Chapitre 5

Expériences socialisatrices

Après cette vue d’ensemble, et de demi-ensemble, après le plan moyen, on passe enfin au plan rapproché et même au gros plan en zoomant peu à peu sur le personnage principal. Le chercheur concentre alors son attention sur des cadres sociaux plus spécifiques (familial, scolaire, professionnel, etc.), mais tout aussi contraignants. Quelles sont les propriétés sociales de sa famille élargie, puis de ses parents ? Quels types de rapport s’instaurent entre les parents et les enfants ? Quelles sont ses expériences scolaires, professionnelles et sentimentales ? Plus on s’approche de la place singulière occupée par Kafka dans des configurations sociales elles-mêmes relativement spécifiques, plus on observe ses actions et réactions propres, et plus il se distingue et se singularise à la fois non seulement de la génération de ses parents ou des personnes appartenant aux mêmes catégories sociales, mais aussi des personnes de sa génération, y compris de toutes celles qui partagent un grand nombre de propriétés sociales et culturelles avec lui.

Tout d’abord, seule la biographie sociologique, qui s’attache à reconstruire les cadres de socialisation de la personne en question plutôt qu’à égrainer les événements ou les anecdotes, peut nous permettre de comprendre les raisons pour lesquelles Kafka est attiré par la littérature et ce qu’il investit dans une telle activité sociale créatrice. Mais il est encore plus évident que seuls des travaux allant regarder de près (gros plan) qui est Kafka peuvent se donner une chance d’éclairer ses textes dans leur relative singularité. Car les grosses mailles des filets macrosociologiques ne permettent jamais de capturer ce qui fait la singularité des textes d’un auteur donné.

Le monde primitif : Kafka saisi dans sa configuration familiale

Première instance de socialisation et, dans le cas de Kafka, instance sans concurrence jusqu’à l’âge de six ans où il entre à l’école communale, la famille — la constellation des personnes qui composent réellement cette famille et qui sont en interaction fréquente avec les enfants — détient le monopole de la formation précoce des dispositions mentales et comportementales des enfants. Leurs habitudes d’action et leurs réactions ne se comprennent que dans ce cadre contraignant qui impose son évidence par le seul fait d’exister comme il existe et de ne pas se présenter comme un cadre parmi d’autres, mais comme l’horizon d’action et d’interaction naturel, et donc par le fait de se faire oublier en tant que tel. La force de ce cadre réside dans le fait que l’enfant ne peut à la fois intérioriser un point de vue sur le monde (une manière de le voir, de le sentir, de l’apprécier, de le juger et d’interagir avec lui) et être conscient du point de vue particulier à partir duquel il apprend le monde. Le plus intime, le plus particulier ou le plus singulier des traits de la « personnalité », de la « psychologie » ou du comportement d’une personne ne peut se comprendre que si l’on reconstitue le « tissu d’imbrications sociales avec les autres1 » qui se forme dès l’enfance et continue à se déformer et à se reformer tout au long de son existence.

Cependant la famille n’est jamais cet organisme cohérent, homogène et harmonieux que des visions enchantées, ou tout simplement en survol, comme le sont nombre de visions macrosociologiques du « milieu familial » en tant que milieu défini par quelques grandes propriétés sociales synthétiques, peuvent donner à voir. Non seulement les personnes formant entre elles la configuration familiale — père, mère, frères et sœurs, grands-parents, oncles et tantes, cousins et cousines, neveux et nièces, mais aussi, dans les familles bourgeoises, bonnes d’enfants, cuisinières, domestiques et précepteurs de toute nature — sont porteuses de propriétés sociales différentes2, mais les tensions potentielles multiples entre toutes les personnes en présence, les concurrences possibles entre les frères et sœurs, les rapports de force entre les parents ou, plus largement entre les branches paternelle et maternelle, les rapports de domination qui s’instaurent entre les parents et les enfants, entre les frères et sœurs, etc., font que l’enfant ne peut être le produit d’une sorte de « bain socialisateur » continu, fluide et harmonieux.

Par ailleurs, l’enfant apprend progressivement à trouver sa place au sein de la configuration familiale, puis dans d’autres groupes (à l’école, entre camarades) et même dans la société dans son ensemble. Une place, c’est une manière d’être au monde et dans le monde, un éventail de choses pensables, possibles ou autorisées (et, du même coup, un cadre fixant les limites du pensable, du possible et de ce qui est autorisé) ainsi que des attentes sociales fortes. Indépendamment de sa subjectivité et de sa singularité, l’enfant naît dans une famille en étant déjà investi de missions ou de fonctions auxquelles il lui sera difficile d’échapper : il est garçon ou fille, aîné ou puîné et les parents sont en attente d’un héritier d’un certain genre en fonction de ce qu’ils sont. Il apprend aussi rapidement — et sa configuration familiale est aussi l’espace où il commence à faire ce genre d’apprentissage — qu’il est juif ou catholique, germanophone, tchécophone ou yiddishisant, de condition modeste ou privilégiée, etc., et que cela a des conséquences sur son présent et son futur.

Telle qu’elle existe, comme lieu et monde premier ou primitif dans l’ordre biographique, la configuration familiale peut aussi bien être le lieu de l’épanouissement et de l’accomplissement heureux de soi — avec des parents omniprésents et en harmonie3, délivrant gratifications, encouragements, soutiens, aides, qui sont autant de certificats invisibles d’autorisation à exister, à se développer, à grandir et à avoir confiance en soi — que le lieu de toutes les souffrances et de tous les malheurs : enfants stigmatisés, physiquement ou symboliquement maltraités, rabaissés, infériorisés, marginalisés, brimés, dénigrés, etc. Et, le plus souvent, elle est un mélange subtil de toutes ces choses. Sachant que le rapport au monde social global ou, plus précisément, aux différents autres mondes sociaux fréquentés passe toujours par la médiation de cette première matrice de formation des dispositions mentales et comportementales, de distribution des bons et des mauvais points et d’attribution de places et de fonctions, voire de missions, on comprend que la séparation entre sociologie et psychanalyse, sociologie de la socialisation et psychologie de l’enfance soit fatale à la compréhension un tant soit peu précise des logiques mentales et comportementales, individuelles comme collectives.

Ce n’est certainement pas un hasard si l’on doit à Max Brod, lecteur attentif et biographe de Kafka, lecteur aussi de Freud4, une analyse sociologiquement pertinente de l’univers familial comme microcosme fait d’investissements, de formes de relations et de luttes qui préfigurent les investissements, formes de relations et de luttes ultérieurs : « Le problème des parents est le premier problème auquel se heurte l’enfant, c’est la première résistance avec laquelle il doive compter ; la discussion qu’il engage là est le modèle de toutes les luttes qu’il devra livrer dans sa vie. L’homme commence son duel avec l’existence et le monde. Première passe : les parents. Puis l’existence délègue d’autres adversaires : les condisciples, les professeurs, les concitoyens, la foule, le monde insondable des femmes. Rien que des ennemis, ou du moins des antagonistes, parmi lesquels il est difficile de découvrir les hommes de bonne volonté (en un certain sens cette action de découverte justement ressortit au domaine de la lutte, c’est une activité imposée à l’homme, une épreuve vitale). La façon dont l’homme, le lutteur se tire de son premier engagement permet déjà d’augurer de son avenir, c’en est là le symbole ; et le fait est que ces débuts apparaîtront rétrospectivement à l’homme vieilli comme les préformations des phases qu’il aura traversées ou même comme l’image de sa vie tout entière5. »

Branches paternelle et maternelle

Dans les propriétés objectives des branches paternelle et maternelle de la famille de Franz Kafka, comme dans les représentations qu’il s’en est faites à partir des différents jugements familiaux portés sur tel ou tel membre de ces deux branches ou même, plus généralement, sur « les Löwy » et « les Kafka », la différence apparaît clairement. Du côté du père, la famille est composée de personnalités fortes, au physique impressionnant (Kafka écrit à Felice Bauer que dans la famille de son père « les puissants géants sont chez eux6 »), et résolument tournées vers la vie matérielle. Du côté de la mère, on trouve en revanche de nombreux cas de célibataires, un oncle passant pour « fou » ou « marginal » et une tendance beaucoup plus marquée à la réflexion, la lecture et la spiritualité.

Hermann Kafka (1852-1931), père de Franz, est le fils d’une famille de six enfants. Son propre père (Jacob Kafka, 1814-1899), second de neuf enfants, avait grandi en Bohême, dans une simple cabane, et travailla très modestement comme boucher. Décrit comme un « géant bourru, qui avait la réputation de pouvoir soulever un sac de pommes de terre avec les mâchoires7 », il ne ménagea pas ses enfants. Hermann a fait partie de la première génération des Juifs nés à la suite de la loi d’émancipation en 1849 qui leur permettait de se déplacer librement, de se marier, d’avoir des enfants et de posséder des terres. Ce changement, avec en parallèle l’industrialisation des villes et l’exode rural, a engendré une immense volonté collective d’ascension sociale qui a littéralement porté Hermann Kafka. De sa naissance dans un milieu rural pauvre8 et tchécophone — c’est durant les six années de scolarité obligatoire à l’école juive qu’il a appris à parler l’allemand9 — à sa réussite commerciale, voire à une certaine notabilité acquise parmi les commerçants juifs de Prague, le père a vécu son parcours comme une véritable épopée. Comme nombre d’enfants du même milieu, dès l’âge de dix ans Hermann commença à aider ses parents, allant de village en village avec une carriole pour vendre la viande de la boucherie familiale. Ce sont des épisodes durs de sa vie qu’il ne cessait de rappeler à ses enfants pour leur faire sentir à quel point il avait été méritant, ce qui avait pour conséquence inévitable de faire monter chez eux un sentiment d’illégitimité et de culpabilité. Dans la vision paternelle, les enfants — première génération à être née dans un milieu bourgeois — jouissaient tranquillement d’une situation qui avait été conquise au prix d’un dur et long labeur. Ils étaient ainsi réduits à un état d’infériorité constitutive de leur condition et indépendante de leur volonté.

Le père doit sans doute une grande partie de sa formation10, de son style d’autorité et de son estime de soi à son expérience dans l’armée. À vingt ans, il devient soldat et s’élève au rang de chef de train (Zugsfürher), qui est un équivalent du grade de sergent. Le chef de train était cependant responsable d’une partie de la compagnie, qui pouvait compter parfois jusqu’à 250 hommes, et avait en règle générale la responsabilité de trois « trains » (subdivisions d’une compagnie)11. Soldat trois ans durant, il avait gardé de bons souvenirs de cette expérience, en racontait des moments choisis à sa famille et chantait même parfois des airs militaires. Faire partie de l’armée « impériale et royale » et porter l’uniforme ne pouvait qu’être ressenti comme une reconnaissance et une promotion pour ce fils de modeste boucher. Sorti de l’armée, il se tourna ensuite, comme de nombreux Juifs de Bohême, vers Prague. Il commença avec un petit commerce puis fit prospérer ses affaires à tel point qu’à la fin de sa vie il vendit son magasin et devint propriétaire d’un immeuble de quatre étages12.

Ce père, terrorisant pour son fils, est décrit par lui comme étant très souvent dans la mise en scène glorieuse ou héroïque de soi, exerçant en permanence son pouvoir symbolique et social sur les autres par le sarcasme, les remarques perfides, l’indifférence ou le mépris, mais plus souvent encore par la menace et les violences verbales. Cependant, pour ne pas enfermer ces propriétés dispositionnelles dans le cercle fermé d’un psychisme individuel naturalisé13, il faut rappeler que Hermann Kafka avait les dispositions sociales (mentales et comportementales) de celui qui avait dû employer toutes ses forces et déployer toute l’énergie possible afin de sortir de son milieu pauvre d’origine et de devenir, peu à peu, un commerçant respectable, un bourgeois « parvenu » par d’autres voies que la voie scolaire. Son inclination à toujours aller de l’avant, à s’imposer (ce qui se manifestait jusque dans la force et le ton de sa voix), à diriger, à ne pas faire dans la dentelle pour faire avancer coûte que coûte ses affaires, son obsession de la réussite sociale, de la respectabilité et de l’argent, tout cela n’était que les manifestations d’un type de trajectoire professionnelle et sociale tendu vers le succès et sans certitude d’y parvenir ou de pouvoir maintenir durablement ce qui avait été chèrement acquis14. La hantise du déclin, le sens de l’effort titanesque qu’il faut accomplir pour s’extraire d’une situation de départ difficile tout en comprenant le handicap que constitue le fait d’être juif, tout cela contribue à forger une vision particulièrement virile des choses ainsi qu’une nette propension à l’ascétisme, au pragmatisme et à la brutalité15. Ni son éducation familiale, ni son expérience militaire, ni enfin son expérience professionnelle « ne le prédisposaient […] à faire preuve d’élégance, de chaleur humaine et de sensibilité dans ses rapports avec les êtres en général16 ». Et l’on voit bien se dessiner en creux le portrait du père de Franz Kafka lorsque ce dernier dit à Felice Bauer son étonnement à propos de ce qu’elle lui rapporte au sujet de son propre père : « Quel homme étrange tout de même que ton père ! Il a l’air facile à vivre, aime la bonne vie, pleure en lisant des romans et prend ta défense contre ta mère » (lettre à Felice Bauer, 14 au 15 février 1913). Ni facile à vivre, ni préparé à jouir de la vie qui se présente à lui, de par ses dispositions ascétiques et pragmatiques, comme une lutte incessante et une série de tâches à accomplir, ni enclin à s’épancher sur des romans et laissant à sa femme le soin de prendre éventuellement la défense de son fils lorsqu’il lui adressait des reproches, le père de Kafka est bien l’exact opposé de celui de Felice.

De son côté, la mère de Franz Kafka, Julie Löwy (1856-1934), est issue d’un milieu de marchands plus aisés (son grand-père paternel était assez fortuné et son père acheta une brasserie sur le Ring), plus cultivés, germanophones quoique maîtrisant aussi la langue tchèque, et caractérisés aussi par une forte spiritualité : « Ce sont d’une part des marchands capables et ambitieux, qui s’entendent bien à assurer leur position malgré les mesures discriminatoires qui frappent les Juifs, mais d’autre part des gens très religieux, à la forte vie intérieure, des visionnaires et des rêveurs tendant à l’extrême et à l’excentrique, avec des caractères particuliers qui allaient jusqu’à les faire passer pour des originaux17. » Kafka note dans son journal le 25 décembre 1911 : « Je m’appelle Amschel en hébreu, comme le grand-père de ma mère du côté maternel ; il est resté dans le souvenir de ma mère, qui avait six ans quand il est mort, comme un homme très pieux et très savant portant une longue barbe blanche. […] Elle se souvient aussi des nombreux livres qui couvraient les murs chez lui. » Kafka se reconnaît spontanément moins dans les ascendants paternels que dans une partie des ascendants maternels qui formait « une galerie inhabituelle de personnages hors du commun, ou du moins originaux, la plupart profondément mystiques et préoccupés de quête métaphysique et de valeurs spirituelles, beaucoup plus que d’accumulation de biens temporels — talmudistes, rabbins faiseurs de miracles, trublions excentriques, convertis au christianisme et visionnaires18 ».

Il ne pouvait que se projeter du côté du pôle culturel et spirituel (distinct du pôle économique, matérialiste et pratique représenté par le père), d’autant que son père lui-même le renvoyait, en le stigmatisant, de ce côté-là de la lignée familiale19 : « Fais une comparaison entre nous : moi, en abrégeant beaucoup, un Löwy avec un certain fond Kafka qui, justement, n’est pas stimulé par cette volonté qui porte les Kafka vers la vie, les affaires, la conquête, mais par un aiguillon Löwy dont l’action plus secrète, plus timide, s’exerce dans une autre direction, et souvent même cesse tout à fait. Toi, en revanche, un vrai Kafka par la force, la santé, l’appétit, la puissance vocale, le don d’élocution, le contentement de soi-même, le sentiment d’être supérieur au monde, la ténacité, la présence d’esprit, la connaissance des hommes, une certaine générosité — tout cela, bien entendu, avec les défauts et les faiblesses que comportent ces qualités et dans lesquels tu es rejeté par ton tempérament et souvent par tes accès de colère. Peut-être n’es-tu pas entièrement Kafka dans ta manière générale de voir, pour autant que je puisse te comparer à l’oncle Philippe, à Ludwig et à Heinrich. C’est étrange, ici non plus, je ne vois pas très clair. Il est certain qu’ils étaient tous plus gais, plus alertes, moins contraints, plus sociables, moins sévères que toi (en cela, d’ailleurs, je tiens beaucoup de toi et j’ai beaucoup trop bien géré l’héritage, sans toutefois que ma constitution possédât les contrepoids nécessaires dont tu disposes) » (Lettre à son père, novembre 1919). En procédant à une telle recherche des traits comportementaux caractéristiques des deux branches familiales, Kafka, certes, reste encore pris dans les mythes familiaux et reprend très largement les éléments mêmes de la cosmogonie familiale qu’il s’efforce d’objectiver, mais il prend conscience aussi de la combinaison des héritages immatériels (dispositionnels) dont il est le porteur plus ou moins conscient.

En épousant à l’âge de trente ans une personne d’une origine sociale plus élevée que lui, urbaine20 et clairement germanophone, Hermann Kafka fait donc plutôt un beau mariage, et poursuit et confirme tout à la fois son parcours d’ascension sociale. Après de nombreuses années difficiles, il réussit même à monter son propre commerce grâce à la dot donnée par son beau-père. Par ailleurs, ayant joué très tôt le rôle de « seconde maman » auprès de ses cinq frères, Julie avait les compétences et les dispositions sociales familialement acquises pour organiser la vie du foyer, diriger le personnel de maison (cuisinières, bonnes et autres domestiques) et seconder activement son mari au magasin.

Les mauvaises conditions d’héritage

Bourgeois de première génération, Hermann Kafka est donc occupé et préoccupé par sa réussite professionnelle et, plus largement, par la réussite sociale de l’ensemble de sa famille. Il a fait du désir d’ascension, de reconnaissance sociale et de respectabilité le moteur quasi exclusif de son existence et le magasin familial devient ainsi le lieu de l’investissement massif de son énergie. La mère de Kafka écrit au sujet de l’ascension de son mari : « À quatorze ans, mon mari fut envoyé à l’étranger et dut se nourrir lui-même. À vingt ans, il partit à l’armée et finit chef de section. À trente ans, il m’épousa. Il s’était établi avec un petit capital, et, comme nous étions tous deux très travailleurs, il avait acquis une solide réputation21. » La manière dont elle raconte la montée en réputation de son époux grâce à leur travail résume bien la situation familiale. Le chef de famille a su rallier sa femme à son projet d’ascension sociale et celle-ci investira le magasin bien autant que lui. Parlant de sa mère à Felice Bauer le 11 novembre 1912, Kafka écrit, alors qu’il a vingt-neuf ans : « Elle est sur le point d’aller au magasin, elle est toute la journée au magasin, tous les jours depuis déjà trente ans. »

Mariés le 3 septembre 1882, Hermann et Julie ont ouvert quelques semaines plus tôt un magasin de « fil, coton et nouveautés » à Prague. L’enseigne du magasin est un choucas (kavka en tchèque) et c’est le début d’une grande aventure commerciale. Le magasin demande immédiatement beaucoup d’attention et le jeune couple ne prend pas même le temps d’une lune de miel. Vingt-cinq ans après son ouverture, en 1907, Hermann Kafka présentait alors son commerce d’une manière qui en manifestait l’évidente extension : « Articles de mercerie, de mode, de luxe, ombrelles, cannes, cotonnades ». Sa respectabilité avait même connu un bond lorsqu’en 1895 Hermann Kafka fut proposé comme expert par le tribunal de commerce.

Suivant la progression du commerce et l’ascension sociale qui en découle, les déménagements se succèdent très rapidement durant les premières années. Le magasin créé en 1882 est déménagé une première fois en 1883, puis une seconde fois en 1887 (Zeltnergasse). La famille, elle, déménage quatre fois entre 1885 et 1889 à l’Alstädter Ring 2, maison « Minuta », puis encore une fois en septembre 1896 vers la maison plus luxueuse de la Zeltnerstrasse (où Kafka dispose pour la première fois d’une chambre à lui), et enfin en 1913, dans la maison « Oppelt » (Altstädter Ring). « Ces nombreux déménagements — comme si la jeune famille avait d’abord cherché son lieu d’implantation dans la société — ne furent pas une heureuse expérience pour le jeune Franz, écrit Anna Wagnerova. Le changement continuel d’environnement auquel il faut s’habituer et dans lequel on doit s’orienter de nouveau, l’agitation que les déménagements entraînaient, signifiaient un manque de sécurité supplémentaire pour le sensible enfant, qui devinait déjà de toute façon la situation encore instable de ses parents. Tout cela mettait indirectement en question sa place dans le monde. Quand, en juin 1889, la famille Kafka trouva enfin un gîte pour les sept années suivantes dans la maison “Minuta”, sur la place de la Vieille-Ville — ce devait être le premier grand logement qu’ils pouvaient s’offrir —, Franz avait déjà six ans, et Julie Kafka attendait son quatrième enfant22. »

Le 3 juillet 1883, dix mois seulement après le mariage, Julie accouche de Franz. Ce dernier naît donc dans la phase de construction et d’investissement intensif dans le magasin. Les parents sont ainsi toujours occupés et préoccupés par leurs affaires et ne peuvent consacrer beaucoup de temps et d’attention à son éducation. Cela ne signifie pas qu’ils délaissent cet aspect de la vie familiale, bien au contraire. Ils savent pertinemment que la réussite familiale passe aussi par une éducation bourgeoise donnée à leurs enfants. Kafka sera tout au long de son enfance et de son adolescence entouré par des gouvernantes, des nourrices, des domestiques et des précepteurs qui se chargeront en permanence de son éducation. Ainsi une gouvernante française (d’origine belge), Mademoiselle Bailly, sera-t-elle embauchée alors que Franz n’a encore que cinq ans : « Hermann Kafka engagea également une gouvernante française pour son fils, ce qui, dans les cercles de la haute bourgeoisie auxquels il aspirait si ardemment, était une marque de raffinement culturel23. » Durant les six premières années de sa vie, c’est même seul qu’il affronta cette situation : « J’ai donc vécu très longtemps seul et j’ai bataillé avec des nourrices, de vieilles bonnes d’enfants, des cuisinières hargneuses et de tristes gouvernantes, car mes parents étaient continuellement au magasin. Il y a beaucoup à raconter sur tout cela » (lettre à Felice Bauer, 19-20 décembre 1912). On perçoit dans ses écrits privés le regret d’avoir été si peu accompagné par ses parents durant ses premières années et le sentiment d’avoir été délaissé par eux.

Dans les toutes premières années de la vie, période durant laquelle le rapport à soi et au monde dépend très fortement des points de vue d’autrui, de la gratification et de la reconnaissance de ceux qui comptent, et dont l’enfant dépend le plus complètement, Kafka ne pouvait manquer de ressentir cruellement l’absence parentale et le manque corrélatif d’attention à son égard. « Le travail harassant qu’exigeait le commerce d’articles de fantaisie fondé par le père en 1882, et qui ne cessait de prospérer, leur laissait à peine le temps d’éduquer les enfants. En semaine, Franz ne voyait presque pas ses parents. Les problèmes de l’éducation se réglaient à table24. » Il sentait aussi la pression ou la tension que le magasin pouvait exercer en permanence sur ses parents : « Étant enfant, j’éprouvais de la peur, et sinon de la peur, du moins un malaise, chaque fois que mon père parlait de la fin de mois ou de l’ultimo, ce qui, en sa qualité d’homme d’affaires, ne laissait pas de lui arriver souvent. […] l’expression “fin de mois” restait pour moi un pénible secret, auquel, quand j’eus mieux écouté, vint s’ajouter l’expression ultimo qui n’eut cependant jamais une signification aussi forte. Terrible aussi était le fait que cette fin de mois si longtemps redoutée ne pouvait jamais être absolument vaincue, car une fois qu’elle était passée sans symptôme particulier, voire sans qu’on y fît spécialement attention — c’est seulement beaucoup plus tard que je compris qu’elle revenait approximativement tous les trente jours —, et que le premier du mois était par conséquent arrivé à bon port, on recommençait à parler de la fin de mois, sans terreur marquée toutefois, ce que je rangeais sans examen à côté des autres choses incompréhensibles » (Journal, 24 décembre 1911).

Durant les années 1911-1912, Kafka se confie beaucoup au sujet de ses parents et du magasin, dans son journal puis auprès de Felice. Il décrit un père toujours aussi happé par son commerce, bien que fatigué par tant d’années de travail et de tracas. Il écrit, par exemple, le 26 août 1911 dans son journal : « Ce soir, mon père ne pouvait s’endormir, tant il est agité par les soucis que lui donne sa maison de commerce et la maladie qu’ils ont réveillée. Compresses sur le cœur, nausées, étouffements, va-et-vient parmi les gémissements. […] Il a toujours été si énergique, il est toujours venu à bout de tout et maintenant… » Il ajoute un peu plus loin que son père est « obligé de pourvoir aux besoins de sa famille ». Puis, le 24 octobre 1911, il parle de sa mère toujours active dans le commerce et ne se plaignant jamais : « Ma mère travaille la journée, elle est gaie ou triste, comme cela se trouve, sans revendiquer le moindre égard pour sa propre situation. » Et en novembre 1912, il rapporte encore une scène ordinaire de la vie familiale à Felice Bauer, concernant toujours le commerce : « J’ai entendu mon père, qui venait de rentrer, raconter une nouvelle extrêmement mauvaise concernant ses affaires, je suis donc allé rejoindre mes parents et, triste et distrait, j’ai passé quelques minutes avec eux » (2 novembre 1912).

En s’efforçant de reconstruire l’activité du magasin et le quotidien de la vie familiale qui pouvait être celui de Hermann et Julie Kafka, Anna Wagnerova a permis de comprendre les raisons de leur tension, et tout particulièrement des accès de colère du père. L’épisode de l’expulsion du fils par son père sur le balcon (pawlatsche) de l’appartement familial raconté par Kafka dans sa Lettre au père comme illustratif de l’exercice d’un pouvoir arbitraire trouve place dans un contexte bien précis qui rend le geste paternel plus compréhensible et, du même coup, beaucoup moins odieux : « Il faut savoir qu’au moment où eut sans doute lieu cet incident, écrit Wagnerova, Julie Kafka était déjà enceinte de son deuxième enfant et que Hermann agissait ainsi par égards envers elle. Il avait lui-même grand besoin de repos nocturne et il était particulièrement de mauvaise humeur, à cause du déménagement, du vol [de draps et de lingerie appartenant au trousseau de Julie au moment d’un déménagement] et de la fausse monnaie qui était apparue chez lui en juillet 1885, entraînant une perte d’argent25. » Consultant les dossiers de Hermann Kafka dans les archives de la préfecture de police de Prague, Wagnerova fait apparaître une série d’épreuves très douloureuses auxquelles les parents doivent alors faire face26. C’est d’abord un vol important de linge dans la cuisine en 1885. Puis c’est la dénonciation implicitement antisémite auprès de la police par un anonyme tchèque, en 1887, de deux commerçants juifs (dont Hermann Kafka), qui, ouvrant leurs magasins le dimanche matin en installant leurs tréteaux faits de planches clouées en devanture de leur magasin, risquaient d’abîmer les vêtements des nombreux passants. C’est encore, en 1888, l’accusation portée contre Hermann Kafka d’achats de marchandises prétendument volées, le commerçant étant cependant relaxé en octobre de la même année. C’est enfin, en 1889, une autre accusation portée cette fois par un capitaine de police contre lui parce que son commerce aurait troublé le repos dominical. Ces tracas judiciaires s’ajoutant aux soucis commerciaux contribuaient donc sans doute à alourdir l’ambiance familiale et Hermann Kafka devait ressentir au cours de ces années l’angoisse de l’échec commercial. Avec des parents accaparés par le magasin toute la semaine (dimanche compris27) et tendus en permanence par les conditions de l’exercice de leur activité commerciale, le petit Franz faisait les frais de la faible disponibilité parentale et de l’humeur paternelle. La reconstruction par les chercheurs du contexte professionnel et social de l’époque rend, certes, les colères paternelles plus compréhensibles et moins arbitraires. Mais que savait ou que percevait Franz Kafka de ce contexte ? Qu’en comprenait-il vraiment ? Ce qu’il se remémore à propos de la peur et du malaise associés à l’expression « fin de mois » montre qu’il en subissait surtout les effets sans comprendre précisément l’origine et les raisons des tourments familiaux.

À ce manque d’attention initial s’ajoutèrent deux drames successifs dont Kafka ne parlera pas beaucoup au cours de sa vie, mais qui avaient sans doute aussi largement contribué au climat familial et au détournement de l’attention familiale. Il s’agit du décès de deux frères cadets : Georg, né en septembre 1885 et mort de rougeole au printemps 1887, puis Heinrich né en septembre 1887 et mort d’une otite en avril 1888. Aîné de la famille, resté fils unique durant six ans, et demeurant le seul garçon de la fratrie (après lui naquirent successivement Elli/Gabriele, 1889-1942, Valli/Valerie, 1890-1942 et Ottla/Ottilie, 1892-1943), Franz devenait du même coup le seul héritier possible vers lequel tous les espoirs du père se reportaient et devait affronter seul la situation familiale. « Hermann Kafka, souligne Wagnerova, a une idée claire de ce que doit être son premier-né : vigoureux, courageux, couronné de succès. Il a aussi une claire conception de ce que l’enfant doit faire plus tard : naturellement, marcher dans les traces de son père, continuer à diriger le commerce, accroître la fortune de la famille et la considération qu’on lui porte28. »

C’est évidemment la globalité de la situation familiale qu’il faut avoir à l’esprit pour parvenir à comprendre ce que dit Kafka à Felice à propos de la « situation des aînés » : « Naturellement, écrit-il le 19-20 décembre 1912, être un enfant tard venu présente bien des inconvénients, mais, en comparaison de la situation des aînés, dont je suis un triste échantillon, les avantages sont tout de même très grands. Ces tard venus trouvent tout de suite autour d’eux une telle diversité de choses en partie déjà éprouvées, en partie restées à l’état d’aspirations ; les connaissances, les expériences, les inventions, les conquêtes de leurs frères et sœurs ; puis les avantages, les enseignements, les encouragements qui, dans une vie de famille aussi intime et aussi riche en relations, sont énormes. Pour eux, du reste, la famille est bien plus soigneusement constituée ; quand les parents en sont capables, ils ont été instruits par leurs erreurs (et par leurs erreurs aussi rendus plus têtus, il est vrai), et ces tard venus sont déjà par là même installés plus chaudement dans le nid ; on s’occupe certes moins d’eux — là la balance oscille entre avantages et inconvénients et ces derniers ne la font jamais pencher —, mais en fait ils n’ont pas besoin de soins, car tout le monde veille sur eux inconsciemment et, pour cette raison, d’une façon particulièrement efficace et inoffensive. Je suis l’aîné de six enfants, j’ai eu deux frères un peu plus jeunes que moi, qui sont morts en bas âge par la faute des médecins ; après quoi il ne s’est rien passé pendant un certain temps, je suis resté quatre, cinq ans enfant unique, jusqu’au moment où mes trois sœurs ont fait leur entrée à un et deux ans d’intervalle. » L’investissement professionnel des parents avec son lot quotidien de soucis, les décès déprimants de deux frères dont la présence aurait pu changer la donne familiale et diminuer la pression paternelle sur le fils resté unique, la relative solitude de Kafka durant les six premières années de sa vie, les multiples déménagements potentiellement déstabilisants dans un tel contexte, tout cela a contribué sérieusement à brouiller la transmission intergénérationnelle de l’héritage culturel et matériel.

Décès des frères et rapport contrarié à la médecine

Kafka et sa famille ont beaucoup souffert de la mort très rapide et rapprochée de deux frères cadets. On sait que le premier, Georg, est mort de rougeole au printemps 1887 et que le second, Heinrich, est mort d’une otite en avril 1888. Aucune trace ne subsiste quant à la manière dont les parents ont vécu ces deux décès et sur les discours familiaux qui les ont accompagnés. On peut toutefois le déduire assez aisément de la résistance que Kafka opposa toute sa vie à la médecine officielle. Incompétente, irresponsable, inefficace, savoir et pratique en lesquels on ne peut pas avoir confiance, Kafka égraine ses correspondances de critiques adressées à la médecine et à ses représentants. Ainsi, le 5 novembre 1912, il écrit à Felice Bauer son absence de foi en une médecine incompétente : « Non je n’ai pas confiance dans les médecins célèbres ; je n’ai confiance dans les médecins que lorsqu’ils avouent qu’ils ne savent rien et en outre je les hais (j’espère que vous n’en aimez aucun). » L’année suivante, il prévient Felice, à propos du médecin de famille, que « ce qu’il dira est douteux » et parle encore de « son irresponsabilité stupide » (16 juin 1913). Quelques mois plus tard encore, il lui raconte qu’il est allé voir son médecin de famille, qui ne lui est « pas spécialement agréable », et à qui il ne fait pas plus « crédit » qu’à n’importe quel autre thérapeute non officiel : « Je me laisse seulement tranquilliser par lui comme par n’importe quel médecin. En ce sens les médecins peuvent aussi servir de remèdes naturistes » (4 août 1913). De manière générale, il ne voit dans les pratiques médicales que des pratiques magiques ou religieuses et, après avoir dit que les visites à Lourdes relèvent de la croyance, il s’en prend de la même façon à la médecine : « Et qu’en est-il des idées tenaces que les gens se font sur les opérations chirurgicales, la sérothérapie, les vaccins, les médicaments ? » (Journal, 2 février 1914). Et lorsqu’il évoque auprès de Grete Bloch les « préjugés » qu’il définit comme des sortes de « convictions qu’on porte si profondément et si justement ancrées en soi qu’on n’éprouve nullement le besoin de les motiver en détail ; d’ailleurs, on en est tellement rempli qu’il n’y aurait aucune place pour des arguments ; on ne saurait pas où les mettre », il dit ne pas en avoir beaucoup de ce genre mais que l’un d’entre eux est « la conviction que la médecine actuelle est abominable » (lettre à Grete Bloch, 24 mai 1914).

Lorsque Kafka accepte de se lancer en août-septembre 1911, à la demande de son ami Max Brod, dans l’écriture en commun d’un roman (Richard et Samuel) dont ne sera écrit que le premier chapitre intitulé « Le premier grand voyage en chemin de fera », il laisse ici encore s’exprimer son rejet de la médecine. Il s’agit d’un récit d’un voyage fait à partir de deux points de vue : celui de Richard (Kafka) et celui de Samuel (Brod). Le personnage de Richard se montre fasciné par une jeune fille qui voyage avec eux, qui aime la musique et a fait installer un piano chez elle. Il lui conseille de « jeter par la fenêtre » le médicament que lui a prescrit le médecin et essaie « de lui faire comprendre [s]es opinions parfaitement claires sur le traitement naturel de l’organisme humain, avec l’intention sincère de lui venir en aide ». En revanche, Samuel (Brod) « croit aux médecins et tient la thérapeutique naturiste pour ridicule »b.


a. F. KAFKA, « Le premier grand voyage en chemin de fer », Un artiste de la faim. À la colonie pénitentiaire et autres récits, op. cit., p. 45-63.

b. De son côté, Max Brod brosse dans un roman le portrait d’un Garta/Kafka qui éprouve une « antipathie » pour toute « médication officielle ». M. BROD, Le Royaume enchanté de l’amour, op. cit., p. 74.

Le sociologue contemporain repère assez aisément dans l’histoire vécue enfant par Kafka toute une série d’indices des mauvaises conditions de transmission de l’héritage parental : une famille qui est dans une phase intensive d’efforts et de travail en vue de conquérir une bonne situation sociale et permettre une ascension sociale durable, des parents préoccupés à la fois par leur commerce, les obstacles divers et variés qui se présentent régulièrement sur la route du succès, leurs déménagements successifs consécutifs à la vie florissante du commerce, la mort de deux nourrissons (Franz a trois ans, puis cinq ans lorsque les événements malheureux interviennent). Tout cela combiné et associé aux dispositions paternelles liées à son origine sociale, sa socialisation militaire et sa trajectoire sociale permet de cerner au plus près l’expérience qui a pu être celle d’un enfant débarquant en pleine tempête avec des parents plus préoccupés de garder le navire à flot que par n’importe quoi d’autre. Il n’est pas étonnant que, dans une telle situation, Franz ait pu se sentir délaissé ou n’ait pas eu le sentiment d’être le centre d’intérêt ou l’objet d’attention de ses parents. On touche là à un point crucial qui explique les difficultés que va rencontrer Kafka dans la tâche consistant à s’approprier l’héritage paternel. Si la transmission d’un patrimoine matériel peut s’opérer sans le consentement du bénéficiaire, la transmission d’un patrimoine culturel s’appuie toujours sur l’envie, le désir d’hériter qui peut être perturbé par un grand nombre d’événements ou de changements structurels familiaux déstabilisateurs29. Kafka exprimera adulte le sentiment d’être comme un étranger au sein de sa propre famille. Ce sentiment plonge de toute évidence ses racines dans ces primes expériences.

On a d’ailleurs la preuve de la précocité de ce sentiment d’extranéité au cœur même de la famille. Quand les liens avec les parents se relâchent ou, plus précisément, ne sont plus tendus au point d’engendrer l’adhésion préréflexive, immédiate et sans distance de l’enfant aux « projets familiaux », celui-ci peut chercher des espaces de consolation ou de refuge. Le flottement de l’attention parentale portée à son égard durant les premières années de sa vie, la peur inspirée par un père colérique, tout cela va conduire Franz Kafka, enfant, à se tourner vers une activité plus personnelle compensatrice. Et cette activité sera dans un premier temps la lecture, avant de céder la place à l’écriture littéraire. C’est cette passion pour la lecture qui a d’abord constitué son sentiment de singularité au sein de l’univers familial. Singularité ressentie d’autant plus fortement qu’on ne la reconnaissait pas comme telle : « Tout être humain, écrit Kafka dans son journal le 14 juillet 1916, est singulier et appelé à agir en vertu de sa singularité, encore faut-il qu’il y prenne goût. Autant que j’en aie fait l’expérience, on a travaillé, aussi bien à l’école qu’à la maison, à effacer ma singularité. […] Un gamin qui est plongé le soir dans la lecture d’une histoire passionnante, par exemple, ne comprendra jamais au moyen d’un raisonnement simplement borné à son cas qu’il lui faut interrompre sa lecture et aller se coucher. Quand, en semblable occurrence, on me disait qu’il était tard, que je m’abîmais les yeux, que j’aurais sommeil le lendemain, que j’aurais de la peine à me lever, que cette stupide et mauvaise histoire n’en valait pas la peine, je ne pouvais certes pas réfuter tout cela expressément, mais si je ne le pouvais pas, c’est que tout cela n’arrivait même pas à la limite de ce qui mérite réflexion. Car tout était infini ou se perdait si bien dans l’indécis qu’on pouvait le ranger à côté de l’infini. Le temps était infini, il ne pouvait donc pas être trop tard ; ma vue était infinie, je ne pouvais donc pas la gâter ; la nuit elle-même était infinie, inutile, donc, de se soucier du lever, et pour ce qui était des livres, je n’en jugeais pas selon leur degré de bêtise ou d’intelligence, mais selon qu’ils m’empoignaient ou non, et celui-là m’empoignait. Tout cela, je ne pouvais pas l’exprimer ainsi, mais cela avait tout de même ce résultat que j’assommais mes parents en sollicitant la permission de continuer à lire, ou que je me décidais à continuer sans leur permission. C’était là ma singularité. On la réprimait en fermant le robinet du gaz et en me laissant sans lumière ; on me disait en guise d’explication : tout le monde va se coucher, tu dois aller te coucher aussi. […] Je persistais notamment à croire que ce soir-là, personne n’aurait lu avec autant de plaisir que moi » (spm).

Kafka poursuit cette même note de son journal en expliquant la cristallisation de sa singularité autour de la lecture, qui devenait, du même coup, moyen de résister aux diktats de parents dont l’autorité rencontrait la résistance d’un enfant trop délaissé pour être totalement docile : « Mais à cette époque, je sentais seulement le tort qui m’était fait, j’allais tristement me coucher et je développais en moi les germes de la haine qui, dès ce moment, détermina jusqu’à un certain point ma vie dans ma famille. L’interdiction de lire n’est évidemment qu’un exemple, mais un exemple caractéristique, car l’interdiction agissait en profondeur. On ne reconnaissait pas ma singularité30. » Kafka garda d’ailleurs durablement un très grand appétit de lecture, ce qui lui faisait écrire en 1911 : « Ce qui est certain, c’est mon avidité pour les livres. Je ne veux point tant les posséder ou les lire que les voir, que me convaincre de leur existence dans la vitrine d’un libraire » (Journal, 11 novembre 1911).

L’héritier refusant l’héritage

On connaît la célèbre phrase de Marx selon laquelle « le bénéficiaire du majorat, le fils premier-né, appartient à la terre ». Il ajoutait que c’est cette dernière qui « en hérite ». En formulant la relation héritier/héritage à l’envers de ce que l’on a coutume de faire, Marx voulait, à juste titre, insister sur le fait que, dans une grande majorité des cas, le statut ou la position objective des individus décide d’une partie de leur destin indépendamment de leur point de vue subjectif. Ils sont pris dans un réseau serré d’attentes, de pressions, de contraintes, de devoirs et de dettes — plus ou moins explicites — qui pèsent souvent plus lourd que leurs désirs « personnels », sachant que, lorsque la socialisation a parfaitement « réussi », ces désirs sont forgés précisément pour répondre aux attentes. Lorsque le désirable est parfaitement ajusté au possible, et même au nécessaire, l’enfant, l’adolescent puis l’adulte prend non pas ses désirs pour la réalité mais bien la réalité des choses pour ses désirs et est d’autant plus déterminé (subjectivement) à faire une chose, accomplir une tâche ou atteindre un but qu’il a été socialement déterminé (objectivement) à le faire.

Mais la formule de Marx ne vaut que pour les cas de « réussite parfaite » de la socialisation, de complicité ontologique entre ce que l’acteur est et ce que le monde lui propose de devenir, bref, d’ajustement parfait des dispositions incorporées aux chemins déjà tracés et aux places attendant d’être occupées, investies, mobilisées, animées. Or, c’est là que le bât blesse, car il n’y a rien de plus fréquent que les désajustements, petits ou grands, que les mauvaises conditions de transmission, ni voulues ni même souvent perçues par les principaux intéressés, que les brouillages, les distorsions ou les conflits dans les rapports parents-enfants, que les écarts ou même les contradictions entre ce que les parents disent et ce qu’ils font, entre ce que les parents souhaitent et ce que le contexte ou les conditions réelles de transmission permettent ; rien donc de plus ordinaire que les héritages partiellement ou radicalement rejetés par celles et ceux qui sont censés hériter. S’il fallait proposer une réponse à ceux qui veulent absolument penser le « changement social » et qui se demandent d’où ce changement peut-il bien venir, la moins mauvaise consisterait à suggérer d’examiner de près l’effet cumulé et combiné de tous ces micro-décalages. Pierre Bourdieu qui insistait davantage sur les ajustements, les héritages assumés, avait pourtant tout — l’expérience personnelle comme les éléments de réflexion scientifique — pour comprendre les multiples « ratés » de la socialisation et de la transmission et les désajustements multiformes. Il était conscient que l’héritage reste à l’état de lettre morte s’il ne trouve pas, « à la façon d’un vêtement ou d’une maison, quelqu’un pour le trouver intéressant et y trouver son intérêt, quelqu’un qui s’y retrouve et s’y reconnaît assez pour le reprendre à son compte, l’assumer31 ». Et c’est bien ce que met en exergue le cas de Franz Kafka.

Loin de concerner des exceptions à la règle ou aux régularités et donc de renvoyer ceux qui les étudient à n’être que des tératologues sociaux ou de doux amoureux des singularités, des monstruosités sociales et autres bizarreries ou marges improbables, les désajustements et crises dispositionnels constituent même souvent la règle et peuvent être dans certains cas parfaitement structurels32. C’est le cas ainsi quand de nombreux fils de la bourgeoisie (petite, moyenne ou grande) économique « refusent33 » d’hériter l’héritage économique ou social que leur offrent leurs pères pour se tourner vers les arts, les lettres, la philosophie ou les sciences, parfois aussi vers le journalisme, la religion ou la politique. Si certains écrivains sont issus d’une famille à très fort capital culturel, un nombre non négligeable d’entre eux sont issus de familles où le capital économique prime sur le capital culturel (entrepreneurs, banquiers, industriels, commerçants, etc.). Mais c’est précisément dans la complexité infraconsciente des phénomènes d’héritages paternels et maternels potentiels que se jouent la partielle ou totale non-reproduction du statut paternel, et la tentative d’exister sur d’autres terrains (d’autres « contrées » qui ne sont pas « recouvertes » par le père, dira Kafka dans sa Lettre au père), plus culturels, en s’appuyant sur les ressources maternelles, sur une partie des ressources secondaires des pères ou sur les nouvelles conditions de socialisation — scolaires notamment — qui échappent en grande partie au contrôle des pères34.

Sans ces mauvaises conditions de transmission du capital culturel paternel, Kafka aurait peut-être pu entretenir le rapport enchanté à son père nécessaire pour reprendre le commerce, le développer, profiter de l’achat de l’usine d’amiante familiale pour se lancer dans une aventure industrielle et devenir un patron de l’industrie et du commerce. Kafka en est tout à fait conscient lorsqu’il note, dans sa Lettre au père, qu’il aurait pu s’identifier totalement à ce père fort, dynamique, vigoureux, autoritaire et redoutablement efficace, ainsi qu’au monde du magasin dans lequel il régnait en maître. Il avait sous ses yeux l’exemple type de l’efficacité commerciale (mélange d’autoritarisme, de rouerie et de force de conviction) que, dans d’autres conditions, il aurait pu imiter.

Outre les mauvaises conditions de transmission de l’héritage matériel et immatériel parental, et plus particulièrement paternel, sur lesquelles l’examen de la Lettre à son père permettra de revenir en considérant l’effort d’élucidation que fait Kafka à ce sujet, le parcours de Kafka est assez classique de celui des transfuges qui se déplacent d’une fraction de classe à dominante économique à une autre fraction de classe à dominante culturelle. Comme Max Brod, Gustave Flaubert, Sigmund Freud, Thomas Mann, Stefan Zweig, Franz Werfel ou Ludwig Wittgenstein35, Franz Kafka s’éloigne ainsi progressivement de son père avec son aide objective, via l’éducation culturelle et scolaire dont il va lui permettre de bénéficier. En deux générations, les Kafka auront accompli deux ruptures : celle de Hermann sortant de son milieu rural et pauvre pour devenir le commerçant urbain respectable que l’on sait (bourgeois de première génération), puis celle de Franz qui, suivant de longues études au lycée allemand puis à l’université, trouve sa vocation dans la littérature (« intellectuel » de première génération). Et, comme nombre de transfuges de classe36, Kafka se voit offrir paradoxalement le « meilleur » de l’éducation et de la culture (germanophone) de son époque par celui-là même qui se plaindra finalement de son trop grand intérêt pour des affaires culturelles qui auraient dû rester, selon lui, secondaires et relever du simple passe-temps ou du loisir cultivé. Fils d’un transfuge par la voie économique, Franz Kafka est lui-même une autre sorte de transfuge par la voie scolaire : obtenant un doctorat en droit, il rompt avec la culture scolaire restreinte37 et la carrière économique du père et se prend de passion pour l’écriture, devenant cet intellectuel de première génération qui porte en lui toute la culpabilité de n’avoir fait en quelque sorte que tirer les profits du travail accompli par la génération antérieure. Comme le montre la Lettre à son père, son père lui faisait clairement ressentir comme un privilège le fait d’être arrivé après la bataille économique contre la pauvreté, la précarité et l’incertitude de l’existence. Quelle place pouvait être celle de ce fils, contemplatif, rêveur ou observateur, à côté de tant d’énergie et de force vive mises au service d’intérêts matériels ? Comment pouvoir s’affirmer en tant qu’écrivain devant une autorité aussi forte, ayant su surmonter tant d’obstacles matériels ?

Le Nouvel Avocat (janvier 1917). La légende dit que Bucéphale, le cheval d’Alexandre le Grand, était de couleur noire mais avec une tache blanche en forme d’étoile sur la tête. On peut donc se demander si Kafka n’utilise pas dans ce récit38 cette référence littéraire en ce qu’elle lui permet discrètement d’évoquer sa judéité comme il le fera à propos d’Odradek, cet objet étrange en forme d’étoile. Bucéphale meurt lors d’une bataille contre Pôros, le roi de l’Inde. Mais malgré ses graves blessures il fait remporter la victoire à Alexandre. Ce dernier, poussé par son père (Philippe II de Macédoine) qui lui dit que la Macédoine est trop petite pour lui et qu’il doit se mettre en quête d’un royaume à sa taille, avait des prétentions à la conquête universelle du monde entier. Avec cette histoire, Kafka signifie que, pour sa génération, il n’y a plus de grand dessein, plus de héros qui ouvrirait la voie, indiquerait le chemin vers un avenir conquérant. Les gens sont donc désespérés et se tournent vers le passé, commentant les textes. De même que Kafka perçoit le yiddish comme une langue vivante, sans grammaire ni grammairiens, qui soude la communauté, opposant celle-ci à la langue allemande, normée, codifiée, il oppose les temps héroïques, celui des grands desseins, des hommes d’action et de leurs exploits (ceux de la génération de ses parents), aux temps modernes qui n’offrent plus qu’une possibilité : faire l’exégèse des textes anciens39.

Dans le récit de Kafka, Bucéphale est devenu avocat et « peu de choses, dans son aspect extérieur, rappellent le temps où il était encore le cheval de bataille d’Alexandre de Macédoine ». Si le cheval fougueux et valeureux est devenu avocat, c’est que le monde a changé et qu’il « se trouve dans une situation difficile dans l’organisation actuelle de la société ». L’époque ne produit plus « aucun grand Alexandre » et « personne ne peut mener jusqu’aux Indes ». Du temps d’Alexandre, les « portes des Indes étaient inaccessibles, mais le glaive du roi pouvait en indiquer du moins la direction ». Désormais, les desseins, les grands objectifs (« les portes ») sont inaccessibles (« déplacées, elles sont ailleurs, bien plus loin et bien plus haut ») et « personne n’en indique plus la direction ». Kafka précise que « beaucoup de gens tiennent des épées, mais seulement pour les brandir en l’air et le regard qui tente donc de les suivre a vite fait de s’égarer ». Tout se passe comme s’il y avait une confusion générale produite par la multiplicité des personnes brandissant leurs épées. Personne ne joue plus le rôle de rassembleur des énergies et des volontés. Dans de telles conditions, la reconversion de Bucéphale en avocat (« se plonger dans les codes de justice ») est la meilleure des choses à faire. Le temps serein de la réflexion et de l’étude par des êtres devenus libres se substitue au temps de l’action héroïque et collective : « Libre, ne sentant plus contre ses flancs les cuisses du cavalier, assis près de sa lampe paisible, loin du tumulte de la bataille d’Alexandre, il lit et tourne les pages de nos vieux livres. » Kafka n’est en rien désespéré dans ce récit. Si Bucéphale a perdu en « sens de la vie », il a gagné aussi en sérénité et en liberté, de même que Kafka fait partie de la génération de ceux qui, après les temps héroïques de leurs pères, s’efforcent de comprendre le monde grâce à l’art, la littérature, la philosophie, etc.

Le passage de l’un à l’autre, du matériel au spirituel, de l’économique au culturel, de l’action à la réflexion, n’est pas un simple changement de position objective, mais suppose une transformation assez profonde des intérêts, des goûts et une inversion partielle de la table des valeurs. Pour pouvoir se sentir concerné par le commerce, il faut ainsi donner à l’argent — à tout ce qui permet de le faire fructifier — une place centrale dans son existence. Kafka en est bien conscient. Il parle ironiquement à Max Brod, à la mi-août 1907, d’un livret de caisse d’épargne qu’il possède, « dont personne ne connaît l’existence et qui détermine [son] rang dans la famille à [ses] yeux ». Lui, a perdu toute appétence pour l’argent. Il pourrait s’efforcer de rapidement progresser dans la Compagnie d’assurances contre les accidents du travail, et il le fera petit à petit grâce à la qualité de son travail, mais ne veut pas être happé par ce métier qui doit rester compatible avec son activité littéraire et qu’il a choisi justement pour des questions d’horaires supportables : « Je gagne de cette façon plus que ce dont j’ai besoin. Pour quoi ? Pour qui ? Je continuerai à grimper sur l’échelle des traitements. À quelle fin ? Ce travail ne me convient pas, et s’il ne m’apporte même pas l’indépendance comme salaire, pourquoi ne pas l’envoyer promener ? » (Lettre à Julie et Hermann Kafka, juillet 1914.) Il pourrait s’investir dans l’usine familiale — Felice le lui conseillera avec l’espoir de gagner un mari entrepreneur — et en tirer tout le profit possible. Mais cela lui retire du temps précieux consacré à l’écriture et, lorsque son père le presse de s’en occuper, lorsque son beau-frère s’absente et qu’il faut le remplacer, c’est au suicide qu’il se met à penser. Il a donc cultivé, au sein d’une famille qui mettait en avant la valeur de l’argent, une indifférence à l’égard de l’argent et de tout ce qui est matériel. La manière dont il parle de cela à son amie Hedwig Weiler en dit long sur le rapport qu’il entretient à l’égard de l’héritage paternel : « Tu te trompes joliment sur moi si tu crois que l’aspiration à l’idéal est conforme à ma nature, car il suffit de dire : indolence envers les intérêts matériels » (15 septembre 1907).

En mars 1909, alors que Max Brod vient d’entrer à la direction des Postes à Prague en gagnant moins que dans l’administration des finances où il officiait jusque-là, mais en ayant plus de temps pour son travail littéraire, Kafka le soutient en disant : « Un emploi sans ambition, voilà la seule chose qui te convienne. » Et il ajoute : « Dans une semaine tu seras déshabitué de tout cet argent et de ta situation importante, alors tout ira bien » (lettre à Max Brod, 13 mars 1909). La vocation littéraire prime donc clairement à ses yeux sur le statut social et le travail bien rémunéré40. Le thème de l’inintérêt au gain revient aussi dans certaines lettres à Felice Bauer, et le père est pris alors comme point de comparaison : « Je n’ai aucun sens de la valeur de l’argent (encore que j’aie hérité l’avarice de mon père dans les petites choses, mais malheureusement pas son âpreté au gain), et à plus forte raison de ce dont on a besoin pour vivre » (lettre à Felice Bauer, 24-25 août 1913, spm). Il a d’ailleurs bien conscience qu’à force de faire preuve d’indifférence à l’égard de tout ce qui est capital aux yeux de son père, il perd ses chances de pouvoir hériter un jour de la fortune familiale. Demandant, en mars 1921, à Max Brod de parler à son directeur pour lui demander un congé maladie supplémentaire, il lui écrit à propos d’argent : « […] ne mentionne pas non plus la fortune de mon père, car, premièrement, elle n’existe probablement pas, et deuxièmement, sûrement pas pour moi » (lettre à Max Brod, mi-mars 1921).

Kafka n’a cependant pas simplement fait un choix différent de celui de son père. Il a déçu les attentes paternelles et a rompu d’une certaine manière avec lui. Or, toute rupture marque celui qui rompt. Toute opposition à l’héritage paternel laisse des traces chez le fils ; traces du combat mené contre le père dominant. Le combat ou l’opposition sont encore une manière de confirmer l’existence de liens. Par ailleurs, pour son malheur, Kafka n’a pas rompu radicalement avec l’ensemble de l’héritage paternel. En prenant ses distances avec les valeurs et les attitudes de la bourgeoisie juive assimilée à laquelle appartient son père41, il n’est pas pour autant devenu un écrivain heureux. Et son malheur provient du fait qu’il a intériorisé les catégories de perception et d’appréciation de son père, sans pouvoir se conformer à ses attentes, s’appliquant donc à lui-même le regard stigmatisant que son père portait sur lui, et que, plus généralement, la bourgeoisie économique pouvait porter sur les écrivains et les artistes. La souffrance réside par conséquent dans le fait d’avoir des dispositions à agir et à croire en contradiction avec ses catégories d’appréciation et de jugement. Kafka est un être en souffrance parce qu’il réunit en lui ce qui ordinairement s’oppose et s’affronte. Son père est un ennemi intérieur bien autant qu’un ennemi se tenant clairement en face de lui42.

Kafka a donc bien hérité de certaines dispositions paternelles, en commençant par une partie de ses catégories de perception et d’appréciation. Mais ce n’est pas tout. À y regarder de plus près, et surtout à bien différencier la nature des activités et les manières de s’y adonner, on ne peut que constater une proximité entre le père et le fils du point de vue de leur concentration extrême sur un domaine auquel ils s’identifient pleinement (le magasin ou la littérature) et dont ils ont fait une « affaire personnelle ». Mutatis mutandis, la littérature est au fils ce que le magasin est au père43. Chacun règne en maître sur son propre domaine. Kafka dit avoir maigri dans tous les aspects de l’existence qui ne sont pas littérature, son père s’est consacré corps et âme à son commerce pour en faire l’œuvre dont il pouvait être fier et s’enorgueillir. Par ailleurs, l’ascétisme du fils comme du père saute aux yeux de l’analyste : effort soutenu, régularité de l’activité, abnégation, discipline sévère, sacrifice du plaisir immédiat en vue d’une réussite à venir, rigueur, etc.

Kafka est, sous cet angle, très comparable à Ludwig Wittgenstein. Kafka, qui ne reprend pas le magasin paternel et se désintéresse de l’usine familiale, comme Wittgenstein qui quitte le terrain industriel paternel pour la philosophie et abandonne l’héritage, paternel puis maternel, à ses frères et sœurs sont des fils qui refusent d’être hérités par l’héritage. Kafka et Wittgenstein ont tous deux des pères (Hermann, fils de boucher modeste en Bohême, et Karl, fils d’un drapier de Leipzig) qui se sont « faits eux-mêmes » et qui ne sont pas des héritiers. Refuser l’héritage est donc à la fois une rupture avec le patrimoine matériel du père et, en même temps, une sorte d’hommage rendu à son attitude initiale face à la situation familiale44. Et leur manière — monomaniaque et ascétique — d’investir la littérature ou la philosophie est parfaitement fidèle à la manière dont leurs pères s’occupaient de leurs affaires. Wittgenstein disait ainsi en 1930 : « Mon père était un businessman, et je suis un businessman : je veux que ma philosophie soit business-like, que quelque chose soit réglé45. »

Enfin, pour éviter d’oublier le point de vue symétrique du père, on notera que si Kafka s’est senti injustement incompris par son père, ce dernier ne pouvait que vivre comme une terrible déception de ses attentes initiales l’attitude de son fils et la direction qu’il donnait à sa vie. Tentant de l’intéresser au magasin, puis à l’usine d’amiante familiale (achetée avec le mari d’Elli, Karl Hermann), Hermann Kafka ne pouvait voir les choix et orientations de vie de son fils que comme autant de coups d’arrêt brutaux de toute l’entreprise familiale d’ascension sociale. Comment pouvait-il comprendre que son fils, à qui il avait permis de suivre de longues études de droit, puisse finalement dilapider cet avantage en perdant sa santé dans un travail parfaitement inutile économiquement ? Un témoignage de l’anarchiste Michal Mares confirme cette vision utilitariste du père. Mares dit du père de Kafka qu’il « aurait bien voulu faire de son fils un commerçant » et rapporte un des propos de Hermann Kafka au sujet de l’écriture littéraire : « Ainsi, à un de mes amis qui s’appelait Taussig et qui venait lui dire qu’il connaissait déjà son fils comme écrivain, le père Kafka répondit, déçu : “Ah bon, comme écrivain… un de ces métiers qui ne rapportent rien”46. »

« Avec mes parents, qui sont maintenant en bonne santé et contents, écrit Kafka, je n’ai presque jamais de discussions. Mon père ne se fâche que lorsqu’il me voit tard le soir à mon bureau parce qu’il me juge trop acharné au travail » (lettre à Max Brod, 15 décembre 1910, spm). Kafka est perçu par son père — et se perçoit souvent lui-même — à partir de catégories de perception qui ne peuvent que donner de lui une image négative. Vu depuis le terrain de l’homme pratique, d’action, plein de vie et d’énergie orientées vers le monde économique, Kafka-écrivain apparaît ainsi aux yeux du père comme un être qui a « la lascivité d’un garçon bourré de viande, gavé de toutes les bonnes choses, physiquement inactif et perpétuellement occupé de soi-même » (Lettre à son père, novembre 1919). Et à l’été 1922, Kafka apprenant par Max Brod que son père a parlé de lui au père de Felix Weltsch avec fierté et les yeux brillants, il commente avec sarcasme en reprenant les jugements habituels du père sur lui : « Un fils inapte au mariage, qui ne perpétue pas le nom ; pensionné à trente-neuf ans ; occupé seulement de littérature excentrique qui n’a pas d’autre but que le salut ou le malheur de son âme ; insensible ; étranger à la foi, pas même la prière pour le salut de l’âme des morts n’est à attendre de lui ; tuberculeux ; d’après l’opinion d’ailleurs extérieurement tout à fait exacte de son père, a attrapé sa maladie par surcroît le jour où, échappant pour la première fois à la tutelle familiale et incapable de toute indépendance, il s’est choisi la chambre malsaine du palais Schönborn. Voilà le fils sur qui s’extasier » (lettre à Max Brod, fin juillet 1922).

Ce n’est d’ailleurs pas sans un certain esprit sociologique de désenchantement de rapports familiaux généralement pensés comme purement affectifs, gratuits et désintéressés que Kafka écrit dans son Journal le 12 novembre 1914 : « Les parents qui attendent de la reconnaissance de leurs enfants (il y en a même qui l’exigent) sont comme des usuriers qui risquent volontiers le capital pour toucher les intérêts. » Les enfants sont des investissements dont les parents attendent beaucoup par la suite. Comme le rappelle Anna Wagnerova : « S’il s’était senti incompris dans ce que la vie avait pour lui de primordial, l’écriture, ses parents à leur tour, et particulièrement le père, ressentirent comme une déception son refus de réaliser les rêves d’ascension sociale et de succès qui étaient ceux de la classe moyenne47. » C’est pour cela que son père reportera en fin de compte tous ses espoirs sur son gendre, Karl Hermann, mari d’Elli, qui devenait à ses yeux, en tant que négociant, l’incarnation d’un fils idéal de substitution. Gerti Kaufmann, une des filles d’Elli et Karl témoigne de ce report d’affection et d’espoir dans la personne de son père : « Le seul de son entourage à mal réagir avec lui [Franz Kafka] était son père qui aurait préféré avoir comme fils un homme tel que mon père. Il était très déçu par son fils qui était pour lui un parfait étranger. C’était un commerçant qui avait acquis une bonne situation en travaillant dur et sérieusement, et en faisant preuve d’un grand sens pratique. Il aurait souhaité que son fils unique reprenne son magasin et construise sa vie en suivant ses traces. Mais avec ce rêveur menant ses combats invisibles, écrivant des livres incompréhensibles qui à l’époque ne rapportaient rien, il ne sut absolument pas comment s’y prendre. Mon oncle en avait conscience évidemment, et la relation avec son père devint un formidable obstacle que jamais durant sa vie il n’arriva à franchir48. »

Comparaison avec les oncles maternels

Les familles sont souvent l’arène où se jouent des luttes pour l’appropriation symbolique des enfants : à qui ressemblent-ils le plus ? à qui doivent-ils leurs goûts ou leurs « caractères » ? à qui doit-on accorder le crédit de leurs qualités ? Mais d’autres luttes se jouent aussi pour renvoyer à l’autre — le conjoint et, par extension, sa branche familiale ou bien tel ou tel membre de cette branche — la responsabilité de leurs défauts ou de leurs manques. En assénant des verdicts du type : « Tu es bien comme X », « Tu es bien un [suivi du nom de la famille concernée] », « C’est X tout craché ! », « Je crains qu’il ne devienne comme X » ou « Les chiens ne font pas des chats », les parents qualifient ou disqualifient, anoblissent ou stigmatisent, en enfermant l’enfant, par la force de mots prononcés en tant que détenteurs — temporaires mais premiers — du monopole de l’exercice de la violence symbolique, dans une image de soi et, parfois, une destinée figées et naturalisantes.

Kafka a fait l’objet d’un tel rapprochement familial peu flatteur. Ses parents, et plus particulièrement son père, avaient pris l’habitude de le comparer à l’oncle Rudolf, le demi-frère de Julie Kafka, comptable dans une brasserie, converti au christianisme, célibataire et marginal dont on pourrait dire qu’il occupe un peu la position de « fou » ou d’« idiot » de la famille. En faisant de son fils l’analogon de Rudolf Löwy à la génération suivante, Hermann Kafka opère deux disqualifications en même temps : celle de la branche maternelle qui a produit un être aussi étrange et celle du fils qu’il assigne à la place du fou ou du marginal. La qualification et l’assignation sont si fortes qu’on en trouve des traces dans son journal et dans sa correspondance entre 1911 et 1922. On l’a comparé à cet oncle et Kafka s’y retrouve à son tour au lieu de refuser une telle association.

Le 23 décembre 1911, il écrit dans son journal : « Si ceux qui considèrent l’ensemble de ma façon de vivre, laquelle s’engage dans une direction fausse dont mes parents et amis ne peuvent se faire la moindre idée, en viennent à craindre, et si mon père dit ouvertement qu’il craint que je ne devienne un second oncle Rudolf, c’est-à-dire le fou de la nouvelle génération de la famille, un fou légèrement retouché pour les besoins d’une autre époque, je vais pouvoir désormais sentir se rassembler et se fortifier en ma mère, dont l’opposition contre une telle opinion n’a cessé de diminuer au cours des années, tout ce qui parle pour moi et contre l’oncle Rudolf et s’introduit comme un coin entre les deux images qu’elle se fait de nous » (spm). Puis dans une lettre à ses parents en juillet 1914, il reprend la comparaison à son compte pour expliquer à ses parents la nécessité qu’il a de quitter Prague pour ne pas devenir comme son oncle : « Vous me comparez parfois pour plaisanter à mon oncle R. Mais si je reste à Prague, mon chemin ne s’écartera pas tellement du sien. J’aurai probablement plus d’argent, plus d’intérêts dans la vie et moins de foi que lui, en conséquence je serai aussi plus insatisfait, il n’y aura guère d’autre différence. »

Dans une lettre à son ami Robert Klopstock, datée de mi-octobre 1921, il se confie à propos de la « répétition douloureuse de la comparaison » entre Rudolf et lui. Il souligne la force d’imposition de cette association ainsi que sa capacité à faire advenir ce qu’elle annonce. Prophétie autoréalisatrice (self-fulfilling prophecy) au sens de Robert Merton, « malédiction » dans le vocabulaire de Kafka, la magie noire ne fonctionne que parce que ceux qui s’en servent ont du pouvoir sur ceux qui en sont les victimes et sont légitimes à leurs yeux : « Autrefois, quand je commettais une sottise quelconque — en apparence, en réalité, je ne faisais que tirer la conséquence d’un défaut fondamental — mon père avait coutume de dire : “Tout le portrait de Rudolf !”, en quoi il me comparait à un demi-frère de ma mère, excessivement ridicule à ses yeux, un homme indéchiffrable, aimable à l’excès, modeste à l’excès, solitaire et avec cela presque bavard. Au fond, je n’avais pas grand-chose de commun avec lui, à part celui qui portait ce jugement. Mais la répétition douloureuse de la comparaison, la difficulté presque physique qu’il y avait à éviter à tout prix un chemin auquel on n’avait jamais pensé jusque-là, et finalement la force de conviction de mon père, ou, si on préfère, sa malédiction, tout cela parvint quand même à faire de moi une image à tout le moins approchante de mon oncle. »

Enfin, il écrit dans son journal le 22 janvier 1922 que sa ressemblance avec Rudolf est « stupéfiante sur bien des points » : « Nous sommes tous deux d’humeur tranquille (moi, moins que lui), tous deux dépendants de nos parents (moi, plus que lui), brouillés avec le père, aimés de la mère (lui, de plus, condamné à une terrible vie commune avec son père, le père, du reste, y étant également condamné), tous deux timides, exagérément modestes (lui, plus que moi), tous deux considérés comme des êtres bons et nobles […], tous deux d’abord hypocondriaques, puis réellement malades, tous deux oisifs, des oisifs assez bien entretenus par la société […], tous deux fonctionnaires (lui, meilleur que moi), tous deux vivant une vie des plus monotones, jeunes — ou plus exactement bien conservés — sans évolution jusqu’à la fin, tous deux proches de la folie, lui, loin des Juifs avec un immense courage, un immense ressort […], trouvant son salut dans l’Église […]. Une différence qui joue en sa faveur ou à son détriment : ses dons artistiques étaient inférieurs aux miens, il aurait donc pu choisir un chemin meilleur dans sa jeunesse, il n’était pas aussi déchiré que moi ni tourmenté par l’ambition. J’ignore s’il a lutté (contre lui-même) pour la possession des femmes, une histoire que j’ai lue de lui semble l’indiquer, j’ai d’ailleurs entendu raconter quelque chose de ce genre étant enfant. […] Il était ma caricature dans les détails, mais je suis sa caricature pour l’essentiel. »

De son côté, Kafka lui-même ressentait une forte proximité à l’égard de deux autres de ses oncles maternels : Alfred Löwy, directeur des Chemins de fer de Madrid, qu’il compare à l’« ami de Russie » du Verdict dans une lettre à Felice Bauer datée du 5 août 1913, et Siegfried Löwy, médecin de campagne à Triesch (en Moravie) chez qui la jeune génération de la famille Kafka, en particulier Franz et Ottla, passent parfois leurs vacances à faire de la moto, se baigner, se promener, retourner les foins, garder les vaches et les chèvres, jouer au billard, etc. Comme Rudolf, les deux oncles étaient restés célibataires et ne pouvaient pour cela que susciter l’identification de Franz. Mais le second combinait cette propriété avec le fait d’être cultivé : « Siegfried, le premier demi-frère, l’oncle préféré de Kafka, était un curieux homme, vieux garçon lui aussi. Spirituel, cultivé, il était le seul de la famille à posséder une vaste bibliothèque49. »

Expériences scolaires50

La stratégie d’ascension mise en place par les parents de Franz Kafka est bien une stratégie familiale. Tout ne se résume pas à la bonne marche du magasin. Le choix de la langue parlée et de l’école est aussi important. Franz apprend donc l’allemand, langue culturelle, scolaire, politique et administrative dominante au moment où il vient au monde. Il fréquente aussi l’école communale allemande (1889-1893), puis le lycée allemand (1893-1901)51. Ses parents n’hésitent pas davantage à lui financer de longues études universitaires (juridiques) ou à lui permettre de s’initier précocement au français (avec une gouvernante française).

Après l’univers familial, dominé par le père, Kafka découvre l’univers scolaire qui a ses propres enjeux et ses règles spécifiques de vie, mais dont les formes sévères de discipline et d’exercice de l’autorité ne peuvent que lui rappeler celles du père. Et quand bien même les formes de vie scolaire différeraient des formes de vie familiale, Kafka les appréhenderait toujours avec les dispositions mentales et comportementales déjà constituées au sein de sa famille : sentiment de culpabilité et sensation de toujours mal faire ou d’être en faute, autodépréciation, peur des autorités qu’il voit, à l’image du père, puissantes et arbitraires (« ma peur immense de l’école et des autorités », Journal, 14 juillet 1916). L’expérience de l’école primaire puis du lycée n’est donc pas très heureuse pour Kafka. Il décrit dans sa Lettre au père un sentiment permanent d’illégitimité et d’incompétence malgré les succès scolaires répétés. Il ne peut s’empêcher par ailleurs de voir chaque représentant de l’institution scolaire comme un analogon de son père et de son pouvoir souverain : « À l’école, cinq matinées et quatre après-midi par semaine, c’étaient eux les gardiens, les interprètes et les agents de la loi, le pouvoir ultime et sans appel, apparemment dénués de la moindre faiblesse humaine. Ainsi, du moins, les voyaient leurs victimes. Dans la réalité, ces ogres terrifiants n’étaient rien d’autre que de petits fonctionnaires, enlisés dans un emploi qui, en plus d’un salaire médiocre et de la sécurité à vie, leur offrait l’aspect honorifique d’un statut semi-professionnel et la perspective d’une petite retraite. Parmi eux, beaucoup abusaient de leur autorité, et se déchargeaient de leurs frustrations sur le dos des enfants en réprimant toute manifestation de curiosité naturelle — et la masse volumineuse de souvenirs laissés par les survivants gravement traumatisés de l’école témoigne de l’incompétence universelle, de la stupidité et du sadisme absolu de ces bureaucrates mesquins à qui l’on avait confié la tâche de bourrer de connaissances le crâne des garçons52. »

Malgré son manque d’assurance et sa certitude de devoir à un moment ou à un autre échouer, Kafka réussit ses examens et apparaît en définitive comme un bon élève, sérieux, discret et docile53. Durant ses trois premières années de lycée, il figure même parmi les sept ou neuf prix d’excellence et se place, plus tard, toujours au-dessus de la moyenne dans toutes les matières (il excelle en langue, en littérature, en philosophie et éprouve un peu plus de difficultés dans les matières plus scientifiques), sauf en mathématiques. Sa réussite n’est cependant pas pour lui un moyen de se rassurer, car il est persuadé que celle-ci n’est pas vraiment méritée et que les enseignants mettraient au jour, dans un avenir plus ou moins proche, son incompétence. L’écart entre ses performances réelles et la perception subjective de sa valeur et de ses possibilités est le fruit d’une situation interprétée à partir des cadres familiaux d’expérience. Il continue ainsi à percevoir sa place scolaire à partir de ce qu’il est dans l’univers familial, alors même que cette place n’est plus vraiment la même. Ses catégories familiales de perception de la situation scolaire résistent donc au changement et ne sont pas fondamentalement modifiées par la position objective qu’il occupe dans les classements scolaires.

Il suffit d’ailleurs de lire le témoignage d’élèves aux expériences sociales différentes pour prendre conscience de l’appropriation différentielle de la même situation objective. Ainsi, Hugo Bergmann, ami de Kafka, qui était un excellent élève, « finit par considérer ses années de lycée comme un avantage pour la vie54 ». Il comprenait notamment la nécessité de la fermeture de l’établissement sur lui-même pour l’étude sereine dans un contexte national très troublé et incertain : « À l’époque d’un nationalisme en pleine expansion et d’un pangermanisme antisémite qui se renforçait, il n’était certainement pas facile de diriger une école qui se déclarait allemande, dont les professeurs étaient allemands, mais où la grande majorité des élèves était juive. […] Nos professeurs étaient des fonctionnaires autrichiens […]. En des temps si tourmentés, une telle école ne pouvait survivre qu’à condition d’échapper à son époque, en se barricadant derrière des règles extrêmement sévères et en régentant la vie de ses élèves comme dans un monastère55. » Mais Bergmann, qui venait d’un milieu modeste et avait bénéficié d’une bourse pour suivre ses études dans le gymnasium le plus prestigieux de Prague, ne pouvait qu’entretenir un rapport beaucoup plus enchanté à cette institution.

En 1920, Kafka se souvient encore de sa terreur d’écolier et de ses rêves d’évasion de son propre corps ou de mort pour ne pas avoir à affronter l’examen puis le verdict scolaires. Parlant à Milena du « souhait de mourir », du « désir […] de mort “commode” », il relate des éléments de son expérience scolaire qui ne sont pas sans lien avec le rapport au père : « Mais c’est là un désir d’enfant, comme j’en avais pendant la leçon de calcul, quand je voyais le professeur en haut de sa chaire feuilleter dans son carnet probablement pour y chercher mon nom et que je comparais mon néant de connaissances à cette image de la puissance, de la terreur et du réel, rêvant, de peur, que je pourrais me lever, surnaturel comme un esprit ; comme un esprit glisser devant le professeur, entre les bancs, aussi léger que mon bagage scientifique ; traverser, Dieu sait comme, la porte, et me retrouver libre à l’air pur qui n’était pas chargé dans le monde que je connaissais des mêmes tensions que dans la classe. Oui, la chose eût été “commode” » (spm). Le sentiment de néant face à l’autorité terrifiante, à la puissance et au réel a été construit dans le rapport avec son père et continue alors à se rejouer avec des figures de substitution dont l’une est évidemment celle du maître. L’aptitude à disparaître tout en restant présent, à mourir tout en étant vivant — « on pouvait disparaître à certaines conditions, même en classe ; il y en avait mille possibilités et on pouvait “mourir” même dans la vie » — ressemble beaucoup au rêve de dédoublement du personnage d’Edouard Raban dans Préparatifs de noce à la campagne (1906-1907) entre un corps qui reste au fond du lit et un double qui va vaquer à ses occupations dans le monde et affronter la dureté du monde56.

À l’école communale, les élèves apprennent notamment, dans la plus stricte discipline, l’allemand, l’arithmétique, la géométrie, l’histoire, la géographie, des rudiments de sciences naturelles, physique et chimique, le chant et l’éducation physique. Ils ont aussi la possibilité facultative de suivre des cours de tchèque. Puis au lycée allemand (l’Altstädter Gymnasium), l’enseignement est fondé sur une culture humaniste encyclopédique, avec un programme de latin et de grec assez sévère, et repose en grande partie, hormis les leçons magistrales, sur l’apprentissage par cœur, l’exercice répété et de nombreuses heures de travail à la maison. Si ses parents le placent dans ce lycée, c’est parce qu’il bénéficiait d’une excellente réputation et qu’on « lui attribuait la discipline la plus stricte et le niveau le plus élevé de tous les collèges de Prague57 ». Le rigorisme pédagogique est au cœur de la pédagogie, avec un système de sanctions qui va du simple avertissement inscrit dans le livre de la classe à l’exclusion de tous les lycées existants sur tout le territoire monarchique. Kafka suivit les cours de latin et de grec du professeur Emil Gschwind, responsable de la classe durant huit ans, qui était l’auteur de plusieurs travaux de linguistique et qui était connu pour « sa dévotion fanatique à l’exactitude verbale et grammaticale58 ». Et la Matura, examen final passé en 1901 qui permettait l’entrée à l’université, comptait notamment un devoir en mathématiques, un thème latin, des versions latine et grecque et une dissertation de littérature allemande ainsi que de nombreux oraux. Sur les 84 élèves des deux classes parallèles, seulement 24 eurent leur baccalauréat et Kafka fut parmi ceux-là59.

Entré à l’université allemande de Prague, Kafka fait plusieurs tentatives très courtes — en chimie notamment — avant de stabiliser son parcours dans les études de droit, pour cause d’incompatibilité avec le caractère trop pratique des études de chimie. « Les premiers pas de nos études universitaires, nous les avons aussi faits ensemble, raconte son ami Hugo Bergmann. À cette époque, la situation était telle que si un Juif, ayant terminé ses études universitaires, refusait de se faire baptiser pour devenir fonctionnaire du gouvernement, il n’avait plus d’autre choix que la médecine ou le droit, les deux professions qui permettent de travailler à son compte. Comme ces deux voies ne nous intéressaient pas, nous avons dû chercher ailleurs, et on nous conseilla d’étudier la chimie, car il semblait qu’il y eût des possibilités d’emploi pour les Juifs dans l’industrie chimique. […] Malheureusement, ni l’un ni l’autre, nous n’avions réfléchi au fait que la chimie s’apprenait non dans les livres, mais dans les laboratoires. Le travail en laboratoire se révéla difficile car nous étions trop maladroits pour manier convenablement les éprouvettes. Kafka ne le supporta pas très longtemps. Peu après le début du premier semestre, il abandonna la chimie pour le droit, matière dont il n’avait pas voulu au début, mais, en réalité, il suivit surtout, en tant qu’auditeur libre, les conférences d’August Sauer sur la littérature allemande60. » Le choix du droit est une sorte de compromis entre ses désirs propres, qui l’attiraient plus volontiers vers la littérature, et la volonté de son père de le voir reprendre le magasin familial ou de se lancer à son tour dans les affaires61. Faire du droit, c’est la possibilité pour lui d’avoir un métier accessible aux Juifs et qui ne le déclasse pas trop socialement, tout en lui permettant de se consacrer à l’écriture littéraire : « Je me disais, dit Kafka dans sa Lettre au père : en face de l’essentiel, tout me sera aussi indifférent que les matières étudiées au lycée, il s’agit donc de trouver la profession qui, sans blesser par trop mon amour-propre, autorisera le mieux mon indifférence. Ainsi, les études de droit allaient de soi. » L’indifférence évoquée était bien sûr ce que recherchait Kafka afin de pouvoir avoir l’esprit libre pour son travail littéraire.

Kafka ira au bout de ses études de droit, jusqu’à l’obtention du doctorat, mais ne trouvera guère d’intérêt à des études qui supposaient un intense bachotage, un immense travail de mémorisation et un dégoût certain pour une matière textuelle impersonnelle, sans odeur ni saveur qu’il comparera dans sa Lettre au père à de la sciure de bois prémâchée par des milliers d’autres personnes avant lui. Mais la poursuite d’études juridiques était compatible avec une vie littéraire et culturelle extrascolaire qui sera pour lui très riche. Ainsi, Hugo Bergmann et lui s’inscrivent immédiatement à la Salle de lecture et de conférence pour les étudiants allemands à Prague (Lesehalle), association fondée en 1848 pour diffuser la culture allemande et présidée un temps par Max Brod (que Kafka n’avait jamais rencontré auparavant62). C’est pour eux l’espace de compensation vital du fait de l’aridité de la culture juridique qu’ils devaient apprendre à mémoriser et à manier. La Salle, et notamment son département de littérature, fonctionne donc comme un espace d’expression parallèle à la pratique du droit austère. Et cette situation préfigure parfaitement la double vie que vivra Kafka tout au long de son existence adulte : entre le travail de bureau rémunérateur au sein de la Compagnie d’assurances contre les accidents du travail et ce que Kafka appellera sa « consolation » (littéraire). Tout se passe comme si la littérature était vouée, dès l’époque universitaire, à rester un jeu parallèle, un loisir cultivé qui ne doit pas prendre plus que le temps laissé libre par les activités sérieuses63. Kafka fréquentera la Salle environ quatre ans, entre 1901 et 1905 : « Toutes ces années éprouvantes, scandées par cette laborieuse ascension pour obtenir cette distinction universitaire [le doctorat de droit] qu’il n’a conquise que comme l’accomplissement d’un devoir, Franz Kafka les a heureusement mises à profit dans bien d’autres domaines. Et sa découverte des fruits défendus de la culture, qui lui sont refusés dans l’orbe de ces études rébarbatives, il la doit d’abord à d’anciens camarades de lycée et des nouveaux amis qu’il a pu se faire à l’université64. »

La littérature, le bureau et l’usine : une « existence double et terrible »

Après un stage d’avril à octobre 1906, comme rédacteur chez son oncle maternel, l’avocat Richard Löwy, puis un stage obligatoire d’un an d’octobre 1906 à septembre 1907, au tribunal civil et au tribunal correctionnel de Prague, Kafka entre le 1er octobre 1907 à la compagnie d’assurances « Assicurazioni Generali » grâce aux relations de son oncle maternel Alfred Löwy. Mal payé (« avec un minuscule traitement de 80 couronnes65 »), son travail s’organise quotidiennement de 8 heures à 18 heures, avec de fréquents dépassements d’horaires selon les besoins de l’établissement. Il travaille parfois aussi le dimanche et ne dispose que de quatorze jours de congé tous les deux ans, choisis par la direction. Inutile de préciser qu’à ce régime de travail, et même si le secteur des assurances est loin d’être totalement rebutant à ses yeux66, Kafka est alors dans l’impossibilité quasi complète d’écrire. Après constat d’une impasse pour lui67, il démissionne donc le 15 juillet 1908 de son poste et entre le 30 juillet à l’Office d’assurances contre les accidents du travail pour le royaume de Bohême, introduit par le très influent Otto Pribram, père de son ancien camarade de lycée Ewald Felix Pribram68. Il s’agit d’une grande compagnie qui compte plus de 250 employés, 70 dans le département où Kafka travaille ; un chef de département et ses trois adjoints, dont lui-même qui s’occupe des « affaires les plus importantes », au sens des plus « désagréables » (lettre à Felice Bauer, 5-6 décembre 1912). Excepté les jours où on l’envoie en province pour des inspections ou des expertises pour estimer les classes de risque et, du même coup, de ce qu’elles doivent verser à la compagnie d’assurances annuellement, il n’y travaille alors que six heures par jour environ, jusqu’à 14 heures, et cela lui permet d’organiser ses journées afin de pouvoir écrire chaque fin de soirée, et surtout durant la nuit (jusqu’à 2 ou 3 heures du matin et parfois même au-delà69), après avoir réussi à retrouver une disponibilité mentale favorable à l’écriture : « Ce que nous désirions ardemment tous deux, c’était une occupation “à service réduit” — le service du matin se prolongeant jusqu’à 2 ou 3 heures de l’après-midi et nous laissant libres le reste du temps. […] Les emplois privés qui comprenaient des heures de service à la fois le matin et l’après-midi coupaient la journée de telle sorte qu’ils ne laissaient plus rien pour l’activité littéraire, les promenades, la lecture, le théâtre, etc. Même en supposant qu’on arrivât chez soi à 3 heures, puis qu’on voulût manger, se délasser un peu après ce travail abrutissant et se transporter dans l’état de disponibilité désiré, même alors il ne restait pas grand-chose de la journée. Il y avait extrêmement peu de places pour comporter un service ne dépassant pas 2 heures de l’après-midi, presque toutes appartenaient à l’administration d’État, et déjà dans ce temps-là, sous le vieil empire d’Autriche, les Juifs ne pouvaient y accéder que sous le couvert de hautes protections70. »

C’est dans cette compagnie, institution semi-gouvernementale, qu’il restera employé toute sa vie (l’un des rares Juifs embauchés). Il y est titularisé le 20 avril 1910 en tant que rédacteur, est nommé vice-secrétaire le 1er mars 1913, secrétaire en 1920, secrétaire en chef en 1922, puis obtient sa retraite anticipée le 1er juillet de la même année à cause de sa tuberculose. Entre-temps, en fin d’année 1911, il commence à s’occuper de l’usine d’amiante de son beau-frère, Karl Hermann, mari d’Elli. Ouverte à Zizkov, dans la banlieue de Prague, à la fin de l’automne 1911, l’entreprise Hermann & Cie a été fondée avec la participation initiale de son père qui y a donc des intérêts financiers mais qui y a aussi impliqué légalement son fils, ce qui l’autorise à faire pression sur lui pour qu’il y prenne des responsabilités71. Il aura ainsi affaire à elle, plus ou moins intensément selon la période, entre la fin 1911 et l’année 1915. En 1917, l’entreprise qui périclitait depuis plus d’un an fut officiellement liquidée en raison de la guerre.

La question des rapports entre le travail rémunérateur et le travail littéraire est fort complexe et se subdivise en trois grands volets72. Il y a tout d’abord la question, prosaïque mais centrale, de la concurrence temporelle entre les deux activités, et du temps — continu ou discontinu, long ou court, tranquille ou contrarié, etc. — consacrable au jeu littéraire qui se présente rarement comme le jeu temporellement central dans l’ensemble des investissements sociaux auxquels participe le créateur en question. Cette restriction des plages de temps consacrables à l’écriture a évidemment des conséquences sur le rythme de la production littéraire, mais parfois aussi sur les formats et genres littéraires privilégiés (poèmes ou courtes nouvelles plutôt que longs romans)73. Il y a ensuite la question des souffrances spécifiques vécues par tous ceux qui, comme Kafka, vivent la littérature comme une vocation et une nécessité absolue ; souffrances vécues du fait du sentiment d’arrachement provoqué par chaque arrêt du travail de création en cours. Il y a, enfin, la question des apports de l’expérience extralittéraire à la création littéraire, tant sur le plan des problèmes littérairement traités ou des cadres de la mise en scène littéraire que sur celui des emprunts et effets stylistiques d’une pratique professionnelle (ici juridique) de l’écriture74. Un écrivain par vocation et à « second métier », comme l’est presque exemplairement Kafka, n’est jamais réductible à une position dans un « champ littéraire » et aux « stratégies littéraires » qui sont censées en découler, mais est défini par l’ensemble de ses cadres d’expérience et par les transferts et transpositions des expériences extralittéraires sous la forme de textes littéraires.

L’écrivain à « second métier » est confronté à une situation de double vie, de concurrence temporelle entre des univers de vie parallèles et distincts, et vit les souffrances qui lui sont associées. Kafka a cherché durant toute sa vie à préserver son temps de travail littéraire et à se protéger de l’envahissement de nombreuses activités extralittéraires, et notamment professionnelles. Et c’est bien de cela qu’il est question dans nombre de notes de son journal ou d’extraits de correspondance. Il sait avec certitude que c’est la littérature qui lui apporte les joies les plus grandes de son existence. Notant dans son journal les propos adressés oralement au docteur Steiner, théosophe, qu’il est allé voir à la suite de l’une de ses conférences, Kafka écrit le 28 mars 1911 : « Mon bonheur, mes capacités et toutes mes possibilités d’être utile à quelque chose résident depuis toujours dans la littérature. Et là, de fait, j’ai vécu des états (peu nombreux) qui, selon moi, sont très proches des états illuminatoires décrits par vous, docteur, et pendant lesquels j’étais entièrement et absolument dans chaque chose qui me venait à l’esprit, mais sans que cela m’empêchât de remplir chaque idée tandis que je me sentais parvenu non seulement à mes propres limites, mais aux limites de l’humain. Or, je ne puis pas me donner aussi totalement qu’il le faudrait à cette activité littéraire, et cela pour diverses raisons. » La raison principale est bien sûr le travail au bureau : « Mon emploi entre en effet pour une part dans la situation intolérable qui est la mienne » (8 mars 1914)75. L’idée de devoir limiter le temps qu’il consacre à sa vocation est, du même coup, difficilement supportable : « Je serais ivre de bonheur si je pouvais écrire, et je n’écris pas » (Journal, 25 décembre 1915).

Je pourrais être très satisfait (août 1917). Ce très court texte76 permet à Kafka de parler de l’insatisfaction que peut ressentir un travailleur qui n’a aucun goût ni aucun intérêt particulier pour son travail, malgré tous les avantages objectivement appréciables que celui-ci comporte. Ce qu’il ne dit pas et qui reste sous-entendu, c’est le fait que c’est sa vocation littéraire qui lui fait trouver insipide un travail dont il peut reconnaître extérieurement les points positifs. Le travailleur insatisfait du récit (le narrateur) est un employé de mairie qui « pourrait être très satisfait » — le travail n’y est pas harassant, le salaire correct, le temps de loisirs important et il bénéficie d’« une extraordinaire considération dans toute la ville » —, mais qui ne l’est pas. Le narrateur dit même qu’en pensant à une telle situation professionnelle, il ne peut que « l’envier ». Et pourtant, possédant une telle situation professionnelle, il n’en tire aucune fierté particulière : « Si je pouvais, je donnerais toute cette dignité à manger au chat du bureau qui, chaque matin, se promène de chambre en chambre pour ramasser les restes du petit déjeuner à la fourchette. »

Il observe sur lui-même un processus de rétrécissement progressif des intérêts et la canalisation de son investissement vers le domaine de l’écriture littéraire dont son travail au bureau empêche le plein accomplissement : « On peut parfaitement discerner en moi une concentration au profit de la littérature. Quand il fut devenu évident dans mon organisme que l’orientation de ma nature vers la création littéraire était la plus productive, tout se pressa dans ce sens et laissa inoccupés ceux de mes talents qui se tournaient vers les joies du sexe, du boire, du manger, de la réflexion philosophique et, en tout premier lieu, de la musique. J’ai maigri de tous ces côtés. C’était nécessaire, parce que mes forces étaient si minces au total qu’elles ne pouvaient servir tant bien que mal mon but littéraire qu’à condition d’être rassemblées. Je n’ai naturellement pas découvert ce but de façon indépendante et consciente, il s’est trouvé lui-même, et seul le bureau y fait encore obstacle, mais radicalement. […] il ne me reste qu’à chasser mon travail de bureau de cette vie commune pour commencer ma vraie vie, dans laquelle mon visage pourra enfin vieillir naturellement avec les progrès de mon œuvre » (3 janvier 1912, spm)77. Les autres facultés s’étiolent ou s’amenuisent par manque de mobilisation. Et encore le 2 mars 1912 : « Qui me confirmera qu’il est vrai ou vraisemblable que c’est uniquement par suite de ma vocation littéraire que je ne m’intéresse à rien et suis par conséquent insensible. » L’hyperconcentration sur la littérature entraîne ainsi une indifférence, un inintérêt et une insensibilité à l’égard de tout ce qui n’est pas littérature. Deux ans plus tard, Kafka utilise toujours le même genre de métaphore à propos du « rabougrissement » et du rétrécissement de son champ d’intérêt autour de la littérature : « Considéré du point de vue de la littérature, mon destin est très simple. Mes dispositions pour décrire ma vie intérieure, qui a quelque chose d’onirique, ont fait tomber tout le reste dans l’accessoire, et tout le reste s’est affreusement rabougri, ne cesse de se rabougrir. Rien d’autre ne pourra jamais me satisfaire » (Journal, 6 août 1914, spm).

On lit parfois de simples plaintes rituelles du type : « Manque de temps pour écrire des choses valables » (Journal, 20 août 1911). Kafka se plaint de ne pouvoir écrire d’une seule traite, seule façon pour lui de parvenir à un résultat satisfaisant, comme il l’exprimera à propos de l’écriture du Verdict78 : « Compris une fois de plus que tout ce qui est écrit par bouts et non d’affilée au cours d’une grande partie de la nuit (voire de la nuit entière) est médiocre, et que je suis condamné à cette médiocrité par mes conditions de vie » (Journal, 8 décembre 1914). Le même problème de l’écriture stoppée et hachée revient de manière récurrente. Ainsi, le 4 janvier 1915 il écrit encore dans son journal : « J’ai résisté à une grande envie de commencer une nouvelle histoire. Tout cela est inutile. Si je ne peux pas poursuivre mes histoires tout au long des nuits, elles prennent la fuite et se perdent dans le vague, c’est ce qui arrive en ce moment au Substitut. » Il pense que, dans des « conditions de vie meilleures », il produirait « un travail plus pur, plus convaincant, mieux organisé » (lettre à Felice Bauer, 5-6 décembre 1912).

Mais Kafka insiste surtout sur le sentiment d’une contradiction radicale entre bureau (associé aux devoirs extérieurs, aux obligations sociales contraignantes) et littérature (affaire intime, personnelle associée aux « devoirs intérieurs ») qui engendre une frustration permanente : « Or, ces deux professions ne pourront jamais se tolérer l’une l’autre, ni admettre un bonheur en commun. Le moindre bonheur que me cause l’une devient le plus grand malheur dans l’autre. Ai-je écrit quelque chose de bon le soir, le lendemain, au bureau, je brûle d’impatience et je n’arrive à rien. Ce tiraillement ne cesse de s’aggraver. Au bureau, je satisfais à mes devoirs extérieurement, mais non à mes devoirs intérieurs, et tout devoir intérieur non rempli se transforme en malheur qui ne quitte plus sa place » (Journal, 28 mars 1911). L’impression d’être pris dans les mors d’un étau ou d’être coincé, et broyé, entre deux meules est forte. Ces images qui lui viennent spontanément à l’esprit sont empruntées au monde du travail ouvrier qu’il côtoie dans ses visites d’usine pour déterminer les risques ou dans le traitement des dossiers d’accidentés du travail : « Parfois, je crois presque entendre la meule qui me broie littéralement entre la littérature et le bureau. Puis viennent d’autres moments, où je tiens relativement les deux en balance, surtout lorsque j’ai travaillé à la maison, mais cette capacité (pas celle du mauvais travail), j’ai bien peur de la perdre peu à peu » (lettre à Felice Bauer, 3 décembre 1912). Même image en juin 1913 : « Car je suis lentement broyé entre le bureau et la littérature » (lettre à Felice Bauer, 22-23 juin 1913). Elles se comprennent dès lors que l’on a une idée précise de son quotidien professionnel.

Malgré son sentiment négatif et sa frustration permanente, Kafka ne peut cependant négliger son travail de bureau ou le prendre à la légère et tout indique dans son comportement et dans ses propos son sens du devoir et de ses obligations : « Pour peu que j’y réfléchisse, il me semble que je ne pourrais plus supporter le bureau, même si l’on me disait que je serai libre dans un mois. Et pourtant, je fais presque toujours ce que j’ai à faire, quand je peux être sûr de la satisfaction de mon chef, je suis très calme et je ne sens rien de terrible dans ma condition » (Journal, 4 octobre 1911). Il se sent incapable par ailleurs de mentir à sa compagnie pour obtenir des autorisations d’absence, ne simulant jamais la maladie en vue de glaner ici ou là quelques congés supplémentaires79, mais hésite plus généralement à en faire la demande « à cause de je ne sais quel sentiment de mon devoir », écrit-il (Journal, 25 décembre 1915). Il souhaiterait se « libérer du bureau », mais lorsque son chef se lamente en disant que « le service va s’effondrer » en cas de départ, alors il ne peut se résoudre à quitter son travail : « Le fonctionnaire qu’on m’a appris à être ne peut pas » (lettre à Felice Bauer, mars 1916). Le sens du devoir et du travail bien fait explique d’ailleurs qu’il ait obtenu une série de promotions au cours des quatorze années passées au sein de la compagnie80. Kafka explique encore à Milena en 1920 le sentiment de culpabilité et la grande docilité qui a traversé sa vie, depuis sa socialisation familiale jusqu’au travail de bureau dans la compagnie d’assurances en passant par l’institution scolaire. Il ne veut ainsi pas avoir à mentir pour ne pas aller au bureau et rejoindre Milena. Il s’explique de la manière suivante : « Je ne pourrais m’absenter qu’au moyen d’un mensonge, et je crains le mensonge, non pas comme un homme d’honneur, mais comme un écolier » (lettre à Milena, 31 juillet 1920). Kafka veut dire par là qu’il respecte les règles par peur et par docilité plutôt que par réelle conscience professionnelle ou morale. Il poursuit en disant : « Pour moi, le bureau — et il en est allé de même pour l’école primaire, le lycée, la faculté, la famille, tout, — le bureau est un être humain, un être vivant qui me regarde, où que je sois, de ses yeux candides, un être auquel j’ai été lié de je ne sais quelle mystérieuse façon, bien qu’il me soit plus étranger que les gens que j’entends en ce moment passer en auto sur le Ring. »

Kafka a beau tenir régulièrement un journal à partir de 1910 pour s’autoencourager81 et s’organiser, le temps d’écriture n’est pas toujours un temps sur commande. Le bureau, qui occupe le temps principal et qui continue à faire sentir ses effets sur lui après l’avoir quitté, est donc vu comme l’obstacle principal à la création dont il faudrait pouvoir se libérer : « Ce soir, onze heures et demie. Que je sois tout simplement perdu tant que je ne me serai pas délivré du bureau, voilà qui est pour moi l’évidence même, il s’agit uniquement, tant que cela sera possible, de se maintenir la tête assez haut pour ne pas se noyer. Le fait que je n’ai pas observé mon nouvel emploi du temps aujourd’hui — rester à ma table de travail de huit heures à onze heures — que, pour l’instant, je ne tiens même pas cette défaillance pour un bien grand malheur, que je me suis borné à écrire ces quelques lignes à la hâte pour pouvoir aller me coucher, montre déjà combien cette tâche sera difficile et quelles forces elle devra extraire de moi » (Journal, 18 décembre 1910, spm).

Et puis, pour compliquer l’affaire, la concurrence est aussi celle des écritures, administrativo-juridiques et littéraires : « Au bureau, je dicte une importante circulaire destinée à la police du district. Arrivé à la conclusion, qui doit prendre de l’élan, je reste court et suis incapable de faire autre chose que de regarder la dactylo, Mlle K., laquelle, comme à son habitude, devient particulièrement remuante, déplace sa chaise, tousse, pianote sur la table, attirant par là l’attention de tout le bureau sur mon malheur. » Finissant par trouver le mot qu’il cherche (« stigmatiser ») et dictant sa phrase, c’est toute son envie d’écrire de la littérature qui remonte à la surface : « Enfin, je dis la phrase, mais il me reste une grande terreur, parce que je vois que tout en moi est prêt pour un travail poétique, que ce travail serait pour moi une solution divine, une entrée réelle dans la vie, alors qu’au bureau je dois, au nom d’une lamentable paperasserie, arracher un morceau de sa chair au corps capable d’un tel bonheur » (Journal, 3 octobre 1911).

Mais Kafka n’est toutefois pas complètement sûr de pouvoir réussir à écrire des choses satisfaisantes à ses yeux, même s’il était totalement « libéré » du pesant bureau : « Sans même tenir compte de tous les autres obstacles (état physique, parents, caractère), j’arrive à trouver une très bonne excuse au fait que je ne limite pas mon activité à la littérature envers et contre tout, en faisant comme suit la part des choses : je ne puis rien risquer pour moi, tant que je n’aurai pas accompli un travail d’une certaine importance capable de me satisfaire pleinement » (Journal, 8 décembre 1911). Il est même tout à fait lucide quant à sa santé fragile, à la lenteur de sa production et à la nature « particulière » (« excentrique », dira-t-il ailleurs) de sa création qui constituent trois obstacles assez rédhibitoires pour espérer un jour vivre de sa production littéraire : « Sans même parler de ma situation de famille, la littérature ne pourrait pas me faire vivre, ne serait-ce qu’à cause de la lenteur de ma production et du caractère particulier de mes écrits. De plus, ma santé et mon caractère m’empêchent également de me résoudre à une vie qui dans le meilleur des cas ne pourrait être qu’incertaine. Voilà pourquoi je suis devenu fonctionnaire dans une Compagnie d’assurances sociales » (28 mars 1911). Et s’il envisage la possibilité d’abandonner son travail et de partir à Berlin pour se lancer dans une carrière journalistique, il n’est pas sûr du tout de pouvoir produire un travail littéraire de qualité dans de telles conditions : « Là-bas, il me sera également possible d’utiliser mes talents littéraires mieux qu’ailleurs et de façon plus immédiate en faisant du journalisme et de trouver ainsi un gagne-pain qui réponde à peu près à mes besoins. Quant à savoir si je serai encore capable d’accomplir en outre un travail inspiré, je ne peux pas exprimer la moindre certitude à ce sujet pour l’instant » (Journal, 8 mars 1914)82.

Parallèlement au bureau, c’est l’usine qui vient alourdir un peu plus son existence. Dès que le beau-frère est absent pour une raison ou pour une autre83, dès que le père ne peut s’en occuper lui-même (il a son magasin à gérer), c’est sur lui que repose le suivi du travail à l’usine, ce qui lui retire encore du temps d’écriture : « Voilà donc comment se passe une journée — le matin, bureau, l’après-midi, usine, et maintenant, le soir venu, des cris de tous côtés dans l’appartement ; plus tard, j’irai chercher ma sœur à la sortie de Hamlet — et je n’ai pas su tirer parti d’un seul instant » (Journal, 3 avril 1912). Et encore le 10 août 1912 : « Rien écrit. Je suis allé à l’usine et j’ai respiré du gaz pendant deux heures dans la chambre aux machines. […] Lamentable usine ! » Mais deux ans et demi après, c’est toujours le même constat : « Je ne pourrai rien écrire tant que je serai obligé d’aller à l’usine. Je crois que ce que je ressens est une incapacité particulière, analogue à celle que j’ai connue à l’époque où j’étais employé à la Generali84 » (Journal, 19 janvier 1915).

Comme il résiste régulièrement aux injonctions paternelles, les reproches pleuvent. Il écrit dans son journal le 14 décembre 1911 : « Mon père m’a fait des reproches à midi parce que je ne me soucie pas de l’usine. Je lui ai expliqué que je suis entré dans l’association parce que j’entendais en tirer un bénéfice, mais que je ne veux pas y collaborer tant que j’ai mon emploi de bureau. Mon père a continué à me quereller, je suis resté debout près de la fenêtre et me suis tu. » Puis, il écrit deux semaines plus tard : « Le tourment que me cause l’usine. Pourquoi me suis-je laissé faire quand on m’a imposé l’obligation d’y travailler tous les après-midi ? Il est vrai que personne ne m’y contraint de vive force, mais je me trouve contraint par les reproches de mon père, par le silence de Karl, et par mon propre sentiment de culpabilité. Je n’entends rien à l’usine et ce matin, pendant l’inspection de la commission, j’ai tourné inutilement en rond comme si j’avais été roué de coups. […] cet effort sans valeur dépensé pour l’usine me priverait de la possibilité de mettre en œuvre pour moi les quelques heures dont je dispose l’après-midi, ce qui aboutirait nécessairement à la totale destruction de mon existence, laquelle, même sans cela, ne cesse déjà de se restreindre » (28 décembre 1911).

Travaillé par un fort sentiment de culpabilité, dès lors que la pression se fait plus forte et que les reproches paternels et maternels se multiplient, Kafka envisage le suicide comme issue possible. C’est le cas en mars 1912 : « Avant-hier, essuyé des reproches à propos de l’usine. Après quoi, je suis resté une heure sur le canapé à réfléchir au saut par la fenêtre » (Journal, 8 mars 1912). Quelques mois après, en octobre 1912, Kafka raconte à Max Brod que son beau-frère est parti en voyage d’affaires pendant quinze jours et qu’on lui demande de s’occuper de l’usine : « Pendant ce temps, l’usine sera effectivement laissée aux soins du seul contremaître, et aucun bailleur de fonds, surtout s’il est aussi nerveux que mon père, ne doutera des entreprises malhonnêtes qui se donneront libre cours. » Il évoque les « lamentations » de sa mère afin qu’il aille à l’usine « pour tranquilliser [son] père ». Kafka écrit : « Une surveillance eût sûrement fait du bien à mon beau-frère comme à l’usine ; mais moi je ne peux pas. […] Qu’on me le demande à moi, précisément, il n’y a rien à redire à cela, car, de l’avis de tous, je suis le principal responsable de la fondation de l’usine. » C’est donc la mère qui joue le rôle incitateur, le père lui agissant « de son côté d’une façon bien plus pénible, par ses regards ou d’autres moyens détournés ». C’est elle qui exerce un chantage affectif pour contraindre son fils à s’occuper de l’entreprise (« Ce soir, donc, ma mère a repris le vieux thème de ses plaintes et, outre ses allusions à ma responsabilité dans l’aigrissement et la maladie de mon père, a exploité le nouveau motif du voyage de mon beau-frère et du complet abandon de l’usine »). Kafka dit alors qu’il ne lui « restait que deux possibilités : soit me jeter par la fenêtre quand tout le monde serait couché ; soit aller chaque jour à l’usine et au bureau de mon beau-frère pendant les quinze prochains jours ». Il pense donc encore au suicide et exprime la haine de sa famille : « Je les hais tous à tour de rôle et je pense que, pendant ces quinze jours, j’aurai bien de la peine à leur dire bonjour » (lettre à Max Brod, datée du 8 octobre 1912). En janvier 1913, le sentiment de culpabilité le taraude toujours au point qu’il écrit à Felice : « Étant donné la façon dont je néglige l’usine, je n’ose pas regarder mon père et encore bien moins lui adresser la parole » (lettre à Felice Bauer, 30-31 janvier 1913). Près de deux ans plus tard, Kafka reçoit toujours des récriminations de la part de son père (« Tu m’as fourré dans le pétrin », écrit-il en rapportant les propos paternels, Journal, 19 décembre 1914).

À ce régime de travail-là — bureau, parfois usine ou magasin dans l’après-midi85 et littérature une partie de la nuit — Kafka s’épuise et contribue ainsi à saper sa santé précaire. La fatigue le terrasse souvent et comme il ne peut ni négliger le travail de bureau ni diminuer son investissement nocturne, il mène donc une existence double et terrible : « Lorsque je voulus sortir du lit, ce matin, je me suis tout bonnement effondré. Il y a à cela une raison très simple, je suis complètement surmené. Pas par le bureau, mais par mon travail d’un autre ordre. Le bureau n’y participe qu’innocemment dans la mesure où, si je n’étais pas obligé de m’y rendre, je pourrais vivre tranquillement pour mon travail sans avoir à passer là-bas ces six heures par jour qui, surtout vendredi et samedi parce que j’étais plein de mes histoires, m’ont tourmenté à un point que vous ne pouvez concevoir. En fin de compte, je le sais, tout cela n’est que verbiage, c’est moi le coupable, et le bureau a envers moi les exigences les plus claires et les plus fondées. Simplement, c’est là pour moi une existence double et terrible, à laquelle il n’y a probablement pas d’autre issue que la folie » (Journal, 19 février 1911). Le 17 janvier 1915, alors qu’il n’est pas encore gravement malade, Kafka se plaint dans son journal de « se détruire » en se couchant trop tard, après ses travaux d’écriture. Il ajoute : « Je crois me rendre compte aujourd’hui de l’étroitesse de mes limites en tout, par conséquent aussi dans ma création littéraire. » Le même type d’observation revient en fin d’année, alors qu’il souffre de violents maux de tête : « Je me suis vraiment détruit » (25 décembre 1915).

Durant toute sa vie la littérature (lue, puis écrite) sera restée un temps et une activité de compensation et de consolation. Une sorte de sanctuaire ou un refuge qui existe parallèlement aux principaux espaces-temps sociaux, familial, scolaire et professionnel. Kafka parle de sa « consolation le soir » (lettre à Max Brod, mi-août 1907), de « pitoyable et artificielle compensation » ou d’« étrange et mystérieuse consolation » (Journal, 21 janvier 1922). S’autorisant d’abord à exprimer ses désirs de création littéraire à ses amis de lycée (« C’est ainsi, écrit son ami Hugo Bergmann, qu’un jour Kafka nous raconta qu’il voulait devenir écrivain : cela devait être durant les premières années de lycée86 »), il en parlera abondamment à son ami Oskar Pollak, écrivain et historien de l’art, à qui il donnera d’abord à lire ses textes.

Solitude

Lecture, écriture : voilà deux activités qui, de la manière dont elles sont pratiquées par Kafka, sont deux activités très largement solitaires. De ce point de vue, il est impossible de dire si c’est la situation objectivement solitaire vécue précocement (Kafka-enfant unique vivant difficilement l’absence de ses parents à la maison), et les dispositions à la solitude qui ont été constituées à travers la répétition d’une telle expérience, qui sont à l’origine du choix de ces pratiques (ou du goût pour elles) ou si ces pratiques, présentes très tôt dans la vie de Kafka, sont à l’origine d’une préférence pour les situations solitaires et les temps d’isolement ou de retrait. En tout état de cause, très tôt, lecture et écriture participent de cette mise à l’écart du groupe familial, et même du réseau de sociabilité amicale. On pourrait dire que lecture et écriture nécessitent un certain isolement et une certaine solitude (« Pour écrire, j’ai besoin de vivre à l’écart, non pas “comme un ermite”, ce ne serait pas assez, mais comme un mort », lettre à Felice Bauer, 26 juin 1913), mais aussi qu’elles rendent possible une solitude recherchée en tant que telle (« Le désir d’une solitude allant jusqu’à la perte de connaissance. Seul face à moi-même », Journal, 1er juillet 1913, spm), voire qu’elles justifient une vie entière de solitude et, du même coup, de célibat (« il [le travail littéraire] me confère tout de même un sens ; ma vie régulière, vide, démente, ma vie de vieux garçon trouve là sa justification. Je suis capable de reprendre le dialogue avec moi-même et mon regard n’est plus fixé sur le vide total », Journal, 15 août 1914, spm)87.

À la fin de sa vie Kafka soulignait le fait que son désir de littérature était indissociable d’un désir de solitude. Il écrivait à son ami Robert Klopstock, fin mars 1923, que son « activité littéraire » est « la chose qui [lui] importe le plus sur terre » : « Un peu ce qu’est au fou son délire (s’il le perdait, il deviendrait “fou”) ou à la femme sa grossesse. […] tremblant de peur devant le moindre dérangement, je tiens mon travail serré contre moi et non seulement mon travail, mais la solitude qui en fait partie. » Son journal même, tenu régulièrement à partir de 1910, est à la fois la conséquence d’une solitude déjà bien constituée et l’instrument qui en permet l’organisation et le renforcement : il organise le dialogue avec soi-même au moment même où l’œuvre commence à prendre forme et à s’affirmer explicitement comme prioritaire dans son existence ; au moment aussi où les tendances solitaires commencent à avoir des effets jusque dans sa vie amicale.

Les nombreuses scènes de la vie quotidienne que rapporte Kafka le montrent isolé ou à l’écart du groupe, parfois aussi en position d’observateur. Ainsi, alors qu’il passe une semaine seul dans une maison de repos à Zurich à l’automne 191188, Kafka se sent « incapable » de participer aux jeux de société qui s’organisent et note plus tard dans son journal : « Je ne sentais pas ce que cette solitude d’ailleurs organique avait de laid ni de déshonorant, de triste ni de douloureux » (8 septembre 1911, spm). S’il fait une telle observation, c’est qu’il est parfaitement conscient que la solitude, qui est chez lui une inclination « naturelle », n’est pas ordinairement très bien vue. De nombreuses observations dans son journal comme dans ses correspondances le montrent aussi en train de lire ou d’écrire dans la même pièce que sa famille qui vaque à des activités collectives auxquelles il ne participe pas. Par exemple, dans une lettre à Felice Bauer datée du 19 janvier 1913, Kafka raconte que, pendant qu’il est en train d’écrire sa lettre, sa sœur Elli et sa cousine parlent de leurs enfants avec sa mère et Ottla, tandis que son père, son beau-frère et le mari de sa cousine jouent aux cartes avec des rires, des sarcasmes et des claquements de cartes sur la table. Il donne ainsi le sentiment d’être étranger à ces groupes. C’est encore le même genre de scène qui est décrite à Felice le 2-3 mars 1913 : « Mes sœurs et leurs maris sont partis, il est déjà 10 heures et demie, mais mon père s’est rassis et a désigné ma mère pour la corvée de cartes. Étant réduit à la salle commune à cause de l’aptitude aux rhumes acquise tout récemment par ma constitution, j’écris au milieu du tapage de la partie. En face de moi, ma mère, à ma droite au bout de la table, mon père. » Kafka profite du fait que son père se lève pour chuchoter à sa mère d’aller se coucher puis ajoute : « Elle ne demanderait certes pas mieux, mais voilà, c’est difficile. » De la même façon, en 1914, il note : « Mes parents jouent aux cartes sur la table où j’écris » (Journal, 26 janvier 1914).

Préparatifs de noce à la campagne (avant la fin 1907). Dans ce texte89, Kafka projette à la fois ses appréhensions du mariage et de tout ce qui l’accompagne (respect des convenances sociales, prises en main par le groupe familial qui nie toute singularité) et son aversion pour l’exercice du métier sans vocation, épuisant et tellement spécialisé qu’il enferme ceux qui l’exercent dans des limites très étroites. Le personnage central, Édouard Raban (dont le nom renvoie à Kafka : même nombre de lettres, répétition de la voyelle « a », « rabe » en langue allemande signifiant « corbeau » et « kafka » désignant le choucas en langue tchèque), est censé aller à la gare et partir en train à la campagne pour rejoindre sa fiancée, mais ce projet rencontre toute une série d’obstacles et lui-même ne semble pas très fermement décidé à s’y rendre, pris d’une grande lassitude (par un travail de bureau harassant qui fait qu’« on finit par être trop fatigué pour bien jouir de ses vacances », mais plus largement par les obligations du monde social) et plus intéressé à observer le monde qu’à y prendre réellement part. Il est si peu intéressé par ce voyage et si peu motivé à l’idée de rejoindre sa fiancée qui l’attend (en regardant une photographie d’elle, il trouve qu’« elle se tient mal », que « sa bouche est large », que sa lèvre inférieure « avance » et que sa robe est laide90) qu’il rêve de pouvoir envoyer son corps, la part la plus présentable et extérieure de lui-même, à la noce pour affronter toutes les convenances et toutes les conventions sociales, et notamment faire bonne figure auprès de la famille de sa fiancée. Pendant ce temps, il resterait (du moins son esprit ou la partie intime de soi) dans son lit, blotti sous une couverture comme un « gros coléoptère », à rêver et à imaginer des histoires. Kafka semble ici évoquer une certaine forme de remise de soi dont il a fait lui-même l’expérience depuis son enfance91 : on peut être physiquement là (dans des situations et dans des groupes par rapport auxquels on se sent parfaitement étranger), en acceptant l’obligation d’être plongé dans un monde étranger ou hostile, sans y être vraiment.

« Et par-dessus le marché, pourquoi ne ferais-je pas ce que je faisais toujours, étant enfant, dans les affaires dangereuses ? Je n’ai même pas besoin d’aller moi-même à la campagne, ce n’est pas nécessaire. J’y envoie mon corps habillé. […] Car moi, pendant ce temps, je suis couché dans mon lit sous une couverture brune tirée tout uniment sur moi, exposé à l’air qui souffle par la porte entrouverte. Dans la rue, les voitures et les gens roulent et marchent en hésitant sur le sol poli, car je rêve encore. Cochers et passants sont timides et chaque pas en avant qu’ils veulent faire, ils l’obtiennent de moi par un regard. Je les encourage, ils ne rencontrent aucun obstacle. Quand je suis au lit, j’ai la silhouette d’un gros coléoptère, d’un lucane ou d’un hanneton, je crois. »

Il n’est évidemment pas innocent que Kafka compare ce qu’il est « vraiment » (son for intérieur ou son véritable moi en tant qu’écrivain) à un insecte repoussant, préfigurant cinq ans auparavant le Gregor Samsa de La Métamorphose, à la différence près qu’Édouard Raban compare la part intime de soi à un insecte, alors que Gregor Samsa devient réellement un insecte aux yeux de son entourage. C’est encore le regard paternel intériorisé (et, au-delà, celui de son milieu social d’appartenance : les commerçants juifs assimilés) qui se matérialise sous la forme de cet insecte monstrueux. Kafka voit ainsi la part écrivaine de lui comme totalement étrangère à son milieu social, familial. Or, quoi de plus efficace pour faire ressortir cette extranéité que de l’objectiver sous la forme d’une animalité inquiétante ?

Édouard Raban craint que ceux qui attendent sa venue à la campagne (la famille de sa fiancée) l’imaginent autre que ce qu’il est : introverti, discret, silencieux (« Ils croient peut-être que je me précipite quand j’adresse la parole à quelqu’un, mais ce n’est pas mon habitude, ou que j’embrasse les gens quand j’arrive, cela non plus je ne le fais pas ») et solitaire (« un bon livre est le meilleur des amis »). Aller à la campagne pour rejoindre sa fiancée, c’est pour lui se mettre entre les mains de gens qui vont négliger de prendre en compte sa singularité (« on me donnera des mets gras et inquiétants — ils ignorent que j’ai l’estomac délicat ») et ne pas respecter sa solitude en privilégiant les activités collectives et communes (« une seule lampe pour tout le monde. Quelle lumière cela peut-il donner, peut-être assez pour jouer aux cartes, mais pour lire le journal ? »). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Kafka oppose, ici, le jeu de cartes collectif (que pratiquait, en famille, chaque soir son père, et auquel il ne participait pas) à la lecture individuelle du journal.

Eh ! dis-je, et je lui donnai… (Description d’un combat, novembre 1910). Ce texte se rattache encore à la série de textes intitulée Description d’un combat92. Deux personnages discutent à propos de l’opportunité d’accepter ou de refuser l’invitation à une réception. Et l’on comprend assez rapidement que le choix de se rendre à l’invitation (de monter jusqu’à l’appartement et « la société d’en haut ») ou de rester seul dehors (rester « en bas », « mener une vie de chien ») est une manière de mettre en scène l’opposition entre une vie sociable et une vie solitaire, entre une vie normale de bourgeois et une vie marginale et précaire d’artiste solitaire, entre une vie de famille et une vie de célibataire et, au bout du compte, comme dans le Tonio Kröger de Thomas Mann, entre « la vie » (ce qui est défini comme tel par le bourgeois) et l’art.

Kafka semble lister les inconvénients du célibat de l’artiste par rapport à la situation du bourgeois marié et socialement intégré. Le plus âgé des deux personnages voit tout ce que la société pourrait lui donner et dont il « manque » : « De la société, je me promets tout ce qui me manque, l’organisation de mes forces surtout, auxquelles ne saurait suffire le genre d’exaspération qui constitue l’unique possibilité de ce célibataire de la rue. » Le célibataire est sans protection face au monde : « Car sans un centre, une profession, un amour, une famille, des rentes, c’est-à-dire sans se maintenir en gros face au monde […], sans décontenancer en quelque sorte le monde grâce à un grand complexe de possessions, il est impossible de se protéger contre les pertes momentanément destructrices. » Mais le « bourgeois accompli », quant à lui, court aussi un danger car s’il est toujours, de par son statut et ses possessions, « environné de gros effets », il suffit qu’il perde ses biens et c’en est fini de lui : « Car lui et ses possessions ne font pas un, mais deux, et quiconque brise ce qui les relie le brise du même coup. »

Enfants sur la grand-route (Description d’un combat, 1910). Dans ce récit93, Kafka opère un contraste très net chez un narrateur enfant entre, d’une part, le moment où il est seul dans le jardin de la maison familiale, sur une balançoire, et en situation d’observateur du monde (il entend et aperçoit devant la grille du jardin des voitures, des enfants qui courent, des chars de blé, un monsieur avec une canne et des jeunes filles qui viennent à sa rencontre ; il voit des oiseaux dans le ciel, puis les étoiles apparaître) et, d’autre part, le moment où il part rejoindre une bande de camarades et où l’action collective prime. Dans le premier temps du récit, l’enfant est à l’image de l’écrivain : il est seul et observe, on vient lui apporter son « souper » et il mange « à la chandelle », on s’adresse à lui depuis la fenêtre, mais il regarde la personne qui lui parle avec « des regards qui se perdent dans la montagne ou dans les airs ».

Puis ses camarades viennent le chercher et l’arrachent à sa solitude (« je me levai alors, non certes sans soupirer un peu »), l’un d’entre eux lui demandant les raisons de son soupir, un autre lui faisant remarquer son habituel retard (« Toujours le même à être en retard ! […] Reste donc chez toi, si tu ne veux pas venir. »). Kafka montre ainsi la difficulté qu’il y a à sortir de sa situation d’observateur solitaire. Évoque-t-il des souvenirs d’enfance ou bien projette-t-il ici, sur un personnage d’enfant, les comportements de celui qu’il est peu à peu devenu ? Il est bien sûr impossible de le dire, sinon que la première est plus probable dans la mesure où, une fois dans sa bande d’amis, l’enfant est littéralement happé par la logique collective et semble avoir totalement oublié ses réticences de départ.

Si toute la première partie du récit est écrite à la première personne (je, moi), la seconde est quasi exclusivement à la première personne du pluriel ou à la troisième personne du singulier (nous, on : nous courions, nous entrions, nous dévalions, nous partions à l’assaut, nous nous couchions, nous y songions, nous étions couchés, etc. ; on se redressait, on nous abreuvait d’injures, on voulait, on retombait, on cillait des yeux, etc.) et parfois à la troisième personne du pluriel lorsqu’une partie du groupe fait une chose différente de la partie du groupe dans lequel se trouve le narrateur (« quelques-uns sautaient », « ceux qui avaient couru trop loin »). Kafka insiste aussi sur la collectivisation du comportement lorsqu’il écrit : « Il n’y avait aucune raison pour que l’un d’entre nous ne monte pas sur le parapet du pont » ou encore « L’un de nous entonnait une chanson des rues, mais nous avions tous envie de chanter ; nous chantions plus vite que ne passait le train et nous balancions nos bras, parce que la voix ne nous suffisait pas ; nos voix se bousculaient et nous nous sentions bien. Quand on mêle sa voix à d’autres voix, on est comme pris à l’hameçon. »

Voulant dévoiler progressivement son « caractère » à Felice, il ne lui cache pas son côté solitaire et sa faible propension à la vie en groupe : « Des photos de groupe, moi en tout cas je n’en possède pas ; du reste je n’ai jamais pris grand plaisir aux groupes dans lesquels j’ai vécu » (lettre à Felice Bauer, 18-19 décembre 1912). Il lui avoue qu’il « s’enterre » chez lui et qu’il devient pour cela « imbuvable » (28 novembre 1912), que même Max Brod lui fait reproche de ne plus venir le voir qu’une fois par semaine (« nous nous éloignons l’un de l’autre, par ma faute naturellement et à cause de mon mode de vie », 23-24 janvier 1913). Il croit être « vraiment perdu pour tout commerce humain » (9-10 février 1913), se sent pour cette raison radicalement différent d’elle (« Toi et moi, nous vivons exactement aux deux pôles opposés, toi tu as continuellement des gens autour de toi, moi presque personne », 28 février-1er mars 1913) et insiste en permanence sur son besoin de solitude, qui est corrélativement nécessité de ne pas vivre en groupe : « Cela me fait toujours du bien de m’échapper d’une collectivité bien constituée avant la dissolution générale » (7-8 mars 1913) ou : « Je ne peux pas supporter la vie commune avec les gens », ou encore : « Être incomparablement plus heureux dans le désert, dans un bois, sur une île, que je ne le suis ici dans ma chambre entre la chambre à coucher et la salle de séjour de mes parents » (26 juin 1913).

Et lorsqu’il se livre à l’amie de Felice, Grete Bloch, il lui parle de sa faible propension à vivre en groupe : « J’aime l’individu, le groupe pas tellement » (1er juillet 1914). Mais le même sentiment s’exprime aussi dans le journal : « Je suis incapable de vivre avec les gens, de leur parler. Entièrement abîmé en moi-même, ne pensant qu’à moi. Apathique, distrait, inquiet. Je n’ai rien à dire, jamais, à personne » (27 avril 1915). Dans un autre passage du journal, mi-autobiographique mi-littéraire (le texte n’est pas écrit à la première personne), Kafka exprime le fait que pour pouvoir participer à la vie collective (une fête avec « les joyeux propos et les rires », où des jeunes gens sont « abandonnés sans contrainte à l’air tiède et à la fraîcheur de l’eau ») et ne pas s’en sentir exclu, se sentir inapte à vivre joyeusement, légèrement, il aurait fallu en fin de compte qu’il vive une tout autre vie : « Il avait naturellement grande envie d’y prendre part, il tendait positivement les mains vers elle, mais il devait se dire franchement qu’il en était exclu, il lui était impossible de s’y adapter, cela aurait exigé une préparation si considérable que non seulement ce dimanche, mais de nombreuses années et lui-même s’en seraient allés sur ces entrefaites, et même si le temps s’était arrêté là, on n’aurait cependant pas obtenu un résultat différent, tout, son origine, son développement physique, son éducation, tout aurait dû être dirigé autrement » (2 février 1920).

En 1921, Kafka fait un retour réflexif sur les raisons de sa mise à l’écart par rapport aux activités familiales et s’attribue alors l’entière responsabilité de son isolement : « Mes parents jouaient aux cartes, j’étais auprès d’eux, seul, totalement étranger ; mon père dit que je devrais jouer ou tout au moins regarder la partie ; je refusai sous un prétexte quelconque. Que signifiait ce refus, si souvent répété depuis mon enfance ? Ce qui m’était ouvert par cette invitation à jouer, c’était la vie commune, jusqu’à un certain point la vie sociale ; je me serais acquitté sinon bien, du moins passablement, de l’effort qu’on me demandait sous forme de participation, il est même probable que le jeu ne m’eût pas trop ennuyé — et pourtant je refusai. À en juger d’après cela, j’ai tort de me plaindre de n’avoir jamais été emporté par le courant de la vie, de n’avoir jamais pu quitter Prague, de n’avoir jamais été poussé à faire du sport ou à exercer un métier, etc. Si l’on m’avait offert tout ça, je l’aurais sans doute toujours repoussé comme je repoussais l’invitation au jeu. Je ne donnais accès qu’à l’absurde dans ma vie — les études de droit, le bureau, à quoi s’ajoutèrent plus tard des compléments absurdes : un peu de jardinage, de menuiserie, etc. […] Si je refusais toujours, c’était sans doute en raison de ma faiblesse générale, et, surtout, de la faiblesse de ma volonté, mais je ne l’ai compris que relativement tard » (Journal, 25 octobre 1921, spm). Sans doute que, pour autant qu’il puisse s’en souvenir, ses tendances solitaires remontent à sa petite enfance et il peut imaginer qu’elles sont, comme il dit ailleurs, « organiques ». Mais s’il a lui-même contribué à son isolement au sein de sa famille en faisant de nécessité vertu, tout cela ne serait jamais arrivé si l’héritage familial avait trouvé les conditions favorables à sa bonne transmission et si ses parents avaient été plus présents.

Il est en revanche beaucoup plus lucide quant au caractère nécessaire de son amour de la solitude lorsqu’il écrit dans une note ultérieure du journal : « La solitude, à laquelle de tout temps j’ai été en grande partie contraint et que j’ai en partie recherchée — mais était-ce encore autre chose que de la contrainte ? » (Journal, 16 janvier 1922.) Mais, dès 1912, Kafka avait écrit à Felice à propos de sa condition solitaire de départ : « J’ai donc vécu très longtemps seul et j’ai bataillé avec des nourrices, de vieilles bonnes d’enfants, des cuisinières hargneuses et de tristes gouvernantes, car mes parents étaient continuellement au magasin. Il y a beaucoup à raconter sur tout cela » (19-20 décembre 1912). Puis, en 1916, il lui parlait de cet amour de la solitude qui lui avait été initialement imposée : « Je me rappelle qu’étant petit garçon j’étais très souvent seul, mais c’était plutôt une contrainte, rarement un bonheur librement choisi. Alors que, maintenant, je me précipite dans la solitude comme l’eau dans l’océan » (26 septembre 1916). Comme souvent, la contrainte précède le goût. Le goût de la solitude est en quelque sorte un goût de survie face à la situation enfantine vécue comme problématique. La création d’un monde à soi, d’un univers propre, est la solution qui s’impose pour faire face à l’absence puis au sentiment d’être incompris de ses parents. Et lorsque Kafka écrit dans son journal, le 2 février 1920 : « Ma cellule — ma forteresse », il condense de manière assez remarquable le fait que sa solitude est à la fois déterminée par les événements de sa vie, imposée par les conditions de vie qui ont été les siennes (une cellule, un enfermement forcé sur lui-même94) et une situation souhaitée, organisée en vue de sa protection (une forteresse, où peut se déployer l’écriture).

Kafka ayant manqué de présence parentale durant son enfance et en ayant souffert, il sent plus ou moins consciemment que son besoin de solitude pour écrire et faire travailler littérairement ses problèmes existentiels n’est qu’une conséquence, même lointaine, de cette absence initiale et ne peut, de ce fait, qu’entretenir un rapport ambivalent à cette solitude. Il l’aime et cherche à tout prix à la préserver tout en la haïssant dans la mesure où elle l’éloigne un peu plus de la communauté des hommes. La solitude est la condition sine qua non pour exprimer, sur un mode littéraire, sa souffrance. Mais elle est aussi à l’origine de cette souffrance.