son auteur dans leur contexte que saisir la singularité relative de l’œuvre étudiée : « Il est si personnel, si unique, le principe qui agit en nous quand nous écrivons et crée au fur et à mesure notre œuvre, que dans la même génération les esprits de même sorte, de même famille, de même culture, de même inspiration, de même milieu, de même condition, prennent la plume pour écrire presque de la même manière la même chose décrite et ajoutent chacun la broderie particulière qui n’est qu’à lui, et qui fait de la même chose une chose toute nouvelle, où toutes les proportions des qualités des autres sont déplacées14. »
Étudier sociologiquement un cas individuel, ce n’est jamais examiner une réalité isolée, coupée de ses liens multiples avec toute une série d’autres réalités. Le cas en question, qu’il s’agisse d’un individu ordinaire ou d’un personnage connu15, n’est compréhensible que si on le rattache à l’ensemble des contextes sociaux passés ou présents, contextes socialisateurs qui ont fait de lui ce qu’il est. Loin du genre littéraire consistant à mettre sans cesse en avant une vie autonomisée qui semble avoir sa logique propre, indépendante de ses relations avec l’« extérieur », le sociologue doit proposer une biographie qui nous livre, par un travail de reconstruction minutieux, les différentes conditions sociales de production de sa personne. La biographie n’est, pour lui, que la description d’un individu pris et sans cesse constitué dans un tissu de liens d’interdépendance multiples. Comprendre un cas, c’est comprendre tout ce qui, du monde social, s’est réfracté ou replié peu à peu en lui ; c’est-à-dire reconstruire les traces laissées en lui par ses expériences socialisatrices dans des cadres familiaux, scolaires, professionnels, politiques, religieux, littéraires, et ainsi de suite, la liste étant plus ou moins longue en fonction de la variété et de la diversité des groupes, institutions ou milieux fréquentés. Peu à peu, on parvient à comprendre comment les différentes expériences successives ou simultanées dans des cadres de socialisation spécifiques ont fait que l’individu en question est devenu ce qu’il est. Pour comprendre le social à l’état plié, individualisé, il faut avoir une connaissance du social à l’état déplié et savoir quels ont été les éléments structurants de ses vies familiale, scolaire, sentimentale, amicale, professionnelle, religieuse, and so on and so forth.
Ce qui fait la singularité d’un individu particulier n’est pas indépendant de toutes les expériences socialisatrices, successives ou parallèles, dont les effets se conjuguent ou se contrarient. Le sociologue ne peut en cela partager la vision d’un Gustave Lanson qui, coincé entre histoire littéraire individualisante et sociologie des faits collectifs, plaçait l’originalité littéraire d’un auteur hors de toute prise du social. On pourrait résumer sa conception en une formule : « Ôtez toutes les influences littéraires subies par un auteur et vous verrez apparaître ce qui lui appartient en propre. » Il écrit : « L’écrivain le plus original est en grande partie un dépôt des générations antérieures, un collecteur des mouvements contemporains : il est fait aux trois quarts de ce qui n’est pas lui. Pour le trouver, lui, en lui-même, il faut séparer de lui toute cette masse d’éléments étrangers. Il faut connaître ce passé qui s’est prolongé en lui, ce présent qui s’est infiltré en lui : alors nous pourrons dégager son originalité réelle, la mesurer, la définir16. » Le raisonnement n’est pas propre à Lanson mais traverse l’ensemble des sciences sociales de son temps. Norbert Elias écrivait qu’il est « tacitement admis », comme une sorte de « postulat fondamental incontesté », « qu’est “social” ce qui chez tous les hommes est “identique”, tandis que ce qu’ils ont de “particulier”, ce qui fait de chacun d’eux un être original, différent de tous les autres hommes, bref, une individualité plus ou moins marquée, serait, on se plaît à le croire, un élément extra-social auquel on prête, sans y réfléchir davantage et en laissant le plus souvent les choses assez vagues, une origine naturelle et biologique ou une origine métaphysique, selon les cas17 ». Or, ôter tout ce qu’un individu a acquis dans ses rapports avec le monde extérieur, c’est faire de lui un être informe parfaitement improbable, sans conscience ni mémoire, sans dispositions spécifiques à agir, à voir ou à sentir. La singularité littéraire est pensée comme ce qui résiste à l’explication. Elle est censée être le résidu indéterminé qui reste après le passage des filtres interprétatifs (influences sociales aussi bien que littéraires) à la Sainte-Beuve, à la Taine ou à la Brunetière, alors qu’elle n’est en définitive que le point de croisement de toutes ces déterminations sociales.
Il faut donc avoir une conception bien étrange de ce que peut être une biographie sociologique pour opposer l’analyse des contextes, des milieux, des univers ou des institutions à l’analyse biographique, comme si la vie en question était indépendante des cadres qu’elle a traversés et à travers lesquels elle s’est formée. Ainsi Régine Robin affirme-t-elle l’importance que revêt l’analyse sociologique de « cet ensemble structuré que forme l’institution littéraire et ses nombreuses ramifications » en tant que « médiation obligée pour qui veut tenter de comprendre Kafka et son œuvre », en l’opposant au « biographique » : « Le biographique ne suffit pas, n’est pas une explication suffisante, il ne permet pas de comprendre un certain nombre de choix fondamentaux, de thèmes, de partis pris d’écriture, il ne peut à lui seul rendre compte d’une évolution, ou, du moins, il est lui-même dans une très large mesure socialement déterminé18. » Mais on ne voit pas comment le biographique pourrait ne pas inclure cette dimension des rapports au monde littéraire. Kafka se définit aussi (pas seulement) par son insertion et ses rapports au milieu littéraire de son temps, mais l’état du monde littéraire dans lequel il évolue — et qui pourrait faire l’objet d’une étude autonome — se saisit sous sa forme réfractée dans l’ordre biographique : la socialisation littéraire de Kafka, ses fréquentations d’écrivains, ses rapports aux éditeurs, etc. Opposer explication biographique et explication par l’institution, le contexte, le milieu ou le champ, c’est faire comme si on pouvait dissocier l’étude d’un parcours individuel des cadres dans lesquels l’individu en question a été amené, indissociablement, à se constituer et à déployer son activité. Dissocier un ordre biographique, qui serait en fait parfaitement vide sans ses liens avec les différents cadres sociaux dans lesquels l’individu a été inséré, de ces entités plus larges que sont les contextes sociaux (milieux, mondes, champs, institutions, etc.) et qu’on parvient à voir simplement en passant à un plan plus large d’observation, c’est reprendre scientifiquement une conception sociale commune qui oppose un « noyau naturel de l’individualité19 » à des « contextes » ou des « milieux » qui lui seraient extérieurs.
Et si l’on oppose biographie individuelle et cadres sociaux, c’est parce qu’on perd de vue la variation de la focale de l’objectif à laquelle on a procédé et qu’on prend pour deux entités distinctes dans la réalité ce qui n’est que deux aspects de la même réalité vue sous des angles et à des distances différents : « Dans la pratique quotidienne, dans le rapport direct avec les autres, il semble d’une façon générale tout à fait évident que ces deux aspects de l’être humain sont inséparables. On trouve tout naturel qu’un individu soit la personne unique qui porte le nom de Hans-Heinz Weber, et que ce soit en même temps un Allemand, Bavarois, Munichois, catholique, éditeur, marié et père de trois enfants. On règle à plus ou moins grande distance l’objectif d’observation ; on le centre sur ce qui distingue un individu de tous les autres comme une entité unique ; on peut aussi le centrer sur ce qui, au contraire, lie cet individu à tous les autres, et on peut enfin le centrer sur les transformations et les structures spécifiques du réseau de relations qui est le sien, en tant que tel. Nous avons atteint un stade d’évolution du langage et de la pensée qui nous permet de désigner globalement par différentes expressions les différents niveaux que l’on vise par ce réglage de l’objectif. Ce sont toujours les mêmes êtres que l’on observe, mais dans un cas on les voit en tant qu’individus, dans les autres en tant qu’entités sociales de plus ou moins grande taille — familles, nations, entreprises économiques, catégories professionnelles et couches sociales20. »
L’exigence de reconstruction des conditions de fabrication sociale d’un individu donné montre bien qu’une biographie sociologique ne peut en aucun cas être réduite à une série d’anecdotes ou à un simple enchaînement chronologique d’événements ou de faits. Elle doit au contraire mettre en évidence les structures récurrentes, qui ne sont pas nécessairement cohérentes, d’une existence individuelle socialement façonnée. Elle « problématise une vie au lieu de simplement la décrire comme un enchaînement inévitable d’événements21 ». Certaines biographies se caractérisent ainsi par leur style impressionniste et pointilliste, le biographe pouvant se convertir parfois en compilateur compulsif de faits, de gestes et de paroles non hiérarchisés.
Lorsque les chercheurs cherchent à replacer les œuvres dans le monde social, ils établissent parfois des correspondances vagues entre des textes et un « contexte », une « époque » ou un « air du temps ». Ainsi, Peter Horwath écrit que « la montée de la technologie, de l’industrialisation et de la prolétarisation de masse contribuait à l’élargissement et à l’exacerbation des conflits ethniques et de l’atomisation sociale » et que « la littérature allemande de Prague (1890-1930) reflète clairement cet état des choses social, politique et mental22 », établissant un rapport spéculaire entre deux entités trop larges pour pouvoir être réellement articulées. De son côté, lorsque Antonio Candido nous dit que la nouvelle de Kafka intitulée Lors de la construction de la muraille de Chine « s’insère peut-être dans le vaste esprit de négativité qui s’est développé depuis le romantisme, se manifestant d’ailleurs ici par le procédé fragmentaire, qui est un maillon de plus dans la chaîne forgée par Kafka pour décrire l’absurde et l’irrationalité de notre temps23 », il fournit l’exemple type de l’explication floue qui articule « art » et « société », l’écrivain devenant une sorte de décrypteur de l’esprit de son époque. De même, lorsqu’elle parle métaphoriquement des personnages de Première souffrance, d’Un artiste de la faim ou de Joséphine la cantatrice ou le Peuple des souris, Rose-Marie Ferenczi parle le langage du déterminisme de l’époque : « Ce n’est pas délibérément qu’il se hissa sur un trapèze et vécut suspendu au-dessus du vide, ou qu’il devint un artiste du jeûne, ou qu’il s’adressa à cet étrange peuple sans nom qui n’avait pas droit à l’Histoire : c’est son époque qui l’y força24. »
Or, on pourrait dire que l’« époque » ou l’« esprit du temps » n’expliquent rien et ne forcent personne ou, qu’en tout cas, si tant est qu’on puisse les définir un peu précisément, ils ne contraignent pas tout le monde de la même manière, car tout le monde ne vit pas ou ne s’approprie pas l’« époque » ou l’« air du temps » en question de la même façon en fonction de sa situation dans le monde social et de ses expériences incorporées sous la forme de dispositions à voir, à sentir et à agir d’une certaine manière. C’est donc toujours réfractés, réappropriés et modulés que les éléments les plus généraux d’un contexte historique produisent des effets chez tel ou tel individu singulier. La mise en relation directe de l’œuvre avec divers macrocontextes (économiques, politiques, culturels, intellectuels, etc.) qui prétendent dire le sens général et dernier de l’œuvre sans jamais décrire précisément le contexte, ni entrer sérieusement dans les détails de l’œuvre, n’offre que des tableaux interprétatifs invérifiables.
On ne peut qu’être d’accord ici avec le constat que faisait Howard Becker à propos de l’imprécision dont les chercheurs font preuve dès lors qu’ils essaient de lier l’« art » et la « société » : « “Reflet” assimile l’œuvre littéraire à un miroir dont la surface capture et réfléchit tout ce qui est placé devant elle. Mais cette métaphore imprécise affirme simplement l’existence d’une relation et laisse ses mécanismes spécifiques inexplorés. Conscients de cette faiblesse, les analystes ont ingénieusement proposé de remplacer “reflet” par d’autres termes, notamment “influence”, “convergence” ou “résonance”. La relation est souvent exprimée visuellement à l’aide de flèches tracées entre les mots “art” et “société”, flèches qui sont censées compenser l’absence de description de ce qui se passe vraiment. Ni les termes ni les croquis ne sont à la hauteur. Les uns et les autres dispensent simplement de fournir une analyse précise du processus suivant lequel le monde transparaît dans l’œuvre, et ne sont que le moyen (reproduisant en cela une faiblesse souvent constatée dans les travaux universitaires) de faire allusion à une réalité sans se trouver dans l’obligation de prendre la responsabilité intellectuelle d’une affirmation concrète qui risquerait, à l’examen, de se révéler fausse25. » Ce n’est toutefois pas le monde qui transparaît dans l’œuvre ou la société qui entrerait dans l’art, mais des artistes qui disent et mettent en forme leurs expériences du monde sous une forme littéraire, à partir de leurs schèmes d’expérience du monde. Entre des abstractions telles que l’« art » et la « société », il y a un fossé que personne ne sera jamais en mesure de combler et les tentatives lexicales pour relier les deux (influence, reflet, détermination, expression, etc.) sont vouées à l’échec tant qu’on reste aussi imprécis sur ce que l’on met précisément en relation26.
En soi, le projet tant décrié de mise en relation de « la vie » et de « l’œuvre » d’un individu me paraît d’un grand intérêt sociologique, et même, à dire vrai, d’un intérêt sociologique central. Car ce type de question ne se réduit pas aux intérêts des spécialistes de la littérature et encore moins à ceux des sociologues de la littérature. Elle est une question centrale de la théorie de l’action, de la connaissance et de la pratique, qui s’efforce, quel que soit le domaine de pratique considéré, d’articuler les propriétés propres aux individus, les propriétés de leur pratique et les propriétés des contextes de cette pratique. Que l’on puisse refuser d’envisager l’existence d’un lien entre « la vie » et « l’œuvre » en s’appuyant sur le fait que l’histoire a montré de multiples cas d’échec (réductionnistes, positivistes, chercheurs armés d’une théorie du reflet, etc.) me paraît constituer le cas de figure habituel du bébé jeté avec l’eau de son bain. L’absence de bonnes solutions à un problème posé ne devrait permettre en rien de conclure à l’inintérêt ou, pire, à l’inexistence du problème en question.
La résolution d’un tel problème dépend bien sûr de la manière dont on conçoit les termes que l’on entend mettre en relation. Il va de soi que tenter de mettre en relation la biographie anecdotique, factuelle ou événementielle d’un auteur avec des éléments disparates tirés de ses textes littéraires, ce serait comme essayer de comparer l’architecture de deux églises en examinant séparément les différents éléments ou les différentes pièces qui ont servi à leur construction. Réduite à une série disparate de tas de pierres, de briques, de morceaux de bois, de pièces de verre ou de métal, une église n’est plus une église, car elle n’a plus de structure ou de forme. Tant que l’on ne se demande pas ce qui a structuré l’existence d’un individu d’une part, ce qui structure les textes qu’il a pu écrire d’autre part, on n’a aucune chance de pouvoir établir un lien autre qu’anecdotique, ponctuel ou superficiel entre « la vie » et « l’œuvre ». Comme l’écrivait Pierre Bourdieu pour résumer l’apport central d’Erwin Panofsky dans sa comparaison de l’architecture gothique et de la pensée scolastique : « Les objets qu’il s’agit de comparer ne sont pas donnés par une pure appréhension empirique et intuitive de la réalité mais doivent être conquis contre les apparences immédiates et construits par une analyse méthodique et un travail d’abstraction. C’est à condition d’éviter de se laisser prendre aux analogies superficielles, purement formelles et parfois accidentelles, que l’on peut dégager des réalités concrètes, où elles s’expriment et se dissimulent, les structures entre lesquelles peut s’établir la comparaison destinée à découvrir les propriétés communes27. »
Une autre manière de réduire la question du lien entre « la vie » de l’auteur et l’écriture de ses textes consiste à noter le caractère circonstanciel que revêtent ses écrits. Cet aspect, tout à fait avéré et qui relève d’une sorte de pragmatique de la création, rappelle que la prise d’écriture, comme la prise de parole, n’est pas détachable des circonstances qui l’ont précédée et, parfois, déclenchée. Kafka écrit sa Lettre au père en novembre 1919 suite à une série d’altercations avec son père à propos d’un projet de mariage avec Julie Wohryzek, une jeune fille juive d’origine modeste (trop modeste pour le père). De la même façon, il écrit Le Procès suite aux circonstances traumatisantes de la rupture de ses fiançailles avec Felice Bauer, en présence de Grete Bloch, Erna Bauer (sœur de Felice) et Ernst Weiss, médecin-écrivain. Mais se contenter de noter ces liens, ce serait s’enfermer dans l’anecdotique. Ces circonstances déclenchantes ne disent, en effet, rien que de très superficiel sur la nature du texte produit et de ce qui s’y exprime. Si, par conséquent, elles participent de la compréhension générale du texte, elle ne peuvent en aucun cas être l’objectif principal d’une analyse sociologique de l’œuvre.
L’un des plus grands obstacles sociaux à la compréhension sociologique de la création littéraire est lié à l’existence d’un jeu littéraire autonome, avec ses spécialistes (critiques, théoriciens, historiens, journalistes, compilateurs) centrés exclusivement sur les œuvres, qui écrivent des notices de dictionnaires littéraires brossant le portrait d’individus en écrivains, des biographies purement littéraires (où ne sont prélevés dans la vie des individus en question que les événements ou faits ayant trait à la littérature) ou des histoires autonomes de la littérature (des genres, des courants, des styles, etc.). À ces récits littérairement centrés, le sociologue doit substituer un « récit » hybride, plus complexe, introduisant des éléments hétérogènes. Il doit quitter la pureté de l’or littéraire et proposer un alliage d’un genre particulier, réintroduire du non-littéraire dans le récit et dans l’explication du littéraire28.
Ce que ce travail veut notamment s’efforcer de mettre au jour, c’est la manière dont un auteur transpose une partie de ses expériences sous forme d’intrigues littéraires. Un tel projet ne va pas de soi et rencontre même une série d’appréhensions littéraires et sociologiques dont il faut prendre acte et qu’il faut tenter de dépasser.
On pourrait espérer, tout d’abord, qu’au lieu de renvoyer rituellement au Contre Sainte-Beuve de Proust, brandi comme une arme d’intimidation pour interdire toute espèce d’investigation sur les rapports entre les œuvres et leurs auteurs, en faisant comme si l’affaire était définitivement réglée, les critiques puissent s’accorder sur un certain nombre d’évidences concernant la création littéraire. Parmi ces évidences, il y a le fait que le texte est concrètement écrit par un individu déterminé et qu’il serait par conséquent très étonnant de ne pas trouver trace de l’auteur, et notamment de ses expériences pratiques du monde, dans son œuvre. Car, comme le dit Paul Ricœur, « en dépit de la coupure qu’elle institue, la littérature serait à jamais incompréhensible si elle ne venait configurer ce qui, dans l’action humaine, fait déjà figure29 ». Si, à un niveau très superficiel d’analyse, tout le monde s’accorde à dire que Proust parle bien de ses expériences dans le monde parisien, que Vallès ou Dickens évoquent bien leur enfance, que Kafka a bien les rapports avec son père à l’esprit lorsqu’il écrit Le Verdict, dès lors qu’il s’agit de parler de l’œuvre, une sorte d’interdit pèse sur l’analyste. Certes, une « science du texte » peut légitimement « ne considérer que les lois internes de l’œuvre littéraire, sans égard pour l’amont et l’aval du texte30 ». Mais elle ne devrait pas interdire la démarche de celui qui s’attache à « reconstruire l’ensemble des opérations par lesquelles une œuvre s’enlève sur le fond opaque du vivre, de l’agir et du souffrir, pour être donnée par un auteur à un lecteur31 ». L’étude de la « mise en intrigue » (Ricœur) d’éléments qui structurent l’expérience pratique des auteurs devrait être admise comme une manière légitime de comprendre l’œuvre littéraire, manière qui répond à des questions spécifiques.
Pourtant celui qui tente d’établir un tant soit peu systématiquement des liens entre certains aspects de l’expérience de l’auteur et certains aspects de l’œuvre est renvoyé, au mieux, à une sorte de naïveté sociologiste ou, au pire, à une sorte de vandalisme sacrilège. Tout se passe comme si les mêmes qui s’accordent à reconnaître de manière anecdotique l’existence de liens entre l’auteur et son œuvre refusaient de penser systématiquement ces liens dans le cadre d’une théorie explicite des rapports entre l’œuvre et la vie de l’auteur. Anecdotiquement oui, essentiellement non, semblent dire nombre de commentateurs. La question de savoir quels aspects de l’expérience de l’auteur jouent un rôle et, parmi ces expériences, quelle part on est en droit d’accorder aux expériences lectorales (ou, plus spécifiquement, littéraires) de l’auteur par rapport à ses expériences extralittéraires reste entière avant l’étude précise de cas. Mais, dans tous les cas, on ne voit pas comment le texte pourrait jaillir miraculeusement de la plume d’un auteur sans rapport avec ce qu’il a vécu.
Ne pas juger de l’œuvre à partir de l’homme : Les contresens sur le Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust
Proust définit la « méthode Sainte-Beuve » en affirmant qu’elle « consiste à ne pas séparer l’homme de l’œuvre » (p. 127)a. Il écrit de même, précisant les choses : « Avoir fait l’histoire naturelle des esprits, avoir demandé à la biographie de l’homme, à l’histoire de sa famille, à toutes ses particularités, l’intelligence de ses œuvres et la nature de son génie, c’est là ce que tout le monde reconnaît comme son originalité » (p. 122). Et il emprunte les mots de Taine consacrés à Sainte-Beuve pour parachever le tableau : « Il a montré comment il faut s’y prendre pour connaître l’homme ; il a indiqué la série des milieux successifs qui forment l’individu, et qu’il faut tour à tour observer afin de le comprendre : d’abord la race et la tradition du sang que l’on peut souvent distinguer en étudiant le père, la mère, les sœurs ou les frères ; ensuite la première éducation, les alentours domestiques, l’influence de la famille et tout ce qui modèle l’enfant et l’adolescent ; plus tard le premier groupe d’hommes marquants au milieu desquels l’homme s’épanouit, la volée littéraire à laquelle il appartient. Viennent alors l’étude de l’individu ainsi formé, la recherche des indices qui mettent à nu son vrai fond, les oppositions et les rapprochements qui dégagent sa passion dominante et son tour d’esprit spécial, bref l’analyse de l’homme lui-même, poursuivie dans toutes ses conséquences, à travers et en dépit de ces déguisements, que l’attitude littéraire ou le préjugé public ne manquent jamais d’interposer entre nos yeux et le visage vrai » (cité p. 123).
Proust semble donc s’opposer à la démarche des sciences sociales qui font tout pour établir des liens entre les propriétés de l’œuvre et les propriétés du créateur, et s’efforcent de ne pas séparer « l’homme » de ses conditions sociales (passées et présentes) d’existence. La critique qu’il développe contre Sainte-Beuve semble être un cas typique de réaction d’un homme de lettres voulant préserver le mythe du créateur incréé, sans attache ni racines, et ne supportant pas que l’on puisse évoquer les conditions sociales de production d’une œuvre littéraire.
Mais faire une telle lecture du Contre Sainte-Beuve, ce serait projeter des débats savants de la seconde partie du XXe siècle entre théoriciens de la littérature (structuralistes, formalistes, etc.) et sociologues de la littérature sur un propos circonstancié d’écrivain, situé à la charnière du XIXe siècle et du XXe siècle, et visant un critique influent du milieu du XIXe siècle. Et si Proust se montre aussi résistant à toute idée que les propriétés sociales de l’auteur pourrait avoir des effets sur l’œuvre, comment expliquer qu’il puisse penser qu’en dépit de la singularité de chaque œuvre des auteurs appartenant à la « même génération », provenant du « même milieu » et étant « de même condition » puissent « écrire presque de la même manière la même chose décrite » (p. 298-299) ?
En fait, Proust ne reproche pas tant à Sainte-Beuve d’essayer de « comprendre » ou d’« interpréter » l’œuvre en situant son auteur dans un contexte social, historique (des milieux, une période, etc.) que de juger (le terme est utilisé à plusieurs reprises au cours du texte et tout particulièrement dans les moments clefs de l’argumentation, p. 126-128) de la qualité ou de la grandeur d’une œuvre à partir de ce qu’on connaît des qualités ou de la grandeur de l’auteur dans divers contextes de la vie sociale : « La littérature lui paraît une chose d’époque, qui vaut ce que valait le personnage [sous-entendu : le “personnage de l’écrivain”] » (p. 139). La méthode qu’il discute et disqualifie consiste à évaluer les qualités littéraires d’une œuvre à partir de celles que l’on croit pouvoir déceler à partir de l’observation directe (fréquentation de l’auteur) ou de la reconstitution indirecte (interrogation de témoins ayant connu l’auteur) des comportements publics (mondains) de son auteur (« considérer qu’il n’est pas indifférent pour juger l’auteur d’un livre, si ce livre n’est pas un “traité de géométrie pure”, d’avoir d’abord répondu aux questions qui paraissaient les plus étrangères à son œuvre (comment se comportait-il, etc.), à s’entourer de tous les renseignements possibles sur un écrivain, à collationner ses correspondances, à interroger les hommes qui l’ont connu, en causant avec eux s’ils vivent encore, en lisant ce qu’ils ont pu écrire sur lui s’ils sont morts », p. 127). L’idée de Sainte-Beuve que révoque en doute Proust est celle qui fait de l’homme « de qualité » (jugé charmant, poli, respectueux, « gentil garçon », subtil, délicat ou habile dans les échanges verbaux, etc.) une personne qui ne peut qu’écrire de la littérature « de qualité ».
Lui-même avait été victime du jugement d’André Gide qui avait joué un rôle dans le refus par Gallimard de son manuscrit. Ayant connu Proust longtemps auparavant dans des situations mondaines et ayant une image très négative de lui, Gide en avait déduit qu’aucune œuvre littéraire de qualité ne pouvait être produite par une telle personne. Il lui écrit en janvier 1914 : « Je m’étais fait de vous une image d’après quelques rencontres dans le “monde”, qui remontent à près de vingt ans. Pour moi, vous étiez resté celui qui fréquente chez Mmes X et Z, celui qui écrit dans Le Figaro… Je vous croyais — vous l’avouerai-je ? — “du côté de chez Verdurin”. Un snob, un mondain amateur, quelque chose d’on ne peut plus fâcheux pour notre revue. » Lorsque Proust évoque les œuvres comme Les Fleurs du mal, Le Rouge et le Noir et L’Éducation sentimentale que « la fausse image de l’homme ne vient pas troubler » (p. 169), il semble parler, en creux, de lui-même.
a. Toutes les pages indiquées entre parenthèses renvoient à l’édition suivante : M. PROUST, Contre Sainte-Beuve [1908-1910], Gallimard, Paris, 1987. Tous les passages soulignés le sont par moi.
D’ailleurs, il est rare que des éléments de la vie de l’auteur ne fassent pas subrepticement leur réapparition sous la plume de ceux qui prétendent vouloir se concentrer sur les textes et rien que sur les textes. Ainsi, après avoir affirmé que l’homme ne pouvait éclairer l’œuvre, Florence Bancaud écrit : « Les humiliations subies dans l’enfance, cristallisées dans l’incident de la pawlatsche — un balcon sur lequel le père laissa Franz enfermé alors qu’il réclamait de l’eau la nuit —, déterminent le thème central de ses écrits : la critique de l’autorité et de toute forme de coercition32. » De la même façon, ayant expliqué, dans son analyse de La Métamorphose, qu’« une analyse narrative doit dégager le rapport du récit au réel » et que « c’est par ce biais seulement qu’il sera possible de relever des éléments propres à questionner le statut de cette métamorphose33 », Dorian Astor rompt avec le principe de méthode énoncé, en faisant appel au Journal pour interpréter certains passages du texte. Il voit même, de manière tout à fait pertinente, la même « structure mentale » à l’œuvre dans un extrait du Journal et dans le texte de la nouvelle concernant le rapport au monde du travail. Mais ce recours au hors-texte littéraire s’effectue de manière ponctuelle interdisant, du même coup, toute systématicité dans l’analyse.
Comment, de même, comprendre que les personnages qui s’affrontent chez Kafka sont souvent les voix d’un dialogue, et même d’un combat, intérieur si on ne lit pas la correspondance ou le Journal ? Est-ce que l’étude du système des personnages dans les textes de Kafka peut être menée indépendamment d’une connaissance des tiraillements, oscillations, ambivalences et contradictions vécus par l’individu concret Franz Kafka ? Plutôt que de faire comme si seul le texte comptait en faisant entrer en contrebande des éléments extratextuels dans l’analyse, il faut affronter la tâche consistant à savoir ce qui de l’extralittéraire passe dans le littéraire et selon quelles modalités l’extralittéraire se transfigure en littéraire ou prend une forme littéraire.
Il ne s’agit pas de chercher les correspondances terme à terme entre des événements, des lieux, des objets, des propos ou des personnes réels (le monde de l’auteur), d’une part, et des événements, lieux, objets, propos ou personnages fictionnels (monde du texte), d’autre part, mais de retrouver les éléments du ou des problèmes réels que fait travailler l’auteur dans ses textes littéraires. Si l’on ne veut pas faire des textes de fiction, des textes « à clefs », il faut, sous la surface des éléments textuels, savoir repérer les types de situations, de logiques ou de problèmes qui sont à l’œuvre dans les textes et qui sont le produit d’une transposition des situations, logiques ou problèmes qui ont structuré et structurent l’existence de l’auteur.
Je parlerai ainsi de problématique existentielle pour désigner l’ensemble des éléments qui sont liés à la situation sociale d’un auteur et qui s’imposent à lui comme des questions incontournables qui l’obsèdent ou comme des problèmes qu’il a à affronter. Cette problématique existentielle qui comporte des éléments très stables (e. g. le type de rapport que Kafka entretient avec son père) peut évoluer en fonction des différentes grandes étapes du cycle de vie (e. g. chez Kafka les premières fiançailles), ou des grands événements biographiques (e. g. le diagnostic de la tuberculose). Je fais l’hypothèse que c’est cette problématique existentielle qui est au principe de l’œuvre et au travail dans l’œuvre. Elle est en grande partie à l’origine de l’envie d’écrire et la matrice de production de l’œuvre. La question consiste à se demander comment cette problématique matrice faite d’attentes, de curiosité, d’interrogations avides de réponses, etc. prend forme dans son expression littéraire, de même qu’elle s’exprime dans ses goûts littéraires, culturels, artistiques ou ses intérêts politiques, religieux, philosophiques, etc. Il va de soi que les éléments de cette problématique existentielle ne sont pas tous présents à l’esprit du créateur qui est parfois plus possédé par eux qu’il ne les possède vraiment. Ils ne forment pas les éléments conscients d’une sorte de projet créateur qui n’aurait plus qu’à s’actualiser dans des mots de la langue34. Au contraire, ils travaillent l’auteur qui, en écrivant, s’efforce de les mettre en mots et en forme et, pour un auteur comme Kafka, qui essaie par là même de s’en libérer. Mais si cette problématique n’est pas tout entière consciente, le processus créateur, en tant qu’objectivation partielle ou totale de cette problématique, s’accompagne néanmoins d’une augmentation de la conscience de soi de l’auteur.
L’idée de problématique existentielle — et parfois même l’expression — apparaît, le plus souvent très fugacement, chez des auteurs venus d’horizons intellectuels très différents. Ce n’est pas un hasard si, ayant eu à travailler à partir de la même échelle d’observation sur le cas de Mozart, Norbert Elias fournit des éléments de réflexion proches de cette manière de poser les problèmes de la création. « Pour comprendre un individu, écrit Elias, il faut savoir quels sont les désirs prédominants qu’il aspire à satisfaire. […] Mais ces désirs ne sont pas inscrits en lui avant toute expérience. Ils se constituent à partir de la plus petite enfance sous l’effet de la coexistence avec les autres, et ils se fixent sous la forme qui déterminera le cours de la vie progressivement, au fil des années, ou parfois aussi très brusquement à la suite d’une expérience particulièrement marquante35. » Et un peu plus loin, voulant marquer la difficulté, souvent sous-estimée, consistant à mettre en évidence les points saillants des logiques mentales et comportementales d’un individu, il écrit : « On voit bien la difficulté qu’il peut y avoir à expliquer aux générations ultérieures, par exemple dans une biographie, les problèmes existentiels d’un individu, aussi incomparables qu’aient pu être sa personnalité et sa création, sans maîtriser la technique du sociologue36. »
C’est aussi Jean-Claude Chamboredon qui emploie cette expression dans un texte qui résume les intentions de recherche du sociologue britannique Raymond Williams. Ce dernier, parlant des « structures de sensibilité » (ou des « structures de l’expérience ») qui sont à l’œuvre dans les textes littéraires, « montre que ce sont moins des contenus idéologiques et des programmes sociaux qui s’expriment dans certaines œuvres que des problématiques existentielles » comme « par exemple dans la comédie postérieure à la Restauration […] les préoccupations de la fortune et de l’“établissement”37 ». Le lien n’est toutefois pas établi aussi fortement entre les expériences du créateur et les « structures de sensibilité » repérables dans ses œuvres.
C’est encore Maurice Merleau-Ponty qui, en quête d’une manière de dire l’enracinement existentiel des artistes, s’approche de cette façon de concevoir les œuvres d’art. Le « secret » de l’écrivain ou du peintre, explique-t-il, « n’est pas dans quelque au-delà de sa vie empirique, mais si étroitement mêlé à ses moindres expériences, si pudiquement confondu avec sa perception du monde, qu’il ne saurait être question de le rencontrer à part, face à face38 ». Critiquant les explications psychanalytiques de l’œuvre d’art, qui ramènent trop exclusivement la création aux questions d’enfance39, il ajoute néanmoins que l’oubli total de l’artiste n’est pas plus constructive : « Mais l’attitude opposée, la dévotion des artistes qui fait qu’on ne veut rien savoir de leur vie, qu’on met leur œuvre comme un miracle hors de l’histoire privée ou publique, et hors du monde, elle nous masque aussi leur vraie grandeur. Car si Léonard est autre chose que la victime d’une enfance malheureuse, ce n’est pas qu’il ait un pied dans l’au-delà, c’est que, de tout ce qu’il avait vécu, il a réussi à faire un moyen d’interpréter le monde, — ce n’est pas qu’il n’eût pas de corps ou de vision, c’est que sa situation corporelle ou vitale a été constituée par lui en langage. Quand on passe de la dimension des événements à celle de l’expression, on change d’ordre mais on ne change pas de monde : les mêmes données qui étaient subies deviennent système signifiant. Creusées de l’intérieur, privées enfin de cet impact sur nous qui les rendait douloureuses, devenues transparentes ou même lumineuses, et capables d’éclairer non seulement les aspects du monde qui leur ressemblent, mais encore les autres, elles ont beau être métamorphosées, elles ne cessent pas d’être là40. » En formulant de cette manière le problème de la création, Merleau-Ponty dit à la fois la nécessité de lier l’œuvre et le monde de celui qui la crée, et la transformation d’un vécu subi en moyen d’interpréter le monde. Les expériences du créateur sont donc toujours présentes dans sa création, mais transposées, métamorphosées41.
Pour une romancière comme Virginia Woolf, qui s’interroge sur les conditions matérielles, spatiales et temporelles de la création littéraire, le roman « est semblable à une toile d’araignée, attachée très légèrement peut-être, mais enfin attachée à la vie par ses quatre coins ». Elle souligne de cette façon les liens étroits entre l’œuvre et les expériences de l’auteur, même si celles-ci subissent au cours du processus de transposition littéraire « de multiples simplifications et déformations42 » : « Souvent, écrit-elle, les liens sont à peine perceptibles ; les pièces de Shakespeare, par exemple, semblent être suspendues tout naturellement sans aucune aide. Mais quand la toile est tirée sur le côté, arrachée sur ses bords, déchirée en son milieu, on se souvient que ces toiles ne sont pas tissées dans le vide par des créatures incorporelles mais sont l’œuvre d’une humanité souffrante et liée à des choses grossièrement matérielles, tels la santé, l’argent et les maisons où nous vivons43. » Et dans le cas particulier des romancières, « nous devons accepter le fait que Villette, Emma, Les Hauts de Hurlevent, Middlemarch, ces bons romans, furent écrits par des femmes qui n’avaient de la vie que l’expérience qui pouvait entrer dans la maison d’un respectable pasteur ; mieux encore, écrits dans le salon commun de cette maison respectable et par des femmes si pauvres qu’elles ne purent se permettre d’acheter plus de quelques rames de papier à la fois pour écrire Les Hauts de Hurlevent ou Jane Eyre44 ».
Certains analystes de l’œuvre ou de la vie de Kafka ont parfois formulé — toujours de manière très marginale — le problème de la création en tant que transposition et élucidation d’une problématique existentielle. C’est le cas de Joachim Unseld qui écrit, à propos de la tension que Kafka vivait entre son travail à l’office d’assurances et sa création littéraire : « La problématique de sa vie se situait de plus en plus clairement entre les deux pôles que constituaient la profession bourgeoise et l’écriture, une élucidation devenait de plus en plus nécessaire45. » De même, Rose-Marie Ferenczi, rappelle qu’« un créateur ne crée pas ce qu’il veut, dans l’absolu », mais qu’il est « limité par sa propre situation existentielle » et que « sa liberté de créateur se déploie à partir de cette contrainte46 ». Elle est amenée notamment à parler du rapport qui liait Kafka à son père comme « la source de sa problématique existentielle » qui « constitue la thématique centrale de l’œuvre elle-même47 ». Elle oscille cependant entre cette formulation et l’idée selon laquelle Kafka aurait exprimé « la problématique de son époque, telle que le lieu, les circonstances historiques, sociales, économiques, politiques l’imposaient à la communauté juive de langue allemande à Prague au début du XXe siècle48 ». Mais au lieu de se demander si Kafka « exprime » plutôt l’« époque » ou plutôt ses expériences personnelles, il faut partir du principe que tout auteur ne parle du monde — de son monde le plus personnel ou du monde social le plus large dans lequel il s’inscrit — que sur la base de ses cadres d’expérience les plus personnels et des structures mentales et comportementales que ses expériences ont forgées en lui. Que cela se présente littérairement sous la forme d’un témoignage personnel, sous une forme romanesque avec des personnages singuliers ou sous une forme philosophique plus générale ne change rien à cette médiation des effets éventuels de l’époque, du groupe ou du milieu par les structures singulières de l’expérience sociale de l’auteur. Ce n’est pas l’époque qui s’exprime à travers Kafka, qui n’en serait que le réceptacle ou le porte-parole, mais Kafka qui exprime son expérience — indissociable d’une époque — dans ses textes.
On le verra, Kafka ne cesse d’être tourmenté par une série de questions ou de problèmes se rapportant à sa vie familiale, à son expérience en tant que créateur, à ses rapports aux femmes et au mariage, à ses tensions entre exigences professionnelles et travail de création, etc. Il voudrait faire cesser ce questionnement existentiel entêtant, mettre un terme à ses tourments et diminuer les tensions physiques, les angoisses, les peurs et autres sentiments d’oppression. Si Wittgenstein pensait que le philosophe doit soigner les maux de l’entendement et concevait la tâche de la philosophie comme un travail consistant à dénouer ce qu’il appelait les « nodosités de l’entendement49 », et si Freud entendait soigner les troubles psychiques ou les souffrances existentielles en écoutant ses patients, Kafka, lui, pratiquait la littérature comme une sorte d’autoanalyse et d’entreprise de libération visant à dénouer ses propres « nodosités existentielles ».
On peut dire ainsi qu’un auteur tel que Kafka — mais il n’est pas le seul dans ce cas — écrit pour dénouer une série plus ou moins longue et entrelacée de nœuds existentiels. Il n’écrit pas pour « faire beau », pour révolutionner le style ou les genres (même si l’histoire et les études littéraires jugeront qu’il l’a fait), mais pour se révolutionner lui-même et se libérer d’un certain nombre d’obsessions, de malaises, de contradictions que son existence sociale l’a conduit à vivre. Cela ne signifie pas, bien au contraire, que Kafka néglige la « forme » de ses textes. Mais il recherche précisément les solutions formelles qui lui permettent d’exprimer le plus justement possible les éléments de sa problématique existentielle. Les différents éléments composant cette problématique sont le produit d’une distorsion entre ce qu’il « est » et ce qu’il imagine qu’il « devrait être » pour être un homme parfaitement accompli. Le fait d’être célibataire, d’être écrivain ou d’être un fils de Juif assimilé, le fait d’entretenir des relations difficiles avec les femmes, etc. n’est pas un problème en soi, mais cela le devient lorsque son milieu familial, sa classe d’appartenance, les traditions religieuses, etc. pensent que pour être « normal », « correct » ou mener une vie digne d’être vécue il faut être marié (sommet, selon Kafka, de l’accomplissement dans une vie d’homme) et pleinement inscrit dans le monde (comme les hommes d’affaires, tournés vers la vie). C’est donc tous ces malaises existentiels — qui entretiennent tous un lien avec le problème central de sa vie : la relation conflictuelle ambivalente qu’il a entretenue avec son père — que l’analyste doit mettre au jour, en faisant l’étude de ses conditions d’existence et de coexistence, déroulées tout au long de sa vie, pour se donner les moyens de comprendre le plus complètement possible les problèmes que fait travailler l’écrivain dans ses textes littéraires.
En cherchant à savoir quels éléments de la problématique existentielle sont transposés sous une forme littéraire et selon quelles modalités ces éléments se transfigurent, on prend conscience que l’œuvre littéraire ne se réduit ni à un jeu stratégique et formel de positionnement par rapport à des œuvres coexistantes (passées ou présentes), ni à l’expression directe, sans médiation, de soucis existentiels personnels. L’œuvre littéraire est donc tout à la fois une forme d’autoanalyse et d’exploration des possibles — qui peut en certains cas se révéler extrêmement sophistiquée — et un travail spécifique sur la forme de l’expression littéraire. Une telle démarche conduit à se poser des questions du type : quelles dispositions et quelles séries d’expériences, quel contexte historique aussi, amènent Kafka à investir le domaine littéraire et à y trouver un terrain favorable d’expression ? Comment se sert-il de la littérature pour exprimer ses expériences traumatisantes ou douloureuses50 ? Quelles dispositions et quelles séries d’expériences conduisent Kafka à investir d’une certaine manière le domaine littéraire en privilégiant certaines formes littéraires et en en mettant d’autres de côté (voire en en rejetant d’autres) ? Mais elle force aussi à se demander comment les possibles littéraires de son temps, appartenant autant au passé qu’au présent, et situés autant à l’extérieur de l’espace national ou local qu’à l’intérieur de cet espace, se présentent à lui autant comme des solutions expressives ou des voies possibles d’expression que comme des contraintes expressives par rapport à sa nécessité expressive personnelle.
Une recherche de cette nature permet, de même, de poser autrement la question de l’« influence littéraire » ou des « sources » de l’œuvre. L’ensemble des éléments repris à d’autres auteurs — romanciers, mais aussi essayistes, philosophes, journalistes, biographes, etc. — ou même tirés du discours quotidien représente un matériau verbal parfois identifiable, mais qui ne prend pas forcément le même sens dans les différents textes ou discours en question. Chaque producteur de discours est susceptible de se l’approprier et de le réarranger à sa façon. En ce sens, on peut dire que si ce matériau verbal d’emprunt — éléments d’intrigues, scènes, dialogues, noms de personnages ou décors — contribue bien à faire du texte ce qu’il est, il n’est cependant pas nécessaire de connaître précisément les emprunts en question pour savoir ce que fait l’auteur. En revanche, ce que fait spécifiquement Kafka à partir de ces différents éléments empruntés, la loi du réarrangement auquel il procède, ne se comprend que si l’on s’efforce de reconstruire sa problématique existentielle, qui en est le réel principe organisateur.
À la différence d’autres domaines d’activité, le domaine littéraire permet de faire travailler les éléments de sa problématique existentielle. C’est précisément le lieu où l’on raconte des histoires, où l’on met en scène des intrigues, des types de relations interpersonnelles, des types de situations ou des types de « raisonnements » ou de mécanismes mentaux. L’art en général, et la littérature en particulier, est un lieu privilégié de transposition des expériences sociales. De ce point de vue, le sociologue doit éviter deux risques de réduction de son objet. Le premier consisterait à faire du texte littéraire un simple exutoire, une simple surface d’enregistrement de problèmes ou d’expériences préexistants. La formulation de ces expériences dans des formes socialement légitimes est plus qu’une simple expression : c’est un travail spécifique, une traduction, une mise en forme, une transposition. Mais il serait inversement tout aussi réductionniste de ne faire du texte littéraire que le produit d’un jeu formel en oubliant que cette mise en forme est mise en forme de quelque chose et, qui plus est, mise en forme spécifique, qui exprime aussi le rapport socialement différencié que l’auteur entretient — étant donné ses dispositions socialement constituées — eu égard aux expressions littéraires déjà formulées.
La sociologie doit prendre acte du fait que tout acte (geste, action pratique, parole en interaction, discours plus formalisé ou œuvre artistique) ne prend sens que dans un domaine plus ou moins contraignant, codifié, ritualisé d’action et d’expression. De ce point de vue-là, les acteurs sociaux (leurs expériences et leurs dispositions sociales) sont sollicités différemment par des domaines différents d’activité et d’expression.
Ainsi, on n’écrit pas le droit ou les mathématiques comme on écrit de la littérature, et on n’écrit pas un roman ou une nouvelle comme on écrit un poème ou un conte. Ce que permettent le roman ou la nouvelle, sous une forme plus ou moins réaliste, c’est la mise en scène transfigurée des expériences personnelles. Entre les expériences vécues et les histoires mises en scène dans l’œuvre romanesque plus ou moins réaliste, le rapport n’est pas de même nature qu’entre les expériences vécues et la démonstration mathématique ou le texte juridique. Le rapport semble plus « direct » ou immédiat dans un cas, et beaucoup plus indirect ou lointain dans l’autre. Le rôle des expériences sociales extrascientifiques du mathématicien jouera sans doute bien plus en amont de la production : l’intérêt pour les mathématiques en tant que forme abstraite et relativement impersonnelle de raisonnement a, en effet, des conditions sociales de formation. L’intérêt scolaire pour les mathématiques est fondé sur le goût pour un type d’activité intellectuelle beaucoup plus cadré, rationnel et évaluable en toute rigueur et objectivité que la pratique littéraire de la dissertation ou du commentaire de texte. Le rejet (comme le goût) de l’exercice littéraire comme exercice jugé trop aléatoire, subjectif, arbitraire, etc. a aussi des fondements sociaux. Mais au sein même des domaines des mathématiques ou du droit, l’expérience sociale des individus peut continuer à se manifester dans la préférence pour un type de mathématiques ou un type de droit, pour un type de questionnement ou un autre, et peut-être même jusque dans des styles relativement singuliers d’argumentation ou de démonstration51.
Une telle réflexion sur la manière dont le passé incorporé des acteurs est différentiellement sollicité par des domaines d’activité différents n’est pas une simple question théorique. Elle se pose très concrètement lorsque, comme c’est le cas de Kafka qui est juriste dans une compagnie d’assurances le jour et écrivain la nuit, la production de textes peut être parallèlement juridique et littéraire. La comparaison des productions permet de prendre conscience du fait que la littérature est un domaine permettant l’expression de soi et appelant même parfois l’autoanalyse qui objective des expériences, des sentiments, des points de vue, des logiques, etc. personnels. Si l’on fait certainement aussi des mathématiques ou du droit avec son passé, avec ses expériences sociales et ses dispositions incorporées (il y a sans doute des manières modestes ou arrogantes, subtiles et élégantes ou grossières, etc. de pratiquer la démonstration mathématique ou d’argumenter juridiquement et ces dispositions sont le fruit des socialisations antérieures à l’entrée dans les domaines mathématiques ou juridiques), il n’est toutefois pas permis par la logique des mathématiques ou du droit de mettre en scène ses expériences directes ou indirectes du monde social. C’est donc bien parce que le jeu littéraire permet, et même encourage, cette transposition des expériences personnelles qu’il ne peut être compris sans prendre en compte ces expériences.
La question des formes que prend l’expression de soi dans des domaines diversifiés de la pratique est une vieille question qu’un psychologue tel que Ignace Meyerson s’était déjà efforcé de poser d’une manière qui paraît plus satisfaisante, sur certains aspects (la question de l’autonomie et de la spécificité notamment), que certaines formulations de la théorie des champs. Ainsi, les individus d’une société donnée sont amenés à s’exprimer et à agir dans des domaines de pratiques différenciés : techniques, économiques, religieux, juridiques, artistiques, scientifiques, etc. Ces domaines sont historiquement variables et dépendent de l’état de la division sociale du travail ou de la différenciation sociale des fonctions. Chaque « classe d’expression » est spécifique : « Chacune a son contenu propre, sa matière, ses conditions techniques de production, ses cadres formels, ses règles52. » Cependant, pour lui, la pluralité des classes d’expression ne conduit pas le chercheur à en conclure qu’elles sont coupées les unes des autres. Il y a, dit Meyerson, « des cheminements communs, des mécanismes voisins, des convergences, des actions réciproques ». D’un côté, des fonctions psychologiques communes sont impliquées dans des classes d’expression différentes ; de l’autre, lorsqu’un domaine (artistique, technique, religieux, etc.) se transforme, cela a souvent des répercussions sur les autres domaines, en soulevant des problèmes ou en proposant des solutions qui ne sont pas totalement ignorés par les domaines connexes. Sur ce second point, Meyerson cite les conséquences sur les règles de composition de la peinture italienne de l’invention scientifique de la perspective, mais on peut tout aussi bien observer à l’échelle individuelle les effets de transfert d’une classe d’expression vers une autre, comme lorsque les écrivains journalistes introduisent des genres discursifs et des styles d’écriture journalistiques en littérature53, ou comme lorsque Kafka mobilise certains aspects du style d’écriture ou d’argumentation juridique ou certains éléments du monde judiciaire (celui du tribunal, des avocats et du procès) pour écrire des textes littéraires. D’ailleurs, Meyerson rappelle que chaque homme « baigne dans un monde d’œuvres : langues, religions, lois, sciences, arts », qu’il est « modelé par elles » et que c’est à partir de l’ensemble de ses expériences dans ces différents domaines qu’il se met parfois à créer lui-même d’une certaine façon dans un domaine donné : « Il s’en dégage plus ou moins et exprime par d’autres œuvres des aspects de son effort spirituel54. »
Comme tous les penseurs de la différenciation sociale des fonctions, Meyerson est soucieux de distinguer les sous-univers au sein de l’univers social global et d’en souligner les logiques spécifiques. C’est ainsi qu’il écrit : « Le monde humain : mieux vaut dire les mondes humains. Parce qu’ils sont artifices et construction, ils se scindent en classes, sans doute tôt dans l’histoire humaine. L’artifice n’est pas un, il est divisé. On peut parler des domaines du construit, domaines spécifiques et autonomes d’œuvres, correspondant à des domaines de l’expérience humaine. Chacun a sa matière propre, ses propres structures d’ensemble et ses propres formes élémentaires, ses règles d’édification, son contenu significatif, quelque chose comme sa propre valeur de réalité. Il est — il devrait être tout au moins — banal de dire que la peinture, la musique, etc. sont intraduisibles l’une dans l’autre ; que ce qu’on exprime en formules mathématiques ne peut être dit en langue ordinaire. On peut ajouter que dès l’origine l’activité constructrice est ainsi orientée et spécifiée, que dès le début de toute tâche les signes dans et par lesquels on “pense” et crée sont les signes d’une classe d’expression, formulés55. » Mais qui dit autonomie ne dit pas étanchéité des domaines : « Aussi à tout moment des interférences et des actions réciproques. Autonomie et interférences ne s’opposent pas mais se complètent, et de plus en plus56. » Car la spécificité des domaines ou leur autonomie ne signifient pas qu’on assisterait à des développements totalement indépendants et sans rapport avec ce qui se trame à l’extérieur de chacun de ces domaines. Ce qui est externe aux domaines ne cesse de venir modifier les pratiques internes. Ce n’est même pas une question de degré d’autonomie car, telle qu’il la définit, l’autonomie (en tant que matière, conditions techniques de production, cadres formels et règles) est d’emblée assurée et il n’y a pas plus d’autonomie de l’expression littéraire dans L’Éducation sentimentale de Flaubert que dans le Robinson Crusoé de Defoe. D’emblée, dans l’histoire de la littérature ou de la peinture, les expériences sociale, économique, politique ou religieuse pénètrent les textes et les peintures. Mais d’emblée se pose aussi la question de la transposition littéraire ou picturale d’expériences sociales extralittéraires : « C’est la spécificité des classes d’expression — originalité de sens, de contenu, de forme — qui constitue leur trait fondamental et qui est sans doute leur élément moteur. Elle conduit à des expériences de types particuliers, et agit par là sur le développement des séries d’œuvres ; elle oriente vers des cheminements et des variations dans une assez grande mesure autonomes. Autonomie certes ne signifie pas indépendance, isolement : tout le contexte d’une société peut agir sur chaque classe ; mais il n’agit qu’à condition d’être transposé. Avec des rythmes variables, sous l’effet d’expériences qui les renouvellent plus ou moins profondément, les créations de l’homme se font simultanément au long de plusieurs chemins : expressions également nécessaires, complémentaires, mais spécifiques57. »
Ce dont on se rend compte, c’est du fait que la nature spécifique du domaine de création et l’état historique déterminé de ce domaine dictent assez largement les méthodes adéquates à la saisie des déterminants sociaux les plus fins des œuvres. Tout d’abord, comme nous l’avons vu, la littérature offre la possibilité de transposer les intrigues de la vie réelle en intrigues littéraires. À la différence des mathématiques, de la chimie ou de la biologie, qui n’ont aucune prétention à parler du monde des relations humaines, à la différence aussi d’arts non figuratifs et non verbaux comme la musique qui ne peuvent que très indirectement et très suggestivement évoquer des intrigues existentielles, la littérature entretient une relation de continuité sémantique et sémiotique avec les histoires ou les récits de la vie quotidienne qui trament en permanence les relations sociales.
Mais la littérature comme la peinture n’ont pas toujours été des moyens d’expression « personnelle », au sens de moyens d’expression du « moi » ou des expériences relativement singulières de l’écrivain ou de l’artiste. C’est la rupture du lien de dépendance entre le créateur et ses commanditaires, et l’instauration d’un marché de la création qui ont progressivement déplacé la fonction de l’artiste et la nature de sa création. D’artisan plus ou moins compétent, celui-ci est devenu artiste. De traducteur des sensibilités collectives de tout un groupe social (celui qui finançait ses créations), il est devenu traducteur de ses expériences propres. Et d’œuvres exprimant les normes, goûts et habitudes perceptives, culturelles, mentales et comportementales communes à tout un milieu social, on passe à des œuvres qui sont l’expression de ce que le créateur ressent comme une nécessité individuelle d’exprimer. Il va de soi que cette expression est tout autant sociale, et qu’elle objective le plus souvent des expériences dans lesquelles leurs publics se reconnaissent plus ou moins. Mais le lien n’est plus direct entre « producteurs » et « consommateurs ».
En toute logique, le regard du chercheur est obligé de se déplacer progressivement des commanditaires (réels ou potentiels) de l’œuvre vers le créateur lui-même qui place ses œuvres sur un marché sans être nécessairement directement guidé par les attentes supposées ou connues de ce marché. Le déplacement est d’autant plus significatif que l’on s’intéresse à des créateurs qui ne sont pas à la recherche de profits économiques. Car, au fond, il y a bien peu de différences entre le créateur dépendant d’un commanditaire dans une société sans marché de l’art et le créateur sur commande en régime de marché : aux contrats explicites fixés entre le commanditaire et le peintre font écho les livres de commande éditoriale sur tel ou tel sujet d’actualité ou même les productions sans surprise de la littérature industrielle qui se contentent de mettre en œuvre les mêmes recettes ou les mêmes techniques pour satisfaire les attentes d’un public qu’on sait étendu et potentiellement acheteur. On n’écrit évidemment pas La Métamorphose comme on écrit un volume de la série Harlequin ou un roman d’heroic fantasy. Mais pour les créateurs les plus détachés des enjeux commerciaux, le centre de l’observation se déporte progressivement vers le créateur et ses spécificités qui restaient, jusque-là, relativement secondaires, et qui devaient même bien souvent s’effacer devant les demandes des commanditaires. On demande à un artisan ce que l’on attend d’un artiste.
Cela a des conséquences méthodologiques que les chercheurs n’ont pas toujours clairement perçues comme telles. Si l’on peut, dans le cas du créateur-artisan sous dépendance, chercher à reconstruire, comme l’a brillamment fait Michael Baxandall pour la peinture du XVe siècle italien, l’univers mental et visuel des commanditaires, il est beaucoup plus difficile de comprendre une œuvre littéraire du XIXe ou du XXe siècle en cherchant à déterminer les propriétés sociales ou les attentes de son public. De l’étude de documents sur les commanditaires et leurs attentes, on passe progressivement à un intérêt accru pour le parcours singulier du créateur. Dans le premier cas de figure, c’est une problématique collective qui est transposée dans l’œuvre picturale ou littéraire, alors que dans le second cas de figure on a davantage affaire à une problématique existentielle individuelle, ce qui ne veut bien sûr pas dire qu’elle ne porte pas la trace de tous les collectifs dans lesquels l’individu créateur s’insère. La biographie sociologique n’est donc pas une décision de méthode arbitraire parmi d’autres, mais elle est l’instrument essentiel, central de compréhension de ce que le créateur investit dans son œuvre.
Mais revenons tout d’abord sur l’exemple de la peinture. L’étude de Michael Baxandall sur l’Italie du XVe siècle montre comment, en régime artistique de commande, les contrats signés entre les peintres et leurs commanditaires pouvaient contraindre assez sévèrement les créateurs. En mentionnant le fait que le tableau devait suivre un modèle dessiné préalablement sur un papier, faire figurer tel ou tel personnage ou peindre de la manière et avec les couleurs décidées par le commanditaire, le contrat constituait le créateur en artisan plus qu’il ne le traitait en artiste58. Dans le cadre d’un tel rapport social entre le créateur et son commanditaire, les expériences sociales de la vie quotidienne des groupes potentiellement commanditaires des œuvres picturales favorisent « la constitution de dispositions et d’habitudes visuelles caractéristiques, qui se traduisent à leur tour en éléments clairement identifiables dans le style du peintre59 ». Le peintre est, en quelque sorte, attaché à ceux qui sont susceptibles de recourir à ses services et partage avec eux une série d’habitudes perceptives qui contribuent à définir ses œuvres. S’il s’éloignait trop de ces conventions visuelles ou de ces habitudes perceptives, il perdrait immédiatement le soutien de ceux qui sont en mesure de le faire vivre et dont dépend son existence sociale. Dans une telle situation, l’historien peut établir des liens entre le style des peintures de l’époque et des activités comme prêcher ou écouter des sermons, danser et jauger des tonneaux ou des tas de blé, qui étaient au cœur de l’existence des commanditaires : « L’homme du Quattrocento menait des affaires, fréquentait l’église, avait une vie sociale ; au travers de toutes ces activités, il acquérait des capacités qui pouvaient s’appliquer à l’observation d’une peinture. Il est vrai que tel homme pouvait être plus fort en affaires, tel autre en piété, tel autre en sociabilité ; mais chacun avait un peu de tout, en proportions variables, et ce que le peintre visait à satisfaire, c’est le plus grand commun dénominateur des capacités de son public. Pour résumer : une partie de l’équipement mental avec lequel l’homme ordonne son expérience visuelle est variable, et cet équipement variable dépend en grande partie de la culture, en ce sens qu’il est déterminé par la société qui a exercé son influence sur l’expérience individuelle. […] Le spectateur doit utiliser pour la peinture les capacités visuelles qu’il possède et dont très peu sont normalement spécifiques à la peinture, et il est tenté d’utiliser les capacités que sa société valorise le plus. Le peintre en tient compte ; il doit s’appuyer sur la capacité visuelle de son public. Quels que soient ses talents professionnels de spécialiste, il est lui-même membre de la société pour laquelle il travaille et dont il partage l’expérience et l’habitude visuelles60. »
L’écart est donc très grand entre la situation d’un peintre italien de la Renaissance comme Piero della Francesca qui « travaillait très souvent en fonction d’une commande » et « produisait des objets définis en des termes, la plupart du temps, consignés dans des contrats en due forme », et la grande majorité des peintres « qui travaillaient à Paris vers 1906-1910 », qui « peignaient des tableaux à leur convenance et ne se souciaient qu’ensuite de les mettre sur le marché61 ». La création n’est pas moins sociale ou collective dans le second cas de figure que dans le premier, mais c’est l’équilibre des forces qui a été profondément modifié et la relation sociale qui rend l’expression personnelle du créateur non seulement possible, mais souhaitable et séduisante. « Pour Picasso, écrit Baxandall, suivre des directives, affronter de grandes questions, signifiait dans une large mesure suivre ses propres goûts, ou obéir à ses propres répulsions, en matière de peinture — ceci valant en particulier pour ses propres tableaux : il n’avait pas besoin de formuler explicitement les problèmes qu’il affrontait62. »
Le même type de phénomène s’observe dans le domaine musical. L’étude consacrée par Norbert Elias à Mozart montre que ce dernier ne supportait plus que ses « protecteurs » puissent décider à sa place de ce qu’il devait composer et désirait, sans pouvoir le formuler consciemment de cette manière, passer d’un état d’artisan à celui d’un artiste dont on respecte les choix et qui ne fait pas de concession aux goûts de ceux qui ne sont pas musiciens. Lorsqu’il compose sous commande, il doit s’adapter aux exigences du commanditaire ou du mécène et, parfois, simplifier ce qu’il aurait été amené à faire dans une tout autre situation : « En 1789, écrit Elias, Mozart se rendit à Berlin où le roi, qui jouait du violoncelle, lui commanda six quatuors pour cordes et six sonates faciles pour sa fille qui jouait du piano. Il avait donc bien des commandes. Mais Mozart mesura très bien à quel point il devrait simplifier, pour ce commanditaire, ce qu’il entendait en lui-même, et il n’avait déjà plus aucune envie de le faire. Il voulait suivre ses voix intérieures et écrire ce qu’elles lui dictaient63. » C’est bien le rapport social et économique entre celui qui commande l’œuvre et le créateur qui fixe les limites de l’expression personnelle de ce dernier. Composer pour la fille du roi, pour une cérémonie publique, politique ou religieuse, ou un rituel privé limite les possibilités du créateur et confère un poids déterminant au public de l’œuvre64. Dans une telle situation, l’historien de la musique pourrait presque se permettre de faire, comme Baxandall pour la peinture, une sociologie de la production par l’étude des goûts des récepteurs : « Dans la phase de l’art artisanal, le canon du goût des commanditaires domine le cadre de références de la conception de l’art et l’emporte sur l’imagination personnelle de chaque créateur ; l’inspiration individuelle est rigoureusement canalisée dans le sens du canon du goût de la couche de commanditaires établis. Dans la phase de l’art indépendant, les créateurs sont en général à égalité avec le public amateur et consommateur d’art, et en ce qui concerne leurs plus éminents représentants, le cadre de l’establishment artistique d’un pays, arbitre du goût et pionnier de l’art, ils disposent d’un pouvoir supérieur à celui de leur public. Leurs créations innovatrices peuvent orienter sur de nouvelles voies le canon établi, et le grand public apprend apparemment, peu à peu, à voir avec leurs yeux et à entendre avec leurs oreilles65. »
Devenir artiste, c’est donc gagner en pouvoir par rapport au public. Dans un régime de création où l’artisan répond à la demande ou à la commande, on assiste à « l’inféodation de l’imagination personnelle du créateur à un canon de la création artistique garanti par le pouvoir du consommateur et sacralisé par la tradition66 ». La rupture d’un tel lien de dépendance personnelle et directe constitue une prise de liberté certaine pour le créateur, ouvre la possibilité de l’« expérimentation individuelle » et de l’« imagination de l’artiste » et laisse progressivement la place « à une sensibilité et à un goût personnels relativement individualisés67 ». La création devient progressivement le terrain d’expression des fantasmes, des goûts, des obsessions ou de la sensibilité propres du créateur, c’est-à-dire le lieu d’expression d’une certaine singularité qui n’avait aucun sens dans le cadre d’un régime de création sous dépendance. Mais, évidemment, le pouvoir ou la liberté ainsi gagnés sont aussi la liberté de s’exprimer sans jamais rencontrer de public, et donc la liberté de ne plus pouvoir vivre de sa création. On est typiquement ici dans le dilemme du chien et du loup de la fable : vaut-il mieux vivre grassement mais enchaîné ou libre et risquer de mourir de faim ? Plus un artiste s’éloigne des horizons d’attente ou des habitudes culturelles convenus en voulant suivre les voies que lui font prendre la logique de son propre cheminement et moins il a de chances d’avoir une audience étendue : « Par le fait qu’un créateur donne, dans ses œuvres, une plus grande latitude à son imagination individuelle, à sa vision personnelle et à sa perception auditive des choses dans leur ensemble, qui outrepasse le canon du goût artistique prédominant, il réduit en un premier temps ses chances d’obtenir un écho auprès du public68. »
La situation littéraire est très similaire à celle que Baxandall et Elias décrivent pour la peinture ou la musique. Un auteur du XVIIe siècle comme Racine est comparable au peintre ou au musicien créant sur commande. Les formes et les thèmes de ses textes sont liés à ses stratégies d’adaptation aux publics auxquels il les adresse. De même que le bon artisan musicien ou le bon artisan peintre est celui qui sait faire preuve d’une certaine docilité et s’oublier pour faire plaisir à ceux qui écoutent ou regardent ses œuvres, les phrases de Racine « ne manifestent pas son regard, son point de vue, ses opinions ; elles transportent agréablement une culture69 ». Les galants préconisent de « se fondre dans les attentes des lecteurs70 », de plaire et d’être un caméléon. Les conditions de la création littéraire interdisent alors toute expression de la singularité du créateur. Si la littérature est comparable à un jeu, aucune des règles de ce jeu n’autorise alors à dire quelque chose de soi, ou à se servir de sa propre expérience personnelle pour dire quelque chose du monde. Écrire de la littérature consiste essentiellement à puiser dans des références livresques partagées pour broder sur des thèmes que le public reconnaît et apprécie : « Rien de ce qu’il vit dans l’instant ne s’infuse dans sa pratique littéraire. Le concret est récusé, pour laisser toute place aux références livresques et à l’exhibition mondaine. Tantôt il cite la Bible, tantôt il évoque la mythologie. C’est de la littérature au second degré : son référent vient déjà des livres, des poèmes71. »
Ce n’est donc pas un hasard si Zola pouvait opposer, dans un XIXe siècle qui avait définitivement rompu avec les anciennes formes de dépendance liant l’écrivain à ses mécènes ou à ses commanditaires et instauré le marché littéraire, l’« ancien esprit littéraire » des grammairiens et rhétoriciens aux XVIIe et XVIIIe siècles, adapté aux salons et aux académies, et le « nouvel esprit littéraire » qui se développe au XIXe siècle et qui est propre aux « adeptes des sciences d’observation et d’expérimentation, qui veulent peindre à nouveau le monde et l’humanité ». Dans cette transformation de l’esprit littéraire qu’analyse le romancier, le rapport au lectorat joue un rôle central : « Tout de suite, écrit Zola, on voit l’abîme qui sépare Balzac d’un écrivain quelconque du XVIIe siècle. Admettez que Racine ait lu autrefois Phèdre, sa tragédie la plus audacieuse, dans un salon ; les dames écoutent, les académiciens approuvent de la tête, tous les assistants sont heureux de la pompe des vers, de la correction des tirades, de la convenance des sentiments et de la langue ; l’œuvre est une très belle composition de logique et de rhétorique, faite sur des êtres abstraits et métaphysiques, par un écrivain soumis aux opinions philosophiques de son temps. Prenez maintenant La Cousine Bette, et essayez de la lire dans un salon ou dans une académie ; cette lecture paraîtra inconvenante, les dames seront scandalisées ; et cela proviendra uniquement de ce que Balzac a écrit une œuvre d’observation et d’expérimentation sur des êtres vivants, non plus en logicien, non plus en rhétoricien, mais en analyste qui travaille à l’enquête scientifique de son temps. L’abîme est là72. »
L’instauration du marché fait entrer l’individualité du créateur et l’actualité de son monde dans une littérature qui n’était jusque-là, pour beaucoup, qu’une manière de montrer sa virtuosité poétique et sa capacité à utiliser des thèmes connus d’un public restreint : « Une des grosses jouissances est de paraphraser l’antiquité, de vivre en communion plus ou moins étroite avec les Grecs et les Latins. Il faut bien voir alors l’écrivain dans son cabinet, entouré de livres, respectueux de la tradition, ne marchant pas sans les textes, n’ayant le plus souvent que le désir d’exécuter des variations sur des thèmes déjà connus, traitant la littérature en dame du beau monde qui exige toutes sortes de politesses, et mettant justement le charme du métier à raffiner ces politesses à l’infini. En un mot, l’écrivain reste alors dans les lettres pures, les jolis jeux de la rhétorique, les discussions de la langue, la peinture littéraire des caractères, des sentiments et des passions, non pas cherchés dans la vérité physiologique, mais savamment mis en tirades de tragédie ou en morceaux d’éloquence73. » Véritable sociologue de la littérature, Zola rattache les formes d’expression littéraires au type de rapport que le créateur entretient avec son lectorat. Lorsque les salons régnaient, ils « décidaient de la langue, du choix des sujets et de la meilleure façon de les traiter74 ». Et il saisit parfaitement l’ancien état de domesticité qui caractérisait l’écrivain et qui le mettait hors d’état d’exprimer une quelconque réalité personnelle : « Même aux premiers temps de la politesse française, lorsque les salons naissaient à peine et que les grands seigneurs se contentaient d’avoir à leurs gages un poète comme ils avaient un cuisinier, l’état de domesticité où se trouvaient les lettres les mettait aux mains d’une caste privilégiée, qu’elles flattaient et dont elles devaient accepter le goût75. » On comprend dans ces conditions que Zola puisse écrire que « c’est l’argent, c’est le gain légitimement réalisé sur ses ouvrages qui l’a délivré de toute protection humiliante, qui a fait de l’ancien bateleur de cour, de l’ancien bouffon d’antichambre, un citoyen libre, un homme qui ne relève que de lui-même76 ». Mais Zola, qui ne veut ici retenir que la rupture libératrice vis-à-vis des anciennes autorités rémunératrices, oublie que le marché empêche ceux qui écrivent indépendamment de ses attentes de vivre de leur plume littéraire et force la majorité des auteurs les plus novateurs au second métier lorsqu’ils n’ont pas la chance d’être des rentiers77. Dans tous les cas, c’est la possibilité d’écrire indépendamment de cette pression immédiate exigeant tacitement l’ajustement permanent aux goûts d’un public restreint, qui est à l’origine du rééquilibrage des forces et de l’invention de l’« artiste indépendant », pour reprendre les mots d’Elias. Dès lors, l’écrivain peut s’exprimer à travers son œuvre : « Tout le mécanisme de l’originalité est là, écrit Zola, dans cette expression personnelle du monde réel qui nous entoure78. »
Le roman va être au cœur de cette entrée de la singularité de l’auteur dans le monde littéraire. Cela ne pouvait pas échapper aux critiques littéraires, qui ont conçu, du même coup, la biographie littéraire comme le moyen idéal d’accéder à l’œuvre dans un tel régime de création littéraire favorisant l’expression de soi. Sainte-Beuve ou Taine, par exemple, partent à la recherche d’éléments sur la vie de l’auteur avec quelques bonnes raisons de le faire, même si leurs méthodes sont naïves et scientifiquement contestables, car ils sentent bien que la littérature ne tourne plus selon le même régime et que désormais la vie de celui qui écrit compte beaucoup plus qu’auparavant dans le processus de création. Leur démarche est parfaitement adaptée aux nouvelles conditions d’exercice de la littérature ; leurs méthodes, elles, sont incapables d’établir systématiquement et subtilement des liens entre « l’œuvre » et « l’homme ». Même un psychologue comme Ignace Meyerson voit bien le roman, et pas seulement le roman psychologique, « comme la forme la plus propre et la plus ample d’expression de la personne. Son développement, la place qu’il occupe dans la littérature marquent le développement des problèmes du moi et la place qu’ils ont prise dans nos préoccupations. […] Tout romancier apporte l’expression d’une forme nouvelle de la personne : des aspects de la sensibilité ou du vouloir, des façons d’agir, de sentir les autres, de se sentir soi-même, etc.79 ». La littérature est devenue, comme la musique ou la peinture, « un des lieux essentiels où s’exprime toute problématique du sujet individuel80 ».
Moins l’art est contraint, plus la singularité du créateur est importante. Il en va en matière de littérature comme de musique ou de peinture et la conséquence méthodologique d’un tel constat est immédiate. Lorsque la « contrainte intérieure de la conscience artistique du créateur individuel prend davantage de poids81 », l’étude sociologique des singularités du créateur s’impose peu à peu. La biographie sociologique devient incontournable pour comprendre quelle problématique existentielle personnelle est à l’origine de l’œuvre et dans quelle mesure elle peut faire écho, via sa forme transposée, sublimée dans le domaine artistique en question, aux horizons d’attente d’un public plus anonyme et dont le créateur ne dépend plus directement au moment de sa création82. On voit donc que c’est seulement dans des conditions sociohistoriques de création bien déterminées que les fantasmes du créateur ou son imagination personnelle jouent un rôle dans sa création.
On voit moins, inversement, l’utilité qu’aurait la méthode biographique pour comprendre la rédaction d’un texte de loi ou d’une démonstration logique. Lorsque Kafka écrit des textes juridiques dont le genre est très codifié, la reconstitution de la logique du droit de l’époque, de sa position dans la compagnie d’assurances et des éléments de sa formation juridique suffisent amplement à rendre raison de la forme et du contenu de ce qu’il écrit83. Mais lorsqu’il écrit un texte littéraire en transposant des éléments de sa problématique existentielle sous une forme littéraire, sa biographie sociologique s’impose. Plus le cadre d’expression est contraint et codifié et plus la singularité de celui qui écrit s’efface. En revanche, plus le cadre d’expression est souple et ouvert et plus les propriétés et les logiques propres au créateur comptent et sont déterminantes ou agissantes dans le processus de création84. De là découle le poids variable du contexte d’expression et des dispositions et expériences individuelles du créateur dans l’explication des comportements de création. Cela ne veut pas dire que les propriétés sociales de l’écrivain ne jouent aucun rôle dans des cadres d’expression littéraire plus codifiés. Mais elles jouent différemment. Les dispositions sociales de l’auteur jouent un rôle dans l’accès à l’univers littéraire en question85, dans les stratégies littéraires mises en œuvre ou encore dans le choix du genre littéraire pratiqué (socialement classant et classé), mais ses expériences les plus singulières ne sont pas en jeu dans ses écrits mêmes, car personne n’attend de lui qu’il exprime sa situation, son univers, ses expériences, le monde ou les mondes qu’il a fréquentés et qui l’ont modelé. Son « expression personnelle » (comme dit Zola) n’a aucun sens dans un tel état de la littérature.
L’écrivain dominé directement par ses commanditaires se met au service de ces derniers ; il les sert en écrivant de la littérature plus qu’il ne se sert de la littérature pour exprimer une opinion, un témoignage ou des expériences personnelles. Il faut donc que l’écrivain cesse d’être dominé pour arrêter d’être un mobilisateur de formes littéraires au service des autres et pouvoir commencer à se servir des formes littéraires pour son propre compte. L’écrivain est soit en position de satisfaire un financeur (commanditaire, mécène ou éditeur/public) en utilisant des formes littéraires pour lui plaire, soit en position d’exprimer quelque chose du monde et sur le monde en se servant pour cela de formes littéraires. Dans les deux cas, les pratiques littéraires ne sont pas de même nature, les déterminants sociaux de ces pratiques diffèrent et les méthodes de travail du chercheur ne peuvent être identiques.
Lorsqu’il travaille sur un auteur comme Kafka, le sociologue se trouve placé dans une situation empirique presque idéale. En effet, malgré la possibilité d’accès à la parole d’enquêtés, le chercheur est rarement amené à travailler sur un matériau aussi riche et diversifié, permettant les recoupements, les éclairages mutuels ou les critiques croisées. Il faudrait imaginer ce que serait la sociologie des trajectoires individuelles si, au lieu de travailler sur des entretiens biographiques même longs, détaillés et réitérés86, les chercheurs disposaient pour chaque cas étudié de textes autobiographiques (Lettre à son père), d’un journal personnel tenu régulièrement sur de nombreuses années (entre 1910 et 1923 pour ce qui est du Journal de Kafka), d’une abondante correspondance avec des personnes différentes (couvrant la période 1900-1924), de données d’archives sur sa famille, d’un inventaire après décès du contenu de sa bibliothèque, de traces écrites de son activité professionnelle ou encore de témoignages divers de personnes ayant connu l’enquêté, rapportant des propos tenus par lui dans des conversations ou décrivant son comportement à telle ou telle occasion. Si l’on ajoute à cela, concernant le cas d’un écrivain, l’existence d’une œuvre littéraire conséquente (s’étendant sur une vingtaine d’années, entre 1902 et 1924) et de données sur ses rapports avec ses éditeurs, on comprend que la situation est tout à fait propice à l’étude précise et fine de ce cas.
Mais ce n’est pas tout. Non seulement le chercheur bénéficie de tout ce matériau daté, assemblé, publié, mais, à la différence de cas anonymes étudiés par des chercheurs isolés, les milliers de travaux réalisés sur Kafka (sa vie et son œuvre) par plusieurs générations de chercheurs ont permis au cours du temps de faire le tri entre le bon grain (l’information vérifiable ou très probable) et l’ivraie (les erreurs factuelles ou les présuppositions erronées)87. Travailler sur un cas tel que celui de Kafka, c’est donc pouvoir tirer profit d’une formidable accumulation critique de données et de savoirs sur un cas singulier mis en contexte : accumulation de faits vrais, établis de manière critique, accumulation de travaux sur les données biographiques comme sur les textes littéraires, accumulation de travaux sur les contextes démographique, économique, social, politique, linguistique, religieux, littéraire de l’époque88. Cela permet, du même coup, au chercheur, après avoir lu toute l’œuvre et pris connaissance de l’intégralité du matériau biographique disponible à ce jour, après avoir lu aussi les travaux les plus solides portant sur des aspects différents de la vie et de l’œuvre de l’auteur mais aussi sur différentes caractéristiques centrales de son époque, de se concentrer sur la tâche essentielle qui est celle de la mise en forme (recherche des structures invariantes biographiques et textuelles) et de la mise en relation des différentes séries de données. Bien construit théoriquement, un cas empiriquement riche et solide comme celui de Kafka peut donner l’occasion au sociologue d’avancer de façon générale sur un modèle théorique de biographie sociologique, sur la question de la fabrication sociale d’un individu et de la manière dont il se constitue progressivement à travers ses expériences familiales, scolaires, amicales, sentimentales et sexuelles, professionnelles, politiques, religieuses ou littéraires ; d’avancer aussi sur la question de la transposition de l’expérience vécue en intrigues littéraires et de faire un pas vers une sociologie de la création littéraire.
Les principes méthodologiques qui ont guidé ce travail sont les suivants :
1) Principe de retour systématique aux sources : au lieu de ne s’appuyer que sur des extraits de lettres, de journal, de textes cités et commentés par d’autres, il est important de fonder le travail de recherche sur une exploitation directe de matériaux — littéraires et extralittéraires — lus intégralement. J’ai ainsi procédé à une lecture exhaustive de l’œuvre, courts récits et fragments narratifs compris89, du Journal, de la correspondance (familiale, amicale et amoureuse), de la Lettre à son père ou encore des témoignages des personnes l’ayant connu. L’intérêt notamment de retourner aux sources biographiques est d’autant plus grand pour le sociologue que Kafka ne se contente pas de livrer des sentiments ou des points de vue, mais raconte des scènes de la vie quotidienne, revient sur des interactions qui ont eu lieu, les commente, etc. Le sociologue dispose donc d’une masse incroyablement riche, précise et étendue de données biographiques, aussi bien objectives que subjectives. Enfin, il va ici de soi que le sociologue travaille sur des faits et rien que sur des faits, s’interdisant toute recréation fictive90.
2) Principe chronologique : il s’agit de rapporter systématiquement les éléments étudiés (extraits de journal, correspondances, témoignages directs ou indirects ou textes littéraires) aux moments et aux contextes biographiques dans lesquels ils ont été produits. Ce principe simple, qui n’est pas toujours respecté par les commentateurs de l’œuvre, est pourtant la seule manière de restituer le point de vue (ou la logique) du producteur en reconstruisant ce qui constituait son passé et son horizon à tel ou tel moment de sa vie. Citer indistinctement, comme le font nombre d’exégètes, des propos de 1911 et de 1923, comme s’il s’agissait d’extraits différents tirés de la même roche, c’est réduire une vie à une sorte d’essence dont les propriétés seraient fixées une fois pour toutes. S’il y a, chez Kafka comme chez n’importe quel autre individu, des récurrences biographiques et textuelles, ce n’est pas la même chose de les constater que de les présupposer d’emblée en étant, du même coup, incapable de faire apparaître les inflexions possibles.
3) Principe de spécificité des sources : en respectant la spécificité des sources, il s’agit ici de permettre de s’interroger sur le sens des textes cités en fonction de leur statut respectif (journal personnel, correspondance ou texte littéraire). La mise en série de textes relevant de la même classe de textes permet, de plus, d’appréhender chaque texte dans ses relations avec l’ensemble des textes de la même classe et de « corriger » l’interprétation d’un texte particulier en fonction de ce que l’on sait des textes du même type91.
Et si l’objectif de la recherche est bien de montrer que les textes littéraires ne sont pas sans rapport avec les cadres d’expérience de leur auteur, on ne peut cependant citer des extraits de textes littéraires comme s’il s’agissait d’écrits privés témoignant de la vie de l’auteur et, inversement, prendre des extraits d’écrits privés (tirés de la correspondance ou du journal) pour des morceaux littéraires choisis.
Établir des correspondances raisonnées et systématiques suppose, avant tout, d’éviter les confusions de genre. En maintenant clairement la distinction entre ce qui est de l’ordre de la littérature, de l’ordre du journal personnel ou de l’ordre de la correspondance privée, on observe d’autant mieux la manière dont des questions abordées prosaïquement — de manière plus ordinaire et directe — dans les lettres ou le journal peuvent se retrouver métaphorisées, transfigurées, transposées, sublimées dans un cadre littéraire — romanesque, aphoristique, fabuliste, etc. — d’expression92. On voit aussi à l’œuvre l’exploitation d’images ou de métaphores qui viennent « spontanément » sous la plume du diariste ou de l’épistolier pour parler de sa situation.
Les fonctions pratiques du journal
Certains auteurs voudraient ainsi considérer le Journal de Kafka « comme œuvre littéraire à part entière » et utiliser à son propos une « méthode d’analyse, “immanente au texte”, [qui] se fonde sur une volonté absolue de s’en tenir à l’œuvre et de refuser toute grille explicative étrangère à la littérature et au contenu du texte lui-même, pour se concentrer sur ce qui fait l’originalité de l’œuvre étudiée et la rend uniquea », sans distinguer les passages du journal où Kafka parle de sa situation personnelle, de ceux où il ébauche effectivement des textes littéraires. Les pages de ses carnets qui sont des essais de littérature ont d’ailleurs été à juste titre publiées en tant que « fragments narratifs » dans la Bibliothèque de la Pléiadeb, distincts des notes personnelles publiées pour leur part dans un volume regroupant le journal et les lettres à la famille et aux amisc. Kafka utilise l’espace de ses cahiers comme une surface d’inscription de l’ensemble de ses écrits, personnels comme littéraires, recopie des lettres importantes qu’il envoie pour en garder trace, fait des brouillons de ses récits, commente des événements de sa vie ordinaire. Cela dit bien l’importance de l’écrit dans tous les compartiments de son existence (littéraires et extralittéraires, privés, semi-privés ou publics, etc.), mais n’autorise en rien le mélange des genres discursifs.
Faire d’un journal qui remplit toute une série de fonctions pratiques et morales (notamment d’encouragement ou de soutien chez un auteur comme Kafka) une œuvre littéraire parmi d’autres, c’est le déréaliser totalement. Il est alors traité comme s’il n’était pas en rapport constant avec les événements de la vie quotidienne, comme si les annotations qu’on y trouve n’étaient pas insérées dans le cours de la vie ordinaire : prolongeant les situations, les commentant, faisant retour sur elles ou les préparantd. Mais l’opération de déréalisation va jusqu’à faire des problèmes existentiels dont parle Kafka dans ses notations personnelles de simples thèmes littéraires renvoyant aux œuvres littéraires d’autres auteurs. Florence Bancaud fait ainsi des passages consacrés au célibat et au mariage un thème littéraire « qui était déjà une cible essentielle des satiristes juifs espagnols du Moyen Âge et qui perdure dans l’humour juif moderne à travers le thème du célibat et de la faillite du mariagee ». De même pour la solitude dont parle fréquemment Kafka dans son journal : « Un autre thème souvent exploité par les humoristes juifs est celui de la solitude du Juif, tenu à l’écart de la sociétéf. » On donne alors l’impression que la solitude ou le célibat n’ont pas constitué des problèmes existentiels tout à fait réels et pesants pour Kafka. En procédant de la sorte, Florence Bancaud procède comme un sociologue qui, écoutant les récits des malheurs d’enfance, de travail ou d’alcoolisme d’ouvriers bien réels, n’aurait pour autre souci que de pointer les liens entre ces récits et certains romans d’Émile Zola… Faisant comme si les éléments du langage n’étaient compréhensibles que dans un jeu de référence à d’autres éléments de langage antérieurement produits, on met à distance, en les esthétisant, les expériences auxquelles ils se rattachent et qu’ils expriment d’une manière plus ou moins déformée.
a. F. BANCAUD, Le Journal de Franz Kafka. L’écriture en procès, CNRS éditions, Paris, 2001, p. 36.
b. F. KAFKA, Œuvres complètes, II, op. cit.
c. F. KAFKA, Œuvres complètes, III, traductions par Marthe Robert, Claude David et Jean-Pierre Danès, édition présentée et annotée par Claude David, Gallimard, Paris, 1984.
d. B. LAHIRE, « De la réflexivité dans la vie quotidienne : journal personnel, autobiographie et autres écritures de soi », Sociologie et sociétés, vol. XL 2, 2008, p. 165-179.
e. F. BANCAUD, Le Journal de Franz Kafka, op. cit., p. 163-164.
f. Ibid., p. 165.
C’est parce que j’ai respecté la spécificité des sources et évité du même coup les confusions, que je me suis permis, dans un second temps, et notamment dans la présentation des œuvres, de réunir des éléments initialement traités séparément. J’ai ainsi essayé, dans la mesure du possible (i. e. du lisible), d’insérer les analyses des différents textes composant l’œuvre dans les différents moments de l’analyse biographique sociologique. Cela permet, dans le dispositif formel même de l’ouvrage, de faire apparaître les liens entre les différents éléments composant la problématique existentielle et leurs mises en scène littéraire.
4) Principe de spécificité des contextes d’action : la variété des informations mobilisables permet de se demander comment se comportait Kafka dans des relations amoureuses, amicales, dans un contexte familial (et, plus précisément encore, avec son père, sa mère, ses sœurs, etc.), professionnel, scolaire, politique, religieux, sportif, etc. De ce point de vue, les descriptions même sommaires de son comportement par d’autres que lui (membres de sa famille, anciens camarades d’école, collègues de bureau, amis écrivains, connaissances éphémères, relations amoureuses, etc.) sont tout aussi importantes pour pouvoir brosser le portrait d’un personnage aux dispositions sociales en partie contradictoires.
5) Principe de lecture précise, détaillée des textes : la close reading mise en œuvre ici ne consiste aucunement à porter un regard sans distance sur le texte ou à coller à l’œuvre sans jamais pouvoir s’en détacher. La recherche des analogies ou des principes structurant les textes est précisément ce qui permet d’éviter une telle myopie. Mais une lecture précise et une « présentation généreuse des textes93 » est la seule manière d’éviter les approximations et les à-peu-près inévitables dès lors que l’on réduit des textes littéraires à des « thématiques » ou des « arguments » trop schématiques, abstraits ou sommaires. C’est aussi la seule façon de déterminer le style propre à l’auteur en se donnant la possibilité de le rapporter à des dispositions sociales spécifiques.
En travaillant de cette manière, il est possible de se donner rationnellement pour objectif de repérer des schèmes fondamentaux, tant dans ses expériences biographiques familiales, scolaires, professionnelles, amoureuses ou lectorales que dans ses textes littéraires. Les différents textes littéraires apparaissent alors comme des variations autour de ces schèmes, c’est-à-dire comme autant de manières différentes de faire travailler les problèmes existentiels les plus constitutifs de l’auteur, et parfois d’apporter des solutions possibles à ces problèmes. Il s’agit donc de mettre au jour, le plus systématiquement possible, les analogies entre des situations-problèmes vécues et des situations-problèmes mises en scène dans le texte littéraire, les codes de traduction ou de transposition d’une situation sociale vécue en une intrigue littéraire dépendant des genres littéraires ou, plus largement, discursifs que mobilise l’auteur, ainsi que des procédés formels de fabrication des intrigues et du style de son écriture, qui sont eux-mêmes intimement liés à ses dispositions et à ses compétences socialement constituées94. Parmi tous les domaines d’activité possibles (le dessin aurait pu en être un), Kafka va repérer la littérature comme forme d’expression de soi qui lui permet de faire travailler, d’expliciter ou d’élucider ses problèmes95.
Tel qu’il sera analysé dans ce livre, le processus de création littéraire met en jeu : 1) des circonstances d’écriture (des événements déclencheurs) et des événements ou des éléments biographiques, qui fournissent parfois des matériaux événementiels pour l’histoire ; 2) une problématique existentielle en possible évolution, mais dont les fondements sont à chercher dans les expériences les plus constitutives de la vie de l’auteur, et dont les linéaments ou les lignes de force constituent les principes générateurs des intrigues littéraires ; 3) les formes littéraires ou discursives utilisées par le créateur pour transposer littérairement les éléments de cette problématique existentielle et 4) un patrimoine de dispositions et de compétences sociales qui joue un rôle structurant dans le rapport entretenu aux autres auteurs, à la littérature ou au travail de création, et qui marque son empreinte notamment sur le style d’écriture et sur les modes de fabrication littéraire des histoires.