Kafka, né en 1883 à Prague, capitale du royaume de Bohême, dans le grand Empire austro-hongrois, mort au sanatorium de Kierling, près de Vienne, en 1924. Pour parvenir à comprendre l’œuvre de cet auteur et pénétrer progressivement au cœur du labyrinthe de sa création, le chercheur doit s’appliquer, tel un réalisateur de film, à faire varier la focale de l’objectif. Il s’agit tout d’abord de partir de la situation sociale objective la plus large qui se présente à Kafka tout au long de sa vie, équivalent du plan général ou du plan panoramique qui situe les protagonistes dans un large contexte topologique. Le temps court d’une telle trajectoire individuelle vient s’inscrire dans des temporalités plus longues et dans des cadres collectifs plus ou moins étendus. Il faut alors décrire l’état objectif des structures sociales, des rapports de force entre groupes ou catégories de la société et, en l’occurrence, entre classes, confessions, langues et nations. Franz Kafka naît, grandit, évolue et meurt dans tel paysage social qui s’impose à lui comme une évidence. Il doit composer avec les produits d’une histoire qui est en pleine mutation durant tout le temps de sa courte vie.
Peu à peu, la caméra s’approche du personnage principal pour situer la position relative qu’il occupe dans l’ensemble du décor, par rapport à des groupes différents et sous des angles variés. Plan de demi-ensemble qui concentre l’attention sur des groupes particuliers, puis plan moyen qui focalise le regard sur un personnage situé dans son environnement et en interaction avec d’autres, le mouvement de caméra le singularise un peu, en le distinguant de toute une série d’autres cas, mais permet aussi de voir, selon que l’on se place à tel ou tel niveau de l’échelle d’observation, qu’il partage la même situation que tous les Juifs germanophones, ou bien que ceux qui, parmi eux, appartiennent au même milieu social ou, plus précisément encore, que la même génération des jeunes Juifs germanophones qui sont caractérisés par les mêmes grandes propriétés sociales et culturelles et ont à faire face aux mêmes contraintes d’ensemble.
Question : Quels sont les traits pertinents de définition ou de description de ce contexte ? Réponse : tout ce qui, dans l’ordre social donné, est pertinent pour comprendre la situation de l’auteur qui a produit le texte. Le contexte, c’est ce qui va avec le texte et sans lequel le texte ne peut véritablement se comprendre. Arrière-plan culturel des évidences, des choses partagées, qui ne se disent plus mais contribuent à faire le sens de ce qui se dit et de ce qui s’écrit. Et l’on se rend rapidement compte que ce contexte est loin de se réduire au microcosme littéraire. De même que l’on peut dire que « la vérité de l’interaction n’est jamais tout entière dans l’interaction1 », on devrait prendre conscience et tirer toutes les conséquences théoriques et méthodologiques du fait que le sens historique du texte littéraire n’est pas à reconstruire dans les limites restreintes des réalités littéraires, qu’on les définisse comme des réalités textuelles autonomisées (comme nombre d’études littéraires) ou qu’on prenne en compte des dimensions plus sociales propres au monde littéraire (institutions littéraires de consécration, trajectoires littéraires, état des luttes spécifiquement littéraires, etc.).
C’est tout l’espace social national, linguistique, culturel et politique qu’il est important de dessiner, même à grands traits, pour saisir ce que peut être l’horizon naturel des individus occupant des places différentes dans l’ensemble des rapports sociaux. Classes sociales, nations, religions et langues en lutte, ce sont tous ces éléments dont la prise en compte s’impose si l’on veut comprendre le point de vue particulier qui peut être celui de Kafka en tant que Juif germanophone vivant en Bohême, à Prague, dans un contexte de déclin relatif de la domination économique et politique allemande et de montée parallèle du nationalisme tchèque et de l’antisémitisme, mais aussi de développement des dispositions législatives ou des mécanismes objectifs favorisant l’ascension sociale et l’assimilation des Juifs.
Comme tout acteur individuel, Kafka naît, grandit et évolue en tant qu’adulte dans une société dont les structures sociales (économiques, culturelles, politiques, juridiques, religieuses, ethniques) sont le produit d’une longue histoire et s’imposent à lui à la manière d’un paysage plus ou moins silencieux et immobile. Dans L’Idéologie allemande (1845), Marx et Engels parlaient de « cette somme de forces de production, de capitaux, de formes de relations sociales, que chaque individu et chaque génération trouvent comme des données existantes ». Ces produits de l’histoire pétrifiés pèsent de tout leur poids sur les individus qui apprennent peu à peu à les connaître et à les reconnaître, qui doivent aussi composer en permanence avec eux. Apprendre à connaître et reconnaître les différentes frontières de classes, mais aussi les multiples frontières nationales, religieuses, linguistiques qui s’enchevêtrent, c’est acquérir le sens pratique du possible et des limites, de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas, de ce qui est bien vu et de ce qui est mal vu, voire stigmatisé, de ce qui est élevé, haut, noble, désirable et de ce qui est bas, vulgaire, indésirable, etc. Ces structures, qui supposent une récurrence dans le temps et une relative stabilité des rapports sociaux, sont comparables à une toile de fond sur laquelle s’inscrivent les mouvements de l’histoire conjoncturelle, mais aussi et surtout ceux de l’histoire événementielle qui se présentent comme de « l’actualité » aux yeux des acteurs2.
Il s’agit de partir du plan le plus général et le plus large (e. g. les rapports entre les différentes classes, nations, langues, religions, etc.) pour aller progressivement vers le plus singulier (e. g. le rapport que Kafka entretient à l’égard du judaïsme, des cultures allemande et tchèque, des différents groupes sociaux, etc., étant donné l’histoire de sa famille ainsi que ses propres expériences socialisatrices familiales, scolaires, professionnelles, politiques, etc.). Au départ, Kafka n’apparaît pas ou peu et, quand il apparaît, c’est en tant qu’échantillon parmi d’autres d’une période, d’une génération, d’une communauté juive, d’un cercle d’écrivains. Puis le plan se resserre et les détails du personnage principal de la scène commencent à être mis en lumière.
Si l’on voulait résumer la situation sociale générale de Prague au tournant du siècle3, en 1900, on pourrait dire qu’on a affaire à une petite élite économique, politique et culturelle allemande (10 000), majoritairement catholique, à la masse imposante des petites classes moyennes (petit commerce et artisanat) et des classes populaires tchèques (414 000), catholiques, et à une population juive qui se partage grossièrement entre une population tchécophone pauvre (14 000) et une population plus aisée germanophone (11 000). La prééminence de l’allemand dans l’administration, le commerce, l’éducation et la culture a incité les Juifs en quête d’ascension sociale à choisir la langue et la nationalité allemandes, même s’ils maîtrisaient généralement aussi le tchèque pour des raisons pratiques évidentes. S’approprier une langue et une culture jugées nobles était clairement le signe d’une volonté d’anoblissement et d’élévation. Et pour ceux qui avaient quelque ambition littéraire, il allait de soi que la langue allemande était la seule langue culturelle en Europe centrale, la seule langue dans laquelle devait s’écrire la littérature.
Prague est la capitale du royaume de Bohême, mélange de monde slave et de monde allemand, lui-même inclus dans le grand Empire austro-hongrois des Habsbourg-Lorraine. Elle n’est qu’une grande ville de province, située loin derrière Vienne ou Berlin4, avant de devenir, en 1918, la capitale de la nouvelle Tchécoslovaquie. C’est le rapport de forces général dans l’ensemble de l’empire, avec l’accession au trône en 1848 de l’Autrichien François-Joseph, empereur d’Autriche, roi de Hongrie et roi de Bohême, qui détermine la domination assez générale de la langue allemande ainsi que la domination économique, politique et culturelle des Allemands en Bohême5. Tout au long du XIXe siècle, Allemands et Juifs de langue allemande disposent d’un pouvoir économique important et dominent la population tchèque, composée majoritairement d’artisans, de paysans, d’ouvriers d’usine et de domestiques6.
Mais les crises économiques de la fin du XIXe siècle, dont les Allemands et les Juifs germanophones étaient tenus très largement pour responsables par les populations tchèques, amenèrent les paysans et artisans tchèques dépossédés et déclassés vers les villes, et spécialement vers Prague, occasionnant une croissance démographique des banlieues et une prolétarisation de masse. C’est sur ce terrain que poussèrent le nationalisme tchèque, ainsi que les sentiments antiallemands et antisémites. Les violences à l’encontre des Allemands et des Juifs devinrent fréquentes à partir de la fin des années 1850. Les tensions entre les Tchèques et les Allemands s’exacerbèrent et les Allemands eurent intérêt, pour renforcer le camp germanophone, à se montrer particulièrement accueillant vis-à-vis des populations juives qui s’appropriaient intensément la culture et la langue allemandes. La germanisation des Juifs de Bohême commença sous le règne de l’empereur Joseph II (1741-1790), quand le gouvernement établit des écoles pour les Juifs avec l’allemand comme langue d’enseignement. Vers 1860, l’allemand avait presque complètement remplacé le Mauscheldeutsch, c’est-à-dire le dialecte régional juif, comme langue principale parlée dans la communauté juive. À la suite de la suppression de la loi discriminatoire du Familiantenbuch en 18497, puis de leur émancipation légale, en 1867, et de la suppression du ghetto, les Juifs de la génération de Hermann Kafka (1852-1931), première génération de Juifs assimilés, puis de celle de Franz Kafka (1883-1924) bénéficièrent de cette situation durant une période relativement courte, jusqu’à ce qu’on leur fasse payer à la fois le fait d’être juifs — l’antisémitisme pouvant être allemand aussi bien que tchèque — et celui d’être associés aux Allemands8. Les nationalistes tchèques avaient tendance à assimiler les Juifs aux Allemands et à les placer du côté des oppresseurs sur leur propre territoire. Et quand les Juifs montraient des sentiments pro-Allemands, ils ne faisaient que confirmer les soupçons des Tchèques les plus radicaux.
L’histoire de Prague et de la Bohême de cette période — fin XIXe début XXe — est celle de la violence anti-Juifs. Ernst Pawel écrit à ce sujet : « L’antisémitisme virulent dans les rues de Prague, les attaques de la populace contre les magasins juifs et contre les passants qui avaient “l’air juif”, les sanglants pogroms de 1899 dans le sillage du procès intenté à Hilsner pour “meurtre rituel”, le boycott antijuif et les émeutes régulièrement organisées qui, quel qu’en fût le prétexte, se retournaient inévitablement contre les Juifs et de temps à autre conduisaient à la proclamation en ville de la loi martiale — par exemple en 1908, juste au moment où Kafka entrait à l’Office —, tout cela ne pouvait être ignoré9. » Pour quelqu’un qui, comme Kafka, est né au début des années 1880 et mort dans les années 1920, la période est à la fois une période d’émancipation post-ghetto, de mobilité sociale ascendante et de conquête de nouvelles libertés et une période durant laquelle on leur fait payer cher une certaine réussite économique et sociale. Les Juifs furent même accusés parfois d’être les principaux exploiteurs des pauvres et les responsables des crises financières10 comme du déclin social, culturel et spirituel.
De leur côté, les Tchèques de Bohême travaillent à leur ascension économique et politique. En 1871, ils obtiennent aussi l’égalité des langues tchèque et allemande au sein des administrations ainsi que l’obligation pour tous les fonctionnaires de connaître les deux langues (c’est ce que la compagnie d’assurances contre les accidents du travail dans laquelle il travaillait demandera à Kafka à son entrée en 1908). Puis, en 1882, leurs revendications culturelles aboutissent aussi au partage de l’université Charles de Prague et à la création d’une université tchèque indépendante, dont la capacité d’attraction va croissant11. Par ailleurs, très majoritairement catholiques, les Tchèques s’éloignèrent toutefois progressivement de l’Église catholique romaine. Le haut clergé de Bohême, issu des classes moyennes et supérieures allemandes, insensible aux causes réelles de la situation économique de pauvreté faite aux travailleurs tchèques, mettait cette misère sur le compte d’une vie dissolue. Pour beaucoup de Tchèques, le nationalisme ou, parfois, le socialisme prirent pratiquement la place de la religion. Mais la montée du sentiment national tchèque débouche surtout sur l’élection du premier président de la République de Tchécoslovaquie le 21 décembre 1918, Thomas Garrigue Masaryk (1850-1937), figure morale d’une Tchécoslovaquie démocratique, ancien professeur de l’université Charles de Prague, farouche combattant de l’antisémitisme qui grondait dans les rangs des nationalistes tchèques les plus radicaux12.
Une conséquence du développement démographique de la population tchèque et de la montée du nationalisme tchèque fut la rapide dégermanisation de Prague. En 1817, Prague était très clairement une ville de langue allemande et en 1850 cela restait encore largement le cas. Les choses vont cependant rapidement évoluer dans la seconde moitié du XIXe siècle. En 1857, la population germanophone de Prague ne représentait plus que 50 % de la population totale et chuta brutalement à 14 % en 1880. En 1910, il ne restait plus que 6,7 % de germanophones ; 4,6 % en 1921. L’industrialisation rapide de Prague et la paupérisation corrélative des campagnes faisaient que les Tchèques des régions rurales affluaient en masse. Le processus de dégermanisation eut des conséquences sur l’immigration vers les grandes villes des Allemands de Bohême et de Moravie qui, à partir des années 1860, préférèrent aller à Vienne qu’à Prague où la situation se tendait progressivement et leur était de moins en moins favorable. Le même processus de dégermanisation toucha aussi les populations juives : en 1890, 74 % des Juifs de Prague étaient allemands et ce n’était plus le cas que de 45 % d’entre eux en 1900. Toutefois, 90 % des Juifs continuaient à envoyer leurs enfants dans des écoles allemandes. Ayant un grand désir d’assimilation, de sécurité et d’ascension sociale, les Juifs surinvestissaient la politique libérale allemande et tout particulièrement la culture allemande. Les Juifs issus des classes supérieures devinrent même les principaux contributeurs financiers des écoles et institutions culturelles allemandes et occupèrent une place importante dans le monde de la presse13 ainsi que dans les cercles intellectuels et artistiques.
La population juive de Prague et de sa banlieue augmenta de 15 000 en 1869 à 28 000 en 1910. Elle avait quasiment doublé en quarante ans. Mais comme les populations tchèques venaient aussi en masse dans les villes, la part des Juifs passa alors de 7,3 % à 6 %. Les Juifs de Prague et sa banlieue étaient essentiellement natifs de Bohême et de Moravie (94,4 % en provenaient en 1900). La progressive reprise en main des différents secteurs de la vie sociale par les Tchèques fit que les Juifs avaient de plus en plus à se déterminer entre des sphères publiques, sociales, politiques et culturelles tchèques ou allemandes. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les Juifs de Prague furent davantage attirés par les Allemands que par les Tchèques. Ils continuaient à voir la société allemande et sa culture comme très supérieures aux société et culture tchèques, longtemps encore après que la bourgeoisie tchèque eut connu une grande ascension et qu’elle eut brisé la domination allemande. Toutefois, malgré leurs efforts de germanisation, les Juifs germanophones n’étaient pas des Allemands comme les autres, parlaient avec un accent stigmatisé reconnaissable et ne bénéficiaient pas des mêmes droits. Ainsi, à l’époque où Kafka est en âge de trouver du travail, l’accès des Juifs à des postes administratifs est encore strictement limité. Quel que soit le degré de rapprochement d’avec les Allemands, celui-ci restait pour une part symbolique et ne s’accompagnait pas d’un accès à des postes de responsabilité dans tous les secteurs du monde social. Rose-Marie Ferenczi parle très justement à ce sujet de l’« illusion flatteuse d’appartenir à la classe dirigeante14 ».
À partir de 1880, le recensement autrichien commença à demander aux citoyens quelle était la langue utilisée quotidiennement. Et cette question sur la langue équivalait dans les esprits à une information sur la nationalité et à une mesure des forces nationales en présence. En 1890, les Allemands de toute religion ne représentaient déjà que 15,7 % des Praguois, mais ils n’étaient plus que 9,4 % en 1900. Si 73,8 % des Juifs déclaraient en 1890 être de langue allemande15, sous l’effet de l’influence politique, économique et culturelle tchèque grandissante, ils n’étaient plus que 45,3 % dans ce cas en 190016. Cela ne signifie pas qu’en dix ans l’état linguistique des choses avait brutalement changé, mais que la montée du nationalisme tchèque et le déclin allemand, le choc aussi des violences antisémites de la part des Tchèques les plus radicaux incitaient de plus en plus de Juifs à mettre en avant leurs compétences linguistiques tchèques. La grande majorité des Juifs maîtrisaient plus ou moins les deux langues dans leurs activités quotidiennes. Mais alors que les Juifs semblaient se rapprocher des Tchèques dans les déclarations, la persistance d’une scolarisation de leurs enfants dans les écoles allemandes montrait la force de leur attachement à la culture allemande qui était associée pour eux au progrès, à la modernisation et à une certaine élévation sociale.
Après 1860, Prague vit se développer deux systèmes d’école publique différenciés, l’un tchèque et l’autre allemand. Mais jusqu’à 1918, les Juifs préférèrent les écoles primaires et secondaires allemandes. En 1890, 97 % des 1 863 élèves juifs dans les écoles municipales publiques étaient dans des écoles allemandes. En 1900, en dépit des déclarations sur la langue parlée lors du recensement, les écoles publiques allemandes attiraient encore 91 % des élèves juifs. Dix ans plus tard, la part était toujours de 89 %. Et, au niveau secondaire, 83 % des élèves juifs des gymnasiums publics et Realschulen étaient en 1910 dans des écoles allemandes.
La volonté d’assimilation des Juifs de Prague n’occasionna cependant que peu de mouvements de conversion au catholicisme. Avant la Première Guerre mondiale, le taux de conversion de Juifs vers le christianisme resta extrêmement faible. On enregistre seulement dix cas de conversion à Prague en 1878, huit en 1891 (soit 0,046 % de la population juive). Pour donner un ordre de comparaison significatif, le taux de conversion était alors cinq fois plus fort à Vienne. Gary B. Cohen a bien montré que la plupart des Juifs participant activement à la vie économique et culturelle de la communauté allemande à Prague maintenaient toutefois leur vie privée dans les limites de la communauté juive17. Ainsi, pour le choix du conjoint ou des voisins, le fait d’être juif restait déterminant. Pour les Juifs de Prague le taux de mariages mixtes avec des non-Juifs resta très bas après l’émancipation. En 1881, par exemple, un seul Juif contracta un mariage avec une non-Juive, qu’on peut comparer aux 207 mariages entre Juifs. En 1891, on ne compte aucun mariage mixte et entre 1890 et 1914 le taux de mariages mixtes augmenta à Prague comme à travers toute l’Europe centrale, mais leur nombre resta relativement bas. En 1911, 30 des 28 000 Juifs résidant à Prague ou sa banlieue se marièrent avec des non-Juifs. À Vienne en revanche, le nombre de mariages mixtes par rapport au nombre de mariages entre Juifs surpassait très nettement celui de Prague18. Et lorsque Ottla, la sœur préférée de Franz Kafka, se marie en 1920 avec Josef David, un Tchèque catholique d’origine modeste, le père ne voit, sociologiquement, pas cela d’un très bon œil.
Parmi les écrivains, intellectuels et artistes juifs, beaucoup furent impressionnés (et Kafka tout particulièrement) par la vitalité des Tchèques, malgré l’antisémitisme d’une partie d’entre eux. Alors que la grande majorité des Allemands de Prague continuaient à considérer les Tchèques comme un peuple de domestiques et de travailleurs manuels, certains écrivains tendaient à voir en eux une communauté porteuse de valeurs populaires « authentiques ». Ils éprouvaient une sympathie « naturelle » pour un peuple opprimé et qui luttait pour sa liberté. Il n’y a rien de très étonnant à une telle fascination. En effet, les Tchèques donnaient l’image d’une communauté (avec une langue, des traditions, une culture) unie vers un même désir de vivre ensemble et de s’émanciper de la tutelle allemande à des Juifs vivant dans la nostalgie d’une communauté perdue. Préoccupés par la réussite économique et sociale que leur permettaient d’espérer de nouvelles conditions d’existence, ayant tout fait pour se rapprocher des élites allemandes, la génération des parents de Franz Kafka ou de Max Brod voyait sa judéité parfois réduite à bien peu de choses comparée à celle des Juifs de l’Est : quelques prescriptions rituelles et quelques coutumes relevant plus de l’inertie des habitudes culturelles que de la manifestation d’une foi intense19.
Mais dans une période aussi chargée en bouleversements, en conflits, en tensions et en violences, toute une palette de positionnements ou d’intérêts religieux et politiques était possible. Ces mêmes positionnements ou ces intérêts pouvaient parfois varier, pour les mêmes individus, au cours du temps. Certains, tels que Friedrich Adler (1857-1938) ou Fritz Mauthner (1849-1923), qui avait subi dans sa jeunesse la haine antijuive de la part des populations tchèques, devinrent les représentants les plus radicaux du germanisme à Prague. D’autres, comme l’écrivain Franz Werfel (1890-1945), se rapprochèrent du catholicisme sans jamais se convertir20. D’autres encore, tels que les philosophes Hugo Bergmann (1883-1975) et Felix Weltsch (1884-1964) ou l’écrivain Max Brod (1884-1968), pensaient dans le cadre du tout nouveau sionisme21 que l’assimilation était impossible et que seul l’investissement dans une communauté juive autonome pouvait permettre d’être un vrai Juif. D’autres enfin s’impliquèrent dans des mouvements socialistes (à l’instar de l’écrivain et journaliste Egon Erwin Kisch, 1885-194822) ou anarchistes (tel l’écrivain Michal Mares). À des degrés différents, on peut dire que Kafka, quant à lui, se montra attentif, successivement ou alternativement, au socialisme23, à l’anarchisme (en lisant, par exemple, l’anarchiste communiste Piotr Kropotkine ou le socialiste anarchisant russe Alexandre Herzen), aux revendications nationalistes tchèques et au sionisme24, sans jamais épouser aucune de ces causes et sans jamais cesser d’adopter un rapport distant, critique ou même ironique à leur égard. L’intérêt que Kafka a porté à l’égard de tous les courants politiques ou religieux de son époque est toujours resté de nature « intellectuelle » ou, pour être encore plus précis, de nature littéraire dans la mesure où les textes qu’il lisait, les conférences qu’il allait écouter discrètement, sans jamais intervenir lui-même, servaient essentiellement à nourrir son travail spécifiquement littéraire ou à enrichir sa réflexion préparatoire ou parallèle à ce travail. Il ne s’est jamais converti en militantisme politique ou religieux, ni même en adhésion formelle à un parti, un syndicat, un courant, un mouvement ou une institution quelconque25. Au principe de cet intérêt, on retrouve toujours les mêmes grands ressorts : identification aux opprimés, aux victimes du pouvoir arbitraire et des injustices, admiration pour tous ceux et celles montrant leur capacité de résistance face aux puissants ou aux dominants de toute nature, attirance pour celles et ceux qui ont le courage de prendre des décisions, de se libérer du joug domestique, politique, social, etc. De même qu’il aime chez sa sœur Ottla sa capacité de résistance à l’égard du père ou qu’il est attiré chez Milena par la force de résistance qu’elle oppose à son père qui exigeait d’elle de cesser de fréquenter l’écrivain juif Ernst Polak26, il admire littéralement la socialiste juive Lily Braun, une révolutionnaire qui a lutté contre son milieu social d’origine et sa morale de classe et dont il lit les Mémoires entre 1914 et 1915. Impressionné par ce livre, il l’offre à nombre de ses proches (Max Brod, Felice Bauer, sa sœur Ottla) et en conseille encore la lecture à Minze Eisner en novembre 1920. Ce genre de sympathie trouvait son fondement à la fois dans les relations père-fils, dans sa position dominée en tant que Juif germanophone vis-à-vis des Allemands, mais aussi en tant qu’écrivain (pôle intellectuel) face au monde de l’argent et des affaires (pôle économique incarné concrètement par son père)27.
D’un point de vue littéraire, s’il n’y a jamais eu, à proprement parler, de « Cercle littéraire de Prague », on peut observer en revanche la vie sociale assez riche de toute une génération d’écrivains, de journalistes ou philosophes praguois de langue allemande, en grande majorité juifs. « En termes purement quantitatifs, écrit Ernst Pawel, la productivité des écrivains juifs d’Autriche-Hongrie était proprement stupéfiante ; et, relativement à l’importance de leurs communautés respectives, les littérateurs et les hommes de lettres de Prague étaient plus nombreux que ceux de Vienne — bien que, dans certains cas, ces cercles se soient recoupés28. » Nés entre les années 1880 et les années 1890, ces écrivains se rassemblaient, en fonction d’affinités qui reposaient souvent au départ sur une fréquentation mutuelle à l’école primaire, au gymnasium ou à l’université29, dans des lieux privés ou publics pour faire des lectures de leurs textes, écouter des conférences, débattre de questions philosophiques, esthétiques ou politiques. Parmi ces lieux plus ou moins éphémères et institutionnalisés, on peut souligner tout d’abord le rôle actif de la section littéraire du « Halle », organisation libérale qui regroupait les étudiants allemands de Prague (dont Kafka et Brod)30. On trouve aussi les cafés Louvre31, Continental et Arco (ce dernier ayant regroupé des personnalités aussi différentes que Franz Werfel, Johannes Urzidil, Willy Haas, Paul Kornfeld32, tous plus jeunes que la génération des Kafka, Weltsch, Brod, Baum ou Kisch qui s’y retrouvaient aussi) ou le salon philosophique de Berta Fanta, que fréquentaient principalement les philosophes Hugo Bergmann, Emil Utitz et Felix Weltsch, et de manière plus intermittente des écrivains tels que Brod et Kafka. Parmi bien d’autres lieux encore, on trouvait le Café Union, qui attirait beaucoup d’écrivains tchèques, mais entretenait aussi de bonnes relations avec le Café Arco (très nettement germanophone), le Bar Kochba qui rassemblait les étudiants sionistes et les multiples cercles expressionnistes, anarchistes, socialistes, sionistes, etc. Tout le monde — écrivains, philosophes, peintres, musiciens, journalistes, militants politiques — avait une connaissance plus ou moins directe de ces différents lieux de socialisation culturelle où se côtoyaient, et parfois se mêlaient, questions politiques, sociales, littéraires et artistiques33. Du côté des rassemblements plus informels et en comité restreint, le cercle d’amis composé de Kafka, Brod, Weltsch et de l’écrivain et pianiste aveugle Oskar Baum, tous nés en 1883 ou 1884, fut particulièrement important pour Kafka comme soutien amical au début de son parcours littéraire34.
Pendant longtemps les écrivains praguois n’eurent guère d’autre choix, pour exister en tant qu’écrivain, que l’usage de la langue allemande qui s’imposait à eux comme une évidence. Langue littéraire à travers une grande partie de l’Europe, attachée — avec la figure tutélaire de Goethe — à une grande littérature à prétention universelle, elle s’opposait à la littérature populaire, provinciale ou locale, celle des chansons et des contes populaires, qui s’écrivait en tchèque. Mais, preuve supplémentaire de l’interdépendance forte des sphères d’activité politique et littéraire, le nationalisme tchèque s’accompagna d’un renouveau d’une littérature tchèque et d’un appel à son étude scolaire. Des écrivains, tels Weltsch ou Kafka, voyaient ainsi la vitalité, la profondeur ou la force de ces nouvelles expressions littéraires s’opposer à la très vénérable et prestigieuse, mais vieillie, oppressante et sclérosante littérature allemande.
Plus généralement, Kafka et les écrivains de sa génération qui vivaient dans le même espace politique, culturel et spirituel en transformation partageaient les mêmes grandes catégories de perception et d’appréciation qui s’appliquaient aux différents objets, discours, œuvres, mouvements ou courants en présence. Des couples d’opposés tels que vieux/jeune, faiblesse/vigueur, mort/vivant, élitiste/populaire, inauthentique/authentique, impur/pur, matériel/spirituel, individus/communauté, qui structuraient les perceptions culturelles, étaient aussi au principe de la perception et de l’appréciation des réalités politiques et religieuses. Le sionisme, le mouvement national tchèque, la littérature tchèque, le yiddish, l’hébreu, le théâtre et la littérature des Juifs d’Europe de l’Est s’opposaient ainsi à l’hégémonie politique, culturelle et littéraire allemande comme aux restes de judaïsme des Juifs assimilés d’Europe centrale. Si les pôles positifs et négatifs de ces oppositions pouvaient changer selon les écrivains ou selon les moments dans les trajectoires des mêmes écrivains (la « jeunesse » d’une littérature peut être perçue comme un défaut ou comme un atout majeur, de même que son caractère populaire ou communautaire), les perceptions ne s’organisaient pas moins autour de ces lignes de clivage là.
Un portrait littéraire de la situation politique
Dans un roman écrit en 1928, quatre ans après la mort de Kafka — Le Royaume enchanté de l’amoura —, Max Brod met en scène deux personnages : celui de Christof Nowy, un Allemand vivant à Prague, et celui de Richard Garta, un Juif de langue allemande vivant à Prague, où l’on reconnaît aisément tous les traits mentaux et comportementaux de Franz Kafka. L’intérêt de ce roman est de donner à voir la manière ambivalente dont Prague pouvait être perçu par un écrivain juif de langue allemande dix ans après la constitution de la République tchécoslovaque. Le « Prague d’avant-guerre, le Prague paisible des jours d’Autriche, le Prague à moitié allemand » est présenté comme ayant « sombré dans la civilisation trépidante, les bâtiments officiels, les “gratte-ciel” de la jeune Tchécoslovaquie » (p. 28). Le jugement sur ce passage historique paraît négatif et pourtant le héros de l’histoire, Christof Nowy, « admirait leur civilisation dont le jeune élan s’alliait à un bel effort d’auto-critique » (p. 28). Il est attiré par la vivacité de la culture tchèque (dont il a étudié l’art et l’architecture) et, « malgré son éducation allemande, il ne pouvait se défendre d’une certaine sympathie pour les courants intellectuels slaves qui l’environnaient » (p. 28-29). Par ailleurs, en tant qu’écrivain progressiste, prenant spontanément le parti des plus faibles, des plus dominés, Christof ne peut que se sentir solidaire des Tchèques : « Pendant le conflit, tandis que l’hostilité de l’administration autrichienne pesait chaque jour davantage, il avait loyalement pris le parti des Tchèques, chaque fois qu’une injustice se produisait ; plus d’une fois sa “tchécophilie” lui avait causé des désagréments, l’avait mis en danger » (p. 29). Dans le roman, le narrateur rapproche Garta/Kafka et Christof Nowy qui, tous deux, viennent de peuples qui n’avaient pas tout à fait leur place : « Il [Christof] sentait les mêmes éléments destructeurs dans la race germano-tchèque que dans la race juive. Les sang-mêlé se maintiennent avec peine à la surface du flot purement slave, la guerre défensive, les ruses singulières sont à l’œuvre là aussi. Ce n’était pas un pur hasard si le vieux Praguois s’était senti attiré vers le Juif de Prague ! Leur sort commun les apparentait » (p. 119). Max Brod montre qu’il est tout à fait conscient que les affinités de l’époque étaient fondées sur des apparentements sociaux, même partiels. Ceux qui vivent des situations de contradiction ou de tension analogues peuvent mutuellement s’attirer, car ils reconnaissent assez rapidement chez l’autre (dans ses dispositions) une partie de ce qu’ils sont.
Mais avec la montée en puissance des Tchèques et leur prise de pouvoir, il voit le dominé se transformer en dominant et passer d’une revendication légitime à l’exercice arbitraire du pouvoir : « Tout avait changé après la guerre. Christof voyait avec horreur les politiciens égoïstes qui voulaient extirper de Prague, comme un corps étranger, tout ce qui était allemand. Qu’il est amer de voir le Droit, dès qu’il est au pouvoir, passer aussitôt la mesure et retomber dans l’injustice ! » (p. 29). Il ajoute plus loin : « Tantôt la suprématie est aux Allemands, tantôt aux Tchèques, l’oppression ne cesse d’y régner » (p. 75)b.
a. M. BROD, Le Royaume enchanté de l’amour, trad. M. Metzger, Viviane Hamy, Paris, 1990. Toutes les références entre parenthèses sont tirées de cette édition de l’ouvrage.
b. Kafka et lui devaient partager la même appréciation de la situation politique car Janouch rapporte des propos de Kafka qui vont dans le même sens. À propos d’un cortège d’ouvriers qui se rendent à un meeting, Kafka dit : « Ces gens sont si fiers, si confiants, si joyeux. Parce qu’ils sont maîtres de la rue, ils s’imaginent qu’ils sont maîtres du monde. En réalité, ils se trompent bel et bien. Il y a déjà derrière eux les secrétaires, les permanents, les politiciens, tous ces sultans des temps modernes, auxquels ils fraient la voie qui mène au pouvoir. […] Au terme de toute évolution vraiment révolutionnaire, il surgit un Napoléon Bonaparte. […] Plus une inondation s’étend, moins son eau est profonde et plus elle est trouble. La révolution s’évapore et il ne reste plus que la vase d’une nouvelle bureaucratie. » F. JANOUCH, Conversations avec Kafka, op. cit., p. 158 (spm).
Les écrivains juifs germanophones de cette période — Fritz Mauthner, Brod, Kafka, Hugo Bergmann et bien d’autres —, qui n’écrivent bien et ne parlent le plus correctement que l’allemand qu’ils ont appris à l’école, se sentent pourtant toujours un peu étrangers à cette langue. Ils vivent dans une situation sociale de bilinguisme (et de tensions entre les deux langues, allemande et tchèque, en présence) et rêvent souvent d’une langue qui leur appartiendrait vraiment. L’hébreu, le yiddish, le yiddish germanisé ou l’allemand yiddishisé (Mauscheldeutsch) sont aussi dans les esprits et hantent, d’une manière comme d’une autre, les écrivains juifs. Ainsi Fritz Mauthner, écrivain et philosophe juif de langue allemande né en Bohême, parle-t-il de ses ancêtres en disant que leur langue n’était pas seulement l’allemand mais aussi le tchèque et l’hébreu. Sioniste, Hugo Bergmann déclare même en 1901 qu’« un étudiant sioniste sans connaissance de l’hébreu est une contradictio in adjecto35 » et pense que l’hébreu est un instrument de libération pour les Juifs.
Kafka parle et écrit l’allemand. C’est la langue dans laquelle il a été scolarisé et qui était privilégiée à la maison par ses parents36. Langue de l’école, des élites, langue littéraire par excellence aussi. Nombreux sont en revanche les indices de ses plus grandes difficultés avec la langue tchèque dès lors qu’il est question de dépasser l’usage courant et de trouver les formes les plus correctes. Dans une lettre à Max Brod de 1911 (sans précision de date), il écrit qu’il est « attendu par [son] professeur de tchèque », ce qui indique bien le rapport moins naturel que Kafka entretenait à l’égard de la langue tchèque. Dix ans plus tard, alors qu’il doit rédiger des lettres de demande de congé en tchèque à l’attention de la direction de sa compagnie d’assurances, il demande à son beau-frère, tchèque, Josef David, de la rédiger pour lui37. Et l’année de sa mort, il parle encore à sa sœur Ottla du « mensonge de son tchèque magnifique » (début janvier 1924). Cela ne l’empêche pas d’entretenir, à partir de la matrice culturelle qu’il partage avec toute une génération d’écrivains juifs praguois, un rapport très positif à la langue tchèque. Il écrit ainsi à Milena en mai 1920 : « Je n’ai jamais vécu chez les Allemands ; l’allemand est ma langue maternelle, il m’est donc naturel, mais j’aime bien mieux le tchèque […]38. » Mais l’on verra que cet a priori positif sur le tchèque en tant que langue des domestiques ou des ouvriers, bref des dominés qui résistent au dominant et entendent revendiquer leur existence face à la domination de l’empire des Habsbourg-Lorraine, mais aussi en tant que langue des contes et des littératures populaires qui cimentent la communauté, est aussi surdéterminé par la relation conflictuelle qu’il entretient avec son père : aimer la langue des employés de son père, c’est une manière de dire aussi la position dominée qu’il occupe dans le rapport père-fils.
Son rapport à l’allemand est cependant complexe. Il s’agit d’une langue maternelle, mais qui ne lui appartient pas vraiment. La remarque : « Je n’ai jamais vécu chez les Allemands » adressée à Milena dit sa position extérieure, d’étranger, juste avant de préciser que l’allemand est tout de même sa « langue maternelle ». Il se qualifie même de « demi-Allemand » dans une lettre à sa sœur datée du 20 février 1919. Kafka parle l’allemand, mais un allemand parlé par les Juifs germanophones de Prague qui ont souvent des origines tchèques39, qui peut se reconnaître par ses singularités lexicales et syntaxiques. Par rapport à l’allemand parlé à Berlin ou même à Vienne, l’allemand de Prague est perçu comme une forme fautive et inférieure d’allemand et Felice Bauer ne manque pas de lui corriger les fautes qu’il commet40. Lorsqu’il est à Merano, en avril 1920, pour des raisons de santé dans une pension, on reconnaît son allemand comme venant de Prague et il est obligé d’expliquer à un général allemand, « dont l’oreille fine a été formée à l’école philologique de l’armée autrichienne » et qui ne se satisfait pas de la catégorisation comme « Allemand de Bohême », qu’il est juif (« Scientifiquement certes, il est satisfait, mais humainement, non41. »). Puis, en juin 1921, il parle à Max Brod du fait de « jargonner » dans « ce monde judéo-allemand » et définit le jargon en question comme une « appropriation […] d’un bien étranger qu’on n’a pas acquis, mais dont on s’est emparé en y portant une main hâtive (relativement) et qui reste un bien étranger ». Mêlant intimement la question de la langue, du judaïsme et des rapports entre générations, il ajoute que, selon lui, le « complexe paternel dont plus d’un se nourrit spirituellement » s’explique moins par la psychanalyse que par le fait qu’écrire en allemand était une manière de « quitter le judaïsme », « généralement avec l’approbation vague des pères (c’est ce vague qui était révoltant) ». Il présente la situation d’entre-deux de ceux qui ont voulu quitter le judaïsme en se servant de l’image d’une sorte d’animal qui aurait les « pattes de derrière » collées au « judaïsme du père » et les « pattes de devant » à la recherche d’un « nouveau terrain ». Il explique, d’une façon que l’analyste, sociologue ou historien ne peut s’empêcher de juger particulièrement lucide, que le « désespoir » des individus de cette génération entre deux chaises « constitua leur inspiration ». Et toujours à propos de cette même génération, Kafka parle de « trois impossibilités » : « L’impossibilité de ne pas écrire, l’impossibilité d’écrire en allemand, l’impossibilité d’écrire autrement, à quoi on pourrait presque ajouter une quatrième impossibilité, l’impossibilité d’écrire […], c’était donc une littérature de tziganes qui avaient volé l’enfant allemand au berceau ou l’avaient en grande hâte apprêté d’une manière ou d’une autre. » Une langue maternelle mais qui a été volée ou tout du moins indûment appropriée.
Kafka commença relativement tardivement, à partir de 1917, à suivre des cours d’hébreu avec le professeur Friedrich Thieberger42. Son intérêt se porta tout d’abord sur le yiddish au cours des années 1911-1912, alors qu’il fréquente au Café Savoy des acteurs polonais d’une troupe juive ambulante, qui s’expriment dans cette langue, et alors qu’il se lie surtout d’amitié avec le directeur de la troupe, Jizchak Löwy. Perçus comme les restes d’un passé primitif par la génération de leurs parents, le yiddish et le judaïsme des Juifs d’Europe de l’Est attirèrent peu à peu l’attention des jeunes générations43. On n’est pas étonné d’apprendre que le père de Kafka vit d’un très mauvais œil la relation de son fils avec Jizchak Löwy et sa troupe. Entre l’intérêt du fils et le dégoût du père se joue une scène banale d’un conflit de générations. Conflit entre les pères assimilés, germanisés, qui voient cette fréquentation des Juifs de l’Est et cet intérêt pour le yiddish comme le signe d’une formidable régression, d’un retour en arrière, d’une négation des efforts accomplis pour sortir du ghetto et se rapprocher des élites allemandes, et les fils qui n’avaient plus à accomplir l’effort des pères et s’interrogeaient donc sur leur situation incertaine dans le monde social, sur l’absence de langue propre et sur la substitution de conventions et de rituels vides de sens à une judaïté vécue44. Dans son journal, le 6 janvier 1912, Kafka parle des « rudiments » de son judaïsme ou de son « judaïsme engourdi » et, en janvier 1914, il se demande même ce qu’il peut avoir « de commun avec les Juifs » (Journal, 8 janvier 1912). De son côté, son père perçoit ses amitiés avec l’acteur polonais Löwy45, ses intérêts pour le yiddish ou l’hébreu et son projet de mariage avec Julie Wohryzek — la fille d’un savetier de banlieue, shammes (bedeau) à la synagogue de Prague-Weinberg, issue d’un milieu où l’on parle encore le yiddish — comme une régression, un retour en arrière inacceptables46.
De manière analogue au jeune mouvement nationaliste tchèque, la communauté juive de l’Est commença à être perçue par beaucoup de Juifs de Prague comme une culture populaire, vivante, authentique et originale, dotée d’une langue et de traditions culturelles propres. Hugo Bergmann et Max Brod s’intéressèrent, comme Kafka, au yiddish et aux Juifs de l’Est. Brod était littéralement fasciné par les Juifs de l’Est et parlait avec un enthousiasme très populiste de son expérience d’enseignement auprès de jeunes filles juives européennes de l’Est réfugiées de guerre. Faisant travailler toujours la même matrice de perception, pour lui, le Juif d’Europe centrale se tient entre le Juif de l’Ouest et le Juif de l’Est, entre les affaires et l’esprit, entre les intérêts matériels et les intérêts spirituels, entre la culture et la nature, entre le civilisé et le primitif47. Et l’on voit aussi dans cette mythologie ou cette cosmogonie politique romantique et populiste que l’on prête aux Juifs de l’Est des qualités d’instinct, d’intuition enfantine ou féminine, de santé, de fraîcheur et d’authenticité que d’autres s’emploieraient à retourner en autant de défauts ou de manques (animalité, naïveté, manque de réflexion, de virilité ou de maturité).
Kafka suivit ici la même voie que Brod, s’intéressant aux Juifs de l’Est et portant sur eux un regard extrêmement positif qui inscrit en creux toute une critique des Juifs occidentaux. En 1915, l’arrivée à Prague de Juifs réfugiés venant de Galicie donne l’occasion de rencontres entre Juifs de l’Est et Juifs praguois. Kafka note dans son journal : « Le mépris des Juifs de l’Est pour ceux d’ici. Bien-fondé de ce mépris » (11 mars 1915). En écrivant cela, il retourne en fait une situation ordinaire qui est plutôt celle du mépris des Juifs assimilés et civilisés pour les autres Juifs, et donne raison à ces derniers. Manière pour lui de prendre position contre la génération de ses parents. Kafka est heureux de savoir en juillet 1916 que celle avec qui il envisage de se marier, Felice Bauer, intervient dans un foyer populaire qui reçoit des Juifs de l’Est, et notamment donne des cours à des enfants. Il lui précise dans une lettre datée du 29 juillet 1916 que le sionisme qui est à l’origine du foyer n’est pas le plus important dans cette institution. Il ne cesse, durant cette période, d’écrire à Felice qu’il n’est pas sioniste (12 septembre 1916). Et non seulement il ne se sent pas sioniste, mais il se décrit comme un Juif non pratiquant : « L’idée ne me viendrait pas d’aller au temple. […] je me rappelle qu’étant enfant je me suis positivement noyé dans l’ennui épouvantable et l’absurdité des heures passées au temple ; c’étaient des ébauches de l’enfer en vue de l’organisation de ma future vie de bureaucrate » (lettre datée du 16 septembre 1916). En 1913 déjà, Kafka écrivait à Felice qu’il n’était allé « que deux fois » au temple « en plusieurs années », à savoir pour le mariage de ses deux sœurs (lettre datée du 17 au 18 janvier 1913). Et le 11 juin 1914, il avouait à Grete Bloch, amie de Felice Bauer, qu’il était un homme « exclu par son judaïsme non sioniste (j’admire le sionisme et il me dégoûte), et non croyant, de toute grande communauté apte à servir de support ». S’il avait à s’occuper lui-même des enfants juifs de l’Est du foyer populaire, il serait obligé de leur avouer son manque de foi qui n’est que le produit d’une éducation dans un milieu familial germanisé, assimilé et qui n’a gardé de la foi d’origine que des cadres rituels vidés de leur sens : « Je devrais dire aux enfants que […] par suite de mes origines, de mon éducation, de mon milieu, je ne puis rien montrer qui ait quoi que ce soit de commun avec leur foi » (lettre à Felice Bauer datée du 16 septembre 1916).
Kafka se souvient, en 1911 (Journal, 31 décembre), de ses tentatives de réfutation des arguments concernant l’existence de Dieu, à l’époque du lycée avec son camarade d’alors, Hugo Bergmann. Et sa vision assez radicalement laïque se lit dans certains passages de sa correspondance ou dans quelques notes de son journal. Par exemple, dans une lettre à Max Brod, datée du début octobre 1917, Kafka dit que « seul [lui] importe donc le tribunal des hommes et des bêtes ». Puis, le 7 décembre 1917, il écrit dans son journal : « Le ciel est muet, ne fait qu’écho au muet. » Et encore, trois ans plus tard : « Je ne me suis jamais trouvé sous le poids d’une autre responsabilité que celle qui m’a été imposée par l’existence, le regard, le jugement des autres hommes » (Journal, 17 septembre 1920).
Puis on voit clairement durant les années 1920 comment Kafka perçoit l’opposition entre Juifs de l’Est (pôle positif) et Juifs de l’Ouest (pôle négatif) en mettant en œuvre la même matrice de perception. Dans une lettre à Milena, datée du 7 septembre 1920, il écrit avoir vu entassés dans la mairie la veille au soir depuis la rue « plus de cent émigrants russo-juifs qui attendent ici le visa américain » : « J’ai vu, continue-t-il, la salle pleine de gens à craquer, comme pour une réunion publique, et à minuit et demi je les ai revus, dormant, allongés l’un à côté de l’autre ; certains étaient étendus sur des fauteuils ; certains toussaient ou se retournaient ; ou passaient avec précaution entre les rangées de dormeurs ; la lumière électrique brûle toute la nuit. Si l’on m’avait offert alors la possibilité d’être ce que je voulais, j’aurais choisi d’être un petit Juif de l’Est, insouciant, dans un coin de la salle, tandis que son père discute au milieu avec les hommes, que sa mère fouille dans les loques de voyage, volumineusement empaquetées, et que sa sœur discute avec d’autres fillettes en grattant ses beaux cheveux ; et dans quelque semaine on sera en Amérique. » Il voit en eux l’image idéale d’une communauté juive soudée qu’il regrette de ne pas avoir connue durant son enfance.
Pour lui, les Juifs occidentaux n’ont pas de passé car leurs pères se sont assimilés et ont abandonné leurs racines culturelles et religieuses, ainsi que leurs langues (autant le yiddish que l’hébreu). Mais ils n’ont pas davantage de présent ou d’avenir dans une société où s’opposent Allemands et Tchèques et où ils sont à la fois détestés comme Juifs par les deux parties, mais détestés en tant que germanophones par les Tchèques et vus comme des « presque » Allemands par les Allemands. Dans une lettre du 30 mai 1920 adressée à Milena, Kafka évoque « l’incertaine situation des Juifs » qui explique « qu’ils ne puissent croire vraiment à eux que ce qu’ils tiennent entre les doigts ou entre les dents ». Puis, dans une lettre datée de novembre 1920, il lui décrit cette situation incertaine des Juifs de sa génération : « Nous connaissons tous les deux à foison des exemplaires typiques de Juifs occidentaux ; de tous je suis, autant que je le sache, le plus Juif occidental, c’est-à-dire, en exagérant, que je n’ai pas une seconde de paix, que rien ne m’est donné, qu’il me faut tout acquérir, non seulement le présent et l’avenir, mais encore le passé, cette chose que tout homme reçoit gratuitement en partage ; cela aussi je dois l’acquérir, c’est peut-être la plus dure besogne […]. Tout se passe à peu près pour moi comme pour quelqu’un qui, chaque fois qu’il sortirait, devrait non seulement se laver, se peigner, etc. — ce qui est déjà assez fatigant — mais encore, comme il lui manque à chaque fois le nécessaire, se coudre un vêtement, se fabriquer des chaussures, se confectionner un chapeau, se tailler une canne, etc. Naturellement, il ne pourrait tout réussir, les choses tiendraient sur le parcours d’une ou deux rues, et puis au Graben, par exemple, tout s’effondrerait d’un seul coup, il se trouverait soudain tout nu au milieu de lambeaux et de fragments. Quel supplice, dans ces conditions, de revenir à l’Altstädter Ring ! Finalement, dans l’Eisengasse, il tomberait sur un rassemblement en train de faire la chasse aux Juifs. » Comment se sentir à sa place dans une société où l’on fantasme sur l’existence de « meurtres rituels » perpétrés par des Juifs48 et où l’antisémitisme fait partie du quotidien ? « Tous les après-midi, maintenant, je me promène dans les rues ; on y baigne dans la haine antisémite. Je viens d’y entendre traiter les Juifs de Prasivé plemeno (race de galeux). N’est-il pas naturel qu’on parte d’un endroit où l’on vous hait tant ? (Nul besoin pour cela de sionisme ou de racisme). L’héroïsme qui consiste à rester quand même ressemble à celui des cafards qu’on n’arrive pas à chasser des salles de bain. Je viens de regarder par la fenêtre : police montée, gendarmes baïonnette au canon, foule qui se disperse en hurlant, et ici, à ma fenêtre, l’horrible honte de vivre toujours sous protection » (lettre à Milena, mi-novembre 1920). C’est donc comme une marque de désespoir, d’autodépréciation et d’autodérision quant à la possibilité de trouver une solution pour les Juifs d’Europe centrale qu’il faut lire les propos de Kafka dans sa lettre du 13 juin 1920 à Milena à propos des Juifs : « Il me prend parfois des envies de les fourrer tous, moi compris, disons dans le tiroir du coffre à linge en pressant bien, et puis d’attendre et puis d’ouvrir le tiroir pour voir s’ils sont tous asphyxiés, et sinon de refermer le tiroir, et ainsi de suite jusqu’à consommation des choses. »
En 1923, Kafka suit des cours d’hébreu tout le premier semestre49 et, en mars, projette sans grande conviction une émigration vers la Palestine. Il y renonce comme à un projet purement fantasmatique lorsqu’il rencontre Dora Diamant, en juillet, à Müritz. Dans une lettre adressée à sa sœur Ottla, datée de la quatrième semaine d’octobre 1923, il écrit à propos de ce projet avorté : « J’ai compris que, si je voulais survivre en quelque façon, je devais faire quelque chose d’absolument radical et j’ai décidé de partir pour la Palestine. Je n’en aurais certainement pas été capable ; d’ailleurs, je suis assez mal préparé en hébreu et à d’autres égards, mais il me fallait bien me créer quelque raison d’espoir […]50» (spm). Gravement malade depuis sa première hémoptysie en août 1917, diagnostiquée comme le signe d’une tuberculose pulmonaire le mois suivant, Kafka voulait se donner un espoir de changement dans sa vie en projetant un départ pour la Palestine. Dans une lettre d’octobre 1923 écrite de Berlin à Milena, il révèle clairement que la Palestine n’était qu’un rêve inatteignable : « Je voulais aller au mois d’octobre en Palestine, nous en parlions ; naturellement nous n’y serions jamais allés, c’était une fantaisie comme peut en avoir quelqu’un qui est convaincu qu’il ne quittera jamais son lit. Quitte à ne pas quitter mon lit, pourquoi ne pas aller au moins en Palestine ? Or, à Müritz, j’ai rencontré la colonie de vacances d’un foyer juif de Berlin ; surtout des Juifs de l’Est. J’étais très attiré, c’était sur mon chemin. » Kafka renonce donc à la Palestine, mais retrouve la colonie de vacances du foyer juif de Berlin dont s’occupait Felice Bauer en 1916 et fait la connaissance de sa dernière compagne qui est une Juive polonaise. Ce sont alors toujours les mêmes propos qui reviennent dans les lettres qu’il envoie à ses amis. Il écrit à Max Brod le 10 juillet 1923 que dans la colonie du foyer juif « des enfants aux yeux bleus, sains et gais, font [sa] joie ». De même lorsqu’il écrit le 13 juillet 1923 à Robert Klopstock (étudiant juif en médecine de Budapest dont il a fait la connaissance au sanatorium de Matliary en février 1921) en parlant de ces « enfants sains et gais qui parlent hébreu ». Ou encore lorsqu’il écrit le même mois à Hugo Bergmann en projetant sur l’Est (les Juifs de l’Est) toutes les qualités qu’il pense ne pas avoir eues en tant que Juif occidental assimilé : « À cinquante pas de mon balcon, il y a une colonie de vacances du Foyer populaire juif de Berlin. Des enfants sains, gais, passionnés. Des Juifs de l’Est, sauvés du danger berlinois par des Juifs de l’Ouest. La moitié du jour et de la nuit, la maison, la forêt et la plage sont pleines de chanson. Quand je suis parmi eux, je ne suis pas heureux, mais sur le seuil du bonheur » (lettre à Hugo Bergmann, juillet 1923).
Kafka alla un peu plus loin que Hugo Bergmann et Max Brod dans son engagement temporaire (concentré dans les années 1911-191251) vis-à-vis du yiddish. Il commence par développer une série de réflexions sur la littérature yiddish dans son journal entre octobre et décembre 1911. Il écrit le 6 octobre : « Désir également de connaître la littérature yiddish à laquelle est manifestement assignée sans interruption la position de combat national qui détermine toutes les œuvres. Position, par conséquent, qu’une littérature, fût-elle celle du peuple le plus opprimé, ne tient d’une manière aussi constante. Peut-être arrive-t-il chez d’autres peuples que la littérature nationale s’exalte aux périodes de lutte et que, grâce à l’enthousiasme du public, d’autres œuvres, plus éloignées, gagnent un faux air d’inspiration nationale […]. » Puis il souligne, le 25 décembre, une série de fonctions que remplissent les « littératures mineures », comme la littérature juive (yiddish) à Varsovie mais aussi la littérature tchèque à Prague, c’est-à-dire toutes les littératures qui se développent dans des pays où elles ne sont pas les littératures centrales, dominantes. À quoi servent ces littératures ? Quels sens et effets ont-elles sur leur lectorat ? Elles jouent tout d’abord un rôle identitaire dans « la fierté et le soutien » qu’elles procurent « à une nation vis-à-vis d’elle-même et vis-à-vis du monde hostile qui l’entoure ». Elles contribuent ensuite à faire que « les événements littéraires sont acceptés dans les préoccupations politiques ». Par l’intérêt très grand et étendu qu’elles suscitent, elles participent à « la naissance d’un commerce de librairie prospère et ayant en conséquence le sens de sa valeur, ainsi que l’avidité pour les livres ». Elles suscitent, pour les mêmes raisons, « le développement du respect pour les personnes ayant une activité littéraire »52. Contrairement à ce qui a été souvent écrit, Kafka ne parle donc absolument pas de lui lorsqu’il décrit les « littératures mineures » et il est inadéquat de partir de cette idée pour en faire la clef d’interprétation de son œuvre53. En tant que Juif germanophone, il s’est mis au service de la littérature allemande, littérature dominante par excellence et qui, étant donné les noms des prestigieux prédécesseurs, terrorise tous ceux qui prétendent avoir quelque ambition littéraire. Pour Kafka et toute sa génération, il s’agit en l’occurrence de Goethe : « Il est probable que, par la puissance de ses œuvres, Goethe retarde le développement de la langue allemande. Même si la prose s’est souvent éloignée de lui dans l’intervalle, elle est finalement revenue vers lui avec un désir plus intense encore, comme elle le fait précisément actuellement, et s’est appropriée des tournures surannées que l’on trouve bien chez Goethe, mais qui pour le reste sont sans rapport avec lui, cela à seule fin de se délecter au spectacle complet de sa dépendance sans bornes54. »
De toute évidence, Kafka envie en grande partie la littérature mineure (sa vitalité, le soutien national dont elle bénéficie, etc.), mais il ne s’y inscrit cependant pas. Il envie ces littératures mineures de la même manière qu’il envie, en tant que Juif germanisé et très largement assimilé, ces enfants juifs de l’Est qui vivent enveloppés dans une judéité vivante, soutenue par toute une communauté. Il écrit à propos de la littérature mineure : « La vie qui anime une pareille littérature est même plus grande que là où les talents abondent, puisque, en l’absence d’un écrivain dont les dons imposeraient silence aux sceptiques ou tout au moins à la majorité d’entre eux, la bataille littéraire acquiert une justification réelle sur la plus grande échelle possible » (Journal, 25 décembre 1911). Kafka voit dans ces littératures mineures des littératures de communautés très soudées, à forte solidarité (parce qu’on se protège d’un ennemi), qui défendent ou soutiennent leurs écrivains. La littérature est globalement de qualité moins exceptionnelle, elle manque sans doute de « talents supérieurs », mais elle est aussi davantage diffusée et partagée, n’étant pas la propriété exclusive des élites, mais faisant l’objet d’appropriations populaires : « Il y a certes moins d’emplois pour les spécialistes de l’histoire littéraire, mais la littérature est moins l’affaire de l’histoire littéraire que l’affaire du peuple, et c’est pourquoi elle se trouve, sinon dans des mains pures, du moins en de bonnes mains. Car les exigences que la conscience pose à l’individu dans un petit pays entraînent cette conséquence que chacun doit toujours être prêt à connaître la part de littérature qui lui revient, à la soutenir et à lutter pour elle, à lutter pour elle en tout cas, même s’il ne la connaît ni ne la soutient55. »
Outre ces réflexions sur les littératures mineures, Kafka prononce son Discours sur la langue yiddish, le 18 février 1912, à la Maison commune juive de Prague. Il est subjugué par ce qu’il se représente être la culture et la langue yiddish. Subjugué et presque envieux en tant que Juif qui se sent incomplet, sans racines, sans langue, sans tradition, sans nation et pris dans des conflits nationaux et linguistiques entre Tchèques et Allemands. Dans ce discours, Kafka présente à des Juifs assimilés de Prague (parmi lesquels aurait pu se trouver son père), représentants du pôle de la civilisation mais aussi, à ses yeux, de la froideur, de la perte de foi et de l’inauthenticité, la langue des Juifs de l’Est qui représente le pôle de l’authenticité, mais aussi celui qui risque d’être perçu par l’autre pôle comme simple expression vulgaire ou primitive. La tâche est donc redoutable pour Kafka qui connaît une nuit d’insomnie. Tout se passe comme s’il allait affronter son père dans un face-à-face inégal. Kafka ne se montre pas très original dans son discours, mais exprime des positions communes à bien d’autres écrivains de la même génération. Kisch et Weltsch, par exemple, utilisaient exactement la même matrice de perception lorsqu’ils opposaient tous deux à la langue lucide mais moribonde et stérilisée de la littérature allemande la vitalité et la brutalité des chansons populaires tchèques56.
Ainsi, pour Kafka, le yiddish, langue communautaire, est vivante, non figée, non codifiée : « Le yiddish est la plus jeune des langues européennes […]. Il n’a élaboré aucune forme linguistique qui soit douée de la clarté dont nous avons besoin. Son expression est concise et rapide. Il n’a pas de grammaire. Les amateurs essaient d’en écrire, mais le yiddish est constamment parlé : il ne cesse de se modifier. Le peuple ne l’abandonne pas aux grammairiens. » Dans la mythologie qu’il mobilise, les Juifs de l’Est et le yiddish s’opposent aux Juifs occidentaux et à l’allemand, comme la vie à la mort, comme la parole vivante à la grammaire d’une langue morte et codifiée, comme la vraie communauté soudée à la communauté sans foi ni loi et même dissoute. Le yiddish est donc pour Kafka — comme le tchèque ou l’hébreu à d’autres moments — une langue idéalisée, fantasmée qui lui permet de constituer le pôle opposé de l’allemand. Le yiddish, comme le tchèque, l’hébreu, l’oralité, le peuple sont signes de communauté et d’adhésion pratique, préréflexive à la communauté vivante. Au contraire l’allemand est, comme la bureaucratie, les élites, la grammaire, le formel, du côté des règles sèches et sans vie. Cela ne l’empêche pas cependant d’être un petit-bourgeois, éduqué au gymnasium puis à l’université allemande, d’être le représentant d’une bureaucratie, d’écrire en allemand et de ne connaître les légendes hassidiques que dans leur traduction en langue allemande.
Kafka dit au public juif germanophone de Prague à qui il s’adresse qu’il peut comprendre le yiddish dans la mesure où, indépendamment de ses « connaissances », il a au fond de lui « des forces qui sont actives » et qui lui permettent de « comprendre le yiddish intuitivement ». En disant cela, c’est évidemment à une langue mythique que Kafka se réfère : une langue qui serait celle des origines et qui resterait donc enfouie en chaque Juif, quels que soient son degré d’assimilation et sa connaissance des langues. En éprouvant « ce qu’est la vraie unité du yiddish », poursuit Kafka, le Juif assimilé (« Européen de l’Ouest ») a « peur » non pas du yiddish, comme langue simple, mouvante et perçue comme « primitive », mais de lui-même. Kafka, qui décrit les réactions imaginaires du Juif assimilé à une langue primitive mythique, poursuit son propos en disant qu’il est en mesure de « supporter cette peur » du retour aux origines ou aux temps primitifs, car le yiddish lui « communique aussitôt une confiance » en lui-même, fort qu’il est d’avoir renoué avec ses origines vivantes. Kafka termine son discours en disant au public que si, après cette soirée, la confiance est perdue, il souhaite que la peur aussi disparaisse. « Car notre intention n’était pas de vous punir », précise-t-il dans une formule ramassée où il faut sans doute entendre : « Car notre intention n’était pas de vous punir pour votre assimilation et pour votre éloignement des formes authentiques, vraies, vivantes de votre culture ».
Régine Robin a magnifiquement analysé le discours de Kafka sur la langue yiddish en montrant notamment que Kafka reprend objectivement les thèmes de la Haskalah, mouvement moderniste juif qui prône l’assimilation, l’apprentissage de la langue du pays et la rupture avec les formes les plus traditionalistes de judaïsme, mais en inversant les pôles positif et négatif. Par ailleurs, elle montre que, lorsqu’on compare L’Histoire de la littérature judéo-allemande de M. Pines, lu par Kafka un mois avant son discours, et les notes qu’il en tire dans son journal, on se rend compte que « renchérissant encore sur le point de vue de M. Pines, Kafka ne retient de l’évolution de la littérature yiddish que le côté le plus populaire, le plus populiste, communautaire, solidaire » : « Un seul fil conducteur : la littérature yiddish est une littérature du peuple, spontanée (chansons, poésies, ballades plus ou moins reprises par les poètes), ou faite pour le peuple (le roman populaire), une littérature communautaire de type populaire (Fishke, Menachem Mendel, les Batlonim), mettant en scène le grand réformateur de la religion populaire (le Baal Shem), le fondateur du théâtre yiddish (Goldfaden) et son rénovateur (Gordin). Kafka n’a retenu de sa lecture que ce qu’il était disposé à recevoir, ce qui était à l’opposé de la culture qu’il incarnait : une culture issue des Lumières, de la bourgeoisie, de l’assimilation57. »
Kafka met en revanche bien en scène littérairement ce que pouvait être le regard à la fois méprisant et craintif que les Juifs assimilés portaient sur les Juifs de l’Est à la langue et aux us et coutumes jugés primitifs. Dans un récit écrit en mars 1917 et intitulé Un vieux parchemin58, il raconte, par l’entremise d’un commerçant qui possède une échoppe de savetier, l’envahissement d’une société par des « nomades venus du Nord ». Les troupes de l’empereur n’ont pas réagi et ils se sont donc installés sur la place située devant le palais impérial : « Ils ont changé cette place paisible, dont la propreté était minutieusement entretenue, en une véritable écurie. » Ils ne comprennent pas la langue du pays et « c’est à peine s’ils ont une langue eux-mêmes ». Ils se parlent entre eux en utilisant des cris qui ressemblent à ceux des choucas, ils mangent les mêmes morceaux de viande crue que leurs chevaux et dévorent même les bœufs vivants. L’incompréhension est totale entre eux et la population locale (« Notre mode de vie, nos coutumes leur sont aussi incompréhensibles qu’indifférents. […] Tu as beau te décrocher les mâchoires et te tordre les poignets, ils ne t’auront pas compris et ne te comprendront jamais. »). En donnant à voir l’exagération dans la perception du commerçant effrayé, Kafka veut amener le lecteur à s’interroger sur les visions mythiques qui font de ces étrangers venus de l’Est des sortes d’animaux dangereux. Et l’on peut se demander si ces envahisseurs sont réellement dangereux, car ils n’exercent aucune violence vis-à-vis des populations locales, mais leur font peur par leur simple présence. « Quand ils ont besoin de quelque chose, ils le prennent. On ne peut pas dire qu’ils usent de violence. Quand on les voit tendre la main, on se recule et on leur abandonne tout. » La main tendue est-elle une main menaçante ou bien une main qui quémande ? L’effroi des commerçants fait que la question ne se pose pas.
On pourrait dire, pour résumer la situation de Kafka au croisement des questions linguistiques, nationales et religieuses, qu’il est donc un Juif de langue allemande, parlant et écrivant aussi, quoique de manière moins aisée, le tchèque, et ayant vécu son enfance et son adolescence à Prague dans une société où la langue allemande restait encore très largement dominante (tout particulièrement dans les secteurs culturels), mais où la langue tchèque commençait à devenir de plus en plus incontournable. Être juif allemand à Prague, c’est ne pas être un « vrai » Allemand chez les Allemands, tout en étant assimilé aux Allemands par les Tchèques qui ne les épargnent pas dans leurs réactions antiallemandes59. Être juif allemand, c’est, de surcroît, subir l’antisémitisme provenant des deux camps opposés. Et c’est enfin, pour la génération de Kafka, ne plus se sentir totalement juif, étant donné le parcours d’ascension sociale de leurs pères germanisés, assimilés. On peut comprendre dans de telles conditions que Kafka, comme tous ceux qui occupaient des positions similaires, ait pu à la fois se sentir en sympathie avec le jeune mouvement national tchèque et être refroidi par la haine antisémite d’une partie des nationalistes tchèques, être attiré par la culture et la littérature allemandes tout en étant sans espoir quant aux possibilités d’être totalement intégré à la communauté allemande, « admirer » le sionisme et en être « dégoûté » ou être envoûté par le charme du tchèque et du yiddish (et de leur littérature) ou de l’hébreu tout en restant totalement extérieur à ces formes d’expression. Ces diverses expressions politiques et culturelles sont autant de surfaces de projection des désirs pour ceux qui cherchent vainement des « solutions » différentes de celles que leurs parents avaient trouvées, pour eux-mêmes, dans l’ascèse économique et sociale et la germanisation60.