Chapitre 7

Mises en scène littéraires des rapports père-fils

C’est quasiment toute l’œuvre de Kafka qui, d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, pourrait trouver sa place dans un chapitre concernant les rapports entre père et fils. En effet, nombreuses sont les figures paternelles dans ses récits, nouvelles ou romans. Les personnages qui jouent le rôle de substituts du père sont le plus souvent aisément reconnaissables, décrits comme des géants, des êtres forts, vigoureux, imposants, autoritaires, intraitables, et qui ne tolèrent aucune contradiction. On a vu comment ce rapport déterminait une grande partie des problèmes que Kafka pouvait vivre, autant dans ses rapports à lui-même que dans ses rapports à l’autorité, au mariage, à la littérature, au judaïsme ou à la politique. On n’a donc gardé ici que trois récits qui mettent plus directement ou centralement en scène la question des rapports père-fils.

Le Verdict (22-23 septembre 1912)

La célèbre nouvelle1, écrite « d’une seule traite » dans la nuit du 22 au 23 septembre (de 22 heures à 6 heures du matin, précise-t-il dans son journal), lie de façon extrêmement serrée une série de problèmes ou de questions que Kafka affronte dans sa vie à l’époque où il écrit le texte : la question du choix entre célibat (associé à la liberté ou à la possibilité d’indépendance) et mariage, la lourdeur du métier extralittéraire et l’abandon de l’héritage paternel, l’autorité (voire la tyrannie) d’un père qui constitue un véritable obstacle symbolique par rapport à tout projet de mariage, le choix paternellement désapprouvé de la création littéraire, avec la prise de conscience de l’omniprésence paternelle dans l’écriture. La condensation et l’articulation des problèmes existentiels sont telles que Kafka ressort absolument bouleversé par sa nuit d’écriture. Il a l’impression d’avoir expulsé hors de lui des choses profondément enfouies et un peu glauques, qu’il portait en lui sans pouvoir les exprimer d’une manière aussi complète et précise. Il écrit dans son journal : « Ce récit est sorti de moi comme une véritable délivrance couverte de saletés et de mucus, et ma main est la seule qui puisse parvenir jusqu’au corps, la seule aussi qui en ait envie » (11 février 1913). Le 23 septembre 1912, alors qu’il vient d’écrire son texte, Kafka écrit dans son journal qu’il a été « accompagné par de nombreux sentiments » tout au long de son travail et, notamment, du « souvenir de Freud naturellement ».

« C’est sa propre vie, écrit Claude David, ce sont ses problèmes les plus urgents et les plus profonds qui inspirent à Kafka le sujet de son récit2. » De son côté, Ernst Pawel voit Le Verdict comme l’expression d’une violence libérée à la suite de querelles avec le père au sujet de l’usine d’amiante familiale, après de « longues années d’hostilité sourde aiguisée par la culpabilité3 ». Au moment où Kafka rédige son texte, son ami Max Brod s’est installé en couple, sa sœur Elli s’est mariée et sa sœur Valli en fait de même. Il ressent donc une solitude extrême et le mariage de proches le renvoie encore plus cruellement à sa situation de célibataire. D’autres textes précédemment écrits traitent de ce thème, mais celui-ci va lier une série de problèmes et lui permettre de commencer à prendre conscience des relations entre ces différents problèmes. Deux jours avant l’écriture du texte, Kafka a écrit sa première lettre à Felice Bauer en envisageant sans doute déjà la possibilité d’une liaison et, pourquoi pas, d’un mariage. Il se retrouve symboliquement dans la situation la plus caractéristique de sa vie future : il est un célibataire dépendant affectivement de sa famille (et notamment de son père), qui hésite entre sa liberté et sa solitude d’écrivain et son désir d’intégration sociale par le mariage. Par ailleurs, il est en période de crise avec son père à cause de l’usine familiale d’amiante qu’on lui demande de gérer alors qu’il ne le souhaite pas.

On pourrait dire que le personnage central, Georg Bendemann (qui n’est pas le narrateur), est une version extrême de la part socialement intégrée de Kafka-employé d’une compagnie d’assurances et chargé de l’usine familiale en l’absence de son beau-frère. Georg est celui qui sait mener ses affaires (celles de son père dont il est de plus en plus chargé) avec efficacité, celui qui se fiance puis veut se marier. Il est une sorte de Franz Kafka qui aurait hérité culturellement des talents commerciaux de son père4. Reconnaissant le lien entre ce personnage et lui, Kafka note dans son journal le 11 février 1913 : « Georg a le même nombre de lettres que Franz. Dans Bendemann, “mann” n’est qu’un renforcement de “Bend” proposé pour toutes les possibilités du récit que je ne connais pas encore. Mais Bende a le même nombre de lettres que Kafka et la voyelle e s’y répète à la même place que la voyelle a dans Kafka. » Si ces jeux sur les lettres semblent quelque peu alambiqués et ne prouvent pas que Kafka ait conçu consciemment ce rapprochement5, c’est surtout les remarques sur cette liaison qui montrent que Kafka est conscient de la transposition et de ce qui le lie à son personnage. De son côté, l’« ami de Russie » représente la part solitaire (« il semblait s’acheminer vers un célibat définitif »), libre et créatrice de Kafka-écrivain6, mais aussi la part la plus « compliquée », la plus faible et malade (« un visage dont le teint jaune semblait indiquer l’évolution d’une maladie7 »). Pour Kafka, comme pour d’autres écrivains de son temps, la Russie est associée à la spiritualité et représente, pour cette raison, un pôle attractif8. En parlant d’un « ami de Russie », il fait une grande économie de moyens et condense ainsi en un mot tout ce qu’il pourrait dire longuement pour évoquer le territoire de la culture9.

De son côté, Frieda Brandenfeld, la fiancée et future épouse de Georg, apparaît clairement comme l’analogon de Felice Bauer. Kafka en prend pleinement conscience — ou se l’avoue à lui-même — dans son journal à l’occasion de la correction des épreuves du Verdict en février 1913 : « Frieda a le même nombre de lettres que F. et la même initiale, Brandenfeld a la même initiale que B. et aussi un certain rapport de sens avec B. par le mot “feld”. [en allemand “feld” signifie “champ” et “bauer” signifie “paysan”]. » Enfin, personnage vieillissant mais « géant » (il est vu ainsi par le fils), doté d’une force incroyable qui domine tout et tous, le père de Georg est à la fois un analogon de Hermann Kafka et le jugement paternel intériorisé par Kafka. Les trois personnages sont donc aussi, d’une manière comme d’une autre, trois voix intérieures qui se parlent, se répondent ou s’ignorent.

Georg Bendemann est ce « jeune négociant » écrivant à un « ami de jeunesse, qui résidait à l’étranger ». Si Kafka fait de lui un ami de longue date, c’est pour souligner le lien très tôt noué avec la littérature. Il dit même, dans la lettre qu’il écrit à son ami pour lui annoncer la nouvelle de son mariage, que sa fiancée Frieda Brandenfeld « ne s’est installée ici que longtemps après [son] départ et qu’[il a] par conséquent peu de chances de [la] connaître », indiquant par là le fait que sa future épouse est arrivée dans sa vie longtemps après que la vocation littéraire est apparue.

Il est dit que cet ami, « insatisfait du progrès de sa situation au pays », s’était « enfui en Russie » (loin du père dominateur ; et l’on peut se rappeler de ce que Kafka écrira dans sa Lettre au père sur la recherche d’un endroit sur la carte qui ne serait pas recouvert par son père) et « dirigeait maintenant une affaire à Pétersbourg, dont les débuts avaient été prometteurs, mais qui, depuis longtemps déjà, semblait péricliter ». Kafka indique ici le jugement peu amène qu’il porte sur sa propre production littéraire : elle est comparable à une affaire qui, depuis plusieurs années, lui paraît « péricliter ». Au moment où Georg entre en contact avec son ami pour lui annoncer son mariage, ce dernier « est en train de périr dans sa Russie, il y a trois ans, il était déjà si jaune qu’il était bon à jeter à la poubelle ». Il n’est pas difficile non plus de reconnaître ici le vieux papier jauni que l’écrivain peut jeter à la poubelle lorsqu’il est mécontent de ce qu’il a écrit. Tout se passe comme si Kafka prenait conscience, au moment même où il entre en contact avec Felice Bauer dans l’idée d’engager des relations sérieuses et durables avec elle, que ce moment coïncide avec le possible épuisement de sa production littéraire.

Georg et son ami se sont progressivement séparés (les visites de l’ami de Russie se faisant « de plus en plus rares »), leurs intérêts étant de plus en plus divergents. Le narrateur porte, comme Hermann Kafka sur l’activité littéraire de son fils, un jugement négatif sur l’expérience malheureuse à l’étranger de l’ami (« Il s’était donc épuisé vainement à l’étranger » ; « un homme de cette espèce, qui s’était manifestement fourvoyé »). Lui conseiller de « retourner au pays » (d’abandonner la littérature) serait une manière de lui dire « que tous ses efforts jusqu’à maintenant avaient échoué, qu’il devait définitivement renoncer ». Il devrait comprendre au fond qu’il lui faudrait rentrer dans le rang et essayer « d’imiter ceux qui étaient restés chez eux et qui avaient réussi ». Pourtant, de même que Kafka se sent de plus en plus étranger à son milieu familial, au magasin paternel et à l’usine familiale, l’ami de Russie dit « ne plus rien entendre aux affaires de son pays natal ». N’étant plus capable de « retrouver sa place », « de faire […] son chemin », dans son monde originel (reprendre l’affaire familiale ou, du moins, rester dans le secteur commercial), et malgré son échec à l’étranger (le sentiment que Kafka a de ne pas réussir ce qu’il veut faire en matière de création littéraire), il valait peut-être « beaucoup mieux pour lui de rester tel qu’il était, à l’étranger ». D’ailleurs, il dit ne pouvoir quitter la Russie à cause de « l’incertitude de la situation politique » : celle-ci « interdisait la moindre absence à un petit homme d’affaires10 » (de la même façon que la création littéraire exige une attention permanente).

Comme je l’ai souligné en commençant, Georg peut être considéré comme une version socialement intégrée de Kafka : un Kafka qui aurait accepté d’hériter l’héritage familial et qui aurait repris avec énergie le flambeau paternel, mais qui, du coup, s’affronterait à sa présence imposante : « Georg avait pris l’affaire en main avec la résolution qu’il montrait désormais en toute chose. Peut-être son père l’avait-il empêché, du vivant de sa mère, d’exercer vraiment une activité dans le commerce, parce qu’il voulait toujours imposer ses vues, peut-être maintenant, tout en continuant à travailler au magasin, était-il devenu plus discret ; peut-être — et c’est même le plus vraisemblable — des hasards heureux étaient-ils intervenus, toujours est-il que l’entreprise s’était développée au cours de ces deux dernières années de façon tout à fait inespérée, on avait doublé le personnel, le chiffre d’affaires avait quintuplé et on pouvait être sûr que les progrès ne s’arrêteraient pas là. »

Georg va donc épouser Frieda Brandenfeld et lui parle « souvent » de son ami (de celui qui a fait le choix de la littérature, du célibat, et de l’exil loin du père et du magasin familial). Le caractère métaphorique de l’ami apparaît clairement lorsque, agacée par le fait qu’elle ne pourra pas connaître cet ami (il ne viendra pas au mariage, Georg expliquant que, s’il venait, « il se sentirait contraint et lésé » au contact d’une réalité — le mariage — qui est à l’opposé de « son mode de vie solitaire »), elle reproche à Georg de s’être fiancé : « Si tu as des amis de cette espèce, Georg, tu aurais mieux fait de ne pas te fiancer du tout. » Si l’on considérait cet ami d’un point de vue strictement réaliste, on ne comprendrait pas ce lien entre « avoir un ami de ce genre » et « ne pas se fiancer ». C’est qu’en fait Frieda veut dire à Georg que s’il n’a pas rompu définitivement tout lien avec la littérature, qui est associée à la solitude et au célibat, il ne devrait pas se marier et n’aurait même pas dû se fiancer. Manière pour Kafka de marquer l’incompatibilité de la littérature et du mariage et la concurrence entre l’activité littéraire et la future épouse11. En épousant Frieda, il perdrait définitivement contact avec son ami (avec la littérature).

Une fois avoir écrit sa lettre, Georg se rend dans la chambre de son père pour lui parler de celle-ci et de la décision d’annoncer son mariage à son ami. On apprend ainsi que non seulement Georg s’occupe du magasin familial (« il rencontrait son père constamment au magasin »), mais qu’il vit sous le même toit que lui. Le lecteur se demande néanmoins pourquoi Georg tient tant à informer son père de sa démarche vis-à-vis de son ami (« avant de mettre la lettre à la boîte, j’ai voulu te le dire »). Mais si l’on fait l’hypothèse qu’il s’agit d’une scène ne mettant pas tant en relation un père, son fils et l’ami du fils, mais le père (ou le jugement paternel), la version d’un fils héritier socialement intégré et la seconde version du même fils en tant qu’écrivain, la suite de l’histoire un peu délirante se démêle peu à peu.

Tout d’abord le père reproche à son fils de ne pas lui dire « toute la vérité » et lui demande s’il a « vraiment cet ami à Pétersbourg », ce qui a pour effet de provoquer l’embarras du fils (« Georg se leva, l’air gêné »). Ce dernier ne répond pas directement à la question, mais se met à parler du magasin en disant à son père qu’il ne se « ménage pas suffisamment » et que même s’il lui est « indispensable au magasin », il le fermerait pour toujours s’il « devait constituer une menace pour [sa] santé ». Le père reprend la parole pour affirmer : « Tu n’as pas d’ami à Pétersbourg. Tu as toujours été un plaisantin et même en face de moi tu ne t’en es pas privé. Quel genre d’ami prétends-tu avoir là-bas ? Je n’en crois pas un traître mot. » Georg tente alors de lui rappeler l’existence de cet ami que son père « n’appréciait pas beaucoup » (il précise qu’il pouvait « comprendre [son] antipathie envers lui » car « il a ses bizarreries »). Il lui avoue avoir parfois « dissimulé sa présence, alors qu’il était dans [sa] chambre ». Si on suppose ici que Kafka veut dire que son père n’appréciait pas l’écrivain qui se développait en lui et que ce dernier lui était caché (alors qu’il était dans sa chambre, lieu par excellence de l’écriture pour Kafka), alors les choses s’éclairent. Georg rappelle même à son père que l’ami est venu et — fonction propre à l’écrivain — a raconté « d’incroyables histoires sur la révolution russe » : « Comment, par exemple, lors d’un voyage à Kiev, il avait vu au cours d’une émeute un prêtre sur un balcon s’ouvrir une grande croix sanglante dans la paume de la main, lever la main et haranguer la foule. Tu as toi-même raconté cette histoire à plusieurs reprises. »

Georg met son père au lit, tout en « prenant en un instant la décision [de l’]emmener […] avec lui dans son futur ménage ». Il met une couverture sur lui et le père demande à plusieurs reprises : « Suis-je bien couvert ? » Puis, alors qu’il paraissait vieux et affaibli, il rejette la couverture « avec une telle force qu’elle sembla voler » et il se met debout sur le lit : « Il ne se tenait que d’une main, appuyée contre le plafond. » Il reproche ensuite à son fils de le « couvrir » alors qu’il n’est pas encore mort, Kafka utilisant les mots « couvert » et « recouvert » pour évoquer l’acte consistant à recouvrir le cadavre d’un linceul : « Tu voulais me couvrir, je le sais bien, mon lardon, mais je ne suis pas encore entièrement recouvert. » On comprend que Georg a repris les rênes du magasin familial et que le père peut se sentir progressivement mis de côté et même éliminé par son fils, lui qui a pourtant créé le magasin que son héritier fait prospérer : « Et mon fils parcourait le monde en triomphe, concluait des affaires préparées par moi, cabriolait de plaisir et passait devant son père avec le grave visage d’un honnête homme ! Tu crois peut-être que je ne t’ai pas aimé, moi qui t’ai fait ? » Kafka semble ici laisser entendre la difficulté qui aurait été la sienne s’il avait suivi la voie professionnelle paternelle : il aurait eu à affronter en permanence son père, ses jugements, ses critiques dans un domaine qui était son domaine par excellence.

Mais alors, quid des rapports entre l’ami de Russie et le père ? On apprend qu’un lien de complicité extrêmement fort s’est noué entre eux. Après avoir remis en question l’existence de cet ami (mais peut-être seulement du lien réel d’amitié entre son fils et lui), le père avoue qu’il le connaît et ajoute de manière surprenante qu’il « aurait été un fils selon [son] cœur ». Ce n’est évidemment pas un hasard si l’ami est associé à un fils de cœur. Mais pourquoi Kafka établit-il un lien aussi fort entre le père et l’ami-fils de cœur alors que l’on sait justement que son père (réel) détestait en lui l’écrivain (inutile, passif, maladif) ? En fait, Kafka suggère ici une chose qu’il explicitera quelques années après dans sa Lettre au père : « Dans mes livres, il s’agissait de toi, je ne faisais que m’y plaindre de ce dont je ne pouvais me plaindre sur ta poitrine. C’était un adieu que je te disais, un adieu intentionnellement traîné en longueur, mais qui, s’il m’était imposé par toi, avait lieu dans la direction déterminée par moi. » Le père est à l’origine de la nécessité d’écrire de Kafka, il est même souvent, d’une manière comme d’une autre, un des thèmes centraux de ses récits, nouvelles ou romans : il est donc en quelque sorte le père de l’écrivain comme le père de ses récits. Kafka écrit le 11 février 1913 à propos de sa nouvelle : « L’ami forme la liaison entre le père et le fils, c’est leur plus grand avoir commun. […] et si le verdict qui lui ferme complètement le cœur paternel influe aussi fortement sur lui, c’est uniquement parce qu’il n’a plus en propre que le regard qu’il tourne vers son père. » Kafka semble tout à fait lucide en disant que l’ami (la littérature) fait le lien entre le père et le fils et que ce qui est caractéristique de Georg, sa singularité, c’est le regard qu’il tourne vers son père.

Dans une lettre à Felice Bauer datée du 10 juin 1913, Kafka écrira même que Le Verdict est une histoire « pleine d’abstractions qui ne sont pas avouées » et que « l’ami est à peine une personne réelle » mais qu’« il est plutôt ce que le père et Georg ont en commun ». L’ami n’est en fait pas vraiment une personne, mais la part littéraire d’une personne, part littéraire par laquelle le fils tente d’élucider le rapport à son père.

Une fois ces liens établis12, on comprend mieux, là encore, les passages du texte qui évoquent, de manière imagée, ce rapport entre le père et l’œuvre littéraire du fils : « Il [Georg] fut saisi d’émotion plus qu’il ne l’avait jamais été à la pensée de cet ami de Pétersbourg, que son père tout à coup s’était mis à si bien connaître. Il le [son père] vit perdu au milieu de l’immense Russie. Il le vit à la porte de sa boutique, vidée et pillée. Il était encore là, au milieu des étagères détruites, des marchandises mises en pièces, des conduites de gaz arrachées. » En fait, Kafka est, comme Georg, saisi d’émotion en prenant conscience, par le travail littéraire même, que son père est omniprésent dans ce qu’il écrit : origine biographique de la vocation littéraire (c’est sans doute le rapport indissociablement admiratif et conflictuel au père qui installe peu à peu chez le fils le besoin d’écrire) et thème principal de nombreux textes. Le père domine tout, le domaine de la vie commerciale comme celui de la littérature, où pourtant le fils pensait pouvoir lui échapper. Soutenu par sa femme (Kafka soulignera dans sa Lettre au père le rôle d’aide et de soutien joué par sa mère auprès de son mari), non seulement il maîtrise les affaires du magasin, mais il s’immisce même dans la part la plus intime qui soit, à savoir l’écriture littéraire : « Le plus fort, c’est toujours moi, et de loin ! Seul, j’aurais peut-être été obligé de reculer, mais ta mère m’a prêté sa force, avec ton ami j’ai conclu une magnifique alliance et ta clientèle, je l’ai ici dans ma poche ! »

Mais Kafka ne s’en tient pas là. Il ajoute encore un autre motif au texte : celui du père castrateur qui constitue un obstacle à ses projets de mariage et même à un rapport heureux aux femmes : « Accroche-toi au bras de ta fiancée et viens à ma rencontre ! Je la balayerai d’un revers de main, comme tu n’en as pas idée ! » Là encore, la Lettre au père donne la clef de ce que commence à formuler Kafka (et dont il prend conscience progressivement) à travers l’écriture de ses textes littéraires antérieurs : « Tels que nous sommes, le mariage m’est interdit parce qu’il est ton domaine le plus personnel. Il m’arrive d’imaginer la carte de la terre déployée et de te voir étendu transversalement sur toute sa surface. Et j’ai l’impression que seules peuvent me convenir pour vivre les contrées que tu ne recouvres pas ou celles qui ne sont pas à ta portée. Étant donné la représentation que j’ai de ta grandeur, ces contrées ne sont ni nombreuses ni très consolantes, et surtout, le mariage ne se trouve pas parmi elles » (Lettre à son père). Le père (celui de Georg comme celui de Franz) juge le fils et trouve toujours à redire à propos de ses aventures amoureuses ou de ses projets de mariage : « “C’est parce qu’elle a retroussé ses jupes”, commença le père d’une voix flûtée, “parce qu’elle a retroussé ses jupes comme ça, cette horrible dinde” et, pour imiter le mouvement, il souleva sa chemise si haut qu’on aperçut sur sa cuisse la cicatrice qui datait de ses années de guerre, “c’est parce qu’elle a retroussé ses jupes comme ça et comme ça et comme ça, que tu t’es jeté sur elle pour pouvoir te satisfaire avec elle sans te gêner, tu as souillé le souvenir de ta mère, trahi ton ami et mis ton père au lit pour qu’il ne puisse plus bouger”. » Se marier signifie donc tout à la fois satisfaire des pulsions sexuelles, souiller le souvenir de la mère (toute femme renvoyant à la figure maternelle, l’acte sexuel apparaît ainsi comme une souillure par rapport à la relation d’amour platonique entre la mère et le fils), enterrer le père (c’est lui qui avait le pouvoir de procréer et qui est remplacé) et trahir l’ami (choisir le mariage et délaisser la littérature).

Et lorsqu’on apprend que c’est le père qui tenait au courant, par lettre, l’ami des fiançailles de son fils (« C’est moi qui lui écrivais, parce que tu as oublié de me prendre l’écritoire »), on comprend que l’ami-écrivain parle dans ses textes de célibat, de fiançailles et de mariage, à travers le jugement du père sur toutes ces questions. En tant qu’écrivain qui prend conscience des choses par l’entremise de sa création littéraire, il est normal qu’il soit encore plus au fait de ces réalités que le fils engagé dans la vie. On ne comprendrait pas la parole du père sur ce point — « il en sait cent fois plus que toi » ; « Il en sait mille fois plus ! » ; comment pourrait-il en savoir plus que l’intéressé lui-même ? — si l’on ne voyait pas que l’ami est bien la figure de l’écrivain portant un regard précis et analytique sur les choses, et que Georg est la figure de l’homme actif, de l’homme d’action, socialement intégré et investi très pratiquement dans ses affaires (commerce ou mariage).

Le père occupe une place si importante que le verdict qu’il assène à Georg — « je te condamne en cet instant à périr noyé » — est immédiatement suivi d’effet. Georg se sent « expulsé de la chambre13 » et part se jeter dans l’eau (« attiré par l’eau irrésistiblement ») depuis un pont en murmurant : « Chers parents, je vous ai pourtant toujours aimés. » Le dernier mot permet de comprendre que c’est justement parce que Kafka aimait tant ses parents qu’il s’est soumis en permanence au jugement si négatif de son père. Le père condamne le fils qui accepte le verdict et exécute sur-le-champ, sans discussion, la sentence parce qu’il a un sentiment de culpabilité. Et s’il se sent coupable, c’est parce que le jugement du père n’est pas une instance extérieure à lui, mais une dimension interne de sa propre constitution psychique.

On pourrait dire que Le Verdict (septembre 1912) est le premier récit littéraire qui préfigure la Lettre à son père (novembre 1919). Dans les deux cas, il est question d’un conflit entre un père et son fils, de la force du père et du sentiment de culpabilité du fils14. Mais, à la différence de la Lettre à son père, l’histoire ne suit pas la logique d’un exposé argumentatif, limite le nombre d’exemples et les détails, brouille les pistes les plus réalistes et se concentre sur des scènes qui sont symboliquement parlantes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, parlant du Verdict (« auquel j’attache une importance particulière ») à son éditeur, Kurt Wolff, il dit que « c’est plus un poème qu’un récit » (lettre datée du 14 août 1916). En procédant ainsi, Kafka ouvre l’éventail des interprétations possibles. S’adressant à un public et inscrivant son propos ou son problème dans des formes littéraires, il se met en position d’être lu comme un auteur parlant des rapports entre pères et fils, des relations entre ceux qui détiennent l’autorité et ceux qui sont sous leurs influences, sur les logiques de culpabilité et d’autopunition, etc.

La Métamorphose (1912)

Au moment où il écrit La Métamorphose15, fin 1912, Kafka a rencontré Felice Bauer, écrit Le Verdict et entamé la rédaction de L’Oublié ; il a vécu le mariage de sa sœur Elli et les fiançailles de sa sœur Valli, essuyé les reproches paternels au sujet de sa fréquentation de l’acteur juif polonais Jizchak Löwy et éprouvé une fois de plus l’envie de se suicider à la suite de critiques adressées par son père au sujet de l’usine d’amiante familiale16. Les éléments de sa situation infernale de vie sont tous en place et il sent l’étau se resserrer sur lui : une vocation littéraire méprisée par le père, contrariée par le bureau, par l’usine (avec laquelle son père essaie de l’intéresser aux affaires familiales) et menacée par la perspective de mariage avec Felice, des désirs sexuels inassouvis et qui sont voués à le rester17, à ses yeux, dans le cadre du mariage, le sentiment de vivre une extrême solitude et d’être comme un étranger au sein de sa famille, une sorte d’être inutile qui embarrasse tout le monde.

Exprimant ce sentiment d’exclusion, il écrit dans son journal le 7 janvier 1912 à propos d’une scène de la vie quotidienne dans l’appartement familial : « La grande pièce était pleine de bruit, bruit de la partie de cartes, puis, plus tard, de la conversation ordinaire que mon père, quand il est bien portant comme aujourd’hui, mène d’une façon sinon suivie, du moins sonore. Les paroles ne représentaient que de petites différences de potentiel dans un tapage monstrueux. Le petit Félix dormait dans la chambre de la bonne, dont la porte était grande ouverte. Moi, je dormais en face, dans ma chambre. Par égard pour mon âge, la porte de cette chambre était fermée. La porte ouverte indiquait en outre que l’on espérait encore attirer Félix dans la famille, tandis que moi, j’en étais déjà séparé. » Porte ouverte de son neveu, porte fermée de sa chambre : Kafka oppose dans son journal le petit-fils intégrable et le fils définitivement mis de côté. Or, ce court récit de la vie quotidienne ressemble beaucoup à la situation qui sera décrite plusieurs mois plus tard dans La Métamorphose. Le « monstrueux animal », l’« horrible bête », désormais radicalement étranger à sa famille (on le traite en effet comme un « grand malade » — dont on espère la « guérison » — ou un « étranger »), est enfermé dans sa chambre pendant que la vie suit son cours dans les autres pièces.

Mieux encore, Kafka se souvient (Journal, 19 janvier 1911) d’un dimanche après-midi chez ses grands-parents où il se mit à écrire (« j’écrivis quelque chose sur ma prison ») et où il se sentit soudain « chassé de la société d’un seul coup » par le jugement méprisant d’un oncle paternel (l’oncle lance à propos de son texte : « Le fatras habituel »). Ce sentiment d’exclusion ressenti par Kafka est donc bien lié à son activité littéraire18, qui est regardée avec dédain ou indifférence et qui le rend un peu plus solitaire encore. Mais si le jugement peu amène de l’oncle pesait de tout son poids sur Kafka, celui de son père était encore bien plus destructeur. Expulsé de la société par l’oncle (comme Karl Rossmann, dans Le Soutier, le sera par sa famille vers l’Amérique ou comme Georg Bendemann l’est de la chambre paternelle pour se jeter d’un pont et se noyer), Kafka-écrivain parle aussi du « décret d’expulsion » promulgué par son père à son encontre (Journal, 28 janvier 1922). Il est perçu par son père comme un être qui provoque le dégoût : « Mon entrain, à cause du Soutier que je tenais pour tellement réussi. Je l’ai lu ce soir à mes parents. Il n’y a pas de meilleur critique que moi pendant la lecture, en face de mon père qui m’écoute avec la plus extrême répugnance » (Journal, 24 mai 1913).

Lorsque Kafka fait des suggestions à son éditeur, Kurt Wolff, à propos de l’illustration de sa nouvelle, il réagit très vivement à l’idée qu’on pourrait vouloir placer sur la page de couverture l’image de « l’insecte lui-même » et précise : « L’insecte lui-même ne peut pas être dessiné. Mais il ne peut pas même être montré de loin. […] S’il m’était permis de faire moi-même des suggestions pour cette illustration, je choisirais les scènes suivantes : les parents et le fondé de pouvoir devant la porte fermée ; ou mieux encore, les parents et la sœur dans la pièce éclairée, tandis que la porte s’ouvre sur la chambre voisine plongée dans l’obscurité » (lettre datée du 25 octobre 1915, spm). Or, en plaçant les représentants du monde social « normal » face à une porte fermée ou en opposant la pièce éclairée pleine de vie, à la pièce sombre dans laquelle le « monstre » se trouve reclus, Kafka met clairement en image la position qu’il occupe dans sa famille. Quelques années avant ce commentaire, et quelques semaines seulement après la rédaction de sa nouvelle, il parle à Felice Bauer de « [s]on état, qui même ici au sein de [s]a famille [l]e confine davantage dans la chambre sombre que dans la salle commune bien éclairée » (lettre datée du 13 février 1913). Par ailleurs, en souhaitant ne pas voir l’insecte sur la page de couverture, Kafka entend insister sur le caractère fondamentalement relationnel de l’histoire : l’insecte monstrueux n’existe pas en tant que tel (et ne peut donc être montré au lecteur) mais n’est tel que pour la famille ou le fondé de pouvoir (ou pour Gregor qui se voit à partir de leurs catégories de perception), c’est-à-dire dans leur regard et leur jugement. Contrairement à ce que l’on a écrit de Kafka (et notamment Gunther Anders19) sur son renoncement à toute résistance, la volonté de ne pas montrer un être qui n’est vermine que dans le regard de ceux qui veulent le voir ainsi, Kafka prouve qu’il prend conscience, grâce au travail sur lui-même qui se trouve au fondement de sa création littéraire, de l’imposition de point de vue et de regard dont il est victime. En mettant en scène le mécanisme de cette imposition (je deviens réellement vermine parce que mon père, mais aussi une grande part de mon milieu familial et au-delà tout mon milieu social d’appartenance me voient, en tant qu’héritier ne souhaitant pas s’approprier l’héritage et préférant s’adonner à cette activité « répugnante » qu’est la littérature, comme un parasite et une vermine), il s’en libère au moins mentalement ou symboliquement et ne s’en fait pas le complice.

Le 25 février 1912, Kafka décrivait dans son journal le sentiment d’être un étranger dans sa propre famille, indifférent à ce qui s’y trame : « J’ai passé la soirée à la table familiale dans une indifférence absolue, la main droite sur le dossier de la chaise de ma sœur qui joue aux cartes à côté de moi, la main gauche posée mollement sur mes cuisses. De temps à autre, j’ai essayé de prendre conscience de mon malheur, c’est à peine si j’y suis parvenu. » Nombreux sont les passages de la correspondance ou de son journal où Kafka décrit les soirées familiales, avec les rituelles parties de cartes imposées par le père, auxquelles il ne participe pas mais qu’il se contente d’observer (avant de les raconter par écrit) pendant qu’il écrit une lettre ou son journal20. Et l’on retrouve la situation transposée dans la nouvelle avec le parasite dont on tolère la présence discrète et qui peut ainsi participer en observateur à la vie familiale commune, mais pas en tant que membre à part entière : « Couché dans l’ombre de sa chambre, invisible de l’autre côté, il pouvait voir maintenant la famille entière assise à table autour de la lampe ; il pouvait entendre leurs conversations beaucoup mieux qu’autrefois, en quelque sorte avec l’autorisation de tous. Ce n’étaient certes plus les entretiens animés de l’ancien temps auxquels Gregor pensait avec quelque envie, lorsque, fatigué de sa journée, il lui fallait entrer dans les draps humides de ses petites chambres d’hôtel. »

Le 9 mai de la même année, quelques mois seulement avant d’écrire sa nouvelle, Kafka exprime encore dans ce même journal le sentiment de sa marginalité et de son inutilité familiale, plongé au cœur des soucis familiaux sans pouvoir ni vouloir y participer : « Aujourd’hui, soirée familiale désespérante. Mon beau-frère a besoin d’argent pour l’usine, mon père est inquiet au sujet de ma sœur, de son commerce et de sa maladie de cœur, ma deuxième sœur est malheureuse, ma mère est malheureuse à cause de nous tous, et je suis là à écrivasser. » Et lorsque Kafka voudra présenter sa situation au père de Felice dans une lettre datée d’août 1913 (la lettre retrouvée lui est formellement adressée, mais ne lui sera finalement jamais envoyée), il dit vivre dans sa famille « plus étranger qu’un étranger ».

Si l’on n’était pas convaincu par ces différents rapprochements entre la situation réelle que vit Kafka et la situation mise en scène dans la nouvelle, une lettre datée du 29 au 30 décembre 1912, adressée à Felice Bauer dans la période même où il achève de rédiger la nouvelle, lèverait tout doute : « En fait, l’entente de la famille n’est troublée que par moi, et de plus en plus gravement à mesure que les années passent ; très souvent je ne sais à quel saint me vouer, et je me sens profondément coupable à l’égard de mes parents et de tous. » L’histoire d’une famille troublée par le fils devenu cet abominable écrivain-parasite (c’est, dit en substance Kafka à travers son narrateur, un « grand malheur » pour une famille que d’avoir en son sein un être aussi différent21), socialement et économiquement inutile, dont le comportement reste incompréhensible et qui fait peur à tous : c’est bien de cela qu’il est fondamentalement question dans La Métamorphose.

Si Kafka souhaitait initialement voir cette nouvelle publiée (avec Le Soutier et Le Verdict) dans un recueil intitulé Fils, c’est bien sûr parce que le rapport père-fils domine ou structure l’essentiel du récit : le père de Kafka percevant son fils comme une sorte d’insecte nuisible, ce dernier porte sur lui-même le regard stigmatisant du père (qui le traite de « parasite22 ») et devient, réellement, un insecte qui effraie ou dégoûte tout le monde et qui, de ce fait, s’exclut de la société « normale » (de la famille, du monde du travail salarié, etc.). Le père le traite, comme il le fait à propos de l’acteur Jizchak Löwy, de « vermine » ou de « parasite » et le voilà immédiatement transformé en parasite (en « monstrueux insecte » ou en « cancrelat »).

De toute évidence, Kafka parle donc de sa situation à travers le personnage de Gregor Samsa23, bien qu’il soit impossible de parler d’un double parfait ou d’une transposition fidèle de sa propre situation. Gregor Samsa est, en sa situation initiale, un Franz Kafka sur lequel reposerait entièrement la responsabilité de la survie familiale24 et qui, indépendamment de sa volonté, devient un beau jour cet être monstrueux qui provoque la peur ou le dégoût chez ses proches et qui est incapable d’aller au travail. Kafka cherche ainsi à dramatiser l’opposition entre les deux personnages qui sont en lui : l’employé d’une compagnie d’assurances (et, secondairement, l’associé de l’usine d’amiante familiale) et l’écrivain. On peut imaginer que, dans les reproches du père à propos du faible investissement dans l’usine d’amiante, l’argument de l’irresponsabilité sociale et économique du fils ait pu être sérieusement martelé. Kafka met donc en scène une projection déformée et caricaturée de soi afin de rendre plus claire une situation qui est moins nette dans la réalité.

Dès lors que l’on voit en Gregor Samsa une sorte de matérialisation du jugement extérieur (paternel, familial et peut-être même de tout un milieu social) porté sur l’écrivain25, la nouvelle prend tout son sens et son caractère fantastique s’efface pour laisser place au sentiment que Kafka décrit de manière au fond très réaliste son « être perçu » (Bourdieu), qui, dans son cas, se confond presque avec son « être » étant donné l’intériorisation très forte du regard (et tout particulièrement du regard paternel) porté sur lui26.

Gregor Samsa se réveille donc un matin et ne peut se lever pour aller au travail car il est « changé en un énorme cancrelat ». Le texte débute par une scène à laquelle Kafka était lui-même habitué : passant une partie de ses nuits à écrire, il se levait souvent péniblement le matin pour aller au bureau, rompu par son activité littéraire nocturne et sans pouvoir trouver l’énergie nécessaire à son activité sociale diurne. Tout se passe comme si Samsa était une image de Kafka pétrifié par son travail littéraire et ne parvenant plus à sortir de son état d’écrivain27. On a l’exemple d’un tel terrassement par la fatigue dans un extrait de journal daté du 19 février 1911 : « Lorsque je voulus sortir du lit, ce matin, je me suis tout bonnement effondré. Il y a à cela une raison très simple, je suis complètement surmené. Pas par le bureau, mais par mon travail d’un autre ordre. Le bureau n’y participe qu’innocemment dans la mesure où, si je n’étais pas obligé de m’y rendre, je pourrais vivre tranquillement pour mon travail sans avoir à passer là-bas ces six heures par jour qui, surtout vendredi et samedi parce que j’étais plein de mes histoires, m’ont tourmenté à un point que vous ne pouvez concevoir. En fin de compte, je le sais, tout cela n’est que verbiage, c’est moi le coupable, et le bureau a envers moi les exigences les plus claires et les plus fondées. Simplement, c’est là pour moi une existence double et terrible, à laquelle il n’y a probablement pas d’autre issue que la folie. » Épuisé par son « travail d’un autre ordre » (littéraire), Kafka ne pouvait donc se lever certains matins pour partir au travail.

Des « influences » hétérogènes

Dans « Kafka’s Sources for the Metamorphosisa », Mark Spilka soutient que la transformation de l’homme en vermine dérive directement de certains textes de Dostoïevski, dont Kafka était un grand admirateur. Kafka reprendrait notamment le thème de Notes from the Underground, où un employé essaie à plusieurs reprises de devenir un insecte, ou celui des Frères Karamazov où Dmitri parle de la famille comme d’un groupe d’insectes ou d’individus victimes d’insectes qui vivent en eux et gouvernent leur conduite honteuse. Dostoïveski établirait aussi un lien entre l’insecte et la vie de bureau oppressive, de même qu’il introduirait le thème du conflit père-fils.

Mais Spilka note toutefois qu’on trouve des références à des insectes aussi bien chez Dickens (David Copperfieldb) que dans la longue tradition des mythes et des fablesc, ou même dans la bouche de Hermann Kafka qui n’hésite pas à qualifier les amis de son fils, et parfois son fils même, de « vermines ». Ces différentes hypothèses, et bien d’autres encore émises par d’autres spécialistes plus ou moins sérieuxd, montrent que Kafka peut être « inspiré » par des discours quotidiens (celui de son père en particulier) bien autant que par des sources littéraires.

Spilka est beaucoup plus inspiré lorsqu’il note que Kafka est marqué par Dickens chez qui les pères sont souvent engagés dans le commerce et dans l’œuvre duquel le monde est vu à partir d’une perspective enfantine. Nombre de thèmes présents dans les œuvres de Dickens peuvent « parler » à Kafka, étant donné son histoire familiale et la nature des relations qu’il entretenait avec son père : dans Dombey and Son de Dickens, le jeune Paul préférerait mourir que d’hériter du commerce paternel ; dans David Copperfield, le jeune David est l’esclave d’un véritable tyran ; il est enfermé cinq jours dans sa chambre pour avoir mordu la main de Murdstone et éprouve un sentiment de culpabilité alors que c’est lui qui est victime de la tyrannie du quasi-père, etc.e L’intertextualité, quand elle est attestée, ne relève pas d’une simple logique d’emprunt (ou de démarcation), mais est le plus souvent filtrée par l’arrière-plan biographique des auteurs dont les vies littérairement transposées communiquent souterrainement.


a. M. SPILKA, « Kafka’s Sources for the Metamorphosis », loc. cit.

b. Spilka rappelle l’effet produit par la lecture de David Copperfield sur Kafka et établit des parallèles, plus ou moins convaincants, et parfois franchement approximatifs, entre des scènes tirées des deux textes. Mais ces rapprochements reposent le plus souvent sur des ressemblances de surface (verbales) et ne sont jamais établis en partant d’une reconstruction des cadres d’expérience qui structurent le récit de Kafka. Or, seule une telle démarche permet de faire le tri entre des ressemblances superficielles et des ressemblances de structure beaucoup plus fondamentales. Cf. aussi son analyse plus détaillée mais souffrant du même défaut dans M. SPILKA, Dickens and Kafka : A Mutual Interpretation, Peter Smith, Gloucester, Mass., 1969.

c. On peut même faire l’hypothèse raisonnable, étant donné la nature de l’enseignement littéraire de l’époque et l’importance de la culture latine et grecque, que Kafka ait pu étudier Les Métamorphoses d’Ovide durant ses années au gymnasium.

d. Ainsi James Hawes prétend avoir trouvé la clef d’interprétation de la nouvelle en indiquant un lien avec un passage (non cité) des Souffrances du jeune Werther de Goethe (cf. J. HAWES, Excavating Kafka, Quercus, Londres, 2008, p. 208-209). Dans ce texte, Werther écrit dans une lettre (datée du 4 mai 1771) qu’il se sent bien là où il se trouve et se prend à rêver de devenir un hanneton pour pouvoir sentir (et se nourrir de) tous les parfums : « Chaque arbre, chaque buisson, est un bouquet de fleurs : que n’est-il possible de se transformer en hanneton, pour voltiger sur cette mer de parfums, pour en faire son unique nourriture ! » Certes, Gregor s’est transformé en insecte (on remarquera que Kafka fait de cette transformation un changement réel et non une transformation rêvée ou espérée), certes il est question dans La Métamorphose de la nourriture spirituelle que représente la musique jouée par sa sœur pour Gregor. Mais quel rapport entre cette évocation plaisante d’une transformation en hanneton qui pourrait profiter pleinement de toutes les senteurs environnantes et la métamorphose en un insecte monstrueux qui fait peur à tous et qui est incompréhensible aux yeux mêmes de celui qui en est la victime ? De même, Klaus Wagenbach note que Kafka est allé voir des films sur des insectes étranges au Théâtre national allemand « deux mois avant l’écriture de La Métamorphose ! ». K. WAGENBACH, La Prague de Kafka, op. cit., p. 120.

e. M. SPILKA, « Kafka’s Sources for the Metamorphosis », loc. cit., p. 298-299.

Gregor Samsa est un « voyageur de commerce » qui maudit son exténuant métier (« “Ah, mon Dieu”, pensa-t-il, “quel métier exténuant j’ai donc choisi ! Jour après jour en voyage. Les ennuis professionnels sont bien plus grands que ceux qu’on aurait en restant au magasin et j’ai par-dessus le marché la corvée des voyages, le souci des changements de train, la nourriture irrégulière et médiocre, des têtes toujours nouvelles, jamais de relations durables ni cordiales avec personne. Le diable emporte ce métier !” »). Il aurait voulu « donner sa démission » à son patron depuis très longtemps, mais s’est « retenu » à cause d’une dette contractée par ses parents auprès de ce même patron. Gregor est donc dans une situation de soutien familial depuis la faillite de l’entreprise paternelle cinq ans plus tôt, et se sent pour cette raison dans l’obligation d’aller travailler. Il avait commencé par travailler comme « petit commis », puis était rapidement devenu voyageur de commerce avec un salaire plus important qui faisait de lui le personnage respecté de toute la famille : « Ses succès professionnels s’étaient aussitôt traduits en argent liquide, qu’on lui remettait à titre de provision et qu’il pouvait étaler chez lui sur la table, devant une famille étonnée et ravie28. »

Mais ce matin-là, il a manqué son train (celui de 5 heures) et a toutes les chances de louper celui de 7 heures. Kafka décrit le monde impitoyable du travail qui ne fait jamais confiance à ses employés (« Pourquoi fallait-il que Gregor fût condamné à travailler dans une affaire où, au moindre manquement, on concevait aussitôt les pires soupçons ? Les employés étaient-ils donc tous sans exception des fripons ? »29), ne tolère aucune absence ; un monde où l’on subit au moindre faux pas (ou au moindre comportement interprété comme tel) les remontrances du patron, où se commettent ordinairement des actes de délation, etc. Il imagine déjà l’« algarade de son patron », prévenu de son retard par le garçon de courses — « une créature du patron, un individu sans épine dorsale et sans le moindre soupçon d’intelligence » — qui prend le train chaque matin avec lui, l’accusation de « paresse » adressée à ses parents, le renfort du médecin des assurances pour qui « il n’y avait pas de malades, mais seulement des gens qui n’avaient pas envie de travailler », etc. Et c’est d’ailleurs bien « le fondé de pouvoir en personne » qui se déplace pour savoir de quoi il retourne.

Dans l’histoire, la mère et la sœur se montrent compréhensives (elles parlent d’une voix « douce », à la différence du père qui crie) et essaient de protéger Gregor ; la sœur en l’avertissant de l’arrivée du fondé de pouvoir ou en lui apportant sa boisson préférée30, la mère en prenant l’initiative de dire à celui-ci qu’il est malade (alors qu’elle ignore tout de ce qui arrive à son fils) ou en vantant son total investissement dans son métier (« C’est un garçon qui n’a rien d’autre en tête que son métier. Je suis même contrariée qu’il ne sorte jamais le soir […]. Sa plus grande distraction, c’est un peu de menuiserie »31). Le fondé de pouvoir s’adresse cependant à Gregor Samsa à la manière d’une super-autorité, parlant au nom de l’entreprise, mais aussi — ce qui apparaît plus surprenant aux yeux du lecteur — au nom de ses parents (« Je parle ici au nom de vos parents et de votre directeur et je vous prie très sérieusement de nous donner à l’instant même une explication claire »). Il semble avoir procuration pour parler et agir autant au nom de la compagnie que de celui des parents et agit comme une sorte de représentant général de l’ordre social conventionnel. Il lui reproche ainsi de « causer inutilement de grands soucis à [ses] parents », de « négliger [ses] obligations professionnelles » et de « vouloir [se] faire remarquer par [ses] extravagances ». La démesure du propos tenu, sachant que c’est la première fois que Gregor est en retard à son travail et que le fondé de pouvoir ne sait rien de la métamorphose qu’il a subie, permet à Kafka de souligner le caractère non réaliste des personnages et d’amener le lecteur à se concentrer sur la logique globale de la situation plutôt que sur les personnages et leurs actes et paroles.

Gregor tente de réfuter les reproches qu’on lui fait, mais personne ne parvient à le comprendre32, le fondé de pouvoir convaincu qu’il les prend « pour des imbéciles » et la mère pensant qu’il est « gravement malade » et demandant à sa fille d’aller chercher le médecin. Le père, quant à lui, demande à ce qu’on fasse venir un serrurier. Mais c’est Gregor qui parvient, difficilement, à ouvrir la porte de sa chambre provoquant la peur et le « dégoût » chez le fondé de pouvoir ou la sœur33, le malaise de la mère puis sa terreur, et un mélange de colère et de désespoir chez le père qui refoule son fils dans sa chambre à l’aide d’une canne et d’un journal (le fils redoutant « le coup de bâton mortel qui pouvait l’atteindre dans le dos ou sur la tête »).

Devenu ce monstrueux insecte sans l’avoir voulu (ni la vocation littéraire qui s’impose à celui qui la vit comme une nécessité intérieure34, ni la désespérance qu’elle provoque ou le mur d’incompréhension auquel elle se heurte ne se décident), Gregor prend le temps de « méditer à son aise sur la nouvelle organisation de son existence ». Il en arrive à penser que « le mieux était provisoirement de se tenir tranquille et d’essayer par de la patience et de grands ménagements de rendre supportables à sa famille les désagréments que son état actuel ne pouvait éviter de lui causer ». Kafka conçoit la vie de l’écrivain comme un mode de vie assez radicalement différent de celui que mènent les personnes socialement « normales » : une vie solitaire, coupée de sa famille et de ses amis, recluse dans sa chambre. L’image de l’animal qu’on ne comprend pas et qui fait peur, qui était membre de la famille mais qui est devenu un parfait étranger, est le meilleur moyen par lequel Kafka s’emploie à faire comprendre sa situation. Et l’on voit donc la famille osciller entre l’espoir de le voir « revenir » à son « ancienne condition d’homme » et l’organisation des conditions (spatiales notamment, afin qu’il puisse « ramper librement dans tous les sens ») les meilleures pour un être qui se trouve dans un tel état35.

Dans un premier temps, Gregor ne peut plus manger la nourriture qu’il aimait jusque-là et se régale d’une nourriture avariée et « déclarée immangeable » la veille (« légumes à moitié pourris », etc.). Puis il ne trouve plus aucune nourriture à son goût : « il n’éprouva bientôt plus le moindre plaisir à manger » et s’affaiblit du fait de ses « jeûnes prolongés ». On ne peut s’empêcher de penser à l’artiste de la faim (image de l’écrivain réduit à son art et qui ne s’est nourri de rien d’autre que de littérature) qui jeûne, non par plaisir, mais parce qu’il n’a pas pu trouver d’aliment qui lui plaise. D’ailleurs, Gregor réagit aux bruits de repas de trois nouveaux locataires mangeant de la viande et des pommes de terre en pensant : « J’ai de l’appétit […] mais pas pour ces choses-là. » Puis, entendant sa sœur jouer du violon, il « avait l’impression que s’ouvrait devant lui le chemin de la nourriture inconnue à laquelle il aspirait ardemment ». Cette scène fait irrémédiablement penser à Kafka écrivant dans son journal (le 3 janvier 1912) qu’il a « maigri » de tous les côtés excepté du côté de la littérature (nourriture spirituelle comparable à la musique)36.

Comme dans Le Verdict, où le père qui paraissait si vieux et faible se révélait en fin de compte très vigoureux, le père de Gregor n’est plus « l’homme à bout de forces qui restait enfoui dans son lit » et « n’était même pas capable de se mettre debout », qui « traînait la jambe péniblement » lors des promenades familiales et prenait appui sur « sa canne d’infirme ». Depuis qu’il a été obligé de retrouver un travail, il se tient « tout droit », a les cheveux « lustrés et peignés avec soin, avec une raie méticuleusement dessinée », et porte fièrement le « strict uniforme bleu à boutons dorés que porte le personnel des institutions bancaires » (et qu’il refuse de quitter même le soir « comme s’il était à tout instant prêt à servir et à prêter l’oreille à la voix de son supérieur »37). C’est ce père plein de force qui, au cours d’une poursuite, lance sur son fils une pomme qui vient se loger dans son dos et lui causer une « épouvantable souffrance ». Cette blessure mortelle infligée par le père rappelle cependant à ce dernier que « Gregor, malgré son triste et répugnant aspect, n’en demeurait pas moins un membre de la famille, qu’on ne pouvait pas traiter en ennemi ; le devoir familial exigeait de ravaler sa répulsion et de le supporter ; il suffisait qu’on le supporte ». Mais après l’avoir « supporté » ou « toléré », la famille — et notamment la sœur qui avait été peut-être la plus complice et compréhensive — pense tout de même qu’il faut « se débarrasser de ça ». Elle conseille même au père de « se débarrasser de l’idée qu’il s’agit de Gregor » car ce n’est plus qu’un « animal ».

Dans La Métamorphose comme dans d’autres récits, Kafka souligne le fait que la mort peut être un soulagement et celui dont on souhaite la disparition a si bien intériorisé le point de vue négatif qu’on porte sur lui qu’il est encore plus fortement convaincu que son entourage de la nécessité de sa mort : « L’idée qu’il n’avait plus qu’à disparaître était, si possible, plus arrêtée encore dans son esprit que dans celui de sa sœur. » Une fois Gregor décédé, la vie sociale normale (au sens fort du terme, car il s’agit bien des normes sociales les plus traditionnelles : travail, famille, mariage) peut reprendre son cours. Les parents et la sœur prennent une journée de repos et de promenade en veillant d’abord et avant tout à écrire une lettre d’excuse à leurs patrons respectifs (« Il s’assirent donc à la table et rédigèrent trois lettres d’excuse, M. Samsa à sa direction, Mme Samsa à son employeur et Grete à son chef de rayon »). Les liens familiaux se resserrent (mère et fille se tiennent « enlacées » et « cajolent » le père) et père, mère et fille vont se promener et font des projets (notamment celui de déménager). Enfin, les parents constatent que leur fille est « devenue une belle fille plantureuse » et pensent « qu’il serait bientôt temps de lui trouver un brave homme comme mari ». L’élimination de « la chose d’à côté » (selon les mots de la femme de peine), à qui le mariage était totalement interdit dans son nouvel état, permet donc un retour à l’ordre social normal.

Le Souci du père de famille (1917)

Dans ce récit38, il est question d’un objet parlant qui se nomme Odradek. Il n’est pas très difficile de reconnaître Kafka dans cet objet. Tout d’abord, Kafka est juif et Odradek « ressemble à une bobine de fil plate, en forme d’étoile ». Il a un nom qui a des origines tchèques, « kavka » signifiant « choucas » en tchèque (« les uns disent que le mot Odradek vient du slave et cherchent en conséquence à établir la formation du mot »), mais il est germanophone (d’autres pensent qu’Odradek « vient de l’allemand et qu’il n’a été qu’influencé par le slave »)39. Cependant, en tant que Juif, il ne se sent en fin de compte ni pleinement allemand ni tchèque (« l’incertitude des deux interprétations permet à bon droit de conclure qu’aucune des deux n’est exacte, d’autant que ni l’une ni l’autre ne permet de donner sens à ce mot »). Par ailleurs, cet objet en forme de bobine-étoile de fil plate est faite de « vieux bouts de fil dépareillés, de toute nature et de toute couleur, noués bout à bout, mais aussi emmêlés les uns dans les autres », ce qui renvoie à la manière dont Kafka voyait sa vie faite d’une multitude de tentatives vaines, avortées dans des domaines extrêmement différents.

Le 23 janvier 1922, Kafka écrit dans son journal qu’il a l’impression que sa vie n’a connu aucun progrès, aucune évolution, que le temps s’est arrêté et il compare son existence au centre d’un cercle imaginaire « hérissé de débuts de rayons » : « Inquiétude parce que la vie que j’ai menée jusqu’ici s’est déroulée comme une marche sur place, sans évoluer, ou en évoluant tout au plus à la manière d’une dent cariée en train de pourrir. Il n’y a pas, dans la conduite de ma vie, la moindre initiative qui se soit trouvée confirmée en quelque manière par les résultats. Les choses se passaient comme si, le centre du cercle m’étant donné ni plus ni moins qu’à tout autre homme, j’avais à parcourir la longueur du rayon décisif, comme tout autre homme, puis à tracer un cercle parfait. Au lieu de quoi, j’ai continuellement pris mon élan pour le parcours du rayon, tout en étant obligé chaque fois de l’interrompre aussitôt (exemples : piano, violon, langues, études germaniques, antisionisme, sionisme, hébreu, jardinage, menuiserie, littérature, tentatives de mariage, appartement personnel). Le centre du cercle imaginaire est hérissé de débuts de rayons, il n’y a plus de place pour un nouvel essai, plus de place, ou plutôt il y a l’âge, la fatigue des nerfs, de sorte qu’aucun essai ne peut plus signifier achèvement. S’il m’est arrivé de prolonger le rayon un petit peu plus loin que d’habitude, dans le cas de mes études de droit ou de mes fiançailles, par exemple, tout, au lieu de s’améliorer, s’est précisément aggravé d’autant » (spm). Dix ans auparavant, il écrivait dans son journal qu’il avait la « sensation d’avoir au milieu du corps une pelote qui s’enroule très vite, tirant à elle un nombre infini de fils fixés à la surface de [s]on corps » (Journal, 3 novembre 1911). Puis deux jours plus tard, il se plaignait du côté désordonné des phrases d’un de ses récits en invoquant le caractère décousu de son travail : « Je m’explique cela par le fait que j’ai trop peu de temps et trop peu de calme pour tirer de moi toutes les ressources de mon talent. En conséquence, je ne produis jamais que des éléments décousus, et mon histoire d’automobile, par exemple, n’est faite d’un bout à l’autre que d’éléments décousus. Si je parvenais à écrire un ensemble plus long et bien constitué du début jusqu’à la fin, mon histoire ne pourrait jamais se détacher de moi définitivement et, en ma qualité de proche parent d’une histoire saine, j’aurais le droit d’en écouter la lecture avec calme et les yeux grands ouverts, mais ce n’est pas le cas, chaque petit bout de l’histoire vagabonde de tous côtés comme un sans-patrie et me jette dans une direction opposée à la sienne » (spm).

Par ailleurs, deux petits bâtonnets font que la bobine en question « parvient à tenir debout comme sur des jambes » et Kafka, qui était très maigre, se représente souvent dans ses dessins avec des jambes très fines, comme des bâtonnets. L’objet est donc presque humain et parle. Le narrateur (le « père de famille ») dit qu’on pourrait imaginer que « cet objet a eu dans le passé une forme fonctionnelle et qu’on ne le voit aujourd’hui que brisé », mais il n’en est rien : cet objet dont la fonction reste mystérieuse et qui paraît « vide de sens » se suffit en définitive à lui-même. Kafka lui-même se voyait, à travers le regard paternel intériorisé, comme quelqu’un d’assez insignifiant et d’étrange, mais qui avait toutefois sa singularité et sa complétude.

Lorsque Odradek rit, le narrateur note que « c’est un rire tel qu’on peut le produire quand on n’a pas de poumons, un rire qui ressemble au bruit que fait le vent dans les feuilles mortes ». Or, Kafka a craché le sang et une hémoptysie a été diagnostiquée : il n’est pas difficile de comprendre que Kafka fait ici référence à ses poumons malades. Le père de famille se demande si Odradek va mourir ou pas. « Tout ce qui meurt a eu auparavant une sorte de raison d’être, une sorte d’activité qui l’a usé ; ce n’est pas le cas d’Odradek. » Kafka, comme Odradek, n’a eu aux yeux de son père aucune utilité véritable. Mais ici Odradek n’est a priori pas membre de cette famille. Il se dit, en riant, « sans domicile fixe ». Entre le père de famille et lui il semble y avoir tout de même un lien obscur car, alors que l’objet en question « ne fait manifestement aucun mal à personne », le père de famille avoue que « l’idée qu’il doive encore [lui] survivre est pour [lui] presque une souffrance ». On peut se demander si Kafka n’exprime pas le fait que son père vive comme une souffrance le fait d’avoir un héritier pareil, aussi inutile et « vide de sens », qui risque de perturber la vie de la famille (« Va-t-il donc plus tard dégringoler les marches de l’escalier devant les pieds de mes enfants et des enfants de mes enfants, en faisant traîner derrière lui ses bouts de fil ? »). Odradek est, comme le coléoptère de La Métamorphose, un étranger, un être qui n’appartient pas (ou plus, dans le cas de Gregor Samsa) à la famille et qui en perturbe la vie.

Le Couple [Une scène de famille] (fin automne 1922)

Certains textes courts, qui sont comme des ponctuations d’événements ou de conjonctures, ne se comprennent bien que si l’on tient compte des contextes sociaux immédiats de leur création. En juillet 1922, le père de Kafka est malade et se fait opérer d’une occlusion intestinale. Kafka s’inquiète, écrivant à Oskar Baum qu’il s’agit là d’« une opération très grave pour un homme de soixante-dix ans, affaibli par un état maladif qui l’a pris juste avant et qui était peut-être lié à son mal, malade du cœur par surcroît » (lettre datée du 16 juillet 1922). Quelques jours plus tard (le 20 juillet), Kafka écrit à Max Brod et lui parle de son père dont le comportement de mauvais malade amène sa mère à traverser « une nouvelle période pénible et exténuante ». Le père est donc à la fois affaibli (avec le « cœur fatigué ») et toujours vaillant et plein d’une colère qui se traduit en comportements agressifs vis-à-vis de son entourage (infirmière, épouse). Kafka, lui-même malade depuis cinq ans, est venu plusieurs jours de suite lui rendre visite, mais son père l’a de moins en moins supporté au fur et à mesure que les jours passaient : « Son penchant pour moi a diminué de jour en jour […], et hier, je n’ai pas quitté la chambre assez vite à son gré, alors qu’il a forcé ma mère à rester40. »

Quelques mois plus tard, il écrit cette nouvelle41 où les trois figures de la famille (le fils malade, le père-commerçant fatigué mais aux ressources inépuisables et tout particulièrement en matière commerciale, la mère affectueuse, bienveillante et tout entière tournée vers le bien-être de son mari) et leurs relations (le fils et le père à la fois très proches et en opposition permanente ; le père-dominant et la mère-dominée dans une relation faite de tendresse et de chicaneries) sont mises en scène d’une façon finalement assez peu transposée par rapport à d’autres textes de la même période.

Le narrateur est un représentant de commerce qui passe parfois chez des clients avec sa « valise d’échantillons ». Il raconte que cela fait longtemps qu’il voulait passer voir K., vieux commerçant à l’image de Hermann Kafka, mais que cela n’a pas été possible, notamment à cause de son état de santé : « C’est un vieillard que la maladie a éprouvé très fortement ces temps derniers, et quoiqu’il tienne encore les rênes de son commerce il ne vient presque jamais lui-même au bureau. » Il se décide malgré tout à lui rendre visite un soir. K. vient juste de rentrer d’une promenade et est « au chevet de son fils qui avait dû prendre le lit ». Un autre représentant de commerce — un concurrent dont il juge la « conduite inadmissible » — est déjà là et le narrateur a le sentiment d’arriver trop tard. Tout le comportement du narrateur est déterminé par la présence de son concurrent et animé par l’esprit de compétition : « Mon développement, qui était d’ailleurs en partie calculé pour lui, semblait porter à ses projets un coup sensible. Dans le bien-être qui m’en vint, j’aurais pu continuer à discourir longtemps. »

Le fils, un homme « pas tout jeune » qui a une position semblable à celle de Kafka, est au lit et son père, « toujours large et haut » mais « vieillard amaigri, tremblotant et voûté », est à ses côtés. Et c’est le fils fiévreux qui stoppe le narrateur en le « menaçant du poing ». Il réagit de cette façon parce qu’il observe l’état de son père se dégrader. Et, en effet, le narrateur voit K. avec la mâchoire pendante, le visage qui se décompose, respirant péniblement puis plus du tout, la main molle et froide sur laquelle aucun pouls n’est sensible. Il pense qu’il est mort (« c’en était fait ») et le fils, sous la couverture, fait « entendre des sanglots interminables ».

La femme de K. s’occupe avec patience de son mari. C’est elle qui tente avec difficulté de lui « ôter sa pelisse » lorsqu’ils reviennent de promenade. C’est elle encore qui lui retire le manteau et va lui chercher son fauteuil (K. montrant des signes d’impatience et réclamant un fauteuil qui ne vient pas assez vite à son gré). Alors que le narrateur et le fils pensent qu’il est mort, c’est toujours elle qui vient tranquillement lui apporter sa chemise de nuit en leur disant qu’il s’est endormi : « K. se remua et, bâillant bruyamment, se laissa enfiler sa chemise ; il supporta d’un air fâché et ironique les reproches affectueux de sa femme. » Et le narrateur lui dit même en partant qu’elle lui rappelle sa propre mère dans sa capacité à arranger les choses et à réparer : « Quoi qu’on en puisse penser, maman faisait des miracles ! Elle réparait toutes nos sottises. »

Le père fatigué et le fils malade se retrouvent dans le même lit et, de manière significative, le père se couche tête-bêche, la position inversée symbolisant leur opposition. Puis, comme dans Le Verdict, le père qui semblait épuisé (et même mort) quelques instants auparavant fait preuve d’une incroyable énergie en réfutant avec force les arguments des deux représentants de commerce : « Opposant à nos combinaisons des réflexions parfaitement désagréables et d’une remarquable perspicacité commerciale [de sa main libre, il multipliait les gestes dédaigneux] ; il ne cessait de repousser nos propositions en faisant claquer sa langue pour dire le mauvais goût que notre attitude en affaires lui laissait au fond du gosier. » Kafka dresse donc, une fois encore, le portrait d’une situation familiale dominée par un père, affaibli mais toujours présent, intraitable en affaires, soutenu par sa femme (son « esclave aimante », comme disait Kafka à propos de sa mère) et entretenant un lien fort mais oppositionnel à son fils.