Chapitre 6

Lettre à son père :
un exercice de réflexivité

En 1922, malade depuis cinq ans et à deux ans du terme de sa vie, Kafka rêve d’un « plan d’enquêtes autobiographiques » car « la création littéraire se refuse à [lui] ». Puis il rectifie en écrivant : « Non biographie, mais recherche d’éléments aussi réduits que possible » (Journal, 23 juin 1922). Il est donc sans doute insatisfait de ses tentatives antérieures de retours autobiographiques, dont la Lettre à son père est l’essai le plus abouti, même s’il la qualifie d’une manière classiquement autodépréciative de « médiocre et inutile » (lettre à Milena, 9 août 1920). Mais lorsqu’il écrit cette lettre, en novembre 1919, lettre qui s’adresse formellement à son père mais qu’il ne lui donnera finalement jamais à lire1, Kafka a l’intention depuis bien longtemps d’entreprendre une recherche autobiographique et d’opérer un retour sur soi dont il mesure d’emblée à la fois la nécessité personnelle et toute la difficulté.

Entre juillet et novembre 1910, on trouve les premières traces dans son journal d’une série de textes tournant tous autour des effets négatifs de l’éducation et où la phrase « il me faut dire qu’à maints égards mon éducation m’a causé beaucoup de tort » revient souvent comme un leitmotiv (une variante est : « j’arrive toujours à cette conclusion que mon éducation m’a plus corrompu que je ne saurais le croire »)2. Claude David y voit des textes qui lui semblent « tourner en dérision son propre penchant à l’obsession de la persécution3 » et pense que ces réflexions ne portent pas sur sa propre éducation, mais est une « libre transposition » de son expérience. En écrivant cela, cependant, il paraît oublier que Kafka avait bien dans l’idée d’écrire son autobiographie. C’est ainsi qu’il note dans son journal un an plus tard, le 16 décembre 1911 : « Quoi qu’il en soit, je céderais à mon désir d’écrire une autobiographie à l’instant même où je serais libéré du bureau. […] Mais, si elle avait lieu, écrire une autobiographie serait une grande joie, puisque cela se ferait aussi facilement qu’une transcription de rêves, mais avec un résultat bien différent, un résultat capital qui aurait à jamais de l’influence sur moi, tout en étant accessible à la compréhension et au sentiment de chacun. » Dans son idée, l’autobiographie a un sens thérapeutique. Il s’agit d’un travail sur soi qui demande un effort d’anamnèse important et un grand souci de la vérité des faits et de leurs précisions. Il semble ainsi opérer en 1910 un exercice de remémoration et, surtout, profiter de l’occasion pour prendre la mesure de la difficulté que représenterait un travail autobiographique exhaustif. Il s’interroge notamment sur la possibilité d’adresser des reproches à des personnes qui ne sont plus que de vagues souvenirs (« leurs jambes elles-mêmes partent en fumée » ; « ils se tiennent là comme des chiens fatigués, car ils usent toute leur force à rester droits dans notre souvenir »). Il y a certes un exercice de transposition littéraire dans ces textes, car le narrateur se présente tantôt comme « assez petit et un peu gros » tantôt comme « assez petit et chétif ». Mais il est bien difficile de ne pas penser que Kafka est au cœur du propos lorsqu’il écrit : « Je suis en mesure de prouver à tout instant que mon éducation voulait faire de moi un homme différent de celui que je suis devenu. »

Dans ces notes de 1910, il se contente de lister les personnes à qui il adresse ce « reproche ». Certes, Kafka va jusqu’à terminer l’une de ses listes par un reproche adressé à « des passants qui marchaient lentement », ce qui peut paraître à première vue assez cocasse. Mais il veut simplement pointer ici le fait que les effets de l’éducation ne se limitent pas à ceux produits par ses parents et par « certains membres de sa famille », qu’il veille tout de même toujours à placer en tête de liste. Viennent ensuite, dans le premier texte, quelques habitués de la maison, des écrivains (Kafka estime sans doute avoir subi de mauvaises influences littéraires néoromantiques dont il tâche de se défaire depuis plusieurs années), « une cuisinière bien précise qui [l’]a conduit à l’école pendant un an » (ce qui est tout à fait réaliste dans la mesure où il reparlera encore de cette cuisinière à Milena dans une lettre datée du 21 juin 1920), un inspecteur scolaire, etc. Dans le second texte, il ajoute « quelques jeunes filles rencontrées au cours de danse », un maître nageur, « un employé derrière son guichet », ceux dont il ne se souviendra jamais et ceux dont il n’a jamais retenu l’enseignement, distrait qu’il était par d’autres choses. Puis, dans un troisième texte à la fois plus long et plus précis, il ajoute que ses parents lui ont nui « par amour » (ce qu’il écrira en 1921 à sa sœur Elli dans une lettre où il lui conseille de faire élever son fils loin de la maison familiale), parle d’« un tas de bonnes d’enfants4 », d’un médecin de la famille (Kafka gardait une rancœur immense vis-à-vis des médecins qu’il pensait responsables de la mort de ses deux frères cadets), d’un coiffeur, d’un pilote, d’une mendiante, d’un marchand de papier, d’un gardien de parc et des « habitants de la localité où nous allions en villégiature, parce qu’ils tournaient en dérision la nature innocente ».

Plus généralement, il faut avoir à l’esprit le fait que la Lettre à son père a été écrite en novembre 1919 et qu’elle a donc été précédée et très largement préparée, d’une part, par une multitude de lectures mobilisées comme autant d’instruments de connaissance de soi et, d’autre part, par l’écriture d’une série de textes littéraires, déjà bien longue à ce moment-là de son existence. Côté lecture, Kafka a lu avant d’écrire cette lettre des œuvres de Kleist, Grillparzer, Kierkegaard, Strindberg, Thomas Mann ou Robert Walser, mais aussi de Lily Braun, Kropotkine, Holitscher ou Herzen qui vont tous contribuer à éclairer sa situation5. Et du côté de sa propre création littéraire, Kafka a notamment composé Description d’un combat (1903-1910), Le Monde citadin (1911), Le Verdict (septembre 1912), La Métamorphose (1912), L’Amérique (1912), La Colonie pénitentiaire (1914), Le Procès (1914)6, Le Maître d’école de village (1914), Onze fils (1916), Lors de la construction de la muraille de Chine (1917), Un croisement (1917), Le Silence des sirènes (1917), Le Souci du père de famille (1917) à travers lesquels il a commencé à faire travailler des éléments centraux de sa problématique existentielle. La littérature lui permet même, comme nous le verrons, de dépersonnaliser son expérience propre, de la mettre à distance en la faisant travailler à partir de personnages de fiction et, d’une certaine façon, de la généraliser, c’est-à-dire de montrer en quoi elle dit quelque chose de beaucoup plus général sur le monde social.

Les conditions historiques de mise en exergue du conflit père-fils

Acte personnel, qui suppose un retour sur ses expériences passées les plus intimes et un examen attentif des rapports d’interdépendance entre son père et lui, mais en essayant de tenir compte aussi de la place et du rôle, voire de la fonction, de sa mère et de ses sœurs, l’écriture de cette lettre prend pourtant son sens dans un conflit de générations qui est historiquement exacerbé. Si les conflits père-fils sont presque consubstantiels à la forme de vie sociale que constitue la famille, la cristallisation autour de cette question a des conditions historiques de possibilité. Les fils de Juifs assimilés (leurs pères ont le plus souvent réussi dans le domaine des affaires : commerçants, industriels ou banquiers) qui deviennent écrivains, philosophes ou artistes en décevant ainsi fortement les attentes paternelles en matière professionnelle, mais parfois aussi en matière religieuse ou politique, ne peuvent qu’être marqués par ce conflit qui devient parfois, lorsque les circonstances singulières qui l’alimentent s’en mêlent, le cœur de leur préoccupation. Scott Spector a rappelé que Paul Kornfeld (1889-1941) consacra, comme Kafka, une place importante de son journal au conflit qui l’opposait à son père. Le 20 juillet 1907, Kornfeld y parle d’une bataille avec son père à propos d’un travail à l’usine que celui-ci souhaitait le voir assurer. Les situations vécues par Kafka et lui sont donc très proches. De même, Franz Werfel écrit un poème intitulé « Père et Fils », publié dans trois anthologies différentes, et témoigne ainsi de l’importance de ce conflit de générations pour son époque. Lorsque ces écrivains dépassent le stade de l’écriture pour soi (journal, correspondance) pour en faire un objet de littérature, cela peut donner l’impression — lecture après lecture — de l’existence d’un thème littéraire dominant qui s’impose un peu à la manière dont l’école peut donner aux élèves des sujets imposés. Mais faire de ce genre de question existentielle forte un simple thème littéraire en vogue (ce que tend à faire la recherche des « influences littéraires » thématiques), ce serait opérer une fantastique déréalisation de la création littéraire et manifester un manque d’acuité concernant l’origine bien réelle de ces thèmes7. Qu’il s’agisse de Kafka, de Paul Kornfeld, de Franz Werfel ou même de Sigmund Freud, on assiste à la révolte culturelle ou spirituelle des fils par rapport à la réussite matérielle de leurs pères8 : « Le monde qui forma la vision de Freud, celui de la bourgeoisie juive en pleine ascension, était aussi celui des Kafka, et la nature presque exemplaire du conflit œdipien dans cette famille, le côté souvent étonnamment littéral dans la façon dont Kafka semblait conformer ses réactions au schéma freudien, doit certainement beaucoup à cette communauté d’antécédents9. »

Et ce n’est évidemment pas un hasard si Kafka s’est intéressé au journal de Kropotkine (Mémoires d’un révolutionnaire, 1887), un de ses livres préférés selon Max Brod. Issu de l’aristocratie moscovite, devenu anarchiste communiste, il traite abondamment dans son journal des rapports pères-fils : « Un des thèmes forts du livre de Kropotkine est le combat des fils contre le “despotisme des pères”, ces défenseurs du servage. Le jeune prince lui-même eut à souffrir de l’autoritarisme paternel et sa sympathie allait aux domestiques et aux serfs soumis à la brutalité et aux caprices du chef de famille. Il a donc pris — pour paraphraser une formule de Kafka dans la Lettre à son père — le “parti des serfs” et il leur jura solennellement : “Je ne serai jamais comme lui !”10. » Michael Löwy a raison de souligner le fait que c’est davantage cet aspect des choses qui retenait l’attention de Kafka que les récits plus proprement politiques : « Dans presque toutes les familles riches, écrit-il, il existait une lutte acharnée “entre les pères et les fils et les filles qui défendaient leur droit de disposer de leur vie suivant leur propre idéal”. Il me semble que c’est cette connexion intime entre la rébellion contre le “joug domestique” et la révolte contre l’État qui a pu intéresser l’écrivain praguois, plutôt que les détails des combats entre fédéralistes et centralistes dans la Première Internationale, ou les pratiques syndicales des horlogers du Jura11. »

De même, son amitié avec Jizchak Löwy, le directeur de la troupe de théâtre ambulante juive, est fondée sur l’air de famille qui se révèle assez rapidement entre leurs situations respectives à l’égard de leur père. Löwy est l’incarnation de ce qu’il aurait voulu être et faire : être un individu suffisamment libre et capable de décision pour prendre ses distances à l’égard de son père : « Il [Jizchak Löwy] raconte à Kafka qu’à l’âge de quatorze ans, ne pouvant plus supporter les perpétuels reproches de son père, il avait quitté son village natal de Pologne et était parti seul pour une Jeschiwe, un collège talmudique réputé, où il était resté dix jours avant de rejoindre le domicile paternel. Aux yeux de Kafka, Löwy est l’image de la liberté12. » Mais on pourrait dire aussi que Löwy est très exactement ce qu’il s’efforce lui-même d’être à travers l’écriture. On peut donc comprendre que Kafka ait pu assez aisément se retrouver aussi bien dans la résistance de Löwy que dans le combat de Kropotkine contre leurs pères et que, ayant découvert les rapports de domination au sein du commerce paternel et au sein des industries (du fait de son travail à l’office d’assurances), il ait pu aussi s’identifier diversement aux serfs, aux esclaves, aux employés ou aux ouvriers qui, structuralement, occupent une position analogue (mais pas identique) à la sienne.

Un père méritant et des enfants jamais à sa hauteur

Dans sa Lettre à son père, Kafka concentre son attention sur la configuration familiale au sein de laquelle son père occupe une place centrale. Il entend notamment exposer l’origine de la peur que lui inspire ce dernier. Il débute sa lettre en disant qu’il n’a pas su répondre oralement à son père à ce sujet (« pourquoi je prétends avoir peur de toi ») car cela demande « trop de détails pour pouvoir être exposé oralement avec une certaine cohérence ». Il précise que, même à l’écrit, la tâche n’est pas facile du fait que « la grandeur du sujet dépasse de beaucoup [sa] mémoire et [sa] compréhension ». D’emblée, on sent que Kafka veut saisir les racines enfantines des difficultés familiales qu’il vit, principalement avec son père, mais aussi avec sa mère. En 1922 encore, il se dit convaincu que ses problèmes et ses souffrances ont leur origine dans l’enfance : « Il me semble que je ne suis nullement venu jusque-là par mes propres moyens ; j’y ai été poussé et maintenu avec des chaînes dès mon enfance » (Journal, 24 janvier 1922). C’est donc à une analyse de soi, et notamment de ses expériences socialisatrices primitives, qu’il va se livrer, et il montre qu’il est conscient des difficultés d’une telle entreprise. Il conclut sa lettre en admettant que « les choses réelles ne peuvent pas s’assembler comme le font les preuves dans [sa] lettre », mais en disant qu’il pense toutefois être parvenu « à un résultat qui approche d’assez près la vérité » pour leur permettre à tous deux, père et fils, de leur rendre « la vie et la mort plus faciles ».

Le père s’est toujours présenté familialement comme celui qui a tout acquis dans la vie par lui-même, par son travail. Parti de rien, il est arrivé, à force de travail, à devenir un commerçant respectable. Kafka le confirme auprès de Felice lorsqu’il lui écrit : « Mon père a travaillé durement toute sa vie et a fait relativement quelque chose à partir de rien » (24-25 août 1913). Ayant connu la pauvreté et la faim très tôt, et ayant réussi à devenir un bourgeois confortablement installé, il a bâti une vision très positive de lui-même et apparaît, à ses yeux comme aux yeux des autres membres de la famille, comme le héros familial inatteignable : « Grâce à ton énergie, tu étais parvenu tout seul à une si haute position que tu avais une confiance sans borne dans ta propre opinion. » Il a donc toujours jugé son entourage à l’aune de son parcours méritant et a rabaissé en permanence ses enfants en les renvoyant à la vie facile qu’ils ont menée en comparaison de la sienne : « Tu voyais cela à peu près de la façon suivante : tu as travaillé durement toute ta vie, tu as tout sacrifié pour tes enfants, pour moi surtout ; en conséquence, j’ai “mené la grande vie”, j’ai eu liberté entière d’apprendre ce que je voulais, j’ai été préservé des soucis matériels, donc je n’ai pas eu de soucis du tout ; tu n’as exigé aucune reconnaissance en échange, tu connais “la gratitude des enfants”, mais tu attendais au moins un peu de prévenance, un signe de sympathie ; au lieu de quoi, je t’ai fui depuis toujours pour chercher refuge dans ma chambre, auprès de mes livres, auprès d’amis fous ou d’idées extravagantes. » Ou encore : « Tu m’as depuis toujours fait un reproche […] d’avoir, grâce à ton travail, vécu sans connaître les privations dans la tranquillité, le confort, l’abondance. »

Huit ans avant la Lettre à son père, Kafka décrivait déjà dans son journal un père se vantant de ses souffrances passées et mesurant tout à l’aune de sa vie difficile, d’où un mépris général pour tous ceux qui vivent dans une situation plus facile que la sienne : « Il est désagréable d’entendre mon père raconter les souffrances qu’il a dû supporter dans sa jeunesse, tout en se livrant à de continuelles attaques contre la vie heureuse des gens d’aujourd’hui, et surtout celle de ses enfants. Personne ne nie qu’il ait eu des plaies aux jambes pendant des années par manque de vêtements d’hiver, qu’il ait fréquemment eu faim, que dès l’âge de dix ans il ait dû pousser une carriole de village en village, même en hiver et très tôt le matin — mais ce qu’il ne veut pas comprendre, c’est que ces faits exacts, comparés à cet autre fait tout aussi exact que je n’ai pas souffert tout cela, ne lui permettent pas le moins du monde de conclure que j’ai été plus heureux que lui, qu’il peut s’enorgueillir de ces plaies aux jambes, qu’il peut admettre et affirmer de prime abord que je ne saurais apprécier ses souffrances passées et que, enfin, je lui dois une reconnaissance illimitée pour ce que, précisément, je n’ai pas connu les mêmes souffrances que lui. Comme j’aimerais l’écouter, s’il parlait sans s’interrompre de sa jeunesse et de ses parents, mais l’entendre dire tout cela sur un ton vantard et grondeur, c’est une torture. Il tape sans cesse dans ses mains : “Qui connaît cela aujourd’hui ? Que savent donc les enfants ? Personne n’a connu ces souffrances ! Comment un enfant d’aujourd’hui pourrait-il comprendre ?” Mêmes propos aujourd’hui avec la tante Julie qui est venue nous voir. Elle a le visage énorme de tous mes parents du côté paternel. Une petite nuance gênante fausse la place ou la coloration de ses yeux. Elle a été placée comme cuisinière à l’âge de dix ans. Les jours de grand froid, on l’envoyait faire des courses vêtue d’une petite jupe mouillée, la peau de ses jambes éclatait, la petite jupe gelait et ne séchait que le soir au lit » (26 décembre 1911, spm).

Puis, c’est en juillet 1914, dans une lettre adressée à ses parents, qu’il formule le même type de reproches à son père. Kafka lui dit en substance qu’il a gagné en estime de soi dans ce parcours de transfuge social qui l’a conduit de la misère et des conditions de travail les plus dures à la réussite économique et sociale, alors que lui-même a vécu dans le confort et dans le reproche permanent d’être élevé dans des conditions aussi favorables : « [s’adressant à son père] Il t’arrive parfois de raconter comme tu as eu la vie dure à tes premiers débuts. Ne crois-tu pas que c’était là une bonne éducation pour acquérir estime de soi et contentement ? Ne crois-tu pas, mais cela tu l’as déjà dit sans détour, que j’ai eu pour ma part la vie trop facile ? Jusqu’à présent j’ai été entièrement élevé dans la dépendance et le confort matériel. Ne crois-tu pas que pour ma nature cela n’a pas été bon du tout, quelles qu’aient été la bienveillance et la tendresse de tous ceux qui me les assuraient ? » (Lettre à Julie et Hermann Kafka, juillet 1914.)

En reprochant paradoxalement à ses enfants un certain confort bourgeois que lui-même avait pourtant tout fait pour leur apporter, il instillait chez eux le sentiment de leur illégitimité, c’est-à-dire le sentiment de ne jamais pouvoir mériter ce qu’ils avaient simplement reçu à la naissance (« Ce que tu avais acquis en luttant, nous le recevions de ta main »). Et quand ces mêmes enfants faisaient preuve d’indépendance, comme dans le cas d’Ottla tentant l’aventure de la gestion de terres agricoles à Zürau, le père considérait cela comme de l’« ingratitude », de l’« extravagance », de la « désobéissance », de la « trahison » ou de la « folie ». Kafka, qui avait passé plusieurs mois avec sa sœur sur l’exploitation agricole entre septembre 1917 et avril 1918, lui envoie une lettre lors d’un de ses retours à Prague le 30 décembre 1917. Il s’efforce alors de lui restituer l’ambiance familiale critique à l’égard de cette expérience agricole : « La folle, qui abandonne ses pauvres parents ; que peut-il donc y avoir à faire là-bas en ce moment ? facile d’être à la campagne quand on a de tout à profusion ; elle verrait si, un jour, elle souffrait de la faim et avait de vrais soucis, etc. Mais, ne l’oublions pas, on a dit aussi du bien de toi (teinté de jalousie à mon égard) : une fille inflexible, etc. Naturellement, tout cela s’adressait indirectement à moi, çà et là on me l’a même avoué, n’est-ce pas moi qui ai soutenu ou même provoqué cette conduite anormale, etc. […] Comme résultat de ces conversations, il apparaît maintenant à mes yeux un peu décrassés qu’en face de ces soucis et de ces reproches nous sommes, toi ou moi, presque entièrement dans notre droit, dans notre droit pour autant que nous ayons “abandonné” nos parents, pour autant que nous soyons “toqués”. Car nous ne les avons pas abandonnés, pas plus que nous sommes ingrats ou fous, nous avons seulement fait avec des intentions suffisamment correctes ce que nous tenions pour nécessaire et que personne (s’il s’agissait, disons, de nous décharger) n’aurait pu découvrir pour nous. Les reproches de père ne sont justifiés que sur un point : c’est que nous avons la vie trop facile (peu importe que ce soit grâce à lui ou par sa faute) ; il ne connaît pas d’autres épreuves que celles de la faim, des soucis d’argent et peut-être encore de la maladie ; il constate que nous n’avons pas encore connu les premières, qui, sans aucun doute, sont dures, et il en déduit qu’il a le droit de nous interdire toute parole prononcée librement. […] Aussi longtemps que nous ne pouvons pas renoncer à son aide pour chasser la faim et les soucis d’argent, nous sommes gênés dans nos rapports avec lui et nous devons nous soumettre à lui en quelque façon, même si nous ne le faisons pas extérieurement. »

Le père reproche donc à son fils « de la froideur, de l’indifférence, de l’ingratitude ». Mais Kafka veut comprendre son comportement façonné au sein de la cellule familiale de manière relationnelle. Il veut penser notamment la relation d’interdépendance père-fils en sortant de la logique de la « responsabilité » ou de la « faute » : « Et cela, tu me le reproches comme si j’en portais la responsabilité, comme s’il m’avait été possible d’arranger les choses autrement — disons en donnant un coup de barre —, alors que tu n’as pas le moindre tort, si ce n’est celui d’avoir été trop bon pour moi. » Kafka refuse de porter la responsabilité d’une situation, d’un état de fait qui est le produit d’une relation et d’une situation. Il ne renvoie par conséquent pas plus les torts sur son père (« je te crois, moi aussi, absolument innocent de l’éloignement survenu entre nous »), mais essaie de lui faire comprendre les vertus de l’analyse un tant soit peu distanciée du système que forme leur relation d’interdépendance : « Mais absolument innocent, je le suis aussi. Si je pouvais t’amener à le reconnaître, il nous serait possible d’avoir, je ne dis pas une nouvelle vie, nous sommes tous deux beaucoup trop vieux pour cela, mais une espèce de paix, d’arriver non pas à une suspension, mais à un adoucissement de tes éternels reproches. »

Le père et le fils, le positif et le négatif

Dans sa perception et son appréciation sociales des personnes, Kafka se place toujours du côté négatif. La Lettre à son père permet de composer le tableau suivant de ces catégories de perception et d’appréciation13 :

Tableau des catégories de perception de Franz Kafka

Pôle positif

Pôle négatif

Représentants des deux pôles

Hermann Kafka (père de Franz ; commerçant) et toute la branche paternelle

Robert Kafka (neveu de Hermann Kafka ; avocat à Prague, conseiller juridique de Hermann

Kafka et de Karl Hermann)

Karl Hermann (beau-frère de Franz Kafka, mari d’Elli ; négociant)

Franz Kafka

La branche maternelle de la famille (« les Löwy »)

« Fort », « Force »

« Faible », « Faiblesse »

« Gigantesque »

Minuscule

« Fort, grand, large »

« Maigre, chétif, étroit »

« Santé »

Maladie

« La vie »

La contemplation

« La conquête »

La passivité ou l’inaction

« Les affaires »

La culture, les livres, la spiritualité

Décidé, « Esprit de décision »

« Indécis », « Hésitant », « Timidité »

« Appétit »

Manque d’appétit

Calme

« Anxieux », « Inquiet »

Stable

« Instable »

« Puissance vocale », « Voix de tonnerre »

Discrétion ou effacement

« Contentement de soi-même », « Confiance en soi »

Autodénigrement, « Manque de confiance en soi », « Mépris de soi-même »

Absence de sentiment de culpabilité

Sentiment de culpabilité

« Ignorance de la peur », « Courage », « Courageux »

« Peur », « Craintif »

« Sentiment de supériorité sur le monde »

Humilité, modestie, sentiment d’être inférieur à tout

« Assurance »

« Honte »

« Ténacité »

Fragilité

« Adresse »

Maladresse

« Supérieur », « Supériorité »

Inférieur, Infériorité

« Pur », « Pureté »

Impur, « Boue »

Insensibilité

« Sensibilité »

Capacité

« Incapacité »

Kafka décrit son père comme un être « gigantesque » par rapport à qui il s’est toujours senti insignifiant, minuscule. Cette opposition structurera une grande partie de sa perception et de son rapport aux autres. Il raconte ainsi à Felice, le 15 mai 1913, ses impressions lorsqu’il était en visite dans sa famille de la manière suivante : « Je me sentais si petit, et tous ceux qui m’entouraient étaient tellement gigantesques […]. Tout cela était conforme à la situation ; comme ils te possédaient ils étaient grands, comme je ne te possédais pas j’étais petit ; cependant c’était uniquement moi qui voyais les choses ainsi, eux pas » (lettre à Felice Bauer, 15 mai 1913, spm).

L’opposition est tout d’abord physique : le père est à la fois grand, carré et fort et s’oppose à son fils caractérisé par sa maigreur et sa faiblesse physique. Dans sa biographie, Max Brod rappelle des propos tenus par Kafka à Dora Diamant : « Quand j’étais petit garçon et que je ne savais pas encore nager, j’étais quelques fois avec mon père, qui ne savait pas nager non plus, dans la partie réservée aux non-nageurs. Nous restions assis nus, près du buffet, chacun avec une saucisse et un demi-litre de bière… Représente-toi la chose : ce géant, avec ce craintif petit paquet d’os à la main, quand nous nous déshabillions, par exemple, tous les deux dans l’obscurité de la petite cabine ; puis, comme il m’obligeait à sortir, parce que j’avais honte et comment il voulait m’apprendre la natation qu’il prétendait savoir, etc. Mais ensuite la bière14 ! » Ce contraste des corps, Kafka va le traduire intérieurement en complexe d’infériorité et en honte corporelle. Il écrit dans son journal, le 15 août 1911, qu’il a cessé dans les piscines qu’il fréquente « d’avoir honte de [son] corps », mais que celle-ci a été longtemps handicapante pour lui : « Que de retard si je veux, à l’âge de vingt-huit ans, rattraper les vices de mon éducation, c’est ce qu’on appellerait un start retardé dans une course. »

Les contrastes s’inscrivent aussi dans l’espace sonore. Le père, tel une puissance naturelle, est celui qui a une « voix de tonnerre », une « puissance vocale » impressionnante. Ses mouvements se font entendre dans tout l’espace de l’appartement familial. Kafka écrira même en novembre 1911 un court récit très directement autobiographique, publié sous le titre Vacarme15, qui met en scène l’opposition entre la sonorité virile du père et celle, plus discrète, des femmes (mère, sœurs et personnels de maison). Comme souvent, le narrateur est dans sa chambre et, depuis ce lieu de travail et de réflexion, entend tous les bruits de l’appartement : d’abord les bruits très forts (« choc sourd et viril ») associés au père qui apparaît comme le personnage central du lieu, fort, énergique, décidé (« Mon père enfonce les portes de ma chambre et la traverse en faisant traîner sa robe de chambre »), auprès de qui on s’affaire (sa sœur Valli « crie à la cantonade » pour savoir si le chapeau du père a été brossé), puis les bruits plus feutrés, féminins (« mes sœurs et leur bonne »), qui suivent le départ du père (« un tapage plus subtil, plus dispersé »).

Mais l’opposition est tout autant morale ou psychologique. Le père est perçu comme un être fort de caractère, inflexible, solide comme un roc et toujours sûr de lui. Toutes les qualités que Kafka lui prête sont des qualités masculines très affirmées. Le père est, en effet, l’incarnation exemplaire de la virilité : grand, fort, puissant, brutal, énergique, force de la nature, sûr de lui, tranchant, dominateur, courageux, affrontant la vie sans états d’âme, tourné vers l’action et capable de décision. Il est l’envers du fils, qui occupe le pôle dominé, et féminin, de l’opposition : petit, faible, doux, fragile de santé, manquant de confiance en lui, discret, humble et cultivant même un sentiment d’infériorité, peureux, anxieux, sensible, indécis, contemplatif, passif mais aussi capable d’écoute. Avec une telle vision « mythique16 » des qualités respectives du père et du fils, on n’est pas étonné de voir Kafka se ranger du côté du pôle maternel (« les Löwy ») plutôt que du côté du pôle paternel (« les Kafka ») et tendre vers le pôle spirituel plutôt que vers le pôle matériel. Ce qui se joue dans le rapport entre le père et le fils, c’est autant un rapport intergénérationnel qu’un rapport social de domination masculin/féminin ou qu’un rapport social de domination bourgeois/artiste. À partir du même tableau de perception du monde (des situations, des personnes, des comportements, etc.), Kafka peut aussi voir en sa sœur Ottla « une espèce de Löwy pourvue des meilleures armes Kafka » : « D’un côté, la tyrannie de ta nature, de l’autre, l’obstination des Löwy, leur sensibilité, leur sentiment de l’injustice, leur inquiétude — et tout cela, soutenu par sa conscience de posséder la force des Kafka. »

Kafka oppose les branches paternelle et maternelle, mais signale toutefois quelques spécificités liées à son père, moins « gai », moins « alerte », moins « accommodant » et plus « sévère » que ses frères. Il observe aussi la variation de ses comportements selon le contexte ou le moment dans la vie : plus gai en présence d’étrangers (« quand il y avait des étrangers, en effet, tu n’étais plus le même »), ou encore depuis qu’il a un gendre (Karl Hermann) proche de lui (une sorte de fils de substitution) et des petits-enfants avec lesquels il entretient des relations beaucoup plus détendues qu’avec ses propres enfants. Kafka remarque notamment que c’est la nécessité de maintenir son autorité au magasin qui conduisait son père à durcir son comportement et ses attitudes : « Tu es d’autant plus aimable, conciliant, poli, plein d’égards, compatissant […] que tu t’éloignes du magasin et de la maison, tout à fait comme un autocrate qui, une fois franchies les frontières de son pays, n’a plus aucune raison de continuer à se montrer tyrannique et peut en toute bonhomie se commettre avec les gens les plus humbles. »

Un héritage sans héritier

Kafka laisse clairement entendre que l’héritage aurait pu se transmettre si les choses ne s’étaient pas déroulées de la façon dont elles se sont déroulées. Si le père avait été moins brutal et plus affectueux, il aurait pu obtenir les résultats qu’il aurait souhaités : « Je ne puis pas croire qu’on n’eût pu obtenir tout ce qu’on voulait de moi en me parlant sur un ton affectueux, en me prenant posément par la main, en me regardant avec bonté. » Mais sa méthode n’était pas douce : « Tu ne peux traiter un enfant que selon ta nature, c’est-à-dire en recourant à la force, au bruit, à la colère, ce qui, par-dessus le marché, te paraissait tout à fait approprié dans mon cas, puisque tu voulais faire de moi un garçon plein de force et de courage. »

Kafka revient donc sur l’un des grands points de tension rarement explicite entre son père et lui, à savoir le rejet par lui de l’héritage paternel (le magasin). Il écrit : « Je ne nie pas non plus qu’il m’eût été possible de tirer un profit normal des fruits de ton travail si largement couronné de succès, de les mettre en valeur et de te donner de la joie en continuant à les faire travailler, mais précisément, notre éloignement mutuel s’y opposait » (spm). En parlant de « profit normal », il indique bien la norme, l’attente sociale implicite et la pratique la plus courante dans une situation pareille : la reprise par le fils des affaires du père, et même son extension ou son expansion, qui marque l’attachement du fils au père et contribue à définir symboliquement le fils comme une sorte de prolongement du père. Mais l’héritier potentiel, devenu par la force des choses, avec la mort de ses deux frères cadets, le seul héritier possible, a refusé de se laisser hériter par l’héritage. Le processus de transmission de l’héritage a été brouillé, parasité par les méthodes d’éducation et la nature des relations intrafamiliales : « Au-dehors, toute cette éducation produisit un premier effet : je me mis à fuir tout ce qui, même de loin, pouvait me faire penser à toi. Et d’abord le magasin. » L’« aversion » de Kafka pour le commerce paternel — il dit que cette aversion faisait évidemment souffrir son père — prit forme très tôt et l’éloignement se fit encore plus fort avec l’entrée au lycée qui inaugura la sortie de la culture familiale : « Pour finir, le magasin me fit presque peur ; en tout cas, il ne me concernait déjà plus depuis longtemps à l’époque où le lycée vint m’en écarter encore davantage. » En accédant au lycée, Kafka dépasse scolairement son père et fait un pas de plus hors de son univers professionnel.

Pourtant, le fils a éprouvé de l’admiration, voire de la fascination, pour son père et sa manière de tenir le magasin. Kafka montre par sa description précise — véritable ethnographie des scènes de la vie au magasin vue à travers les yeux admiratifs d’un enfant17 — que tout était en place pour créer l’envie d’hériter, par identification positive à un père majestueux et impressionnant : « En soi cependant, j’aurais dû y prendre grand plaisir, surtout quand j’étais enfant et tant que ce fut une simple boutique : il était si animé, si bien éclairé le soir, on y voyait, on y entendait tant de choses ; on pouvait aussi s’y rendre utile par-ci par-là, s’y distinguer, et surtout t’admirer dans le déploiement de tes extraordinaires dons de commerçant, admirer ton art de vendre, de traiter les gens, de faire des plaisanteries, d’être infatigable, de prendre une décision immédiate dans les cas douteux, etc. Rien que ta façon de faire un paquet ou d’ouvrir une caisse était un spectacle digne d’être vu, et toutes ces choses, l’une dans l’autre, n’étaient certes pas la pire des écoles pour un enfant. » On trouve encore une trace de cette admiration le 16 octobre 1911 dans son journal, lorsqu’il souligne chez son père la capacité à retourner des situations difficiles en usant de tous les procédés possibles : « Hier, dimanche épuisant. Tout le personnel de mon père a voulu le quitter. Grâce à ses bonnes paroles et à sa cordialité, grâce à l’effet produit par sa maladie, sa grandeur et sa force d’autrefois, son expérience et son intelligence, il parvient à les regagner presque tous au cours de conférences ou d’entretiens privés. »

Mais l’admiration restera intacte tout au long de sa vie. Il l’explique à Felice le 24 août 1913, en montrant qu’il est tout à fait conscient d’avoir intériorisé le regard et la sensibilité paternels à son égard : « T’ai-je déjà dit que j’admire mon père ? Qu’il est mon ennemi et moi le sien, comme notre nature le veut, cela tu le sais ; mais, en outre, mon admiration pour sa personne est peut-être encore plus grande que la peur qu’il m’inspire. Je peux à la limite passer devant lui, par-dessus lui jamais. […] le plus singulier dans mes rapports avec lui est peut-être que je le comprends jusqu’à l’extrême limite du possible, que je peux sentir et souffrir non pas avec lui, mais en lui. » Et Max Brod témoigne de cette fascination pour le père difficilement compréhensible pour ceux qui se tiennent à extérieur de la relation constitutive père-fils et qui ne sont donc pas envoûtés par le pouvoir exercé par le père : « […] la vénération qu’il avait pour son père était infinie, elle avait quelque chose d’héroïque et pouvait même paraître contenir maint élément exagéré à celui dont le regard moins passionné n’était pas pris — et c’était mon cas — par l’atmosphère du foyer18. »

Si l’identification au père n’a pu se faire, si la projection de soi comme prolongement des activités du père a échoué, c’est donc du fait de la mauvaise relation qui s’est instaurée durant l’enfance, puis renforcée au cours du temps. À la différence de la transmission d’un patrimoine matériel qui peut s’opérer indépendamment du sentiment que le bénéficiaire peut entretenir à son égard, la transmission culturelle doit, quant à elle, s’appuyer sur l’envie ou le désir d’hériter de l’héritier19 : « Mais, comme la frayeur que tu m’inspirais m’envahissait peu à peu de tous côtés et comme le magasin et toi vous confondiez peu à peu à mes yeux, le magasin lui-même finissait, lui aussi, par me causer un malaise. » Toutefois, si l’on peut dire métaphoriquement que l’héritier a refusé l’héritage, il ne faut pas voir là le produit d’une volonté consciente, mais le résultat d’une situation globalement défavorable. Et c’est pour cela que Kafka peut dire de lui qu’il était, « en somme, un fils déshérité », déshérité par les mauvaises conditions de la transmission de l’héritage.

Kafka reconnaît volontiers sa tendance à « exagérer » le rôle de son père dans son évolution, en le prenant comme « seule cause de ce qu’[il est] devenu »20. Mais il souligne le fait que l’influence paternelle a été d’autant plus grande qu’il a dû vivre pendant plusieurs années en enfant unique, sur qui l’autorité et les « accès de colère » du père pesaient de tout leur poids, d’autant plus qu’en tant que garçon, le seul de la fratrie à pouvoir perpétuer le nom de Kafka, il était « [son] grand espoir » : « Mais comme père, tu étais trop fort pour moi, d’autant que mes frères sont morts en bas âge, que mes sœurs ne sont nées que bien plus tard et qu’en conséquence j’ai dû soutenir seul un premier choc pour lequel j’étais beaucoup trop faible. » Comparant l’effet qu’il a pu produire sur lui et sur son petit-fils Felix, il souligne très justement le fait qu’un petit-fils « se trouve soumis à d’autres influences » et ne fréquente qu’occasionnellement son grand-père (« il est relativement peu avec toi »), alors qu’un fils n’a pas le choix d’une relation qui s’impose à lui comme un bloc : « Tu n’es pas tout, comme tu l’étais pour moi […]. Pour moi, tu n’étais pas une curiosité, je ne pouvais pas choisir, il me fallait tout prendre. »

Outre cette situation d’enfant quasi unique, qui renforce la relation duelle, Kafka introduit un autre élément qui est crucial — et qu’il sous-estime finalement certainement dans son interprétation de la situation — pour comprendre le type de relation qui s’est nouée entre eux (il parle de « circonstance aggravante »), à savoir le fait qu’il voyait fort peu son père (comme sa mère) alors en pleine phase de surinvestissement professionnel : « Tu étais, en outre, totalement pris par ton commerce et […], te montrant une fois par jour, tu faisais sur moi une impression d’autant plus profonde qu’elle était rare et que l’habitude ne risquait guère de l’affaiblir. » Ces moments vécus comme violents n’étaient pas suffisamment contrebalancés par d’autres moments plus tranquilles, détendus et heureux passés avec le père : « Par bonheur, il y avait tout de même des exceptions ; elles se produisaient quand tu souffrais sans rien dire, quand l’amour et la bonté appliquaient leur force à triompher de tout ce qui leur était contraire et qu’on était spontanément ému. Certes, cela arrivait rarement, mais c’était merveilleux. C’était, par exemple, quand il faisait chaud l’été et que je te voyais somnoler au magasin après le déjeuner, l’air las, le coude appuyé sur le comptoir ; ou bien le dimanche, quand tu venais, éreinté, nous rejoindre à la campagne ; ou bien lors d’une grave maladie de notre mère, quand tu te tenais à la bibliothèque, tout secoué de sanglots ; ou bien pendant ma dernière maladie, quand tu entrais doucement dans la chambre d’Ottla pour me voir, que tu restais sur le seuil, tendais le cou pour m’apercevoir au lit et te bornais à me saluer de la main, par égard pour ma fatigue. À de tels moments, on s’allongeait et on pleurait de bonheur, et on pleure maintenant encore en l’écrivant. »

Mais c’est sans doute parce que les situations éducatives ne sont jamais univoques et caricaturales, parce que Kafka voyait bien que d’autres relations père-fils étaient possibles, qu’il pouvait de cette manière acquérir un point de vue extérieur au père. C’est parce que son père n’était pas totalement réductible au personnage tyrannique décrit, ce qu’il était sans nul doute dans sa tendance la plus forte, que Kafka eut la possibilité de critiquer le père tyran à partir des moments où il pouvait profiter d’un père affectueux.

Une méthode d’éducation… et d’humiliation

Puis Kafka revient sur une série de souvenirs d’enfance ou d’adolescence dans le but de caractériser le plus précisément possible le mode de comportement de son père à son égard. Kafka parle des « méthodes d’éducation » d’un père autoritaire, sanguin et tyrannique, qui reposaient le plus souvent sur l’« humiliation ». Il commence par faire l’analyse d’une scène de son enfance qui l’a particulièrement marqué. L’« incident » en question se passe la nuit. Kafka enfant réclame à de nombreuses reprises de l’eau en pleurant malgré les « violentes menaces répétées plusieurs fois », ce qui conduit son père, « presque sans motif », à le sortir de son lit et à le punir en le plaçant seul, en chemise de nuit, sur le pawlatsche, balcon qui fait le tour de la cour intérieure dans les maisons d’Europe centrale. Il parle alors du « préjudice » que cela lui a causé. Il a, à ce moment-là, l’impression d’être comme exclu brutalement du monde et d’être « nul » aux yeux de son père : « Ce sentiment de mon néant qui s’empare si souvent de moi […] tient pour beaucoup à ton influence. »

Dans d’autres cas, le père apparaît, selon les moments, indifférent, ironique, sarcastique (le « rire méchant ») et, de façon générale, assez systématiquement décourageant par rapport aux petits bonheurs de la vie quotidienne vécus par ses enfants : « Il suffisait simplement d’être heureux à propos d’une chose quelconque, d’en être empli, de rentrer à la maison et de le dire, et l’on recevait en guise de réponse un sourire ironique, un hochement de tête, un tapotement de doigts sur la table : “J’ai déjà vu mieux”, ou bien : “Viens me dire ça à moi”, ou bien : “Je n’ai pas la tête aussi reposée que toi”, ou bien “Ça te fait une belle jambe !” ou bien encore : “En voilà un événement !” » Un père dénigrant, « toujours poussé à préparer des déceptions de ce genre à l’enfant », qui ne gratifie ses enfants que dans les domaines qu’il juge les plus importants : voilà le genre de père qu’a eu Kafka.

Et le système de domination paternel se renforce sous l’effet de la concurrence entre les enfants. En effet, Kafka raconte qu’il pouvait se réjouir de l’ironie paternelle quand elle s’appliquait à sa sœur Elli, avec laquelle il a été « brouillé pendant des années » : « C’était pour moi une vraie fête de la méchanceté et de la joie maligne que de t’entendre lui dire presque à chaque repas quelque chose comme : “Il faut qu’elle se tienne à dix mètres de la table, cette grosse donzelle” et de te voir, plein de colère dans ton fauteuil, essayer d’imiter sans la plus légère trace de gentillesse ou de bonne humeur, en ennemi acharné, la manière exécrable selon toi dont elle se tenait à table. » Se réjouir du mauvais traitement infligé parfois à sa sœur, c’est se rendre complice d’un système dont on est pourtant soi-même victime et intérioriser la légitimité de ce même système. Tout se passe comme si le dominé voyait dans ces moments de desserrement de la domination, du fait qu’elle s’applique temporairement à d’autres, une sorte de libération, ou même de manière de se rapprocher du pouvoir en s’en faisant symboliquement le complice. Tous ces petits profits à jouir du malheur des autres, qui ressemble pourtant beaucoup à son propre malheur, font partie intégrante d’un fonctionnement du pouvoir et de l’intériorisation de la légitimité de la domination.

Le père pouvait même, lorsqu’il s’agissait des amis de son fils, « intervenir brutalement par l’injure, la calomnie, les propos avilissants, sans le moindre égard pour [s]on affection et sans respect pour [s]on jugement ». Kafka évoque ainsi le cas de l’acteur yiddish Jizchak Löwy comparé « à de la vermine »21. Toujours à propos du même ami, il écrit le 27 octobre 1911 dans son journal : « Löwy — mon père parlant de lui : “Qui couche avec les chiens attrape des puces.” Je n’ai pas pu me contenir et j’ai dit des paroles qui échappaient à mon contrôle. » Son père réagit alors en lui rappelant que les « émotions [lui] sont interdites et qu’[il] doit être ménagé ». Mais les injures pouvaient s’abattre aussi bien sur les autres membres de la famille ou sur les employés du magasin : « Les injures pleuvaient si fort sur les autres personnes de mon entourage — dans les conversations à la maison et surtout au magasin — que, petit garçon, j’en étais parfois étourdi […] tu injuriais les gens sans t’en faire le moindre scrupule ; qui plus est, tu condamnais les injures chez les autres et tu les leur interdisais. » Et aux injures s’ajoutaient les menaces absolument effrayantes pour un enfant : « Je te déchirerai comme un poisson. »

On suit dans la correspondance de Kafka les comportements d’un père sanguin, colérique, qui s’emporte à la moindre contrariété. Dans une lettre à sa sœur Ottla, datée du 19 avril 1917, il raconte une visite mouvementée de Rudl Hermann, un frère de leur beau-frère (mari d’Elli), Karl Hermann : « Il n’y a guère de parent proche ou éloigné que père n’ait démoli. L’un est un fraudeur, l’autre vous fait cracher de dégoût (pouah !), etc. Mais Rudl a répondu que toutes ces injures ne l’impressionnaient pas, père traite bien son propre fils de coquin. Alors, paraît-il, père a été grandiose. Il s’est jeté sur lui, les deux bras levés, tout rouge. R. a dû prendre le large, il aurait bien voulu rester encore un peu sur le seuil, mais mère s’est mise de son côté à le pousser dehors. C’est ainsi que sa visite amicale a pris fin. Mais comme père et R. sont tous les deux de braves gens, aujourd’hui sans doute ils auront déjà tout oublié, ce qui ne les empêchera pas de redonner le même spectacle à la prochaine occasion. » Dans une autre lettre, près de deux ans plus tard, il brosse encore le tableau d’un père qui a toujours une chose de mal à dire sur tout le monde : « L’humeur de père m’a fait aussi l’effet d’une curieuse raison, d’autant qu’elle est rapportée par la demoiselle, envers qui il est toujours aimable, bien qu’il peste contre elle derrière son dos dès qu’elle ferme la porte ou surtout quand elle la laisse ouverte » (24 février 1919).

Lorsque Kafka voyait son père aux repas, ce dernier lui intimait l’ordre de manger tout ce qu’il avait dans son assiette et de « s’abstenir de parler de la qualité des plats », pendant que lui-même ne respectait jamais cette dernière règle en jugeant le repas « immangeable » et en parlant de la « boustifaille » faite par cette « idiote » de cuisinière. La contradiction entre les règles qui s’appliquaient aux enfants et ce que se permettait le père était flagrante : « On n’avait pas le droit de ronger les os, toi tu l’avais. On n’avait pas le droit de laper le vinaigre, toi, tu l’avais. L’essentiel était de couper le pain droit, mais il était indifférent que tu le fasses avec un couteau dégouttant de sauce. Il fallait veiller à ce qu’aucune miette ne tombe à terre, c’était finalement sous ta place qu’il y en avait le plus. À table, on ne devait s’occuper que de manger, mais toi, tu te curais les ongles, tu te les coupais, tu taillais des crayons, tu te nettoyais les oreilles avec un cure-dent. […] toi qui faisais si prodigieusement autorité à mes yeux, tu ne respectais pas les ordres que tu m’imposais. » On peut même trouver l’une des origines de l’ascétisme alimentaire de Kafka dans cette manière paternelle de faire des repas des moments de grandes tensions : « Comme tu avais un puissant appétit et une propension particulière à manger tout très chaud, rapidement et à grandes bouchées, il fallait que l’enfant se dépêchât ; il régnait à table un silence lugubre entrecoupé de remontrances : “Mange d’abord, tu parleras après”, ou bien : “Plus vite, plus vite, plus vite”, ou bien : “Tu vois, j’ai fini depuis longtemps.” » Par ailleurs, son père étant un gros mangeur de viande, tout se passe comme si, de même qu’il refuse d’hériter l’héritage économique (le magasin) paternel, Kafka rejetait une partie des manières de faire paternelles en adoptant un régime végétarien. Il est ainsi déterminé par son père jusque dans ses oppositions les plus fortes.

La contradiction entre les reproches faits au fils par son père en matière de judaïsme et les pratiques données en exemple relèvent du même type d’écart : « Plus tard, adolescent, je ne comprenais pas que toi, avec le fantôme de judaïsme dont tu disposais, tu pusses me reprocher de ne pas faire d’efforts. » Kafka qualifie de « bagatelle » et de « farce » le judaïsme de son père : la fréquentation du temple quatre fois par an, la pratique de la prière « comme on accomplit une formalité », la participation à des cérémonies vidées de leur sens, tout cela ne pouvait donner au fils le désir de s’intéresser à ce genre de choses : « Je passais donc à bâiller et à rêvasser ces heures interminables. […] ton judaïsme s’épuisait complètement tandis que tu le remettais entre mes mains » ; ou encore : « Si ton judaïsme avait été plus fort, ton exemple aurait été aussi plus convaincant. » Et Kafka ajoute, en fin analyste des processus de socialisation, que le « reproche », la « persuasion » ou la « menace » ne compensent jamais l’absence d’« exemple »22. Quoi qu’il en dise et bien qu’il fasse porter à son fils la responsabilité d’une prise de distance par rapport au judaïsme, c’est la faiblesse de l’investissement religieux du père, au regard de son surinvestissement professionnel, qui est à l’origine de la mauvaise transmission du capital religieux familial.

Kafka ne considère pas cette situation comme étant particulière à son père. Elle serait plutôt le fait de toute une « génération juive » (de Juifs assimilés), venue des campagnes pour tenter de sortir de sa misère et de réussir sa vie à la ville. Les opinions du père sont les « opinions d’une certaine classe juive23 ». Mais il ne comprend pas qu’après lui avoir reproché de ne pas s’intéresser suffisamment au judaïsme, il lui fasse le reproche inverse de trop s’y consacrer, prouvant ainsi l’« aversion » pour toutes les choses dont il s’occupe : « Venant de moi, le judaïsme te devint odieux, tu jugeas les écrits juifs “illisibles”, ils te “dégoûtèrent”. » Toutefois, là aussi, Kafka était tout à fait conscient du caractère plus général (et générationnel) de ce rejet d’un judaïsme traditionnel perçu par la génération de son père comme une régression, un retour en arrière vers ce dont il avait fallu se défaire. Il notait dans son journal le 6 octobre 1911 des réflexions concernant une pièce de théâtre (sans doute jouée au Café Savoy) qui raconte l’histoire d’un riche Juif assimilé qui s’est fait baptisé et a tué sa femme parce qu’elle ne voulait pas en faire de même. Il a oublié le yiddish et éprouve « le plus grand dégoût pour tout ce qui est juif ». Or, sa fille ne veut pas épouser l’officier qu’il a choisi pour elle et se rebelle en lui disant qu’elle est attachée au judaïsme. La problématique des enfants renouant avec le judaïsme abandonné par leur père est donc courante à son époque.

Kafka explique aussi sa discrétion verbale par « l’impossibilité d’avoir des relations pacifiques » avec son père. Parce que ce dernier ne tolérait aucune contradiction (« “Pas de réplique !” ; cette menace et la main levée qui la soulignait n’ont cessé de m’accompagner depuis lors »), Kafka s’est habitué à inhiber toute tentative de contestation en sa présence. « Je perdis l’usage de la parole », écrit Kafka de manière très forte. Ou encore : « Je finis par me taire, d’abord par défi peut-être, puis parce que je ne pouvais plus ni penser ni parler en ta présence. » Ou, s’il la prenait, celle-ci était déstructurée sous l’effet de la peur et de l’inhibition (« je pris une manière de parler saccadée et bégayante »). Mais cette inhibition verbale a eu sur lui des effets plus durables, les témoins directs ayant souvent décrit Kafka adolescent ou adulte comme une personne particulièrement discrète, qui ne prenait que rarement la parole en public24 : « Les effets s’en sont fait sentir partout dans ma vie25. »

Il veut faire ainsi apparaître le pouvoir tyrannique de son père, qualifié d’« ultime instance », au sens où celui-ci ne reposait pas sur des principes ou des règles énoncées, mais sur la décision arbitraire (non justifiée) d’une personne (« ta personne faisait autorité en tout »). Le tyran est celui qui n’a « pas besoin de rester conséquent pour continuer à avoir raison » : « Tu pris à mes yeux ce caractère énigmatique qu’ont les tyrans, dont le droit ne se fonde pas sur la réflexion, mais sur leur propre personne. C’est du moins ce qui me semblait26. »

Si le fils apparaît, aux yeux de son père, comme un enfant ingrat et rebelle, qui a déçu assez systématiquement ses attentes en rompant notamment avec son héritage socioprofessionnel, Kafka insiste au contraire sur le fait que le « principe de [sa] conduite » à l’égard de son père n’a pas été « toujours contre tout », mais qu’au contraire il n’a jamais « échappé à aucune prise » : « Tel que je suis, je suis […] le résultat de ton éducation et de mon obéissance. » Kafka ajoute qu’il se représentait le monde structuré en trois parties : la première était celle où il « vivait en esclave », « soumis à des lois qui n’avaient été inventées » que pour lui et auxquelles il ne pouvait « jamais satisfaire entièrement » ; la deuxième dans laquelle son père vivait et où il était « occupé à gouverner, à donner des ordres, et à [s’]irriter parce qu’ils n’avaient pas été suivis » ; la troisième partie était occupée par le reste du monde qui « vivait heureux, exempt d’ordres et d’obéissance ».

L’attente inquiète de la menace imminente

Kafka met aussi au jour l’effet puissamment destructeur de la menace comme moyen de mettre le faible dans la situation permanente d’attente de la sanction du puissant. Comme il le dit à propos d’une menace comme « Je te déchirerai comme un poisson » : « rien de grave » ne s’ensuivait, mais « il est vrai qu’étant petit, je ne le savais pas ». Son père le menaçait régulièrement mais ne l’avait « pour ainsi dire jamais vraiment battu ». La menace plonge le potentiel condamné dans une situation d’inquiétude permanente : « Il en va de même pour un homme qui est sur le point d’être pendu. Si on le pend vraiment, il meurt et tout est fini. Mais qu’on l’oblige à assister à tous les préparatifs de la pendaison, qu’on ne lui communique la nouvelle de sa grâce que lorsque le nœud lui pend déjà sur la poitrine, il se peut qu’il ait à en souffrir toute sa vie. Pour comble, l’accumulation de tous ces moments où, selon l’opinion que tu manifestais clairement, j’aurais mérité des coups et n’y avais échappé de justesse que par l’effet de ta miséricorde faisait naître en moi, une fois de plus, une grande conscience de ma culpabilité. »

Mais on voit que l’expérience de l’attente inquiète de la sanction paternelle est au principe de la perception d’expériences ultérieures du même type. Dans une lettre à Milena du 21 juin 1920, Kafka décrit le même sentiment et le même genre de scénarios vécus cette fois avec la cuisinière familiale qui l’emmenait à l’école primaire, lors de sa toute première année de scolarisation : « Notre cuisinière, une petite femme sèche et maigre, le nez pointu et les joues creuses, jaunâtre, mais solide, énergique, supérieure, me conduisait chaque matin à l’école. Nous habitions dans la maison qui sépare le petit Ring, ensuite par la Teingasse, ensuite par une espèce de voûte, et la ruelle de la Boucherie, pour arriver au Marché aux Bouchers. Eh bien ! chaque matin, c’était la même scène, elle a dû se répéter un an. En sortant de la maison, la cuisinière disait qu’elle raconterait au maître combien j’étais affreux chez nous. Je ne devais pas être bien polisson, mais enfin, entêté, vilain, maussade, méchant, et le maître en eût certainement composé quelque chose d’assez beau. Je le savais et ne prenais pas la menace à la légère. […] aussi doutais-je beaucoup, tout au moins sur le Ring, que la cuisinière, grand personnage sans doute, mais dans les limites familiales, osât seulement parler au maître, grand personnage dans le cadre social. Peut-être en touchais-je quelque chose ; la cuisinière me répondait alors d’une façon généralement brève, de sa bouche mince et impitoyable, que je n’étais pas obligé de l’en croire, mais qu’elle le dirait certainement. À hauteur de l’entrée de la ruelle de la Boucherie […] la peur de la menace prenait le dessus. L’école, par elle-même, était déjà pour moi un objet de terreur, et voilà que la cuisinière voulait en faire un objet d’épouvante. Je commençais à supplier, elle faisait non d’un mouvement de tête ; et plus je suppliais, plus me semblait précieux l’objet de ma supplication, plus grand le péril ; je m’arrêtais, je demandais pardon, elle m’entraînait ; je la menaçais de représailles de mes parents, elle en riait ; ici, elle était toute-puissante ; je m’accrochais aux porches des boutiques, je me cramponnais aux bornes, je ne voulais pas faire un pas de plus avant qu’elle ne m’eût pardonné, je la tirais en arrière par sa jupe (elle n’avait pas, elle non plus, la tâche facile), mais elle me traînait en me disant qu’elle ajouterait encore tout cela à son rapport ; il se faisait tard, huit heures sonnaient à l’église Saint-Jacques, on entendait les cloches de l’école, d’autres enfants se mettaient à courir, j’avais toujours la pire peur d’être en retard, il nous fallait courir aussi, et je ne cessais de me demander : “Le dira-t-elle ? Ne le dira-t-elle pas ?” Non, elle ne le disait pas ; jamais ; mais elle pouvait toujours le dire, et le pouvait même de plus en plus selon l’apparence (“Hier je ne l’ai pas dit, mais aujourd’hui c’est sûr”) et elle ne disait jamais qu’elle y renonçât. »

C’est la structure temporelle du pouvoir menaçant qui est objectivée ici par Kafka : la menace qui n’est jamais levée, qui est toujours là, comme une épée de Damoclès prête à s’abattre. L’enfant qui joue un pouvoir (ses parents) contre un autre (la cuisinière) et qui a conscience des différences de statut du maître et de la cuisinière éprouve malgré tout l’angoisse de la sanction imminente qui ne vient jamais et le laisse dans la peur permanente. On voit ici27, comme dans sa Lettre au père, se dessiner nettement l’origine des thématiques littéraires de l’atermoiement illimité, de la culpabilité, du procès, de l’attente inquiète de l’accusé qui ne sait pas les raisons de son arrestation ou même de sa condamnation.

Le père comme obstacle

De façon générale, Kafka se rend compte que son père s’est toujours trouvé comme un obstacle sur sa route (« j’aurais eu besoin qu’on dégageât mon chemin, au lieu de quoi tu me le bouchais, dans l’intention louable de m’en faire prendre un autre »), car il avait une idée précise de ce qu’il voulait que son fils devienne. On devine le rêve paternel d’un fils viril, actif, tourné vers le monde, comme une sorte de prolongement de soi : « Tu m’encourageais, par exemple, quand je marchais au pas et saluais comme il faut, mais je n’étais pas un futur soldat ; ou bien tu m’encourageais quand je parvenais à manger copieusement ou même à boire de la bière, quand je répétais des chansons que je ne comprenais pas ou rabâchais tes tournures de phrase favorites, mais rien de tout cela n’appartenait à mon avenir. Et il est significatif qu’aujourd’hui encore tu ne m’encourages que dans les choses qui te touchent personnellement […]. »

À l’aide d’une autre image, Kafka exprime le fait que la seule manière pour lui de vivre était de trouver les domaines que son père ne recouvrait pas totalement de son corps immense : « Il m’arrive d’imaginer la carte de la terre déployée et de te voir étendu transversalement sur toute sa surface. Et j’ai alors l’impression que seules peuvent me convenir pour vivre les contrées que tu ne recouvres pas ou celles qui ne sont pas à ta portée. Étant donné la représentation que j’ai de ta grandeur, ces contrées ne sont ni nombreuses ni très consolantes, et, surtout, le mariage ne se trouve pas parmi elles28. » Dans une note ultérieure de son journal, Kafka laisse encore entendre qu’il aurait pu, dans d’autres conditions, investir le monde du père et s’approprier son héritage. Au lieu de quoi il a quitté ce monde pour investir celui de la littérature, avec pour seul héritage le manque de confiance en soi, l’autodépréciation et la peur : « Pourquoi voulais-je sortir du monde ? Parce qu’“il” ne me laissait pas vivre dans le monde, dans son monde. Maintenant cependant, je ne peux plus en juger de façon aussi catégorique, car, maintenant, je suis d’ores et déjà citoyen de cet autre monde qui est, avec le monde ordinaire, dans le même rapport que le désert avec une contrée agricole (il y a quarante ans que j’erre au sortir de Chanaan) ; c’est en étranger que je regarde derrière moi, je suis assurément, même dans cet autre monde, le plus infime et le plus craintif de tous — c’est là la part de mon héritage paternel — et je ne suis capable d’y vivre qu’en vertu de l’organisation spéciale des choses de là-bas, selon laquelle les plus humbles peuvent être élevés de façon fulgurante, mais aussi écrasés comme sous des pressions océaniques millénaires. Ne me faut-il pas être reconnaissant, malgré tout ? Devais-je donc nécessairement trouver le chemin qui mène à ce monde ? “Banni” de là-bas, rejeté d’ici, n’aurais-je pu être écrasé à la frontière ? La puissance de mon père n’a-t-elle pas donné au décret d’expulsion assez de force pour que rien ne puisse lui résister (à lui, mais pas à moi) ? » (Journal, 28 janvier 1922, spm.) Le problème essentiel de Kafka est de trouver sa voie et sa place dans une vie qui est très largement dominée par le père. Comment faire aussi bien que lui, comment faire quelque chose qui serait sans comparaison, car la comparaison lui serait alors forcément fatale étant donné la manière dont il a idéalisé son père ? Quel domaine doit-il investir ?

La dépendance au père jusque dans les tentatives d’indépendance

Kafka note l’« aversion » que son père avait pour son « activité littéraire ». À la différence de l’intérêt pour le judaïsme, qui aurait pu les rapprocher, ici Kafka admet d’emblée que cette activité était une manière pour lui de « s’éloigner » de lui, d’être « hors d’atteinte » et de « recommencer à respirer ». L’indifférence, voire le dédain du père s’accompagne d’un jugement semble-t-il plus généralement caractéristique de la branche familiale paternelle. Dans son journal, Kafka se remémore un dimanche après-midi chez ses grands-parents paternels où il se mit à écrire (« j’écrivis quelque chose sur ma prison ») : « L’un de mes oncles, volontiers moqueur, finit par prendre la feuille que je ne tenais plus que mollement, y jeta un bref regard, et me la rendit sans même rire, en disant simplement aux autres qui le suivaient des yeux : “Le fatras habituel”, à moi, il ne dit rien. Je restai assis, certes, et continuai à me pencher comme avant sur ma feuille apparemment inutilisable, mais en fait, j’étais chassé de la société d’un seul coup, le jugement de l’oncle se répéta en moi avec une signification déjà presque réelle et j’acquis, au sein même du sentiment familial, un aperçu des froids espaces de notre monde, qu’il me faudrait réchauffer à l’aide d’un feu que je voulais chercher d’abord » (19 janvier 1911).

Mais au lieu de prendre son indépendance par la littérature et de s’affranchir ainsi de l’emprise paternelle, Kafka s’expose continuellement au jugement négatif du père en espérant pouvoir obtenir de lui l’assentiment ou la reconnaissance qu’il ne peut lui accorder puisqu’il pense que son fils, et seul héritier, est en train de gâcher sa vie en s’occupant de choses futiles. Le 24 mai 1913, Kafka écrit dans son journal : « Mon entrain, à cause du Soutier que je tenais pour tellement réussi. Je l’ai lu ce soir à mes parents. Il n’y a pas de meilleur critique que moi pendant la lecture, en face de mon père qui m’écoute avec la plus extrême répugnance. » De même, chaque livre publié offert au père était assez systématiquement accueilli, sans chaleur ni enthousiasme, par un « Pose-le sur la table de nuit ! » que Kafka finissait par interpréter comme le signe d’une liberté gagnée. Mais cette liberté n’était qu’une « illusion », car l’origine et l’un des thèmes principaux de son œuvre étaient toujours ce père et les relations qu’il avait entretenues avec lui : « Dans mes livres, il s’agissait de toi, je ne faisais que m’y plaindre de ce dont je ne pouvais me plaindre sur ta poitrine. C’était un adieu que je te disais, un adieu intentionnellement traîné en longueur, mais qui, s’il m’était imposé par toi, avait lieu dans la direction déterminée par moi29. » Jusqu’au bout de son œuvre, Kafka cherchera à démêler les nœuds des relations établies avec son père et traduites en mécanismes psychiques et somatiques, c’est-à-dire sous la forme de propensions ou de dispositions mentales et comportementales. Le 2 décembre 1921, alors qu’il a déjà trente-huit ans, il revient encore dans son journal, inlassablement, sur le rapport à son père : « Récemment, je me suis figuré que j’ai été vaincu par mon père étant petit enfant et que l’ambition m’empêche de quitter le champ de bataille durant toutes ces années, bien que je sois constamment vaincu. »

Quoi qu’il fasse, qu’il suive les traces de son père au magasin ou dans l’usine familiale ou qu’il écrive sur son père pour comprendre le type de relation d’interdépendance qui s’est instaurée entre eux, Kafka se sent irrémédiablement lié, pour le meilleur et pour le pire, à cette figure imposante. Écrire lui permet à la fois de comprendre et de se libérer, mais il se rend compte en même temps à quel point il est fondamentalement déterminé, et même hanté, par le combat avec son père qui l’a amené à se tourner vers l’écriture et lui impose sa présence, jusque dans l’écriture. Le 12 juin 1923, Kafka note dans son journal qu’en écrivant (sur son malheur), il contribue aussi un peu plus à se faire du mal : « De plus en plus timoré pour écrire. Cela est compréhensible. Chaque mot, retourné dans la main des esprits […] se transforme en lance dirigée contre celui qui parle. » Mais dans le même passage, il écrit : « Plus qu’une consolation serait : toi aussi, tu as des armes. » Par l’écriture littéraire, Kafka va au combat et entend aller jusqu’au bout de son entreprise. Il s’agira notamment pour lui de dire la vérité du dominé, de la victime ou de l’opprimé qui est pris dans une relation infernale d’interdépendance avec son oppresseur.

Dans son journal, le 19 avril 1916, Kafka note un rêve qu’il a fait et qui marque le lien indestructible entre le père et le fils, malgré le fait que ce lien entraîne le fils à sa perte. Dans ce rêve, il est emporté par son père vers le vide, mais sent qu’il lui est pourtant impossible de le lâcher. Le fils ne peut même pas trouver des appuis dans la vie qui lui permettraient d’être solidement ancré car il serait obligé alors de lâcher son père pour trouver de tels appuis. Le père est en robe de chambre, sur l’appui de la fenêtre, et son fils le tient « par les deux chaînettes qui servent de passants au cordon de sa robe de chambre » : « Par pure méchanceté, il se penche encore davantage, je tends mes forces à l’extrême pour le retenir. Je pense que si je ne veux pas être entraîné avec lui, il serait bon que je pusse fixer mes pieds à quelque chose de solide avec des cordes. Mais pour cela, il me faudrait évidemment lâcher mon père, ne serait-ce qu’un instant, ce qui est impossible. Une pareille tension ne peut pas être supportée par le sommeil — surtout quand ce sommeil est le mien — et je me réveille. »

Kafka a, de même, une vue extrêmement lucide sur l’apparente liberté dont il a disposé dans « le choix d’une profession ». Où est le choix, semble dire Kafka, lorsqu’on est dépendant à ce point de son père, et lorsqu’on a intériorisé le regard qu’il porte sur soi : « Avais-je donc assez de confiance en moi pour accéder à une profession véritable ? Mon appréciation de moi-même était beaucoup plus dépendante de toi que n’importe quoi d’autre, d’un succès extérieur par exemple. » Ayant perdu toute confiance en lui, Kafka était ainsi persuadé d’échouer dans ses études, primaires, secondaires puis universitaires, quand bien même il franchissait les différentes étapes avec succès, parfois même avec un prix. Et quand il réussissait, il vivait avec le sentiment que le succès n’était pas mérité et qu’on découvrirait tôt ou tard sa nullité30. C’est avec de telles dispositions autodestructrices, autodévalorisatrices qu’il a donc « choisi » ses études supérieures et le type de travail qu’il allait exercer : « Il ne pouvait donc y avoir aucune liberté véritable pour moi dans le choix d’une profession ; je me disais : en face de l’essentiel, tout me sera aussi indifférent que les matières étudiées au lycée, il s’agit donc de trouver la profession qui, sans blesser par trop mon amour-propre, autorisera le mieux mon indifférence. Ainsi, les études de droit allaient de soi. » Kafka n’a pas fait le choix des études les plus passionnantes pour lui, mais a opté pour celles qui, suffisamment prestigieuses pour ne pas engendrer un sentiment d’illégitimité, pouvaient lui permettre de ne pas trop s’engager personnellement. Il parle de la rhétorique impersonnelle de ses cours de droit révisés pour les examens comme d’une « sciure de bois que, pour comble, des milliers de bouches avaient déjà mâchée pour moi ». L’écriture juridique est à l’opposé pour lui de l’écriture littéraire : impersonnelle, collective, elle n’autorise pas l’expression de la singularité de celui qui écrit.

La « tentative de libération » la plus « grandiose » et la plus « prometteuse » a résidé, selon lui, dans ses « tentatives de mariage ». Et elles ont été à chaque fois un échec total. Kafka montre tout d’abord qu’il a intériorisé la norme sociale et religieuse qui place le mariage, et les enfants qui peuvent en découler, en tête des priorités sociales : « Se marier, fonder une famille, accepter tous les enfants qui naissent, les faire vivre dans ce monde incertain et même, si possible, les y guider un peu, c’est là, j’en suis persuadé, l’extrême degré de ce qu’un homme peut atteindre. » Ou encore : « J’aurais une famille, ce qui est d’après moi ce qu’on peut atteindre de plus élevé. » Kafka lie ces échecs tout d’abord à la manière dont son père lui parla, alors qu’il avait environ seize ans, des affaires du sexe. Le père parla-t-il au fils trop crûment ? Difficile de savoir exactement quel « conseil » il lui prodigua « par quelques mots prononcés franchement ». Toujours est-il que Kafka prit ce « conseil » comme une manière pour le père de le « pousser à descendre dans la boue » : « Si le monde ne se composait que de toi et de moi, ce que j’inclinais fort à croire, la pureté du monde finissait donc avec toi et, en vertu de ton conseil, la boue commençait avec moi. »

Cette opposition entre la pureté du père et l’impureté du fils est présente jusque dans ses rêves. Ainsi, le 6 mai 1912, Kafka raconte un rêve récent. Il est avec son père en tramway, à Berlin. Ils en sortent, ouvrent une porte et se retrouvent devant une paroi qu’il leur faut franchir : « Derrière elle s’élevait une paroi raide que mon père escalada presque en dansant, ses jambes flottaient tant la montée lui était facile. Il ne laissait pas d’y avoir aussi une certaine absence d’égards envers moi dans le fait qu’il ne m’aidait pas, car je n’arrivai en haut qu’avec la peine la plus extrême, à quatre pattes, après être retombé fréquemment comme si la paroi s’était faite plus raide à mesure que je grimpais. Ce qui rendait encore la chose plus pénible, c’est que la paroi était couverte d’excréments humains qui restaient accrochés par paquets sur moi, surtout sur ma poitrine. Le visage penché, je les regardais et passais la main dessus. Quand je fus enfin arrivé en haut, mon père, qui sortait déjà de l’intérieur d’un bâtiment, me sauta au cou, m’embrassa et me serra contre lui. » D’un côté, le père fort, énergique, digne et sans égard pour son fils ; de l’autre, le fils faible, laborieux et souillé.

Ce qui a déclenché l’écriture de la lettre, c’est l’attitude de son père à l’annonce de son mariage avec Julie Wohryzek avec qui il se fiance durant l’été 1919. Car le père réagit très violemment en considérant qu’il prenait là « la première femme venue », d’autant plus qu’elle est issue d’un milieu social très modeste (le père est cordonnier et serviteur à la synagogue)31. Et Kafka associe le mariage à son père — à sa force, son énergie, sa vitalité —, pensant du même coup que se marier est un objectif inatteignable pour un être aussi faible que lui : « Le mariage est l’acte le plus grand, celui qui garantit l’indépendance la plus respectable, mais c’est aussi celui qui est le plus étroitement lié à toi » ; ou encore : « Tels que nous sommes, le mariage m’est interdit parce qu’il est ton domaine le plus personnel. »

Par ailleurs, le mariage — qui est considéré par Kafka comme la possibilité d’être l’« égal » de son père et de conquérir une réelle « indépendance » — s’oppose évidemment aussi à l’activité littéraire. De manière imagée, comme il aime à le faire dans ses textes littéraires, Kafka décrit la tension entre le projet littéraire et le mariage de la manière suivante : « Il en va comme un prisonnier qui a l’intention de s’évader, ce qui serait peut-être réalisable, mais projette aussi, et cela en même temps, de transformer la prison en château de plaisance à son propre usage. Mais s’il veut s’évader, il ne peut pas entreprendre la transformation, et s’il l’entreprend, il ne peut pas s’évader. » Si Kafka veut bien parler ici de littérature et de mariage, il faut alors comprendre que pour lui le célibat est une prison (par rapport au mariage qui est une libération, une sortie de la prison), mais une prison qui peut par ailleurs être aménagée de manière à ce qu’elle devienne château, c’est-à-dire une solitude qui permet à l’activité littéraire de s’exprimer. Du même coup, mariage et littérature ne peuvent faire bon ménage. Le mariage comporte une « éventualité de danger » pour l’activité littéraire et la contradiction est patente entre ces deux projets concurrents.

Des moyens de résistance

Malgré la forte domination paternelle, le fils n’est pas totalement désarmé. Kafka note, comme on l’a vu, le regard critique porté sur les contradictions entre ce que son père exigeait des autres et ce qu’il s’autorisait lui-même. Mais il a aussi utilisé comme moyen de résistance l’« observation » et l’« exagération » des « petits ridicules » qu’il découvrait en lui : l’éblouissement naïf devant des personnes qui n’étaient socialement importantes qu’en apparence32 ou sa « prédilection pour les expressions indécentes ». Ce moyen de résistance s’est converti en schème récurrent de perception et d’appréciation — schème de « ridiculisation des puissants » — qui consistait pour lui à observer les travers ou les aspects les plus ridicules des personnes possédant une position de pouvoir. Ce trait se manifeste de manière régulière dans les notes de son journal comme dans ses textes littéraires. Ainsi, par exemple, à la suite de sa rencontre avec le Dr Steiner, célèbre théosophe, Kafka ne peut s’empêcher de se montrer ironique à son égard lorsqu’il prend des notes sur lui, décrivant un individu peu attentif et aux manières bien peu distinguées (« De temps en temps, il s’assoupissait, ce qu’il semble tenir pour un moyen de provoquer une forte concentration. Au début il était gêné par un rhume silencieux, son nez coulait et, un doigt dans chaque narine, il le travaillait continuellement en y enfonçant son mouchoir », Journal, 28 mars 1911). Et c’est le même sentiment de ridicule qui conduit Kafka au « fou rire » devant le président de sa compagnie, personne des plus importantes qu’il compare à l’Empereur (« un employé normal de l’Institut se représente cet homme dans les nuages plutôt que sur terre ») mais « dont la position ne correspond pas tout à fait au mérite personnel ». Kafka ne peut contrôler un rire lié au ridicule de l’attitude du personnage ainsi qu’à son discours « absolument absurde et dénué de fondement » (lettre à Felice Bauer, 8-9 janvier 1913).

Même dans un texte de jeunesse et de circonstance comme Les Aéroplanes à Brescia, écrit et publié en septembre 1909, on voit déjà les traces d’un tel schème. Kafka procède à une sorte de ridiculisation des représentants de la noblesse et relativise ainsi leur grandeur vieillissante : « La société de la noblesse italienne défile devant les tribunes. On se salue, on s’incline, on se reconnaît, il y a des embrassades, on monte et on descend l’escalier des tribunes. On se montre la Principessa Laetitia Savoia Bonaparte, la Principessa Borghese, une assez vieille dame, dont le visage a la couleur jaune foncé du raisin, la Contessa Morosini. Marcello Borghese est auprès de toutes les dames et auprès d’aucune, il semble de loin avoir un visage aisément déchiffrable, mais, de près, ses joues s’abaissent sur les coins de sa bouche et son visage se ferme. Gabriele D’Annunzio, petit et débile, sautille d’un air qu’on dirait timide devant le comte Oldofredi, un des personnages les plus importants du comité. Dans la tribune on voit passer au-dessus de la rampe le vigoureux visage de Puccini, avec un nez que l’on pourrait appeler un nez d’ivrogne. Mais on n’aperçoit ces personnes que si l’on les cherche, sinon on ne voit, retirant toute valeur à tout le reste, que la haute stature des dames de la mode nouvelle33. »

En notant ces travers, ces vulgarités ou ces naïvetés, Kafka, qui acquérait par ailleurs, grâce à l’éducation bourgeoise donnée par ses parents et le lycée allemand, les moyens scolaires et culturels que son père n’avait pas eus à sa disposition, résistait tant bien que mal à son père (ce dernier voyant dans ses « moqueries » des traits de « méchanceté » et d’« impertinence »), tout en étant lucide sur le statut et le rôle de ces petites résistances : « Ce n’était rien d’autre pour moi qu’un moyen, d’ailleurs inefficace, de me maintenir ; c’étaient des plaisanteries comme celles qu’on répand sur le compte des dieux et des rois — plaisanteries qui, non seulement, peuvent s’allier au plus profond respect, mais qui en font déjà partie. » Kafka est bien conscient qu’en s’attaquant de cette façon à son père, il entretient la croyance en sa toute-puissance34. De même, comme les gens du Château qui font beaucoup parler les villageois, le père de Kafka était l’objet de discussions incessantes entre les enfants : « Tu es depuis toujours, bien sûr, un des thèmes principaux de nos conversations comme de nos pensées. » La peur du pouvoir, et des sanctions possibles, engendre de nombreux discours, commentaires qui ne sont pas des discours de comploteurs mais des manières de « débattre » de ce que Kafka qualifie de « terrible procès qui est en suspens » entre lui et ses enfants35.

Le rôle de la mère

Certes, le conflit central de la configuration familiale se joue bien entre le père et le fils. Kafka écrit à ce sujet à Felice Bauer le 11 novembre 1912 : « Il n’y a que mon père et moi qui nous haïssions vaillamment. » Mais cette opposition, qui manifeste la ligne d’héritage reliant le chef de famille à son seul héritier possible, n’empêche pas que la configuration ne fonctionne qu’avec la participation des autres membres, et en tout premier lieu de la mère, que Kafka n’oublie pas. « Sans le savoir, écrit-il de manière un peu surprenante, elle jouait le rôle du rabatteur à la chasse. » Le rabatteur est à la fois un simple auxiliaire au service du tireur et celui qui contribue à ramener l’animal chassé vers le chasseur qui tient le fusil. De la même façon, la mère est au service du père, un personnage secondaire et dominé par le père, mais contribue, par son rôle pacifiant ou calmant, à ramener les enfants dans sa sphère d’influence. Kafka décrit ainsi de manière très condensée le rôle à la fois positif et ambigu joué par sa mère dans ce système de domination paternelle. En apportant raison, douceur et compréhension, sa mère contribue objectivement à atténuer la brutalité paternelle, et donc à la rendre supportable ou vivable. En jouant le rôle, classique chez les femmes de cette époque, et sans doute au-delà, de tampon entre le fils et le père (« position intermédiaire », comme la qualifie Kafka, qui lui valait beaucoup de souffrances), elle participe elle-même au système de domination, interdisant en définitive au fils de s’échapper des griffes paternelles, de rompre radicalement avec un système de relations. Ce n’est évidemment pas un hasard si Kafka met en scène, dans La Colonie pénitentiaire, le rôle apaisant des femmes qui donnent des « douceurs », au double sens de « sucreries » et d’« attentions » ou de « gentillesses », aux prisonniers qui n’en restent pas moins condamnés et exécutés36. Kafka écrit : « Pour le cas bien improbable où, en engendrant le défi, l’aversion, voire la haine, ton éducation aurait pu me rendre indépendant, ma mère rétablissait l’équilibre par sa bonté, ses paroles raisonnables (dans le gâchis de mon enfance, elle était l’image même de la raison), par son intercession, et j’étais encore une fois rejeté dans ton cercle d’où, sans cela, je me serais peut-être échappé, pour ton bien et pour le mien » (spm). De même, en « protégeant » son fils « en secret » contre son mari, en lui autorisant secrètement des choses que le père aurait interdites, elle contribuait à faire de la domination paternelle un état de fait contournable mais jamais radicalement contestable. Et quand le père apprenait la tromperie du fils, il le voyait un peu plus comme un « tricheur » et une « créature sournoise », tandis que lui-même ressentait une grande « culpabilité » d’avoir contourné l’autorité et désobéi aux ordres.

De manière générale, Kafka considère que, même si elle joua un rôle adoucissant, rassurant, consolateur, sa mère était trop proche de son père, et trop dominée par lui, pour qu’il puisse trouver en elle une aide dans son combat contre lui, ou pour son indépendance à son égard : « Certes, on pouvait toujours se réfugier auprès d’elle, mais c’était rester encore en rapport avec toi. Elle t’aimait trop et t’était trop fidèlement dévouée pour pouvoir à la longue représenter une puissance spirituelle indépendante dans le combat mené par l’enfant. » Dans une lettre adressée à Felice Bauer plusieurs années auparavant (le 29-30 décembre 1912), il définit sa mère comme l’« esclave aimante » de son père et son père, symétriquement, comme son « tyran aimant » : « C’est pourquoi au fond l’entente entre eux a toujours été parfaite. » Puis, en 1913, il lui écrit à propos du point de vue aveuglé (car enchanté) de l’épouse comparé à celui plus lucide (moins déformé) de l’amante : « L’amie ici a certainement un regard plus pénétrant que l’épouse, mais aussi elle n’est pas entièrement plongée dans la situation, elle garde la tête hors de l’eau. En pauvre malheureuse créature qu’elle est, l’épouse, elle, se bat à tort et à travers ; ce qu’elle a sous les yeux, elle ne le voit pas, et là où se dresse une muraille, elle croit en secret qu’il y a seulement une corde tendue sous laquelle on arrivera toujours à se glisser. Du moins est-ce ainsi dans le ménage de mes parents » (lettre à Felice Bauer, 21-22 janvier 1913, spm).

Points de vue extérieurs sur le couple Kafka

L’ancienne gouvernante de la famille Kafka, Anna Pouzarova, décrit ses patrons d’une telle manière que l’on voit bien apparaître le contraste des dispositions : « M. Hermann Kafka était un homme sévère, d’allure imposante, et qui avait beaucoup de prestance. Mme Julie Kafka était de taille moyenne, c’était une dame très gentillea. » On retrouve le même genre de description de la part d’une nièce de Hermann Kafka, qui ne pouvait pourtant connaître ni le Journal ni sa Lettre au père : « L’oncle Hermann avait aussi des qualités, il devait sa fortune à son ardeur au travail, mais il ne manquait jamais de rappeler à ses enfants combien son enfance fut malheureuse. C’est Franz qui souffrit le plus de ces litanies. Il est très regrettable que l’oncle Hermann eût toujours refusé de comprendre ce fils si doué, qu’il désapprouvât sa façon de vivre et lui reprochât de s’enfermer souvent dans sa chambre pour n’en sortir qu’au bout de quelques jours. Au magasin, il était très exigeant envers ses employés. Contrairement à tante Julie, il ne comprenait pas les jeunes. […] Tante Julie était une femme de cœur, bonne, courageuse, intelligente et raisonnable, son union avec l’oncle Hermann était solide, elle savait à merveille comment le prendre, comment camoufler certains désaccords. L’oncle ne pouvait se passer d’elle, même au magasinb. » Et c’est encore la même opposition qui se manifeste dans le témoignage de Hugo Hecht, un ancien camarade de classe de Kafka : « Nous autres enfants, nous avions peur de cet homme sombre, grand, fort, et qui portait une longue barbe. Mais la mère de Kafka se montrait très gentille et compréhensive envers son petit garçon. Kafka ne cessa jamais d’être un élève modèlec. »


a. A. POUZAROVA, « J’ai été la gouvernante de la famille Kafka », op. cit., p. 70.

b. Cité in K. WAGENBACH, Franz Kafka. Années de jeunesse (1883-1912), op. cit., p. 179-180.

c. H. HECHT, « Douze ans en classe avec Kafka », op. cit., p. 34.

Il était environ minuit (1914). Ce court texte37 est un récit imagé sur les thèmes de l’inspiration littéraire, qui place l’écrivain face à ses fantômes (représentés par six ennemis), et du rapport que la mère entretient à l’égard de l’activité littéraire de son fils.

Il est minuit, heure à laquelle Kafka avait l’habitude d’écrire, et le narrateur raconte qu’il est attaqué par six hommes devant la porte d’entrée de sa maison. La porte s’ouvre un peu comme par magie (« la serrure qui sauta positivement de son plein gré et avec une rapidité extraordinaire »), il monte l’escalier et trouve sa mère à la porte de l’appartement, une bougie à la main. Il lui explique qu’il est poursuivi par six inconnus qu’il a à peine vus, mais qu’il parvient pourtant à décrire en donnant un détail précis sur chacun d’eux (« L’un porte toute sa barbe, une barbe noire, un autre a une grosse bague au doigt, un autre a une ceinture rouge, un autre a des pantalons déchirés aux genoux, un autre n’a qu’un œil d’ouvert et le dernier montre les dents »). Sa mère lui conseille alors de ne plus y penser et d’aller se coucher dans son lit qui est préparé, comme si cela n’avait été qu’un mauvais rêve.

Si cette histoire a à voir avec la création littéraire et avec les démons avec lesquels Kafka se bat durant son travail d’écriture38, on peut traduire le conseil de la mère de la manière suivante : « Repose-toi au lieu de passer ta nuit à écrire. » Or, on sait (et Kafka le savait aussi) que sa mère pensait qu’il devrait consacrer moins de temps à écrire afin de pouvoir être en meilleure santé. Le 16 novembre 1912, elle envoie une lettre à Felice Bauer attestant cette vision qui désespère son fils39. L’interprétation de cette histoire en ces termes est d’autant plus plausible que le narrateur décrit sa mère en fin de récit comme une « vieille femme déjà inaccessible aux attaques des choses vivantes » et dont la bouche « répétait sans le savoir des folies vieilles de quatre-vingts ans ». Il s’étonne enfin du conseil qu’elle vient de lui donner : « “Dormir maintenant ?” m’écriai-je ! » Si l’histoire était à lire au premier degré, on ne comprendrait pas que le fils puisse trouver insensés, surprenants ou fous les propos rassurants d’une mère qui tente simplement de le calmer et lui a affectueusement préparé son lit.

Par ailleurs, quelles que soient ses capacités d’écoute et d’adoucissement du climat familial, sa mère est porteuse des mêmes valeurs bourgeoises et du même bon sens bourgeois que son père. Dans une lettre du 22 novembre 1912, Max Brod répond à Felice Bauer qui lui avait raconté l’indiscrétion de Julie Kafka, lectrice d’une de ses lettres envoyées à Franz. Celle-ci avait pris la plume, le 16 novembre 1912, pour lui écrire et avait parlé du « passe-temps » littéraire de son fils (« Qu’à ses moments de loisir il s’occupe de littérature, je le sais depuis des années. Mais je tenais cela uniquement pour un passe-temps. Même cela ne nuirait pas à sa santé, s’il dormait et mangeait comme les autres jeunes gens de son âge40. »). Max Brod lui dit que la mère de Kafka « n’a pas la moindre idée de ce qu’est son fils ni de ce que sont ses besoins. La littérature, un passe-temps ! Mon Dieu ! Comme si elle ne nous dévorait pas le cœur ; mais c’est volontiers que nous nous sacrifions. Je suis entré déjà plus d’une fois en conflit avec Mme Kafka. Car tout l’amour du monde ne sert à rien quand on manque à ce point de compréhension. […] Si ses parents l’aiment tant, pourquoi ne lui donnent-ils pas 30 000 florins, comme à une fille, afin qu’il puisse quitter le bureau et aller quelque part sur la Riviera, dans un petit coin bon marché où il pourra créer les œuvres que Dieu veut mettre au monde en passant par son cerveau […] ? Car toute son organisation réclame à grands cris une vie paisible et sans soucis consacrée à la création » (spm).

Des persécuteurs aimants

Mis au courant par Felice de l’indiscrétion commise par sa mère, lectrice d’une lettre envoyée par elle à son fils, Kafka pestait déjà contre ses parents en 1912 ; parents qu’il voyait comme des persécuteurs aimants : « J’ai toujours ressenti mes parents comme des persécuteurs ; jusqu’à l’année dernière j’étais, à la façon de je ne sais quelle chose inanimée, indifférent envers eux comme peut-être envers le monde entier, mais, je m’en aperçois maintenant, ce n’était que l’effet de la peur, des soucis, de la tristesse réprimée. Les parents ne désirent rien d’autre que de vous attirer vers eux, vers le bas, vers ces temps anciens d’où l’on aimerait remonter avec un soupir de soulagement ; naturellement ils le veulent par amour, mais c’est bien cela qui est affreux » (lettre à Felice Bauer, 21 novembre 1912, spm). L’enfant est comme piégé par l’amour de ses parents : tout ce qu’on veut pour lui n’est souhaité que pour son bien et cela contribue à faire de l’action éducative des parents une action des plus déterminantes et des plus difficiles à contester ou à mettre simplement à distance. C’est encore ce qu’il écrit à Milena le 31 juillet 1920 : « Sans doute est-il très mauvais d’habiter chez ses parents, mais pas seulement d’habiter : de vivre, de s’engluer dans ce milieu de bonté, d’amour (si tu connaissais ma lettre à mon père !), d’être la mouche qui secoue le papier collant » (spm).

Kafka a tout à fait conscience des liens qui l’unissent puissamment aux différents membres de sa famille qu’il animalise en parlant de « meute familière ». Malgré son désir d’émancipation et d’indépendance, il pressent son infinie dépendance à leur égard : « Moi qui le plus souvent ai manqué d’indépendance, j’ai une soif infinie d’autonomie, d’indépendance, de liberté dans toutes les directions ; plutôt mettre des œillères et suivre mon chemin jusqu’à la limite extrême que de voir la meute familière tourner autour de moi et me distraire le regard. […] Mais enfin je suis issu de mes parents, je suis lié à eux et à mes sœurs par le sang, ce sont des choses que je ne sens pas dans la vie ordinaire, à cause de l’impasse où me jettent nécessairement mes desseins particuliers, mais, au fond, je les respecte plus que j’en ai conscience » (lettre à Felice Bauer, 19 octobre 1916, spm). Kafka a parfois l’impression, avec ses parents, de rester enfoncé « dans la première bouillie informe » mais se rend compte qu’ils sont « des composantes nécessaires de [sa] propre substance, qui [lui] dispensent sans cesse des forces ».

Durant l’été 1921, moins de deux ans après l’écriture de sa Lettre au père, Kafka continue à développer ses talents d’analyste de la famille dans une série de lettres envoyées à sa sœur Elli (épouse de Karl Hermann). Appuyant son propos sur le Gulliver de Jonathan Swift, il lui cite le passage qui conclut que, « de tous les êtres humains, les parents sont les derniers à qui on doive confier l’éducation des enfants ». Après tous les griefs qu’il pouvait avoir formulés, le plus souvent pour lui-même, à l’égard de ses propres parents et de l’éducation qu’ils lui ont donnée, on comprend qu’il ait pu trouver dans cette formule provocatrice un écho de ses propres critiques. Une famille, explique Kafka à sa sœur, est comme un « organisme unique » : c’est un « animal familial ». Et, selon lui, on n’y trouve pas « la moindre trace d’une éducation véritable, qui consiste à développer dans le calme et un amour désintéressé les qualités d’un être en voie de formation, ou même seulement de tolérer tranquillement un développement ayant sa loi propre ». On sait que Kafka a fait, en ce qui le concerne, le constat que ses parents n’ont cessé dans son enfance et son adolescence de nier ou de détruire sa « singularité », son envie irrépressible de lire notamment. Si l’« équilibre juste » est impossible à atteindre dans la famille, selon lui, c’est du fait de « l’inégalité de ses parties constitutives, c’est-à-dire le monstrueux excès de pouvoir que les parents exercent sur leurs enfants pendant de nombreuses années ». De ce fait, les parents « s’arrogent […] le droit exclusif de représenter la famille », à l’extérieur comme « dans son organisation spirituelle interne », et enlèvent à l’enfant « tout droit à la personnalité ». Dans la famille, « seuls des êtres très déterminés ont leur place, qui répondent à des exigences très déterminées et par surcroît dans les détails dictés par les parents ». Si les enfants ne répondent pas à ces exigences, ils ne sont pas « chassés » mais « maudits ou dévorés ». Kafka voit donc la famille comme une configuration de relations d’interdépendance dominée par des parents qui enserrent l’enfant, lui assignent une place au présent et imaginent pour lui ce qu’il doit être et ce qu’il peut devenir.

Onze fils (fin 1916). Dans ce récit41, un père présente successivement ses onze fils. Or, force est de constater qu’ils ont tous, selon lui, des défauts et ne trouvent jamais vraiment grâce à ses yeux, même s’il peut parfois leur reconnaître certaines qualités ou affirmer qu’il les aime (« bien que je l’aime en tant qu’enfant autant que les autres, je n’ai pas une grande estime pour lui », dit-il à propos du premier de ses enfants). Une pensée « trop simple » et une incapacité à voir « dans le lointain » pour le premier, un « œil gauche un peu moins grand que l’œil droit » et qui « clignote beaucoup » que personne d’autre que le père ne remarquerait ou ne critiquerait (« Moi, le père, je le fais »), « une petite irrégularité un peu analogue dans son esprit » qui est le « défaut de toute la famille », mais « trop visible chez lui » pour le deuxième. Le père préfère « tenir caché » le troisième de ses fils à cause d’une série de petits défauts physiques (sa bouche en cœur, son œil rêveur, une poitrine trop gonflée, des jambes trop faibles, un timbre de voix qui n’est pas net, etc.). Il décèle un « excès de légèreté » chez son quatrième fils qui « va finir anéanti dans la poussière, comme un zéro » et qui lui donne « un goût de bile dans la bouche ». Le cinquième fils est « trop innocent », « trop aimable » et le père n’aime pas entendre des louanges à son propos. Le sixième fils est « beaucoup trop grand pour son âge » et est « plutôt laid dans l’ensemble ». Le septième fils, qui est « assez insignifiant », est cependant celui qui pourrait trouver grâce aux yeux du père. « Il apporte à la fois l’inquiétude et le respect de la tradition et sait, du moins selon mon sentiment, réunir les deux et en faire un ensemble inattaquable. » Mais après avoir fait ce compliment, le père avoue que ce même fils « est aussi le dernier à savoir quoi faire de cet ensemble ». Si ce fils avait des enfants, peut-être qu’eux pourraient exploiter ces talents, mais il y a peu de chances qu’il en ait un jour. Son huitième fils « est l’objet de [son] souci », il a rompu les liens avec lui et « va seul son chemin ». Le neuvième fils tient souvent des discours « complètement vides ». Le dixième « passe pour faux » et le père ne dément pas une telle rumeur et pense comme d’autres qu’il est « hypocrite ». Enfin, le onzième et dernier fils est caractérisé par sa « faiblesse » et de telles dispositions « tendent manifestement à la destruction de la famille ».

On éprouve en lisant ce récit le même sentiment qu’en lisant la lettre sur l’éducation des enfants adressée à sa sœur Elli : les enfants sont tellement investis par les attentes (les frustrations, les désirs, les dégoûts, les rejets, etc.) de leurs parents que l’éducation parentale est sans doute celle qui permet le moins aux enfants de trouver leur voie propre et de cultiver leur singularité, ce que Kafka reprochait précisément à ses parents d’avoir fait. Sous le regard paternel, toute singularité devient un défaut, un handicap, un manque.

Kafka parle de l’« égoïsme des parents ». Quels que soient les rapports qu’ils entretiennent avec leur enfant, le fait qu’il soit de « leur propre sang », c’est-à-dire qu’ils se sentent directement et personnellement concernés par son évolution, a des conséquences majeures sur la manière dont ils se comportent avec lui. Kafka touche là à un point central des phénomènes de transmissions culturelles familiales. Les enfants font l’objet d’appropriations symboliques et culturelles par les parents qui projettent en permanence en eux ou sur eux leurs propres désirs, leurs propres craintes et leurs propres frustrations. Impossible pour les parents de ne pas se comparer à leurs enfants, en positif ou en négatif, de ne pas jouer au jeu des ressemblances et des dissemblances par rapport à eux ou à d’autres membres de la famille. Ainsi, lorsque le père voit chez son enfant des traits de lui qu’il « détestait déjà dans sa propre personne », il s’efforce de les éradiquer. S’il « constate avec effroi chez l’enfant l’absence d’un trait » qu’il possède lui-même et juge important (il « ne doit pas faire défaut dans la famille »), il l’inculque de force à l’enfant qui en ressort « fracassé ». Il peut aussi détester chez cet enfant des traits qu’il a aimés chez sa femme. Et, enfin, il peut louer chez l’enfant les traits qu’il reconnaît comme des qualités, qu’il « juge nécessaires à la famille » et ne plus voir que cela, ce qui a pour conséquence de rester « indifférent » à tout le reste, et de dévorer l’enfant « à force d’amour ». Les « deux moyens d’éducation des parents » sont donc, selon Kafka, la « tyrannie » et l’« esclavage ». Cela « n’empêche pas, précise-t-il, que la tyrannie puisse s’exprimer très tendrement (“Tu dois me croire, parce que je suis ta mère !”), et l’esclavage très fièrement (“Tu es mon fils, je ferai donc de toi mon sauveur”) ; mais ce sont deux terribles moyens d’éducation, deux moyens contre l’éducation, bien propres à piétiner l’enfant et à le faire rentrer dans le sol d’où il est sorti ».