« Écrire comme forme de la prière », écrit Kafka de manière un peu énigmatique en fin d’année 1920 dans son journal. Toujours attentif aux détails les plus pratiques de l’existence, Kafka renvoie ici à l’aspect rituel de son travail d’écriture. Écrire, c’est revenir à sa table de travail régulièrement comme un fidèle se met en position pour prier. La comparaison s’impose aussi du fait du caractère nocturne et consolatoire des deux activités : on fait sa prière du soir, avant de se coucher, comme Kafka pouvait pratiquer quotidiennement ce qu’il appelait sa « consolation du soir » (lettre à Max Brod, mi-août 1907). Par ailleurs, si la littérature est pour lui une « vocation » (« je consiste en littérature, je ne suis rien d’autre et ne peux être rien d’autre »), comme le service de l’institution religieuse peut l’être pour celui qui s’y consacre corps et âme, l’écriture est, dans son existence, semblable à l’exercice spirituel du croyant, à savoir une ascèse. Prière et écriture littéraire ont aussi en commun de supposer le retrait, la solitude, le silence et le recueillement. Enfin, en tant qu’« observation d’une espèce plus haute » (Journal, 27 janvier 1922), la littérature a quelque chose à ses yeux de sacré, comme en témoignera sa dernière compagne, Dora Diamant : « La littérature était pour lui quelque chose de sacré, d’absolu, d’intouchable. Par “littérature”, il n’entendait pas la littérature pour journaux1. » Mais ce rapprochement de l’écriture et de la prière ne dit pas tout de la manière dont Kafka ressent ou conçoit le travail de création littéraire.
Il y a sans doute de multiples « raisons » d’entrer en littérature — mais il vaudrait certainement mieux parler de « pulsions » qui poussent à faire de la littérature que de « raisons » qui renvoient à des éléments plus clairs et conscients —, de nombreuses façons de s’y engager et de pratiquer l’écriture littéraire, et de tout aussi diverses fonctions de la littérature pour celui qui écrit comme pour ses lecteurs. Cela est d’autant plus vrai que le jeu littéraire est ouvert et qu’il n’impose pas de règles strictes à ceux qui y jouent. L’ère du roman notamment a inauguré dans l’histoire de la littérature une période de grande ouverture formelle, thématique, stylistique et fonctionnelle des possibles2. Les auteurs les plus divers y entrent donc avec des intentions, des pratiques et des conceptions de la littérature variées. Mais, dans tous les cas, il est impossible de comprendre le processus de création d’un auteur si l’on ignore tout de ses motivations plus ou moins conscientes, des schémas culturels qui le guident ou des horizons vers lesquels il s’efforce de tendre.
Chez Kafka, l’écriture littéraire est indissociable de la question de la vérité : vérité sur soi, vérité sur son expérience. Et la connaissance de soi conquise à travers la création littéraire est un projet d’autotransformation, une libération de soi. Le rapport que Kafka entretient à l’égard de l’écriture littéraire montre qu’il est légitime de se demander ce que le texte « fait » à son auteur ou, plus précisément, ce que l’auteur cherche à opérer sur lui-même en écrivant. Cette perspective pragmatique et fonctionnelle est généralement davantage adoptée à propos des textes non littéraires (e. g. les fonctions thérapeutiques de l’autobiographie non littéraire ou du journal intime), les textes littéraires étant censés « appeler » une analyse strictement immanente3.
Mais ce que découvrira Kafka, sans l’avoir visé, sans disposer non plus de la culture scientifique adéquate, c’est que faire un peu de vérité sur soi-même, c’est nécessairement apporter une vérité sur les « lois » (c’est un mot qu’emploie souvent Kafka dans le sens de « mécanismes » ou de « principes directeurs ») externes, qui gouvernent les relations interhumaines, ainsi que sur les « lois » internes, qui règlent les rapports de soi aux différentes situations qui se présentent dans le monde. Le tout est finalement très proche, comme nous le verrons, d’une sociologie ou d’une anthropologie qui serait attentive aux logiques indistinctement subjectives et objectives se déployant dans le monde social.
Tout d’abord, Kafka a foi en la précision que rend possible l’écrit par rapport à l’oral de la conversation ordinaire, plus flottant, plus mouvant et plus flou. Dès 1902, on trouve trace, dans une lettre adressée à son ami Oskar Pollak, de cette défiance à l’égard de l’oral et de sa confiance placée dans l’écrit. Kafka dit en substance à Pollak que l’écriture permet d’être plus clair et plus juste que la parole car lorsqu’ils parlent ensemble « les mots sont durs, on marche sur eux comme sur de mauvais pavés » et « il vient des pieds pesants aux choses les plus délicates ». La communication est ainsi rendue difficile (« c’est presque comme si nous nous barrions mutuellement le chemin ») et au lieu de se concentrer sur le propos de la conversation, les interlocuteurs sont embarrassés par les rôles qu’ils jouent et qui empêchent d’être clair : « Nous nous apercevons tout à coup que nous sommes déguisés, que nous portons des masques et agissons avec des gestes gauches, après quoi nous sommes subitement tristes et fatigués. […] quand nous parlons ensemble, nous sommes gênés par des choses que nous voulons dire et ne pouvons pas dire tout de go, mais que nous proférons de telle sorte que nous nous comprenons de travers ou faisons la sourde oreille ou même nous moquons l’un de l’autre. » C’est pour cela que Kafka propose à Pollak d’écrire : « Si nous essayions d’écrire la chose, nous serions plus légers que lorsque nous en parlons » (4 février 1902).
Onze ans plus tard, il explique cette fois-ci à Felice Bauer sa nette préférence pour l’écrit et la difficulté qu’il y a à dire vrai dans un échange oral : « Je répugne absolument à parler. Du reste, ce que je dis est faux à mon sens. À mes yeux, la parole ôte à tout ce que je dis importance et sérieux. Il me semble qu’il ne peut en être autrement, étant donné que mille choses et mille pressions extérieures ne cessent d’influencer le discours. Je suis donc taciturne, non seulement par nécessité, mais aussi par conviction. L’écriture est la seule forme d’expression qui me convienne, et elle le restera même quand nous serons ensemble » (lettre à Felice Bauer, 20 août 1913, spm). Six ans plus tard encore, il débute sa Lettre au père en disant qu’il n’a pas su répondre oralement à son père qui lui demandait pourquoi il prétend avoir peur de lui, car cela demande « trop de détails pour pouvoir être exposé oralement avec une certaine cohérence » (novembre 1919). Enfin, c’est à Milena qu’il s’adresse le 6 juin 1920 en écrivant : « Ne dites pas que deux heures de vie valent en tout cas plus que deux pages d’écriture, l’écriture est plus pauvre mais plus claire. » Kafka attribue donc à l’écriture une fonction de clarification que la discussion ou la conversation ordinaire ne peut habituellement atteindre. À la fin de sa vie, il va même plus loin en n’attribuant qu’à l’art la possibilité d’une réelle communication ou d’une communion vraie entre les êtres. Déçu par l’échange de lettres (intense avec Felice puis avec Milena4), après avoir été méfiant vis-à-vis de la parole (« les paroles et les lettres — mes paroles et mes lettres — ne m’inspirent pas confiance »), c’est en l’art qu’il place tout son espoir : « J’ai parfois l’impression que l’essence même de l’art, que l’existence de l’art s’explique uniquement par des “considérations stratégiques” de cette espèce, créer la possibilité d’une parole vraie d’être à être » (lettre à Max Brod, 25 octobre 1923).
Par ailleurs, l’objectivation écrite permet de maîtriser un tant soit peu sa vie5. Comme Platon affirmant dans son Apologie de Socrate qu’« une vie sans examen (anexetastos bios) ne mérite pas d’être vécue6 », Kafka pense qu’une vie sans écriture de soi serait insupportable. Il écrit en 1911 : « Il est impardonnable de voyager — et même de vivre — sans prendre de notes. Sans cela, le sentiment mortel de l’écoulement uniforme des jours est impossible à supporter » (Journal, 5 septembre 1911). Puis, quelques mois plus tard, il remarque que la tenue d’un journal permet de « prendre conscience avec une clarté rassurante des changements auxquels on est continuellement soumis » (Journal, 23 décembre 1911).
Mais que s’agit-il au fond de clarifier, voire d’élucider ? C’est d’abord à une connaissance de soi que veut parvenir Kafka. Il perçoit dans l’écriture en général, et dans la littérature en particulier, la possibilité de se comprendre un peu mieux, de démêler les nodosités complexes d’une existence qui s’est imposée à lui, au cours de son enfance puis de son adolescence et de sa vie de jeune adulte, comme problématique. Tout part donc d’un sentiment de « confusion7 » sur sa situation personnelle et d’une volonté de clarification ou d’élucidation. L’écriture doit être observation et description de soi (« ces observations sur moi-même », Journal, 15 août 1913), ce que le journal, en tant qu’il est un « instrument d’autoanalyse8 », permet de faire régulièrement : « Mais il faut qu’une ligne au moins soit braquée chaque jour sur moi, comme on braque aujourd’hui le télescope sur la comète » (Journal, 1910). L’affaire n’est cependant pas simple car, non seulement une partie de la vérité sur soi suppose de revenir sur des expériences du passé, avec tous les risques d’oubli ou de déformation des faits qu’un tel retour comporte9, mais celui qui écrit peut aussi s’illusionner sur lui-même. Sept ans plus tard, dans son journal, Kafka se débat avec cette question de la possibilité d’une connaissance un tant soit peu objective de soi : « Comme ma connaissance de moi-même est lamentable comparée par exemple à la connaissance que j’ai de ma chambre (soir). Pourquoi ? Il n’y a pas d’observation du monde intérieur qui puisse se comparer à celle du monde extérieur » (19 octobre 1917, spm).
Le 12 janvier 1911, Kafka exprime ainsi dans son journal sa « peur » d’écrire des choses sur lui-même qui ne seraient pas justes (« peur de trahir ma connaissance de moi-même »). Il insiste sur le fait que seule une « connaissance de soi-même qui s’accomplirait avec la plus grande intégrité […] et avec une véracité absolue » devrait être fixée par écrit. Kafka a une grande exigence de vérité sur lui-même. À ses yeux, la connaissance de soi-même est une affaire très sérieuse, qui demande rigueur, minutie et honnêteté. Son travail littéraire est indéfectiblement lié à ce travail de connaissance de soi, sachant que « se connaître soi-même », ce n’est pas forcément rentrer en soi-même et faire acte d’introspection, mais comprendre dans quel(s) monde(s) on a vécu et on vit, et quelles expériences on en a fait.
« Connaissance totale de soi-même » (Journal, 8 avril 1912). L’objectif que vise Kafka est en permanence martelé dans son journal pour fixer le cap et se motiver. « Considéré du point de vue de la littérature, écrit-il deux ans plus tard, mon destin est très simple. Mes dispositions pour décrire ma vie intérieure, qui a quelque chose d’onirique, ont fait tomber tout le reste dans l’accessoire, et tout le reste s’est affreusement rabougri, ne cesse de se rabougrir. Rien d’autre ne pourra jamais me satisfaire » (Journal, 6 août 1914, spm). Comme on le voit, le journal n’est pas le seul concerné par ce projet de description et de connaissance de soi. C’est tout son travail littéraire qui fait partie de ce geste autodescriptif et autoanalytique. Et quand il se confie, en 1913, à Felice Bauer à propos de l’écriture de son roman en cours (L’Amérique ou L’Oublié), il lui explique que seul le premier chapitre trouve grâce à ses yeux car il « provient d’une vérité intérieure » (lettre à Felice Bauer, 9-10 mars 1913).
L’écriture est pour lui un moyen de sortir de la confusion et d’aller vers plus de clarté, et a donc, de toute évidence, une fonction thérapeutique. L’auto-observation, l’autodescription sont des leviers d’autotransformation. S’il parvenait à écrire l’« autobiographie » dont il rêve (« je céderais à mon désir d’écrire une autobiographie à l’instant même où je serais libéré du bureau »), cela lui procurerait « une grande joie » du fait de cette transformation de soi : « Cela se ferait aussi facilement qu’une transcription de rêves, mais avec un résultat bien différent, un résultat capital qui aurait à jamais de l’influence sur moi, tout en étant accessible à la compréhension et au sentiment de chacun » (Journal, 16 décembre 1911). Kafka pense pouvoir se libérer des « indescriptibles tensions » qu’il vit, et qui se traduisent par des maux de tête, en écrivant : « Écrire, voilà le remède, dit mon médecin intime » (lettre à Felice Bauer, 1er mai 1913). Même si les obstacles intérieurs et extérieurs sont nombreux pour réussir à écrire, il place tout de même tous ses espoirs de libération et de sortie de son marasme existentiel dans son travail de création : « Tout ce que j’ai, c’est je ne sais quelles forces qui se concentrent en vue de la littérature à une profondeur absolument insondable dans un état normal, mais auxquelles je n’ose me confier en aucune façon, étant donné les conditions actuelles de ma vie physique et professionnelle, car en face de toutes les sommations intérieures de ces forces, il y a au moins autant de mises en garde intérieures. S’il m’était permis de m’y abandonner, alors il est vrai, cela je le crois fermement, elles m’emporteraient d’un coup hors de toute cette misère » (lettre à Felice Bauer, 16 juin 1913).
Kafka est tellement convaincu que l’écriture peut permettre d’apaiser en donnant du sens, de résoudre des conflits en les objectivant et en les clarifiant que deux anecdotes racontées par Nelly Engel (sœur de Friedrich Thieberger) et Dora Diamant (sa dernière compagne) prennent tout leur sens une fois rattachées à cette pratique et conception de l’écriture. Nelly Engel a fait la connaissance de Kafka dans un café, à l’occasion d’une conférence donnée par Felix Weltsch. Un jour où elle se promène avec sa sœur et Kafka, elle se dispute avec sa sœur : « Dès le lendemain matin, je reçus par la poste une longue lettre de quatre pages où, de son écriture fine et compacte, Kafka reprenait notre conversation de la veille, en expliquant avec beaucoup de détails et de clarté nos deux caractères respectifs, pour finalement nous proposer une solution qui mettrait fin à notre contentieux10. » Kafka écoute, observe et analyse en écrivant en vue d’une résolution d’un différend dont il pose les termes et les solutions possibles à la manière du juriste qu’il est.
Quant à Dora Diamant, elle raconte une histoire qui dit assez bien ce que l’écriture pouvait avoir pour fonction aux yeux de Kafka, à la différence près que, travaillant à mettre au jour la vérité des mécanismes et de l’origine de ses propres conflits, l’activité d’écriture était pour lui beaucoup plus douloureuse que celle qu’il pouvait mettre en œuvre pour les autres : « Lorsque nous vécûmes à Berlin, Kafka alla souvent se promener dans le parc de Steglitz. Je l’accompagnais parfois. Un jour, nous avons rencontré une petite fille qui pleurait et qui semblait tout à fait désespérée. Nous lui adressâmes la parole et Franz lui demanda la raison de son chagrin ; nous apprîmes qu’elle avait perdu sa poupée. Afin d’expliquer cette disparition, il inventa sur-le-champ une histoire tout à fait vraisemblable : “Ta poupée fait juste un petit voyage, je le sais, car elle m’a envoyé une lettre.” Mais la petite fille le regarda d’un œil méfiant : “Tu l’as avec toi ?” lui demanda-t-elle. “Non, je l’ai laissée à la maison, mais je te l’apporterai demain.” La petite fille, devenue soudain très curieuse, avait déjà presque oublié son chagrin, et Franz rentra tout de suite à la maison pour écrire la lettre. Il se mit au travail avec le même sérieux que s’il s’était agi d’écrire une véritable œuvre littéraire. Il retrouva le même état de tension nerveuse que celui qui l’agitait dès qu’il s’asseyait à son bureau, ne fût-ce que pour écrire une lettre ou une carte postale. C’était en outre une véritable tâche, aussi essentielle que les autres, car il fallait à tout prix satisfaire l’enfant et lui éviter une trop grosse déception. Le mensonge devait donc devenir vérité, grâce à la vérité de la fiction. Le lendemain, il porta la lettre à la petite fille qui l’attendait dans le parc. [Pendant trois semaines, il écrivit chaque jour une lettre écrite par la poupée, qui expliquait l’évolution de sa vie et Kafka voulait soigner la conclusion] […] Car cette conclusion devait être une véritable conclusion, créant un nouvel ordre qui prendrait la relève du désordre provoqué par la perte du jouet. Il chercha longtemps ; avant de se décider finalement à marier la poupée. […] Franz avait donc résolu le petit conflit d’une enfant grâce à l’art, grâce au moyen le plus efficace dont il disposait pour rétablir un peu d’ordre dans le monde11. »
Écrire est une manière pour lui de se libérer des images qui le hantent. À Gustav Janouch qui lui dit que Karl Rossmann et le personnage du soutier12 sont « vivants », il répond que ce ne sont que « des images » et ajoute : « On photographie des choses pour se les chasser de l’esprit. Mes histoires sont une façon de fermer les yeux13. » L’écriture est une manière d’objectiver ses problèmes sous forme d’images et, ainsi, de pouvoir s’en libérer. Kafka se représente même l’écriture comme un acte de plongée en soi-même et d’expulsion hors de soi de tout ce qui croupissait dans des sortes de bas-fonds. Écrire est pour lui une façon de faire remonter à la surface et au grand jour des saletés ou des impuretés qui vivent cachées et participent à son mal-être. Il écrit en 1909 dans son journal : « Des écrivains parlent pestilence14. » Puis, en 1910, il évoque le temps de solitude nécessaire pour s’ouvrir et laisser remonter des choses profondément enfouies en soi à la surface : « Pendant deux jours et demi, j’ai été seul — pas absolument, il est vrai — et je suis déjà, sinon transformé, du moins en voie de l’être. La solitude a sur moi un pouvoir qui ne manque jamais d’agir. Mon être intérieur se desserre (pour l’instant, ce n’est qu’en surface) et est prêt à laisser sortir des choses plus profondes. Un ordre commence à s’établir en petit à l’intérieur de moi-même et rien ne m’est plus nécessaire, car avoir du désordre quand on est doué de petits talents est bien ce qu’il y a de pire » (Journal, 26 décembre 1910, spm).
En janvier 1913, Kafka écrit à Felice que souvent, quand il travaille à 2 heures du matin, il pense qu’elle ne pourrait pas rester assise à ses côtés pendant qu’il écrit car il a besoin de cette solitude afin que l’écriture puisse être cette ouverture vers la conscience de tout ce qui vit dans les profondeurs de soi : « Car écrire signifie s’ouvrir jusqu’à la démesure ; l’effusion du cœur et le don de soi extrême […] sont pour la littérature bien loin d’être suffisants. Ce qui passe de cette couche supérieure dans l’écriture — quand il n’y a pas moyen de faire autrement et que les sources profondes sont muettes — cela est nul et s’effondre à l’instant même où un sentiment plus vrai vient ébranler ce sol supérieur. C’est pourquoi on n’est jamais assez seul lorsqu’on écrit, c’est pourquoi, lorsqu’on écrit, il n’y a jamais assez de silence autour de vous, la nuit est encore trop peu la nuit. C’est pourquoi on ne dispose jamais d’assez de temps, car les chemins sont longs, on s’égare facilement, quelquefois même on prend peur […]. J’ai souvent pensé que la meilleure façon de vivre pour moi serait de m’installer avec une lampe et ce qu’il faut pour écrire au cœur d’une vaste cave isolée et verrouillée. On m’apporterait mes repas, et on les déposerait toujours très loin de ma place, derrière la porte la plus éloignée de la cave. Aller chercher mes repas en robe de chambre en passant sous toutes les voûtes de la cave serait mon unique promenade. Puis, je retournerais à ma table, je mangerais avec circonspection et je me remettrais aussitôt à travailler. Que n’écrirais-je pas alors ! De quelles profondeurs ne saurais-je pas le tirer ! Sans effort ! Car la concentration extrême ne connaît pas l’effort » (lettre à Felice Bauer, 14-15 janvier 1913, spm). L’opposition surface (ou superficialité)/profondeur, qui structure la représentation que se fait Kafka du processus de création, est assez semblable à l’opposition conscient/inconscient. Dans ce schéma, « la littérature et le bureau s’excluent mutuellement, car la littérature a tout le poids dans les profondeurs, tandis que le bureau est en haut, dans la vie » (lettre à Felice Bauer, 26 juin 1913, spm). Le créateur n’étant pas un fabricant de texte maîtrisant consciemment et de bout en bout sa création, il est aussi le premier à découvrir ce qui sort de lui : « Que de choses suis-je conduit à écrire contre mon gré, uniquement parce que cela sort de moi ; mauvais, misérable écrivain ! » (Lettre à Felice Bauer, 20-21 décembre 1912.)
Toutefois, si la littérature a affaire avec ce qui est « en bas », dans les « profondeurs » (du passé, de l’inconscient), elle est bien un mouvement de remontée, d’expulsion et, par conséquent, une façon d’accéder à quelque chose de plus haut : « Chacun se hisse à sa manière hors des enfers, moi je me hisse grâce à la littérature. C’est pourquoi, si je dois me maintenir en haut, je ne puis le faire qu’à l’aide de la littérature, et non pas l’aide de repos et de sommeil » (lettre à Grete Bloch, le 6 juin 1914, spm). Selon qu’il veut insister sur le lien entre la littérature et les bas-fonds pestilentiels ou sur le rôle de la littérature pour se « maintenir en haut », celle-ci peut être associée au « haut » ou au « bas », au « ciel » (vs la « terre ») ou aux « profondeurs souterraines » (vs la surface consciente et la superficialité des choses de la vie ordinaire).
Ces « choses » qui le dépassent, qui sont en lui sans qu’il puisse les maîtriser, ces « choses » dont il se sent possédé et qu’il ne possède donc pas vraiment, ces « choses » qu’il s’efforce de faire remonter jusqu’à la surface du texte alors qu’elles vivent au fond de lui, sont présentées comme des choses « impures » : « Tant de choses s’emparent de moi qu’il me faudrait passer la nuit à écrire, mais ce ne sont que des choses impures » (Journal, 19 janvier 1911). À la suite de l’écriture du Verdict, Kafka écrit encore à propos de ce mouvement d’ouverture de soi et d’expulsion de ce qui n’est ordinairement pas dicible : « Ma certitude est confirmée, quand je travaille à mon roman, je me trouve dans les bas-fonds honteux de la littérature. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut écrire, avec cette continuité, avec une ouverture aussi totale de l’âme et du corps. » Ce n’est évidemment pas un hasard s’il ajoute : « souvenir de Freud naturellement15 » (Journal, 23 septembre 1912). Toujours à propos du Verdict, à l’occasion de la correction des épreuves, il emprunte l’image de l’accouchement : « Je note, dans la mesure où elles me sont présentes à l’esprit, toutes les associations qui ont pris un sens clair pour moi dans l’histoire. Cela est nécessaire, car ce récit est sorti de moi comme une véritable délivrance couverte de saletés et de mucus, et ma main est la seule qui puisse parvenir jusqu’au corps, la seule aussi qui en ait envie… » (Journal, 11 février 1913, spm). L’écriture littéraire est alors un procédé d’accouchement de la vérité sur soi-même.
Kafka parle aussi, fin 1912, à Felice de l’« histoire excessivement répugnante » qu’il est en train d’écrire (La Métamorphose) et lui dit : « Plus j’écris, plus je me libère, et plus je serai pur et digne de toi peut-être ; mais sûrement, il y a encore en moi beaucoup de choses à rejeter, et les nuits ne seront jamais assez longues pour cette occupation, du reste voluptueuse au plus haut degré » (lettre à Felice Bauer, 24 novembre 1912, spm). Expulser la souillure qui est en soi, c’est encore l’impression qu’il a lorsqu’il écrit une des scènes avec le personnage de Brunelda dans L’Amérique. Kafka dit à Felice se sentir « les mains sales d’avoir écrit une scène répugnante, qui est sortie de [lui] avec un naturel tout particulier » (lettre à Felice Bauer, 16-17 décembre 1912). Près de cinq ans plus tard, il écrit dans son journal : « Si tu veux pénétrer en toi, tu n’éviteras pas la boue que tu charries. Mais ne t’y vautre pas » (Journal, 15 septembre 1917). Kafka voit l’écriture comme un double mouvement de plongée en soi puis de remontée de choses enfouies, et comme il ne sent en lui que des choses sombres, complexes, torturées, l’image de la boue, des saletés ou du mucus s’impose nécessairement à lui.
D’autres images se présentent encore à lui. Il a l’impression parfois d’avoir en soi des sortes de fantômes ou de démons, des forces mystérieuses, des ennemis ou des puissances obscures qui reviennent le hanter chaque nuit (temps de l’écriture) et contre qui il doit combattre ou dont il doit se libérer. Et si Kafka parle de combat avec l’ennemi, c’est parce que, lorsqu’elle touche à la vérité de soi, l’écriture est pour lui une sorte de paradoxe : une opération douloureuse qui vise à se libérer de souffrances. Il s’étonne lui-même de la possibilité « d’écrire, d’objectiver la souffrance dans la souffrance16 » (Journal, 19 septembre 1917). Il parle des soirées consacrées à son travail littéraire comme de soirées « destinées à [sa] libération » (lettre à Felice Bauer, 4-5 décembre 1912) ou dit avoir « dans la tête ce monde qui veut être libéré » (lettre à Felice Bauer, 22-23 juin 1913). Dès 1902, il confie à Oskar Pollak son expérience de l’écriture comme activité souffrante (personnelle et intime) qui s’oppose à la pratique bienséante (bourgeoise) de la littérature qu’il soupçonne sans doute à l’œuvre chez de nombreux écrivains : « Quand on s’assied tranquillement, avec prudence, pour écrire quelque chose de bien bourgeois, on y est à l’aise. Mais malheur à toi si tu t’agites et que ton corps tremble un peu, les pointes te rentrent immanquablement dans les genoux, et cela fait mal ! Je pourrais te montrer mes bleus » (lettre à Oskar Pollak, 24 août 1902).
Qui dit combat ou lutte dit évidemment risque de blessures. Kafka ne vit pas l’écriture comme une activité anodine ou comme un travail ordinaire. Elle le plonge parfois dans ces « états illuminatoires » qu’il décrit au docteur Steiner (Journal, 28 mars 1911). C’est souvent pour lui un bouleversement, un tremblement et le risque est grand, dans le combat avec les démons, d’en sortir totalement « déchiré » : « Je crois que cette insomnie tient uniquement au fait que j’écris. Car si peu et si mal que j’écrive, il n’en reste pas moins que ces petits ébranlements m’éprouvent ; je sens, vers le soir et surtout le matin, l’approche, la possibilité imminente de grands états exaltants qui me rendraient capable de tout, mais ensuite, au milieu du bruit général qui est en moi et auquel je n’ai pas le temps de donner des ordres, je n’arrive pas à trouver le repos. En fin de compte, ce bruit n’est qu’une harmonie réprimée, contenue, qui, laissée libre, me remplirait entièrement, plus même, pourrait me dilater sans cesser de me remplir. Mais pour l’instant, à côté des faibles espoirs qu’il fait naître, cet état ne me fait que du mal. […] la nuit, rien ne s’oppose à ce que je sois déchiré » (Journal, 2 octobre 1911, spm). Puis encore, deux ans plus tard : « Le monde prodigieux que j’ai dans la tête. Mais comment me libérer et le libérer sans me déchirer. Et plutôt mille fois être déchiré que le retenir en moi ou l’enterrer » (Journal, 21 juin 1913).
Un médecin de campagne (1916 ou 1917). Cette nouvelle17 raconte, de manière sans doute plus imagée et codée encore que dans d’autres récits, un conflit entre la vocation littéraire et la vie sociale ordinaire, mais aussi entre l’appel de la littérature et les pulsions sexuelles. Ce n’est pas prendre un très grand risque que de dire que, à ce degré de complexité du codage et du brouillage qu’opère Kafka, il est à peu près strictement impossible pour le lecteur ignorant tout de l’auteur de comprendre ce qu’il s’efforce de dire dans ce texte. Ce dernier peut, certes, apprécier la poésie et l’atmosphère mi-onirique, mi-fantastique de la nouvelle, mais les problèmes que fait travailler Kafka lui sont à peu près complètement inaccessibles.
Le médecin de campagne en question (« vieux médecin ») est, comme l’auteur, célibataire. Il est appelé en pleine nuit auprès d’un malade, de même que Kafka cédait à l’appel de la littérature durant ses nuits. Le médecin se prépare à partir, mais il n’a pas le cheval — métaphore probable de l’inspiration ou de l’idée lui permettant d’écrire — qui lui permettrait, dans cet hiver glacial, d’arriver jusqu’au village « éloigné de dix lieues ». Soudain, alors qu’il est « désemparé » et que Rose, sa servante, est revenue bredouille du village, deux chevaux sont découverts dans la « soue à cochons ». Ce lieu n’est pas choisi par hasard quand on sait que Kafka avait coutume de dire qu’il fallait aller très bas, très profondément en soi pour parvenir à écrire, au risque d’en sortir souillé18. La domestique commente ainsi cette apparition miraculeuse : « On ne sait jamais […] ce qu’on a en réserve dans sa propre maison. » Kafka semble dire que l’inspiration ou les idées sortent parfois de l’écrivain au moment où il pense ne plus en avoir19. Et le médecin est heureux de partir avec de si beaux chevaux, comme Kafka pouvait être heureux de trouver les moyens d’exprimer ce qu’il avait à dire (les mots ont été parfois qualifiés par les linguistes de « véhicules du sens »).
Mais le valet, qui apparaît avec les chevaux, se jette immédiatement sur Rose (la domestique) et ne cache pas son désir de la posséder sexuellement. Il reste avec Rose et fait partir le médecin en frappant dans ses mains pour ordonner le départ aux chevaux. Comme souvent dans les récits de Kafka, un lien ou une complicité sont suggérés entre le médecin et le valet, comme si l’un — qui cède à l’appel de la littérature — et l’autre — qui cède à ses pulsions sexuelles — n’étaient que deux facettes d’une même personne. Lorsque le valet se jette sur Rose, il est traité d’« animal » par le médecin qui le menace de lui donner le fouet. Mais il hésite car c’est un étranger et qu’il vient lui « apporter volontairement son aide ». Or, le valet semble saisir de l’intérieur l’hésitation du médecin : « Comme s’il devinait mes pensées, il ne prend pas mal ma menace. » Le médecin souhaiterait revenir auprès de Rose pour la « tirer des mains de ce valet d’écurie », mais « les chevaux attelés à [sa] voiture refusent de [lui] obéir » : tout se passe comme si l’inspiration littéraire lui interdisait de revenir auprès de Rose et que femme et littérature se présentaient comme les termes d’une alternative.
Le médecin part donc vers ce village si éloigné, mais il arrive presque immédiatement jusqu’au malade. La voiture « est emportée comme un bout de bois dans un torrent » et, à la manière de Kafka vivant ses « états illuminatoires » en écrivant, le médecin vit des sensations très fortes : « Mes yeux et mes oreilles s’emplissent d’un tumulte qui pénètre également tous mes sens à la fois. » Le malade en question semble symboliser la part blessée de soi de Kafka, ce qui explique que le voyage pour se rendre jusqu’à lui « ne dure qu’un seul instant ; comme si la ferme de mon malade se trouvait à la porte de chez moi, j’y suis déjà arrivé »20. Si l’interprétation est pertinente, alors Kafka suggérerait ici que l’écriture est une manière de se soigner, de soigner la part blessée de soi. D’ailleurs, le jeune malade en question est décrit comme un garçon « maigre », comme Kafka pouvait l’être. Il dit immédiatement au médecin qu’il souhaiterait qu’il le laisse mourir. Mais le médecin considère que « le gamin se porte bien » et qu’il est seulement « un peu anémique ». Étrangement pour quelqu’un qui est censé visiter pour la première fois ce jeune malade, le médecin précise : « Ce que j’ai toujours su se confirme. » Comme à son habitude, Kafka indique au lecteur que le jeune garçon malade n’est sans doute pas très distinct du médecin qui le soigne. Le jeune garçon en bonne santé symbolise sans doute l’échec de l’écrivain, puisque le médecin s’est déplacé pour rien et qu’il dit avoir l’habitude de cette situation (être appelé à écrire et ne parvenir à rien de concluant). Mais là, l’inutilité du médecin (l’improductivité littéraire) est d’autant plus insupportable qu’elle entre en concurrence avec le désir pour Rose. Délaisser Rose pour rien, c’est cela qui met le médecin en colère : « Bon, voilà donc ma visite terminée, on m’a encore une fois dérangé inutilement, j’y suis habitué, le district entier me met à la torture avec ma sonnette de nuit ; mais qu’il m’ait fallu cette fois sacrifier de surcroît Rose, cette jolie fille qui vit chez moi depuis des années, sans que j’aie même pris garde à elle — cette fois, c’en est trop. »
Mais l’inspiration revient (« voilà maintenant que les deux chevaux se mettent à hennir ; ce bruit a dû être ordonné en haut lieu pour faciliter l’auscultation ») et l’écrivain peut commencer son œuvre (« maintenant je trouve en effet que le gamin est malade »). Le garçon a vers la hanche une blessure ouverte, une grande plaie « rose », comme le prénom de la domestique21. Le médecin lui dit, avec semble-t-il un brin d’ironie, qu’il a donc découvert sa « grande blessure » : « C’est de cette grande fleur que tu portes au côté que tu vas mourir. » De façon condensée, on pourrait dire que le garçon est malade de Rose, qu’il est souffrant à cause de l’amour qu’il porte à Rose. Kafka pensait ici aux plaies intimes produites par le combat qu’il engageait contre lui-même à propos de la possibilité d’un mariage avec Felice Bauer. Le jeune garçon lui demande s’il va le sauver et le médecin pense qu’on attend toujours d’un médecin qu’il fasse « l’impossible ». Du coup, la visite tourne au rituel religieux ou magique (« si vous voulez m’utiliser pour du sacré une fois de plus, je vous laisserai faire »). Si la maladie en question est « spirituelle », comme le pensait Kafka22, il est logique que la visite du médecin tourne au rituel religieux ou magique : la famille et les anciens du village lui enlèvent ses vêtements et le placent nu, dans le lit, à côté du jeune garçon (« là où est la blessure ») ; puis ils quittent la chambre et ferment la porte. S’engage alors un dialogue entre le médecin et son jeune malade. Ce dernier dit qu’il est « venu au monde avec cette belle blessure » et le médecin lui répond que « l’origine de [son] erreur est qu’[il] manque d’une vue d’ensemble ». Comparée à d’autres, lui explique le médecin, sa blessure « n’est pas si terrible ». Tout se passe comme si c’est en prenant du recul par rapport à sa souffrance psychique — si la maladie n’était pas de nature spirituelle, on ne comprendrait pas comment le patient pourrait guérir en prenant du recul — qu’il pouvait cesser d’être aveuglé et saisir la vérité de sa souffrance : c’est très exactement à cela que Kafka espérait parvenir par l’écriture et par la recherche autobiographique.
Puis il décide de repartir le plus rapidement possible et se retrouve nu, sur un cheval, en plein hiver. Il espère pouvoir rentrer chez lui aussi vite qu’il est arrivé, mais il avance trop lentement et est condamné à errer indéfiniment, dans le froid : « Nu, exposé au froid de cet âge parmi tous infortuné, avec ma carriole terrestre et mes chevaux qui ne sont pas d’ici-bas, le vieil homme que je suis s’en va à la dérive. » Ce que semble dire Kafka pour conclure ce récit, c’est qu’en ayant cédé à l’appel de la littérature et en n’ayant rien pu faire pour sauver le jeune garçon (pour résoudre son problème qui remonte à l’enfance), il a perdu Rose. Bien sûr, un autre médecin-écrivain pourra toujours tenter de reprendre l’activité du médecin-écrivain errant, mais jamais il ne pourra traiter les mêmes problèmes (les différents patients qui l’appellent sont en fait l’ensemble des sujets qui sollicitaient un traitement littéraire) que lui car il était seul capable de les résoudre dans la mesure où il s’agissait de ses propres problèmes : « Ma florissante clientèle est perdue ; mon successeur me vole, mais sans profit, car il ne peut pas me remplacer23. » Coincé entre son inspiration littéraire (les chevaux) et sa réalité terrestre (la carriole), il est condamné à errer jusqu’à la fin pour avoir cédé à l’appel illusoire de la littérature : « Dupé ! je suis dupé ! Il a suffi d’une fois : j’ai obéi à tort à la sonnette de nuit — c’est irréparable à jamais. »
Mais la souffrance ne provient pas seulement de l’actualité du combat mené. Elle est liée aussi à des plaies du passé qui sont sans cesse rouvertes à chaque nouvelle tentative d’écriture. En écrivant, il va « jusqu’au fond de [son] être dont [il] rouvre la plaie ». Et plus la plaie remonte loin dans le temps, dans l’enfance, plus elle fait souffrir celui qui la rouvre : « Plus que sa profondeur et son degré d’infection, c’est l’âge d’une plaie qui fait son caractère douloureux. Être sans cesse rouvert dans le même sillon à vif, voir appliquer un nouveau traitement à la plaie déjà opérée d’innombrables fois, c’est cela qui est affreux » (Journal, 19 septembre 1917).
En 1911, il compare sa situation de créateur qui, ayant plongé au plus profond de lui et étant prêt à faire sortir les « forces » qu’il a en lui, se trouve devoir rompre le processus de création pour aller au bureau, à celle, sensuelle mais frustrante, qu’il a vécue avec son ancienne gouvernante française mademoiselle Bailly. Son désir d’écriture contrarié par le travail de bureau est comparable à un désir sexuel inassouvi. Mais il précise que, dans le premier cas, les forces sont étranges et qu’elles touchent à ce qui est au cœur de son existence : « Le soir et le matin, ma conscience de mes facultés créatrices est immense. Je me sens labouré jusqu’au tréfonds de mon être et je puis tirer de moi ce que je veux. Cette manière d’attirer au-dehors des forces qu’on laisse ensuite improductives me rappelle mes relations avec B. [sa gouvernante française]. Il y a, là aussi, des effusions qui ne sont pas libérées, mais contraintes de s’anéantir elles-mêmes dans le choc du recul, à cette différence près qu’il s’agit ici de forces plus mystérieuses et de mon but ultime » (Journal, 3 octobre 1911, spm).
Le Commerçant (1907). Dans ce récit24, Kafka semble parler des préoccupations d’un commerçant (« Mon petit négoce me remplit de soucis, qui pressent douloureusement sur mon front et sur mes tempes ») du même type que celles que pouvaient avoir son père. Ce sont les soucis de celui qui doit prendre des décisions, planifier (« arrêter mes dispositions des heures à l’avance ») ou anticiper (« calculer les modes nouvelles »), garder un œil sur son employé (« tenir en éveil la mémoire de mon employé, le mettre en garde contre les erreurs que je prévois ») ou encore s’inquiéter de l’argent qu’il a placé et de ceux qui s’en occupent. Mais quelques signes sont là pour nous indiquer que le magasin ou le négoce en question n’est peut-être que l’image d’une autre activité : l’activité littéraire. Tout d’abord, on reconnaît le rapport modeste qu’entretenait Kafka vis-à-vis de son travail littéraire lorsqu’il fait préciser au narrateur que son négoce ne lui fait pas « espérer des satisfactions dans l’avenir, car ce n’est qu’un petit magasin ». Par ailleurs, on peut trouver une similitude avec la situation dans laquelle se trouvait Kafka de ne pas pouvoir parfois trouver le temps ou la disponibilité de répondre aux appels de sa vocation dans la situation de ce commerçant : « Lorsque je ferme boutique, un soir par semaine, et que je vois soudain devant moi de longues heures pendant lesquelles je ne pourrai rien faire pour répondre aux incessantes exigences de mon commerce, alors toute l’inquiétude que j’avais chassée le matin reflue sur moi comme le retour de la marée. »
Rentrant chez lui, il prend l’ascenseur et se trouve très rapidement seul (« Maintenant, je suis seul et je m’en aperçois soudain ») alors que les autres habitants de l’immeuble doivent accomplir un long chemin (monter par l’escalier, « se fatiguer un peu », « attendre […] qu’on vienne leur ouvrir la porte de leur appartement », pénétrer dans l’antichambre, traverser le couloir et passer devant plusieurs portes) avant de pouvoir « entrer dans leur chambre » et « se retrouver seuls ». Kafka semble dire ici que l’écrivain trouve plus rapidement que les autres le chemin de la solitude et de l’intimité (Kafka écrit dans son journal que « tout homme porte une chambre en lui », voulant désigner par là cette part de soi qui constitue son for intérieur ou sa subjectivité) : « Mais moi, je suis seul tout de suite, dès que je suis monté dans l’ascenseur. »
Et le tour un peu étrange que prend le récit dès lors que le narrateur est monté dans l’ascenseur montre bien son caractère métaphorique. Car le narrateur, qui souligne le fait qu’il se retrouve immédiatement seul, s’adresse soudain à des êtres qui ne sont pas nommés, mais qu’on peut reconnaître comme des anges ou des démons (« Envolez-vous. Que vos ailes, que je n’ai jamais vues, vous emportent au village, dans le creux du vallon, ou à Paris, si tel est votre caprice ») qui viennent le harceler. Il leur demande de cesser de l’importuner : « Tenez-vous tranquilles, allez-vous-en où vous voulez : dans l’ombre des arbres, derrière les drapeaux des fenêtres, sous les arcades. » Kafka semble ici vouloir exprimer le désir de se libérer de l’exigence (de la « tyrannie ») et des tensions liées à sa vocation littéraire.
Les Aéroplanes à Brescia (septembre 1909). C’est Max Brod qui lança l’idée d’un concours pour inciter Kafka à écrire, lors d’un voyage réalisé en août 1909. Il s’agissait de rédiger un article sur un meeting aérien se déroulant à Brescia25. Dans ce texte de circonstance, Kafka n’en profite pas moins pour parler de la situation de l’écrivain qui, cherchant à attirer les regards du public sur lui, est à l’image du pilote d’avion. Malgré la présence dans le public de dignes représentants de la noblesse, c’est tout de même les aviateurs — ces artistes de l’air — qui font l’objet de toutes les attentions. Durant le temps de leur exhibition au moins, les aviateurs volent la vedette aux grands du monde. C’est le cas, par exemple, de Louis Blériot, dont la traversée de la Manche en avion a fait la réputation : « Tous les regards se portent vers lui avec ferveur, dans aucun cœur il n’y a place pour personne d’autre. » Or, ce même Blériot est décrit à l’image de Kafka-écrivain : « Là, au-dessus de nous, à vingt mètres au-dessus du sol, un homme est prisonnier dans une cage de bois et lutte contre un danger invisible, certes délibérément affronté. Mais nous, en bas, nous sommes là, inexistants, comme si on nous avait rejetés et nous regardons cet homme-là. » Kafka semble projeter sa propre situation dans la figure du pilote, car il se voyait lui-même écrivain enfermé dans une cellule-forteresse et luttant chaque soir contre des ennemis intérieurs.
De la même façon, un autre pilote dénommé Curtiss26 est décrit comme un artiste pur, solitaire, concentré sur son art et ne se laissant pas distraire par le succès public : « Il tourne autour du mât de signalisation et repart, indifférent au tumulte des acclamations, tout droit dans la direction d’où il était venu, afin de redevenir dès que possible petit et solitaire. » Et comme l’artiste abandonné immédiatement après avoir été applaudi, même s’il gagne le grand prix de Brescia en accomplissant une « performance parfaite », il cède rapidement la place aux autres : « Et tandis que Curtiss travaille là-haut au-dessus des forêts, tandis que sa femme, que tout le monde connaît, se fait du souci pour lui, la foule l’a presque oublié. » Pour confirmer ce portrait de l’aviateur en artiste de l’air, il suffit de noter que Rougier, autre aviateur présent au meeting27, est décrit comme étant « assis à ses leviers, comme un monsieur à sa table de travail ». La comparaison n’est pas anodine : Kafka signale ici la proximité des situations de l’aviateur et de l’écrivain et la projection de sa condition d’écrivain dans celle de ces artistes de l’air. La création littéraire permettant, pour Kafka, de prendre son envol et de quitter la terre pour le ciel, la comparaison avec l’aviation est d’autant plus parlante : « Rougier paraît si haut qu’on a l’impression de ne plus pouvoir déterminer sa position que par rapport aux étoiles. »
Un jour que j’étais malheureux (1910). Kafka a souvent parlé de l’écriture littéraire comme d’une manière de se libérer de ses « démons » intérieurs, de laisser s’exprimer ses « fantômes » (il dit à Gustav Janouch, à propos du Verdict, qu’écrire « était une manière de constater la présence du fantôme et, du coup, de [se] défendre contre lui28 »). Or, c’est autour de cette idée qu’il bâtit ici son récit29. Ce dernier nous campe la situation de celui qui, le soir dans sa chambre (comme Kafka lorsqu’il ressentait le besoin d’écrire), voit soudain apparaître puis rapidement disparaître son fantôme (ici le fantôme de son enfance).
Le narrateur nous fait entrer d’emblée dans le vif du sujet en parlant d’une « chose […] devenue intolérable ». Il est dans sa chambre, le soir, et « arpente l’étroit tapis de [sa] chambre » dans la plus grande solitude (« je me mettais à crier, rien que pour entendre un cri auquel rien ne répondît et que, par conséquent, rien ne vînt entraver »). Il est visiblement travaillé par des tourments intérieurs et semble chercher quelque chose en lui-même (« [je] trouvais dans le fond du miroir accroché au bout de la pièce un nouvel objectif pour mes pérégrinations »). C’est donc dans cet état d’introspection tourmenté qu’un événement intervient, un événement qui ne peut qu’apparaître très étrange aux yeux du lecteur qui ne sait pas à quel genre de transposition se livre Kafka : « Ce fut alors que la porte s’ouvrit au milieu du mur, très vite, car l’affaire semblait urgente. » C’est un « petit fantôme, un enfant » qui apparaît soudain. L’inspiration littéraire surgit donc ainsi le soir, dans la chambre, alors que l’écrivain tourmenté et solitaire est au plus mal. L’apparition du fantôme (de l’inspiration littéraire) provoque une « émotion » chez le narrateur (l’écrivain) et l’on comprend alors qu’il soit attendu : « Il ne me manquait plus que cette visite, qu’à vrai dire j’attendais. » L’écrivain-narrateur reproche même à son inspiration-fantôme de venir très tard, d’autant qu’elle ne reste qu’un « bref moment » : « Moi qui suis si content de vous voir enfin ici. Je dis “enfin”, parce qu’il est déjà si tard. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi vous êtes venu si tard. » S’engage ensuite un dialogue entre le narrateur et le fantôme dans lequel le narrateur s’assure que le fantôme ne s’est pas trompé de lieu (« C’est bien chez moi que vous vouliez venir ? »), puis lui dit de « se mettre à l’aise » et de « s’installer ».
On ne comprendrait pas que le fantôme ait une connaissance intime du narrateur s’il n’était pas la personnification d’une partie de lui-même (« Je suis par nature plus proche de vous qu’un étranger pourrait jamais le devenir. Vous le savez fort bien ! », dit le fantôme au narrateur ; et le narrateur fait écho à ces propos un peu plus loin lorsqu’il dit : « Votre nature est la mienne »). Trouvant en lui-même la source de son inspiration, l’écrivain peut ainsi atteindre une vérité sur sa situation : « Le fait de vous connaître si bien ne constitue pas pour moi une protection, cela vous dispense seulement d’avoir à me conter des mensonges. » Puis, sans explication, le dialogue un peu conflictuel avec le fantôme cesse, ce dernier disparaît et le narrateur-écrivain reste un instant à sa table de travail, mais se fatigue rapidement, s’habille et sort : « Je restai encore un instant assis à ma table, puis je me lassai, enfilai mon pardessus, pris mon chapeau sur le canapé et soufflai la bougie. »
Il croise alors un locataire voisin et lui dit qu’il vient « d’avoir dans [sa] chambre la visite d’un fantôme ». La conversation s’engage et le voisin parle de « la peur » qu’on peut éprouver à l’apparition d’un fantôme. Mais le narrateur dit que cette peur est moins provoquée par la venue du fantôme (« cette peur-là est toute secondaire ») que par « la cause de l’apparition » (« Et cette peur-là ne disparaît pas. C’est elle que j’éprouve — et combien ! — en ce moment »). Tout se passe comme si Kafka voulait signifier que ce sont les racines mêmes de l’inspiration littéraire qui sont effrayantes : elle est, dans son cas, le fruit d’une situation malheureuse et notamment d’une enfance marquée par l’autorité tyrannique du père. Lorsque le voisin lui dit qu’il aurait pu lui demander « les motifs de sa venue », le narrateur lui répond qu’il est impossible d’y voir très clair dans de telles apparitions. Kafka suggère ici que le flot éphémère d’expériences, d’images, de souvenirs et de sensations qui est travaillé durant le temps de la création littéraire n’apparaît pas en toute clarté à l’écrivain, mais de manière très confuse : « On voit bien que vous n’avez jamais parlé à un fantôme. Jamais vous ne pouvez tirer d’eux un renseignement clair. Ils parlent à tort et à travers. Ces fantômes paraissent douter de leur existence plus que nous ne faisons nous-mêmes. Ce qui, d’ailleurs, n’a rien d’étonnant, vu leur extrême fragilité. »
Kafka introduit aussi l’idée selon laquelle les tourments de la création littéraire sont à la fois tyranniques et oppressants, et une obsession qu’on n’abandonnerait pour rien au monde. Malgré les tourments qu’il lui cause, le narrateur tient plus que tout à son fantôme. S’adressant à son voisin, il lui dit : « Mais, malgré tout, lui criai-je, si vous, là-haut, vous me prenez mon fantôme, c’en est fini entre nous. » Renonçant finalement à sa promenade, le narrateur abandonné par son fantôme décide d’aller se coucher, comme Kafka se mettait au lit après ses tentatives d’écriture : « Maintenant j’aurais pu aller me promener tranquillement. Mais je me sentais si abandonné que je préférai remonter et me mettre au lit. »
L’Épée (janvier 1915) et Le Gardien de tombeau (fin 1916). Dans deux récits, Kafka file la métaphore de la création littéraire comme combat contre les fantômes ou les démons intérieurs. Le petit récit intitulé L’Épée30 débute un peu comme La Métamorphose : le narrateur ne parvient pas à se réveiller à temps pour rejoindre des amis en vue d’une « excursion dominicale ». Inquiets, ces derniers viennent chez lui et frappent à sa porte. Le narrateur s’habille rapidement et va leur ouvrir. C’est à ce moment-là que, comme dans le récit de La Métamorphose, un fait extraordinaire rompt la banalité de la situation : le narrateur a une « grande et ancienne épée de chevalier à poignée en forme de croix » plantée dans le dos, au niveau du cou. Cela n’a provoqué ni blessure, ni plaie, ni saignement. Les deux amis lui retirent lentement l’arme et la lui donne. Le narrateur alors pense qu’il est possible « que des Croisés s’en fussent servis » et il s’interroge sur le lien entre ces anciens chevaliers et lui : « Qui permet à d’anciens chevaliers de rôder dans les rêves ? Irresponsables, ils brandissent leurs épées, en percent d’innocents dormeurs. » Kafka semble vouloir évoquer ici les fantômes ou les démons de son passé qui apparaissent dans ses rêves ou durant la nuit quand il écrit. Le fait qu’il s’agisse d’une épée qui est plantée dans son dos est le symbole d’un combat intérieur, de même que l’épée brandie par la statue de la Liberté dans L’Amérique (1912-1914) annonçait les combats que Karl Rossmann allait devoir mener.
On retrouve, près de deux ans plus tard (fin 1916), un thème similaire dans Le Gardien de tombeau, les « seigneurs de la crypte » remplaçant alors les Croisés. Une fois de plus, Kafka évoque sous forme imagée la question de son travail littéraire31. Un prince voudrait faire garder la crypte familiale vieille de plus de quatre cents ans par un second gardien. Le vieux gardien déjà en place mène des « combats toutes les nuits » avec des fantômes (les « bienheureux aïeux ») et son état de fatigue est grand. Cette crypte est, selon le prince, « la frontière entre le monde humain et l’autre » et l’on comprend que ces fantômes avec lesquels se bat le vieux gardien sont à l’image des fantômes qu’affrontait chaque soir Kafka lorsqu’il écrivait. Comme dans le court récit intitulé L’Épée, les « seigneurs de la crypte » mènent un combat durant la nuit. À la différence près que, dans ce récit, Kafka fait bien préciser par le vieux gardien qu’il ne s’agit en aucun cas de « mauvais rêves » mais bien de nuits blanches (« pas une nuit de sommeil »), à partir de minuit, passées à combattre ces fantômes. Et quand le même gardien raconte au prince sa lutte contre le duc Frédéric, tout se passe comme si Kafka nous donnait à lire la description de sa lutte contre son père : « Lui, si grand, moi, si petit ; lui, si large, moi si frêle ; je ne me bats qu’avec ses pieds, mais parfois il me soulève et je lutte aussi en l’air. » Et la façon dont le prince présente la maigreur du vieux gardien en parlant de « ce lamentable assemblage de côtes » n’est pas sans rappeler la manière dont Kafka lui-même se considérait en comparaison avec son père32.
Ces forces mystérieuses, Kafka les voit comme des démons dont chacun est le porteur et avec lequel il doit composer. Dans sa sociologie de Mozart, Norbert Elias écrivait que « pour comprendre un individu, il faut savoir quels sont les désirs prédominants qu’il aspire à satisfaire » mais que « ces désirs ne sont pas inscrits en lui avant toute expérience » et qu’« ils se constituent à partir de la plus petite enfance sous l’effet de la coexistence avec les autres33 ». Le démon, c’est en quelque sorte la problématique existentielle qui caractérise en propre chaque individu et qu’il tient de l’ensemble de ses expériences passées. Kafka écrit en 1920 à son amie Minze Eisner34 : « Chacun porte en lui son démon qui le mord et lui détruit ses nuits ; et ce n’est ni bon ni mauvais, c’est la vie : si on ne l’avait pas, on ne vivrait pas. Ce que vous maudissez en vous, c’est donc votre vie. Ce démon est le matériel (au fond un matériel magnifique) que vous avez reçu en partage et dont vous devez maintenant faire quelque chose » (lettre à Minze Eisner, mars 1920). Et dans une autre lettre à Minze Eisner datée de l’été 1920, il nomme ce démon « l’ennemi intérieur ».
Kafka semble tout à fait lucide sur le fait qu’il n’écrirait pas s’il n’avait pas ces démons en lui et s’il n’avait pas les plaies profondes à rouvrir inlassablement : « Je vis sur un sol combien fragile, voire tout à fait inexistant, au-dessus d’un trou d’ombre, d’où les puissances obscures sortent à leur gré pour détruire ma vie, sans se soucier de mon bégaiement. La littérature me fait vivre, mais n’est-il pas plus juste de dire qu’elle fait vivre cette sorte de vie-là ? Ce qui naturellement ne veut pas dire que ma vie soit meilleure quand je n’écris pas. Dans ce cas, au contraire, c’est bien pis, c’est tout à fait intolérable et sans autre issue que la folie. […] La création est une douce et merveilleuse récompense, mais pour quoi faire ? Cette nuit, j’ai vu clairement, avec la netteté d’une leçon de choses enfantine, que c’est un salaire pour le service du diable. Cette descente vers les puissances obscures, ce déchaînement d’esprits naturellement liés, ces étreintes louches, et tout ce qui peut encore se passer en bas dont on ne sait plus rien en haut quand on écrit des histoires au soleil… Peut-être y a-t-il aussi une autre forme de création, je ne connais que celle-là ; la nuit, quand l’angoisse m’empêche de dormir je ne connais que celle-là » (lettre à Max Brod, 5 juillet 1922, spm).
Fallait-il que Milena le connaisse bien pour écrire le 7 juin 1924, pour annoncer publiquement sa mort : « Il allait seul son chemin, plein de vérité, effrayé par le monde. […] Il était timide, inquiet, doux et bon, mais les livres qu’il a écrits sont cruels et douloureux. Il voyait le monde plein de démons invisibles qui déchirent et anéantissent l’homme sans défense. Il était trop lucide, trop sage pour pouvoir vivre, trop faible pour combattre, faible comme le sont des êtres beaux et nobles, qui sont incapables d’engager le combat avec la peur qu’ils ont de l’incompréhension, de l’absence de bonté, du mensonge intellectuel, parce qu’ils savent d’avance que ce combat est vain et que l’ennemi vaincu couvre encore de honte son vainqueur » (spm).
Tout acte artistique suppose un travail sur la forme : sur la composition d’ensemble, comme sur ce qu’on peut appeler le « style ». Plusieurs générations de spécialistes de la littérature ont insisté sur ce point, et continuent à le faire, qui distingue l’artiste des mots qu’est l’écrivain de n’importe quel utilisateur ordinaire de la langue : ce n’est pas l’histoire qui fait l’écrivain, mais la manière de la raconter, la forme dans laquelle il la présente. En ce sens, Kafka est bien un artiste. Cependant, lorsqu’il écrit, il ne vise pas en tout premier lieu la composition formelle ou le style. « Notre art, écrit-il, c’est d’être aveuglé par la vérité ; seule est vraie la lumière sur la face grimaçante qui recule, rien d’autre » (Journal, 11 décembre 1917). De façon condensée, Kafka livre ici toute sa conception de la littérature. D’une part, écrire de la littérature, c’est aller vers plus de vérité sur les choses, et tout particulièrement sur soi et, d’autre part, cette vérité n’est pas spécialement agréable à entendre, ou à voir, et oblige parfois celui qui parvient à la produire à battre en retraite. On est proche de l’allégorie platonicienne de la caverne : celui qui vit enchaîné dans la caverne n’a jamais vu directement la lumière du soleil ; il ne voit et n’entend que des réalités déformées et ne peut qu’être ébloui par la lumière et en souffrir si, libéré de ses chaînes, on le conduit jusqu’à la sortie. Le projet littéraire n’est donc pas pour lui principalement un projet formel ou esthétique, mais un projet de connaissance de soi qui passe par la recherche des formes littéraires adéquates. Prise au sérieux, la conception de l’écriture littéraire d’un auteur comme Kafka, pourtant rangé dans la catégorie des grands auteurs d’avant-garde, fait travailler très sérieusement les catégories ordinaires d’une critique littéraire qui écarte, le plus souvent, la question du projet de vérité de son travail d’interprétation.
Au moins depuis Le Verdict, écrit en septembre 1912, Kafka place clairement le besoin de vérité et de connaissance de soi comme son objectif principal. « Dès lors, écrit Marthe Robert, le Journal en fait foi tout au long des années qui suivent, la vérité devient le seul critère à quoi Kafka mesure la valeur de ses écrits35. » L’élucidation de ses problèmes existentiels, de son mal-être, prime sur la volonté de bien écrire. Cela ne signifie bien sûr pas que Kafka ne se pose pas des problèmes formels, compositionnels ou stylistiques, mais que ceux-ci sont seulement conçus comme des moyens d’atteindre une certaine vérité sur soi, et évalués positivement ou négativement en tant que tels : « Quand il écrivait, écrit Joachim Unseld, le travail de la cognition avait la priorité sur l’exigence artistique ; rédiger de telle sorte qu’il pût réintégrer l’écrit en lui-même, c’est ainsi qu’il voyait sa mission. “Ce n’est pas un besoin artistique”, ajoute-t-il après cette réflexion36. » L’art ne se définit pas, pour lui, par sa relation au Beau, au Style ou à la Forme, mais dans son rapport à la Vérité. L’art n’est pas une affaire de « forme » indifférente à ce qui est dit du monde et à ce qui est fait au monde37.
Kafka était souvent discret, modeste, humble et dans l’autodévalorisation permanente de soi. Cela est certain et tous les témoignages sont sur ce point concordants. Il voyait l’écriture essentiellement comme un instrument de connaissance de soi pour se libérer de nombre de ses souffrances. Cela est tout aussi sûr. Malgré cela, Kafka montre à de nombreuses reprises dans sa correspondance, son journal et dans certains de ses textes littéraires qu’il avait une conception extraordinairement ambitieuse de la littérature38. Non seulement celle-ci permet d’élucider son existence, mais, du même coup, elle exerce une fonction élucidatrice et démystificatrice beaucoup plus générale.
Tout d’abord, il définit la bonne littérature comme ce qui bouleverse le lecteur, le réveille, le secoue et brise ce qui, en lui, est gelé : « Il me semble d’ailleurs, écrit Kafka à son ami Oskar Pollak, qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois » (lettre à Oskar Pollak, 27 janvier 1904, spm). Inversement, la mauvaise littérature berce les lecteurs, les endort, les anesthésie, les rend heureux au sens où elle les conforte dans leurs préjugés et ne les brusque surtout pas : « La création d’un écrivain est une condensation, une concentration. La production d’un littérateur au contraire est un délayage, aboutissant à un produit excitant, qui facilite la vie inconsciente, à un narcotique. — Et la création de l’écrivain ? — C’est exactement le contraire. Elle réveille39. » Attendant de la création littéraire qu’elle le rende plus lucide, qu’elle clarifie ou élucide son existence, il espère de la même façon que les livres des autres jouent un rôle analogue sur lui40.
En cela, la perception de Kafka se révèle proche de celle qui sera théorisée par Hans Robert Jauss lorsqu’il est amené à définir la notion d’« écart esthétique » comme « la distance entre l’horizon d’attente préexistant et l’œuvre nouvelle ». Jauss explique que, selon la nature de l’œuvre, l’écart peut être grand ou quasiment inexistant. Dans le premier cas de figure, la réception de l’œuvre « peut entraîner un “changement d’horizon” en allant à l’encontre d’expériences familières ou en faisant que d’autres expériences, exprimées pour la première fois, accèdent à la conscience » avec pour conséquence « rejet ou scandale, approbation d’individus isolés, compréhension progressive ou retardée ». Et dans le second cas de figure, lorsque la distance entre l’œuvre et l’horizon d’attente du lecteur diminue, « l’œuvre se rapproche du domaine de l’art “culinaire”, du simple divertissement » : « Celui-ci se définit, selon l’esthétique, précisément par le fait qu’il n’exige aucun changement d’horizon, mais comble au contraire parfaitement l’attente suscitée par les orientations du goût régnant : il satisfait le désir de voir le beau reproduit sous des formes familières, confirme la sensibilité dans ses habitudes, sanctionne les vœux du public, lui sert du “sensationnel” sous la forme d’expériences étrangères à la vie quotidienne, convenablement apprêtées, ou encore soulève des problèmes moraux — mais seulement pour les “résoudre” dans le sens le plus édifiant, comme autant de questions dont la réponse est connue d’avance41. »
Ce qu’écrit Kafka à Oskar Pollak en 1904 est similaire à ce qu’écrira Marcel Proust en 1908-1910 dans la conclusion de son Contre Sainte-Beuve : « Ce que nous faisons, c’est remonter à la vie, c’est briser de toutes nos forces la glace de l’habitude et du raisonnement qui se prend immédiatement sur la réalité et fait que nous ne la voyons jamais, c’est retrouver la mer libre42. » Il ajoute aussi que l’« artiste véritable » est celui qui « ayant brisé les apparences sera descendu à la profondeur de la vie véritable43 ». Comme le rappelle Vincent Descombes, extrait de lettre à l’appui, un auteur aussi incontestablement soucieux de l’écriture que Proust mettait en avant la connaissance de la vérité : « En réalité, Proust s’est fixé un but qui est celui-là même des philosophes et des mystiques : la recherche de la Vérité. “J’ai trouvé plus probe et plus délicat comme artiste de ne pas laisser voir, de ne pas annoncer que c’était justement à la recherche de la Vérité que je partais, ni en quoi elle consistait pour moi. […] Je déteste tellement les ouvrages idéologiques où le récit n’est tout le temps qu’une faillite des intentions de l’auteur que j’ai préféré ne rien dire. Ce n’est qu’à la fin du livre, et une fois les leçons de la vie comprises, que ma pensée se dévoilera44.” » Nombreux sont les « romanciers du réel », comme le rappelle Jacques Dubois, à affirmer que la vérité de ce qu’ils écrivent est plus importante que la beauté formelle ou esthétique, faisant du roman « non pas la reproduction fidèle du réel mais [un] instrument de connaissance45 ».
En écrivant qu’un livre doit nous réveiller brutalement, être la hache qui brise la mer gelée en nous, Kafka révèle son anthropologie implicite : pour lui, les hommes sont pris dans leurs illusions et comme endormis, le rôle et même la mission des vrais écrivains étant, de ce fait, de rompre le charme, de désenvoûter ou de démystifier et de réveiller. Dans cette conception des choses, l’écrivain est proche du philosophe critique des illusions ou du sociologue rompant avec le sens commun et dévoilant ou mettant au jour les structures du monde social : « Un créateur n’est ni un journaliste, ni un porte-parole traduisant la pensée des foules silencieuses. Sa voix est à nulle autre pareille. Ce qu’il dit, lui seul peut et sait le dire. Kafka définit l’artiste comme un “veilleur” et un “éveilleur”. Ce qu’il veut faire voir, c’est précisément ce que les autres ne voient pas, non parce que cela n’existe pas pour eux, au contraire parce que c’est la réalité propre à tous, mais dont la proximité quotidienne empêche la compréhension et rend aveugle. Si Kafka se met à l’écart et se retranche dans son “terrier”, c’est précisément pour voir clair ; la multitude, qui se promène au grand jour et s’agite, ne voit rien46. »
Kafka voit même l’écrivain comme une sorte de « veilleur » qui a pour mission de tenter de réveiller les consciences somnolantes. Ce sentiment, il l’éprouve très tôt. On en retrouve les premières traces en 1903 lorsqu’il écrit à Oskar Pollak : « Dis-moi, comprends-tu le sentiment qu’on doit éprouver quand il faut tirer seul à travers la vaste nuit une diligence jaune pleine de gens qui dorment ? On est triste, on a la larme à l’œil, on se traîne lentement, lentement d’une borne blanche à l’autre, on a le dos courbé et on ne peut regarder que la route, où il n’y a pourtant que la nuit. Bon sang, comme on aimerait réveiller les gars de la diligence si seulement on avait une trompe ! » (6 septembre 1903, spm.) L’art tel que le voit Kafka, c’est-à-dire un art producteur de vérité, a pour fonction d’éveiller les consciences et de guider les hommes à travers l’opacité de l’existence. La littérature doit rendre lucide, réveiller, éveiller, éclairer. Et l’écrivain est alors investi d’une mission. C’est comme cela que se voit Kafka dans les moments où il ne doute pas de ce qu’il fait : « Le monde prodigieux que j’ai dans la tête. Mais comment me libérer et le libérer sans me déchirer. Et plutôt mille fois être déchiré que le retenir en moi ou l’enterrer. Je suis ici pour cela, je m’en rends parfaitement compte » (Journal, 21 juin 1913, spm). Être là (sur terre) pour ça (écrire). Remplir une fonction ou une mission qui lui a été dévolue par les hasards et circonstances de la vie, voilà ce que pense Kafka : « Nous tous, nous menons un seul et même combat […]. Je ne peux mener aucun combat personnel ; s’il m’arrive de me croire indépendant, de ne voir personne autour de moi, il apparaît bientôt que j’ai dû me charger de ce poste par suite d’une constellation générale dont le sens ne m’est pas tout de suite ou absolument pas accessible » (Journal, 19 octobre 1917, spm).
Nocturne (automne 1920). Si dans Joséphine la cantatrice ou le Peuple des souris (1924) Kafka tournera en dérision cette souris cantatrice qui, au nom d’une ambitieuse mission qu’elle s’attribue (celle de « sauveur du peuple »), exige un traitement exceptionnel de la part de sa communauté47, dans un court texte intitulé Nocturne48 et écrit quatre ans auparavant, on ne décèle en revanche aucune trace d’ironie et l’on imagine l’ambition secrète que Kafka pouvait avoir en matière littéraire. Un écrivain n’est pas seulement un raconteur d’histoires pour divertir mais un « veilleur » (« Et toi, tu veilles, tu es un des veilleurs »). Ainsi le narrateur est un veilleur qui observe et protège une communauté dont il nous dit qu’elle vit dans l’illusion. Comme on le voit dans nombre de ses textes, Kafka voyait dans la littérature un moyen de défaire les illusions, les mythes, les légendes qui nous font voir le monde autrement qu’il n’est : « Tout à l’entour, les hommes dorment. C’est une petite comédie qu’ils se donnent, une innocente illusion, de penser qu’ils dorment dans des maisons, dans des lits solides, sous des toits solides, étendus ou blottis sur des matelas, dans des draps, sous des couvertures ; en réalité, ils se sont retrouvés comme jadis, et comme plus tard, dans une contrée déserte, un camp en plein vent, un nombre d’hommes incommensurable, une armée, un peuple, sous le ciel froid, sur la terre froide […]. » Si le texte en lui-même ne prend aucune distance avec cette fonction de veille, Kafka ajoute un commentaire en marge, pour lui-même, qui montre d’une part que c’est bien de l’écrivain qu’il parle dans ce récit et, d’autre part, qu’il se moque de ses prétentions en se demandant ce qui lui permet d’avoir de telles ambitions étant donné ce qu’il est : « Un veilleur ! Un veilleur ! Que veilles-tu ? Qui t’a engagé ?49 Une seule chose, ton dégoût de toi-même, te rend plus riche que le cloporte, qui est couché sous la vieille pierre et veille. »
Il faut lire de près ce que Milena écrit à Brod en janvier-février 1921 : « Il en sait sur le monde dix mille fois plus que tous les hommes du monde. La peur qu’il avait était juste. […] Il se considère toujours comme le coupable et celui qui est faible. Et cependant il n’y a pas au monde un deuxième être qui ait la force immense qui est la sienne, cette nécessité absolue et irrévocable d’atteindre la perfection, la pureté, la vérité. » Faible en beaucoup de choses, mais très fort pour percer les êtres et comprendre les situations. Un être modeste, mais qui écrit tout de même vaillamment à Felice Bauer : « Je suis devenu de plus en plus renfermé et de plus en plus sauvage […] j’ose affirmer que j’ai rarement vu quelqu’un d’aussi doué que moi pour se tenir à mi-distance et, gardant le silence sans y être obligé, saisir complètement les êtres comme je le fais, avec une force qui m’effraye moi-même. Cela, je le peux ; mais, quand je n’écris pas, cet art il est vrai est pour moi presque un danger » (lettre à Felice Bauer, 20 avril 1914).
Ces pointes de « prétention » à connaître le monde ou d’ambition littéraire sont tellement dispersées dans ses écrits privés et noyées dans une rhétorique du désespoir et de l’autodépréciation, voire de l’autoflagellation que généralement peu de commentateurs les remarquent. En début d’année 1911, Kafka raconte qu’un dimanche après-midi chez ses grands-parents, alors qu’il n’était qu’un jeune adolescent, il se mit à écrire avec l’espoir d’attirer l’attention et l’admiration sur lui : « Il est bien possible que je l’aie fait en grande partie par vanité et que, en déplaçant ma feuille de papier sur la table, en la tapotant du bout de mon crayon, en jetant des coups d’œil à la ronde par-dessous la lampe, j’aie voulu inciter quelqu’un à me prendre des mains ce que j’avais écrit, à le lire et à m’admirer » (Journal, 19 janvier 1911). En fin d’année, il fait cette fois-ci un commentaire apparemment anodin sur Kleist : « Le 21, jour du centième anniversaire de la mort de Kleist, la famille a fait déposer une couronne sur sa tombe, avec l’inscription : “Au meilleur de leur race” » (Journal, 23 novembre 1911). Mais quand on sait, d’une part, que Kleist est un auteur qu’il apprécie beaucoup et auquel il lui était facile de s’identifier (il est demeuré célibataire et a abandonné sa carrière militaire pour écrire50) et, d’autre part, que Kleist a été mal vu de ses parents et qu’il a été tenu pour un marginal par sa famille, la note prend un sens plus personnel. Kafka se projette sans doute dans le cas de Kleist et pense qu’on pourrait reconnaître de façon posthume, longtemps après sa mort, que le marginal et peut-être même le « raté » (célibataire, sans enfant, sans ambition professionnelle) qu’il était aux yeux de ses parents était en fait « le meilleur de sa race », à cause de son œuvre. C’est encore de manière détournée qu’il laisse entendre un mois auparavant son manque de reconnaissance pourtant méritée du fait d’aspirations littéraires aussi désintéressées en parlant dans son journal de la troupe d’acteurs juifs : « La pitié que nous éprouvons pour ces acteurs excellents qui ne gagnent rien et qui, en outre, sont bien loin de recevoir leur part de reconnaissance et de gloire, n’est qu’une pitié provoquée par le triste sort de tant d’aspirations nobles et, avant tout, des nôtres » (Journal, 22 octobre 1911). Lucidement Kafka avoue ainsi projeter dans les acteurs en question sa propre situation d’écrivain. De manière plus directe, mais tout aussi discrète, et d’autant plus discrète que la citation est extraite d’un discours globalement autodévalorisant, Kafka se dit « tourmenté par l’ambition ». Il écrit dans son journal, le 22 janvier 1922, que sa ressemblance avec son oncle maternel Rudolf Löwy est « stupéfiante sur bien des points », mais qu’ils se différencient tous deux au moins sur un point : « Une différence qui joue en sa faveur ou à son détriment : ses dons artistiques étaient inférieurs aux miens, il aurait donc pu choisir un chemin meilleur dans sa jeunesse, il n’était pas aussi déchiré que moi ni tourmenté par l’ambition. »
De même, lorsqu’en 1913 Kafka parle du sentiment d’absurdité que provoque chez lui l’idée de mourir dans l’état où il est, on peut encore déceler l’énorme ambition et l’espoir immense qui l’animent. Kafka pense que s’il disparaissait avant de pouvoir aller jusqu’au bout de son œuvre (et l’on pourrait presque dire, de sa mission), sa vie n’aurait pas de sens : « C’est partir au milieu d’une confusion totale, qui aurait acquis un sens au cours d’une évolution ultérieure, partir sans espoir, ou avec l’unique espoir que cette apparition dans la vie sera considérée comme non avenue à l’intérieur de la grande addition » (Journal, 4 décembre 1913).
Le 27 janvier 1922, Kafka écrit dans son journal ces mots qui resteront célèbres et, en partie, énigmatiques : « Étrange, mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse peut-être, peut-être libératrice : bond hors du rang des meurtriers, acte-observation. Acte-observation parce qu’une observation d’une espèce plus haute est créée, plus haute, non plus aiguë ; et plus elle s’élève, plus elle devient inaccessible au “rang”, plus aussi elle est indépendante, plus elle obéit aux lois propres de son mouvement, plus son chemin est imprévisible et joyeux, puis il monte. »
« Consolation », l’écriture littéraire l’est pour Kafka dans la mesure où elle est liée dès l’origine à une souffrance : habitué à la solitude, Kafka a lu des livres qui l’ont consolé des absences parentales ; puis il a cherché dans l’écriture littéraire le moyen d’exister différemment du père tout en démêlant grâce à elle les souffrances liées à leurs relations. « Libératrice », elle l’est par la possibilité de faire remonter à la surface et même d’expulser toutes les choses impures, sales et malodorantes qui vivent dans les profondeurs de l’inconscient. « Acte-observation », « observation d’une espèce plus haute », la littérature est pour Kafka, nous l’avons vu, observation et description de soi et du monde, point de vue spécifique sur le monde qui est celui de l’observateur désenchanté et désenchantant. Il a, de cette façon, l’impression que la littérature permet à celui qui se plie aux règles du jeu littéraire, aux « lois propres de son mouvement », de sortir — et de se libérer — des formes de vie sociales extralittéraires, de prendre ses distances et de rompre avec les illusions ou les apparences ordinaires. Du même coup, Kafka a le sentiment que l’écrivain « s’élève » et se distingue des profanes, c’est-à-dire se place « hors du rang », et même au-dessus de lui.
Mais pourquoi qualifier la rupture littéraire d’avec le monde des profanes de « bond hors du rang des meurtriers » ? De quels criminels ou de quels meurtriers s’agit-il ? La formule reste très largement énigmatique si on ne la met pas en rapport avec d’autres éléments de la vision du monde et de l’arrière-plan existentiel de son auteur. Il faut rappeler tout d’abord que Kafka ressent en permanence un sentiment d’oppression : il parle de sa « peur immense de l’école et des autorités » (Journal, 14 juillet 1916), de sa « peur perpétuelle des autres » (Lettre à son père, novembre 1919) ou encore de sa « peur du plus grand comme du plus petit » (lettre à Milena, novembre 1920). Cette peur est liée à sa relation à son père, présenté comme tyrannique, autoritaire, violent, menaçant (« toi, je te voyais et t’entendais crier, pester, déchaîner ta rage avec une violence qui, à ce que je croyais alors, devait être sans pareille dans le monde entier », écrit-il dans sa Lettre au père). Mais, plus généralement, il ressent ses parents « comme des persécuteurs » (lettre à Felice Bauer, 21 novembre 1912). Et lorsqu’il veut féliciter Milena pour le courage dont elle a su faire preuve avec son père, il lui dit que ce courage est « une diminution de l’oppression » (13 juin 1920). Ayant intériorisé un rapport craintif aux autorités et, plus généralement, à tous ceux qu’il perçoit comme supérieurs à lui, ayant constitué un sentiment de culpabilité assez fort, il anticipe en permanence des accusations, des condamnations ou des sanctions possibles dont il sera la victime. C’est pour cette raison qu’il parle du « rang des meurtriers » : tout le monde est ressenti comme pouvant être potentiellement dangereux pour lui. Dans son journal, le 19 novembre 1913, il se dit ému par la lecture de son journal et bouleversé par tout ce qui arrive autour de lui (« la moindre remarque d’un autre, le moindre spectacle vu par hasard bouleverse tout en moi ») : « Je suis plus vacillant que jamais, je ne sens que la violence de la vie » (spm).
Je me bats ; personne ne le sait (1920). À l’automne 1920, Kafka écrit un court texte intitulé Je me bats ; personne ne le sait51 qui est une sorte de préfiguration du propos tenu dans son journal le 27 janvier 1922. Kafka voit la littérature comme une manière de sortir du rang, d’observer le monde tel qu’il est et de lutter contre toutes les formes d’illusions ordinaires (légendes, traditions, idéologies). Il admet que tout le monde engage des combats, mais, en sortant du monde pour écrire sur lui, l’écrivain se bat avec plus de ténacité, de systématicité et de rigueur : « Je me bats ; personne ne le sait ; plus d’un s’en doute, c’est inévitable ; mais personne ne le sait. Je remplis mes devoirs quotidiens, on peut me reprocher un peu de distractions, mais pas trop. Naturellement, tout le monde se bat, mais je me bats plus que d’autres ; la plupart des gens se battent comme en dormant, de même qu’on agite la main pour chasser une vision en rêve ; mais moi, je suis sorti des rangs et je me bats en faisant un emploi scrupuleux et bien considéré de toutes mes forces. » Et la raison pour laquelle il se bat tient à la nécessité ressentie de le faire ; la vocation : « Une vie ne me paraissait pas digne d’être vécue » ; « [le combat] me réjouit uniquement en tant qu’il est la seule chose à faire. »
En parlant de meurtriers, de persécuteurs et de violence, Kafka cherche à débanaliser le monde social ordinaire, à faire apparaître l’extraordinaire anormalité du banal et à porter un regard d’étranger sur le monde quotidien. Ce n’est donc pas un hasard si, réagissant à une remarque de Janouch sur le roman policier, il peut dire : « Dans le roman policier, il s’agit toujours de découvrir des secrets qui sont cachés derrière des événements extraordinaires. Dans la vie, c’est exactement l’inverse. Le secret n’est pas tapi à l’arrière-plan. Nous l’avons au contraire tout nu sous notre nez. C’est ce qui semble aller de soi. Voilà pourquoi nous ne le voyons pas. La banalité quotidienne est la plus grande histoire de brigands qui existe. Nous côtoyons à chaque seconde, sans y prendre garde, des milliers de cadavres et de crimes. C’est la routine de notre existence. Et pour le cas où, en dépit de notre accoutumance, il y aurait tout de même encore quelque chose qui nous surprendrait, nous disposons d’un merveilleux calmant, le roman policier, qui nous présente tout secret de l’existence comme un phénomène exceptionnel et passible des tribunaux. Le roman policier n’est donc pas une bêtise, mais — pour reprendre le titre d’Ibsen — un soutien de la société, un plastron empesé dissimulant sous sa blancheur la dure et lâche immoralité qui par ailleurs se fait passer pour les bonnes mœurs52. » L’erreur du roman policier consiste, selon lui, à concentrer le regard sur les faits criminels exceptionnels et, du même coup, à détourner l’attention du lecteur de la criminalité invisible ordinaire.
On a constaté l’insistance de Kafka à voir la littérature comme une recherche de la vérité, vérité sur soi-même et sur le monde, qui ne vise donc pas le beau pour le beau, et ne cherche pas principalement la performance formelle ou l’originalité stylistique. On a vu qu’il ne limitait pas le rôle de l’art à une action sur soi-même, action thérapeutique de libération ou d’exorcisme, mais visait à bouleverser le regard ordinaire des lecteurs et à rompre le charme qui maintient les hommes dans leurs illusions. On a découvert aussi qu’il s’attribuait des qualités d’observation et d’analyse, et notamment une capacité à « se tenir à mi-distance et, gardant le silence sans y être obligé, saisir complètement les êtres » (lettre à Felice Bauer, 20 avril 1914). On a noté enfin la proximité entre la conception que Kafka se faisait de la (bonne ou vraie) littérature, à laquelle il assignait un rôle critique et décapant, et la fonction critique et désenchanteuse que s’attribue une partie des philosophes ou des sociologues53. Les points de similitude entre la démarche de Kafka et celle du sociologue ou de l’ethnologue sont nombreux. Pour un auteur devenu ex post le symbole de la littérature d’avant-garde, en rupture avec la tradition du roman réaliste et qualifié parfois d’écrivain métaphysique ou de fabuliste, l’affirmation peut paraître étrange et l’on peut se demander alors si le sociologue ne dresse pas ici le portrait d’un Kafka sociologue (en forçant le trait quelque peu). Il faut donc s’attacher à faire parler les faits qui soutiennent la pertinence d’un tel rapprochement.
Tout d’abord, Kafka se sent à son aise dans la position de l’observateur. On a vu comment il privilégiait les temps de solitude ou de retrait par rapport aux groupes. Mais ce ne sont jamais des retraits complets ou de la solitude absolue. On le découvre en train d’écrire à la table où sa famille joue aux cartes, discute, rit, et, si on sait cela, c’est parce qu’il écrit à propos de sa position familiale au moment même où il écrit, c’est parce qu’il est l’observateur des scènes familiales auxquelles il ne participe pas ou peu. Kafka note ce qu’il observe autour de lui, ce qu’il entend, les bruits de l’appartement rythmés par le père, qu’il perçoit depuis sa chambre, les rapports entre son père et sa mère, les jeux de son père avec son petit-fils Felix, les altercations entre son père et tel ou tel membre de la famille ou tel ou tel domestique, etc. Mais il observe et note tout aussi bien des scènes de rue, des situations observées dans les sanatoriums et pensions fréquentés, dans les tramways ou les trains.
Il aime tout particulièrement cette situation d’observateur désengagé, désintéressé : « Observé hier. La situation qui me convient le mieux : écouter la conversation de deux personnes en train de discuter une affaire qui les touche de près, tandis que je n’y prends qu’une part très lointaine, absolument désintéressée par surcroît » (Journal, 22 octobre 1913, spm). Le désintéressement évoqué ne renvoie pas à de l’ennui, bien au contraire. Kafka s’intéresse à ce qui se dit54 et se fait, à ce que recèlent les relations interpersonnelles et parfois même les relations qu’entretiennent des individus avec les machines qu’ils peuvent utiliser. Mais son intérêt est cognitif (il vise à comprendre) plutôt qu’évaluatif ou normatif (en vue d’agir sur la situation en question). Il est parfois proche de l’attitude quiétiste, contemplative ou de l’ataraxie qui seules permettent d’être en position de comprendre le monde. Plutôt que d’aller vers le monde et d’y participer, il suffit d’attendre et d’observer patiemment : « Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi » (Journal, 26 février 1918).
La Poursuite (1907-1908), Résolutions (1912). La Poursuite55 est entièrement construit autour de la justification d’une attitude passive dans le monde et d’une indifférence relative devant les événements dont l’interprétation n’est jamais assurée (la formule « qui sait si… » est employée à cinq reprises). Dans le doute, semble dire Kafka, il vaut mieux s’abstenir de toute intervention. De même, en février 1912, Kafka écrit un autre texte très bref, intitulé Résolutions56, dans lequel il pose clairement un problème existentiel qu’il s’agit de résoudre, en ne s’embarrassant guère de la dimension narrative. Il réduit ainsi les personnages évoqués à des lettres, comme dans un problème mathématique ou juridique : « je salue A. avec fougue » ; « je tolère aimablement la présence de B. dans ma chambre » ; « je savoure […] tout ce que C. va me raconter ». Le narrateur envisage deux solutions face à sa difficulté d’affronter le monde et « de s’arracher à un état de marasme ». La première consiste, en allant « systématiquement à l’encontre de [son] sentiment », à « y appliquer toute son énergie », à être actif, volontaire et à décider d’accepter avec joie tout ce qui, d’ordinaire, n’est vécu que comme « souffrance » et « ennui ». Mais le narrateur dit qu’il est difficile de maintenir cette attitude volontariste et qu’à la moindre « erreur » tout est remis en question. La seconde solution, qu’il juge meilleure, est une sorte de remise totale de soi et d’acceptation passive de tout ce qui advient : « Il est de meilleur conseil de tout accepter, de se comporter comme une masse inerte, même si l’on se sent emporté par le vent, de ne se laisser entraîner à aucun pas inutile, de regarder les autres avec un regard vide, vide d’animal, de n’éprouver aucun remords, bref, d’écraser de ses propres mains le dernier fantôme de vie qui subsiste encore, autrement dit d’ajouter encore au silence de la tombe et de ne rien laisser exister en dehors de lui. » Cette dernière solution n’est pas sans rappeler celle imaginée par le personnage d’Édouard Raban (le héros de Préparatifs de noce à la campagne, 1907) qui rêve d’envoyer son corps dans le monde pendant que son moi intime resterait allongé dans un lit. Kafka fait de ce thème de la passivité et de l’inertie, de l’indifférence à l’agitation du monde extérieur, bref de l’ataraxie, un thème récurrent de ses textes. On le disait parfois silencieux, discret, et c’était une manière pour lui de s’effacer et de ne participer que peu aux affaires du monde.
Agir ou rester en retrait ? Être dans le monde ou se contenter de l’observer ou de le contempler57 ? Affronter avec énergie tout ce qui se présente à soi ou laisser advenir ce qui doit advenir pour ne participer que très légèrement au cours des choses ? Accepter le monde avec ses contraintes et ses conventions (le mariage, la vie de famille, le métier) ou faire le choix de la solitude et de la création ? Voilà des questions qui se posaient à Kafka à travers l’écriture de ses récits.
Lorsque Gustav Janouch lui confie sa difficulté à trouver de l’intérêt à la « vie de famille », Kafka lui suggère de faire un pas de côté et d’en être l’observateur d’une façon telle qu’on a l’impression qu’il parle de sa propre expérience d’observateur in situ de la vie familiale : « Je ne supporte pas ce qu’on appelle la vie de famille, lui dis-je. — C’est affreux, dit Kafka avec une profonde sympathie. Que diriez-vous de vous contenter d’en être l’observateur ? Votre famille penserait que vous vivez avec elle et vous auriez la paix. En fin de compte, ce serait même partiellement exact. Vous vivriez avec votre famille d’un autre point de vue voilà tout. Vous seriez à l’extérieur du cercle, le visage tourné vers votre famille, et cela suffirait58. »
C’est aussi en spectateur attentif et en analyste minutieux des situations et des personnes que le décrit son ami Oskar Baum, en insistant sur sa propension à « démythifier » et à ne jamais juger pour s’efforcer simplement de comprendre les faits : « Avec une acuité et une lucidité sans égales, il examinait, démythifiait, mettait en lumière le noyau véritable des choses, chez lui et aussi chez les autres. Il ne condamnait jamais ; il constatait simplement les faits. Sans haine ni crainte, mais aussi sans sentimentalisme romantique, il allait droit vers l’essentiel de chaque âme, de chaque événement, de chaque situation, mais avec une telle précaution, une telle délicatesse, que la froideur de cet impitoyable spectateur ne blessait jamais, ne vous faisait jamais frissonner59. » Ce portrait est conforté par celui que brosse Max Brod du personnage de Richard Garta (version fictionnelle de Franz Kafka). En effet, Garta est présenté comme un observateur et un analyste extrêmement fin des rapports interhumains, capable de saisir la complexité des situations (« Il considérait toujours la vie comme un mystère aux innombrables facettes60 »), de comprendre les contradictions que néglige « l’observateur superficiel61 », d’« entrer dans les détails les plus délicats, dans le tissu des contradictions62 ».
Mais plus directement encore, Kafka consacre de nombreuses pages de son journal à décrire des rituels religieux. Par exemple, le 27 octobre 1911, Kafka décrit dans son journal le « bain rituel que possède toute communauté juive en Russie » et ses fonctions. Puis il parle de la « coutume de plonger trois fois les doigts dans l’eau dès le réveil, les mauvais esprits s’installant pendant la nuit sur la deuxième et la troisième phalange », ajoutant le commentaire suivant : « Explication rationaliste : on veut empêcher que les doigts ne se portent aussitôt au visage, alors que, dans le sommeil et le rêve, ils ont pu toucher sans la moindre retenue tous les endroits possibles du corps, les aisselles, le derrière, les parties sexuelles. » Quelques lignes sont aussi consacrées à la description de la « fête de Pessach ». Il continue les 24, 25 et 26 décembre 1911 en décrivant un rituel de circoncision (celui appliqué à son neveu), ainsi que la visite du rabbin et toute la procession qui s’ensuit. On le retrouve encore, le 2 juin 1916, prenant des notes sur un livre traitant de cérémonies et de rites. Puis, en juillet 1916, Kafka écrit à Max Brod depuis Marienbad et lui raconte les sorties du très charismatique rabbi — comparé à un sultan — très suivies par des personnes admiratives et qui voient de l’extraordinaire dans des comportements d’une grande banalité : « Mais ce n’est pas un sultan de mascarade, il est vraiment le sultan. Et non seulement le sultan, mais le père, le maître d’école, le professeur de lycée, etc. La vue de son dos ; de sa main posée sur sa hanche ; de la façon dont ce dos large se retourne — tout cela inspire confiance. Cette confiance heureuse et sereine que je puis pressentir, elle est aussi dans les yeux du groupe tout entier. […] Il examine tout, et spécialement les bâtiments ; les détails absolument perdus l’intéressent, il pose des questions, attire lui-même l’attention sur certaines choses, la caractéristique de sa manière d’être est l’admiration et la curiosité. Dans l’ensemble, ce sont là les questions et les propos insignifiants de souverains en voyage, peut-être un peu plus enfantins et plus gais […]. Langer cherche ou pressent dans tout cela un sens plus profond, je pense que le sens plus profond est justement que ce sens fait défaut, et c’est à mon avis bien suffisant » (lettre à Max Brod, mi-juillet 1916). Kafka démystifie l’action et les propos du rabbi. Il ne le critique pas vraiment, mais se montre un peu ironique (« on échange sur ces tuyaux des opinions contradictoires », note-t-il ironiquement à propos des tuyaux du nouveau bain de vapeur que le rabbi examinait). Il s’amuse du comportement de ceux qui, étant donné leur rapport enchanté au rabbi, veulent voir dans ces curiosités enfantines des choses au sens plus profond.
Ces descriptions sont diversement tirées de son expérience personnelle, d’ouvrages lus ou, fin 1911, des nombreuses discussions avec Jizchak Löwy, le directeur de la troupe juive ambulante, qui lui raconte les dits et légendes des rabbins miraculeux. Marthe Robert souligne bien à ce propos la volonté quasi scientifique de comprendre qui l’anime : « En cela il est un peu dans la situation de l’explorateur ou de l’ethnologue qui, étudiant les mœurs d’une peuplade primitive “sur le terrain”, s’étonne de tout à tort et à travers tant qu’il n’a pas la clef du comportement des gens, et ne sait pas voir la banalité sous le fait déroutant. Kafka n’a pas la clef, c’est certain, et l’attention positivement scientifique qu’il donne à ses observations ne suffit pas à la lui procurer — d’autant que, dans son cas, l’ethnologue ne peut pas oublier que, si exotique qu’elle lui paraisse, la peuplade en question est celle-là même dont il est né63. » Mais cette volonté est indissociable de la situation concrète de Kafka vis-à-vis du judaïsme, puisque c’est le processus d’assimilation de ses parents qui a fait que le judaïsme s’est réduit à n’être qu’une série de coutumes, de rituels ou de cérémonies assez largement désinvestis et dépourvus de significations vivantes, auxquels ses parents semblent participer par habitude plutôt que par conviction profonde. Le judaïsme se présente sous la forme de pratiques archaïques, incompréhensibles qui appellent presque le regard de l’ethnologue ou de l’historien : « Aujourd’hui, en entendant le compagnon du Moule dire la prière qui termine le repas, tandis que les assistants, à l’exception des deux grands-pères, passaient le temps à rêver et à s’ennuyer dans l’absolue incompréhension de la prière qu’on leur récitait, j’ai vu devant moi le judaïsme d’Europe occidentale à une période de transition manifeste dont la fin est imprévisible […]. Ces formes religieuses parvenues à leur fin ultime avaient de façon si incontestable un caractère purement historique dans leur pratique actuelle, qu’un peu de temps écoulé dans le courant de cette matinée paraissait suffire pour qu’on pût intéresser historiquement les assistants, en leur faisant connaître la vieille coutume surannée de la circoncision et ses prières à demi chantées » (Journal, 24 décembre 1911).
Ces nombreuses descriptions de rituels poussent Kafka à s’interroger sur la manière dont un rituel est fixé. Il semble souvent fasciné par le nombre de détails respectés scrupuleusement par ceux qui exécutent le rituel, sans que ces détails n’aient toujours d’autres significations que celle d’être habituellement constitutifs du rituel. Pensant que le rituel est ce qu’il est par la force de l’habitude et de la répétition des mêmes gestes ou des mêmes actes, il écrit ainsi le 10 novembre 1917 : « Des léopards font irruption dans le temple et boivent le contenu des vases sacrés ; cela se répète continuellement ; pour finir on peut le calculer d’avance et cela devient une part de la cérémonie » (Journal, spm).
Kafka apprend à former son regard distancié et s’étonne, d’un étonnement tout sociologique, de ce que le hasard des circonstances et des conditions puisse conduire les hommes à occuper des positions très différentes les uns par rapport aux autres et, notamment, à remplir des rôles de dominant ou de dominé : « Un cercle d’homme qui sont maîtres et serviteurs. Visages travaillés, brillant de couleurs vives. Le maître s’assied et le serviteur lui apporte les mets sur un plateau. Entre ces deux hommes, il n’y a guère plus de différence, pas de différence qui se puisse évaluer autrement qu’entre un homme, par exemple, qui, grâce à un concours d’innombrables circonstances, est anglais et vit à Londres, et un Lapon qui, au même moment, court les mers, seul sur son bateau dans la tempête. Certes, le serviteur peut — et ceci également à certaines conditions — devenir maître, mais quelle que soit la réponse qu’on veuille lui donner, cette question n’est pas gênante ici, puisqu’il s’agit de l’estimation momentanée de données momentanées » (Journal, 4 décembre 1913). Et la réflexion se fait encore plus explicitement sociologique lorsqu’il écrit à Max Brod que « tous les êtres humains sont manifestement sociaux […] de bout en bout » et qu’ils ont seulement, « avec des forces de nature diverse, à surmonter des obstacles différents » (lettre à Max Brod, 16 décembre 1918).
Profondément convaincu que les être humains sont « sociaux de bout en bout », il pose une multitude de questions extrêmement concrètes à celles et ceux dont il veut saisir la logique, la compréhension d’une personne passant par cette connaissance fine de son environnement culturel, matériel, spatial et humain. Les lettres adressées à Felice Bauer, mais aussi certaines envoyées à Milena, tournent parfois à l’enquête ethnographique serrée, par où se manifeste sa volonté de saisir dans quel réseau de pratiques et de relations se situent ses interlocutrices. Par exemple, Kafka termine sa deuxième lettre en demandant à Felice de lui raconter de nombreux détails de sa vie : « Naturellement comme je ne vous connais pas du tout, il vous faudra noter plus de choses qu’il ne serait nécessaire pour vous seule. Un jour, donc, vous devrez noter à quelle heure vous arrivez au bureau, ce que vous avez pris au petit déjeuner, ce qu’on voit de la fenêtre de votre bureau, quelle sorte de travail on fait dans cet endroit, comment s’appellent vos amis et amies, pourquoi on vous comble de cadeaux, qui veut vous gâter la santé en vous donnant des sucreries, ainsi que mille autres choses dont j’ignore l’existence et la possibilité » (lettre à Felice Bauer, 28 septembre 1912). Le même type de questions est reposé le 24 octobre 1912. Puis, le 14 février 1913, il donne à lire une lettre de son oncle de Madrid, directeur des Chemins de fer, et demande à Felice de lui envoyer une lettre d’un membre de sa famille (« Pour que j’apprenne, moi aussi, à comprendre ton entourage, dans lequel je me suis insinué »). Kafka relance la machine à questions (sur ce qu’elle fait, sur son voyage, sur les gens avec qui elle est, etc.) le 7 août 1913. Et l’on retrouve sept ans plus tard le même besoin de savoir avec Milena. Alors qu’elle part quelque temps en congé, il lui écrit : « Tu me décriras, n’est-ce pas, brièvement l’endroit, ta vie, ton logis, tes promenades, tes repas, la vue que tu auras de ta fenêtre, pour que je puisse un peu vivre avec toi ? » (lettres à Milena, 6 août 1920.)
Il s’interroge par ailleurs sur la limitation de l’horizon des possibles due au fait que ce dernier a été forgé dans des conditions culturelles données. C’est l’intériorisation par les êtres humains de la normalité ou de l’évidence de leur situation qui explique la nécessité pour eux de vivre de la manière dont ils vivent : « Pourquoi les Tchouktches [peuplade de Sibérie] ne quittent-ils pas leur terrible pays ? En comparaison de leur vie actuelle et de leurs désirs actuels, ils vivraient mieux partout ailleurs. Mais ils ne le peuvent pas ; car tout ce qui est possible arrive ; seul est possible ce qui arrive » (Journal, 5 janvier 1914)64. Mais le célibataire vieillissant et vivant toujours chez ses parents est comparable aux Tchouktches. Kafka prend conscience pour lui-même que ses habitudes l’engluent et l’empêchent de changer : « La monotonie, la régularité, le confort, la dépendance propres à mon mode de vie me fixent irrésistiblement là où j’ai été placé. En outre, j’ai plus qu’une tendance ordinaire à vivre dans le confort et la dépendance, c’est donc par moi que tout ce qui me fait du mal se trouve aggravé. Enfin, je ne laisse pas non plus de vieillir, il me devient de plus en plus difficile de changer de vie » (Journal, 8 mars 1914, spm)65.
Le Spectateur de la galerie (1916). Kafka poursuit sous une forme narrative la réflexion qu’il mène sur la nécessité intériorisée devenue horizon naturel et même, dans certains cas, vertu. Dans un récit écrit en 1916 (Le Spectateur de la galerie66), le narrateur présente la situation d’un jeune spectateur qui, si la situation s’y prêtait, pourrait être celui qui vient libérer une jeune écuyère souffrante (« fragile et poitrinaire ») de toutes les misères qu’on lui ferait subir. Son patron est présenté, en effet, comme un être sans pitié qui la fait tourner sans interruption durant plusieurs mois devant un public insatiable. Mais le jeune spectateur assiste, en définitive, à un spectacle où la jeune écuyère semble heureuse, respectée, admirée et n’appelle aucune aide : « Comme il en est ainsi, le spectateur de la galerie pose son visage sur la rampe et, s’abîmant dans la marche finale comme dans un rêve profond, il se met à pleurer, sans même s’en rendre compte. » Par la symétrie des deux situations — la première très sombre et la seconde très lumineuse et positive — Kafka met en scène la différence entre un pouvoir coercitif, brutal et direct, qui contraint les dominés à faire des choses contre leur gré et les exploite sans ménagement, et un pouvoir symbolique qui repose sur le consentement du dominé et lui fait faire exactement les mêmes choses, mais en exploitant cette fois ses capacités d’autocontrainte et son envie d’être admiré. D’une situation à l’autre, ce qui change, c’est l’incapacité dans laquelle se trouve le second spectateur d’intervenir. Mais, au fond, peut-être que Kafka décrit deux fois la même situation objective : la première avec les yeux de celui qui n’est pas pris par l’enchantement de la situation et la seconde avec les yeux de celui qui ne voit que la surface des choses et dont le regard est transformé par le voile de l’illusion. Car il est bien évident que la performance de la seconde écuyère a nécessité les mêmes nombreuses heures d’entraînement et de souffrance que la première. Consentante, mieux traitée et admirée, elle donne cependant l’impression d’être parfaitement libre et consciente.
Il se rend compte de la nécessité quasi naturelle de certains rôles sociaux, qui s’imposent avec la force de l’évidence à tous, surtout quand ceux-ci s’appuient, comme dans le cas des différences entre les hommes et les femmes, sur des différences biologiques : « Un prince peut épouser la Belle au bois dormant ou quelque autre personne encore plus difficile à conquérir, mais la Belle au bois dormant ne peut être un prince » (Journal, 8 mars 1914). Cette réflexion sur la limitation culturelle des possibles et l’intériorisation du nécessaire (on ne décide pas de naître lapon ou anglais, dans une famille de maîtres ou dans une famille de serviteurs, etc.) débouche nécessairement sur une interrogation très subtile sur la liberté. Kafka dit que les hommes sont à la fois libres et totalement déterminés, tout simplement parce qu’ils veulent ce qu’ils sont obligés, sans le savoir, de faire. Ils sont déterminés à faire ce qu’ils font dans les deux sens du terme : subjectivement déterminés (ils font les choses avec force détermination) et objectivement déterminés (ils sont contraints par leur culture, leur place, leur histoire, etc. à faire ce qu’ils font) : « Ta volonté est libre signifie : elle était libre quand elle a voulu le désert, elle est libre, puisqu’elle peut choisir son chemin pour le traverser ; elle est libre, puisqu’elle peut choisir sa démarche ; mais d’autre part elle n’est pas libre, puisque tu es obligé de traverser le désert, pas libre, puisque tout chemin est une espèce de labyrinthe qui touche au moindre pouce du désert » (Journal, 22 février 1918, spm).
Kafka se tient toujours dans une réflexion profondément sociologique lorsqu’il s’étonne de la manière dont les gens peuvent être parfaitement « adaptés à » ou « faits pour » la fonction qu’ils exercent et se demande comment ils ont pu en arriver là : « Air triste de l’homme qui donne les tickets. Il se poste devant les gens, tourne le ticket entre ses doigts et ne consent à s’éloigner que lorsqu’on a payé. En dépit de son air engourdi, il remplit fort correctement sa fonction ; pour faire un travail qui exige autant d’endurance, on ne peut pas voler sans cesse de droite à gauche, et, du reste, il faut qu’il s’efforce de bien noter les traits des gens. La vue de cette sorte d’hommes me conduit toujours aux mêmes réflexions : comment est-il venu à ce travail ? combien est-il payé, où sera-t-il demain, qu’est-ce qui l’attend quand il sera vieux, où habite-t-il, dans quel coin étire-t-il ses membres avant de s’endormir, serais-je capable de faire son travail, qu’éprouverais-je ? » (Journal, 23 juillet 1914.)
Préparatifs de noce à la campagne (1907), Une visite à la mine (1917). Dans Préparatifs de noce à la campagne67, écrit avant la fin 1907, Édouard Raban se montre ironique à l’égard de voyageurs de commerce qui sont dans le même train que lui, dont les intérêts finissent par se réduire à leur fonction : « Leur patron les envoie à la campagne, ils obéissent, ils prennent le train et, dans chaque village, ils courent d’affaire en affaire. Parfois ils prennent une voiture pour aller entre les villages. Ils n’ont besoin de s’arrêter longtemps nulle part, car tout doit se faire vite, et ils ne parlent jamais que de marchandises. Avec quelle joie doit-on se donner du mal dans une profession aussi agréable ! » Édouard Raban ne comprend pas leur conversation, tant elle requiert des compétences de spécialistes : « Comme il ne comprenait rien aux propos du voyageur, il ne comprenait pas non plus la réponse de l’autre. Une sérieuse préparation aurait été requise ici, car ces gens-là s’occupent de marchandises depuis leur enfance. »
Cet étonnement devant les effets enfermants de la spécialisation est récurrent chez Kafka. En avril-juin 1917, il décrira encore, dans un récit intitulé Une visite à la mine68, un monde très hiérarchisé et hyperspécialisé. Il y a ceux qui sont « au fond » (les mineurs), ceux qui sont tout en haut (« la Direction ») et ceux qui descendent pour « faire ouvrir de nouvelles galeries » par ordre de la direction (« les ingénieurs »). Le narrateur est un ouvrier et observe les onze personnes venues au fond de la mine. Elles sont toutes différentes et ont des comportements différents liés à leur fonction dans une division du travail très poussée. La spécialisation est telle que certains comportements extrêmement singuliers apparaissent étranges et incompréhensibles pour les profanes. Le premier homme se contente d’observer. Le deuxième prend des notes, compare, enregistre. Le troisième « marche en redressant l’échine » et « garde sa dignité ». Le quatrième donne des explications au troisième. Le cinquième, « peut-être le plus élevé dans la hiérarchie, n’accepte pas qu’on l’accompagne ; il est tantôt devant, tantôt derrière ; le groupe règle son pas sur le sien ; il est pâle et faible ; la responsabilité a creusé ses yeux ». Les sixième et septième mènent une conversation personnelle et le narrateur pense qu’il « faut que ces deux messieurs soient sûrs de leur situation » et qu’ils aient acquis du « mérite » pour « pouvoir, au cours d’un acte professionnel si important et sous les yeux de leur chef », traiter d’affaires personnelles. Le huitième effectue des contrôles, « tapote tout au moyen d’un petit marteau » et s’est même couché par terre une fois en restant immobile, donnant à penser qu’il lui était peut-être arrivé quelque chose, alors qu’il se livrait à une « nouvelle vérification » (les mineurs ont beau connaître la mine, ils ne parviennent pas « à comprendre ce que cet ingénieur vérifie constamment de la sorte »). Un neuvième transporte dans une petite voiture des appareils de mesure très précieux. Un dixième marche à côté du neuvième et prend parfois une pièce appartenant à un appareil pour l’examiner. Et le onzième est le « garçon de bureau » qui n’a aucune occupation particulière autre que celle de s’enorgueillir de sa situation, pourtant très subalterne, en caressant d’une main « ses boutons dorés ou le drap fin de sa tunique d’uniforme », signe récurrent dans l’œuvre de la fierté éprouvée par les représentants subalternes du pouvoir.
Il continue à réfléchir sur l’observation distanciée à partir de la lecture du livre de Wilhelm Dilthey La Littérature et le Vécu : « Amour de l’humanité, respect extrême de toutes les formes qu’elle a apportées à la civilisation, rester tranquillement en arrière poste d’observation le plus approprié » (Journal, 6 janvier 1914). Et c’est toujours en sociologue avisé qu’il remarque l’écart entre la perception des différences culturelles intersociétés et celle concernant les différences internes à sa propre société. Kafka note le fait que lorsqu’on est à l’étranger, les manières de vivre des habitants sont, malgré leur radicale extranéité et leur grande étrangeté, le plus souvent admises car on imagine qu’elles ont leur légitimité et leur logique propre, tandis que lorsque nous constatons des différences au sein de notre propre société, celles-ci prennent un tout autre sens. Dans le second cas de figure, les différences sont jugées, interprétées, évaluées à l’aune des normes dominantes69 : « Nous acceptons les villes étrangères comme on accepte un fait ; les habitants y vivent sans comprendre notre manière de vivre, de même, nous ne comprenons pas la leur ; on est obligé de comparer, on ne peut pas s’en défendre, mais on sait bien que cela n’a aucune valeur morale ou même psychologique ; en fin de compte, on peut même renoncer à la comparaison, puisque l’excessive différence des conditions de vie nous dispense de comparer. Si les banlieues de notre ville natale nous sont tout aussi étrangères, en revanche les comparaisons y ont de la valeur, une promenade d’une demi-heure peut nous le prouver à tout moment » (Journal, 18 novembre 1911, spm).
Kafka semble avoir ressenti assez tôt, quoique de manière plus confuse qu’il ne parvient à l’exprimer grâce à ses lectures et au progrès de son travail littéraire, à la fois l’arbitrarité et peut-être même l’artificialité de la vie sociale, du monde social, son aspect construit, conventionnel, symbolique, qui ne tient que par les croyances et les illusions imposées par les autorités (père, mère, enseignants), et son poids, sa lourde existence qui saisit les individus comme le mort saisit le vif. Kafka prend conscience des discours d’illusion, des croyances : « Un jour, il y a bien des années, j’étais assis, assez tristement sans doute, sur la pente du mont Saint-Laurent. J’examinais les souhaits que je formais pour la vie. Celui qui se révéla le plus important ou le plus attachant fut le désir d’acquérir une façon de voir la vie (et, ce qui était lié, de pouvoir par écrit en convaincre les autres) dans laquelle la vie conserverait son lourd mouvement naturel de chute et de montée, mais serait reconnue en même temps, et avec une clarté non moins grande, pour un rien, un rêve, un état de flottement. […] Un peu comme on pourrait souhaiter de faire une table à coups de marteau en y mettant le soin minutieux de la routine, et de ne rien faire en même temps, non pas toutefois de telle sorte que l’on pût dire : “Les coups de marteau sont pour lui un rien”, mais : “Les coups de marteau sont pour lui de vrais coups de marteau et en même temps un rien”, ce qui d’ailleurs aurait rendu ses coups de marteau plus audacieux, plus décidés, plus réels et, si tu veux, plus déments encore » (Journal, janvier-février 1920, spm). Et revenant à la troisième personne comme pour mettre un peu de distance par rapport à sa situation personnelle et l’objectiver un peu plus : « C’était, à cette époque, une espèce d’adieu qu’il disait au monde illusoire de la jeunesse ; ce monde d’ailleurs ne l’avait jamais dupé directement, il avait chargé toutes les autorités de son entourage de le duper par leur discours, c’est ce qui avait provoqué la nécessité de son “souhait”. » À la suite de ce passage, Kafka prend acte du poids de ces autorités, et notamment de la famille dans la vie et le destin des enfants : « Il ne vit pas au nom de sa vie personnelle, il ne pense pas au nom de sa pensée personnelle. Il lui semble qu’il vit et qu’il pense sous la pression d’une famille, elle-même comblée sans doute de vitalité et de pensée, mais pour qui, en vertu d’une loi quelconque qui lui est inconnue, il représente une nécessité formelle. À cause de cette famille et de ces lois inconnues, il ne peut pas être relevé de ses fonctions. »
Il prend ainsi conscience des déterminismes sociaux qui pèsent en permanence sur chaque individu. Dans l’un de ses aphorismes (à la troisième personne), il imagine qu’il est à une fête, à l’occasion d’une partie de canotage sur la Tamise, et qu’il est quelque part sur le rivage désirant y participer mais n’y parvenant pas. Il s’interroge alors sur ce qui aurait dû être différent dans son histoire personnelle pour que ce qui est impossible devienne possible : « Il dut se dire clairement qu’il en était exclu ; il lui était impossible d’y trouver sa place ; cela aurait exigé une préparation si longue que non seulement ce dimanche-là, mais de nombreuses années et lui-même s’en seraient allés ; et même si le temps avait bien voulu s’arrêter, on n’aurait pas pu atteindre un autre résultat : il eût fallu que toute son ascendance, son éducation, son développement physique eussent été différents. » Ayant intériorisé, à travers son éducation, cette inhibition, il crée lui-même l’obstacle qui lui barre la route : « C’est l’os de son propre front qui lui barre le chemin, s’il se met le front en sang, c’est parce qu’il se cogne à son propre front70. » Et ce sont bien les obstacles intérieurs qui sont les plus redoutables à surmonter, de même que les chaînes invisibles sont les plus difficiles à briser ou que les prisons imperceptibles sont celles dont on s’évade le moins aisément : « Tout navigue sous de faux pavillons, aucun mot ne correspond à la vérité. Moi, par exemple, je rentre maintenant chez moi. Mais ce n’est qu’une apparence. En réalité, je prends place dans un cachot installé spécialement à mon intention, d’autant plus rigoureux qu’il ressemble à un appartement bourgeois tout à fait ordinaire et que personne, à part moi, ne discerne qu’il s’agit d’une prison. D’où également l’absence de toute tentative d’évasion. On ne peut pas briser de chaînes quand il n’y en a pas de visibles. La détention est donc organisée comme une existence quotidienne tout à fait ordinaire, sans confort excessif. Tout semble construit dans un matériau solide et stable71. »
Un paysan m’attrapa (automne 1920). Dans ce court récit72, Kafka montre qu’il a une vision très réaliste du fait que les difficultés relationnelles ne s’arrangent pas facilement, mais demandent beaucoup de temps, un temps qui dure presque aussi longtemps que l’existence. À cela deux raisons essentielles : d’une part, les disputes ou problèmes relationnels sont des réalités d’interdépendance où chacun renforce l’attitude de l’autre ; d’autre part, les disputes ou problèmes relationnels sont des réalités qui ont une histoire et qui s’installent dans des habitudes difficiles à remettre en question.
Alors qu’il marche sur une route, le narrateur est arrêté par un paysan qui lui demande de lui venir en aide car les « disputes » avec sa femme lui « empoisonnent la vie » et ses enfants « ne savent que bayer aux corneilles ou faire des sottises ». Le narrateur se montre sceptique quant à la possibilité pour un étranger d’agir sur une telle situation. Il pense notamment que s’il peut éventuellement être utile pour les enfants (sans doute plus malléables de son point de vue), il lui sera difficile d’avoir du « pouvoir sur sa femme » car les disputes engagent les deux conjoints et pas seulement l’un ou l’autre.
Le narrateur demande au mari de fixer un salaire mensuel, supposant par là que son aide nécessitera beaucoup plus de temps que le paysan ne pouvait l’imaginer : « Je fus surpris de sa surprise. Croyait-il donc que je pourrais réparer en deux heures les fautes que deux êtres avaient commises tout au long d’une vie, et croyait-il qu’au bout de deux heures, j’accepterais un petit sac de pois comme salaire […]. Au contraire, dis-je, je devrai rester longtemps chez lui pour étudier tout et mettre au point, littéralement, les procédés propres à améliorer les choses, après quoi, il me faudra encore rester longtemps pour rétablir vraiment l’ordre, autant que faire se pourra ; mais ensuite je serai vieux et fatigué et je ne partirai plus du tout, je me reposerai et jouirai de la gratitude de tout le monde. » En écrivant cela, Kafka ne pouvait manquer de penser à ses relations avec son père, qui ne pouvaient s’améliorer que par un long travail de toute une vie.
Kafka se voit comme quelqu’un qui vit « en cage », mais précise que la cage n’est pas seulement à l’extérieur de lui, mais en lui : « “Je ne parle pas seulement de ce bureau, je parle en général.” Il posa son poing droit sur sa poitrine. “Je porte mes barreaux sans cesse en moi73.” » Il pense par conséquent que « l’intérieur et l’extérieur sont liés74 » et qu’une libération n’est possible que si elle passe par une réforme des dispositions intérieures et pas celle « que l’on ne cherche à obtenir que par des dispositions extérieures » : « Cette liberté n’est pas un climat social produit artificiellement, c’est une attitude, obtenue au prix d’une lutte incessante, envers soi-même et envers le monde75. » Kafka a acquis la certitude que c’est l’intériorisation d’une situation et l’incorporation des expériences passées qui sont au cœur de ses difficultés d’existence. Il a autant ou plus affaire à son passé incorporé sous forme de dispositions et de catégories de perception qu’à l’imposition d’une situation extérieure. Sans une lutte contre ces obstacles intérieurs (et c’est la fonction qu’il attribue à son travail littéraire), aucune libération véritable n’est possible. « Prisonnier » et « libre » à la fois dit Kafka. Comme Joseph K. arrêté par des fonctionnaires mais qui a le droit de continuer à vaquer à ses occupations ordinaires, parce que l’arrestation est mentale (intérieure) et non réelle, Kafka se sent prisonnier tout en sachant qu’aucune chaîne extérieure n’entrave sa liberté et qu’aucune cage réelle ne le retient en détention : « Il se serait accommodé d’une prison. Finir en prisonnier, ce serait un but de vie. Mais c’était une cage. Indifférent, souverain, le bruit du monde était là comme chez lui et passait à flots à travers la grille, en vérité le prisonnier était libre, il pouvait participer à tout, rien de ce qu’il y avait dehors ne lui échappait, il aurait même pu quitter la cage, les barreaux étaient espacés de plusieurs mètres, il n’était même pas prisonnier » (Journal, 14 janvier 1920).
Voulant aider Felice Bauer qui s’occupe en 1916 d’un foyer populaire recevant des Juifs de l’Est et notamment donne des cours à des enfants, Kafka lui donne un aperçu de ce qui pourrait être enseigné d’après la lecture d’un livre de F. W. Foerster, La Théorie de la jeunesse. Un livre pour les parents, les maîtres et les ecclésiastiques. Or, Kafka met tout d’abord l’accent sur une attitude scientifique de rupture avec le sens commun, qui s’applique autant à des phénomènes naturels ou physiques qu’à des faits d’ordre social : « Pour l’astronomie, lui écrit-il, les applications suivantes sont possibles : étudier la découverte de Copernic comme un acte de profonde méfiance à l’égard des apparences, de cette méfiance bienfaisante qu’il faut maintenir également pour juger son propre comportement moral. L’humilité qu’entraîne la reconnaissance des causes subjectives d’erreur dans la recherche astronomique doit conduire également à la reconnaissance des sources subjectives d’erreur dans le comportement moral. » Et insistant sur les vertus éthique du relativisme anthropologique, il prône aussi un enseignement des langues qui serait apprentissage des différences et, du même coup, de la modestie et de l’esprit de tolérance. L’enseignement des langues exige « qu’on se libère de l’étroitesse de ses propres sentiments et qu’on pénètre dans un monde de conceptions étrangères, donc qu’on [parvienne] à un surcroît de tolérance et de modestie. Sans cette expérience vécue, la simple étude d’une langue ne donne pas grand-chose. À preuve, les contradictions irréconciliables qui règnent dans une même communauté linguistique, par exemple entre les classes sociales ou les diverses générations. En ce sens, il est également nécessaire de s’assimiler le langage de ceux qui parlent notre propre langue » (lettre à Felice Bauer, 25 septembre 1916, spm).
Mais comment expliquer la présence de tels intérêts quasi scientifiques chez un auteur réduit par certains commentateurs au statut de fabuliste ? Tout se passe comme si Kafka était socialement prédisposé à adopter une position d’observateur et une certaine forme de relativisme anthropologique, prédisposé aussi à se poser une série de questions autour de l’arbitrarité des formes de vie, de la fabrication culturelle des individus, du déterminisme et de la liberté, du rôle des habitudes dans le destin individuel, etc. De nombreux ingrédients se combinent pour composer ce fond très anthropologique ou sociologique de questionnement et d’intérêt. Kafka a été ou est encore en décalage et même souvent en crise avec un grand nombre des cadres sociaux dans lesquels il a été ou est inscrit : avec ses parents dont il s’est senti abandonné durant les premières années de sa vie, avec son père tyrannique et terrorisant, figure « énigmatique » (Lettre à son père) dont il ne parvenait initialement pas à comprendre les intentions, avec l’école qu’il a traversée la peur au ventre et persuadé être un imposteur, avec le travail de bureau où il n’a pas mis ses deux pieds, qui l’oblige à vivre une double vie et qu’il vit comme une activité frustrante étant donné l’appel de sa vocation littéraire, avec l’héritage matériel et culturel familial (le commerce, le sens des affaires et le goût de l’argent) qu’il n’est pas parvenu à s’approprier, avec le judaïsme à la fois omniprésent autour de lui et qu’il a découvert chez lui comme un ensemble de rituels sans sens, avec l’institution du mariage (le statut de célibataire, socialement perçu comme le signe d’un problème, le poussant encore un peu plus dans la catégorie des marginaux ou des originaux), avec une langue « volée » aux Allemands et dont l’oreille extérieure remarque en permanence l’usage fautif ou singulier, avec un environnement antisémite qui rappelle en permanence sont statut de paria ou d’étranger76, etc. Toutes ces crises existentielles sont autant de désajustements et de décalages qui rompent l’adhésion immédiate, préréflexive que vivent celles et ceux qui sont à leur place et ont, du même coup, l’impression d’être « à leur affaire » et de faire ce qu’ils ont à faire.
Incapable lui-même de cette adhésion naïve au monde, il est dans l’étonnement permanent des situations qu’il observe et qu’il essaie de déchiffrer. Comprendre ce qu’il est lui-même pour être comme il est et tenter de savoir comment les autres peuvent exercer leur métier, se marier, prendre des décisions fermes, bref vivre sans se poser autant de questions et avec moins de doute qu’il n’en a, voilà ce à quoi il passe son temps. Et l’étonnement se transforme même parfois en admiration face au spectacle de gens « efficaces », vivant dans l’évidence du monde social77. C’est tout cela qu’exprime fort bien Milena à Max Brod78 : « Pour lui, la vie est tout à fait différente de ce qu’elle est pour les autres gens, pour lui, l’argent, la Bourse, le contrôle des devises, une machine à écrire sont des choses tout à fait mystiques (et elles le sont bien, en effet, c’est seulement pour nous qu’elles ne le sont pas), ce sont pour lui les énigmes les plus étranges, vis-à-vis desquelles il n’a pas du tout le même rapport que nous. Son travail de fonctionnaire, par exemple, est-il pour lui l’exécution d’un service ordinaire ? Une fonction — à commencer par la sienne — est une chose aussi énigmatique, aussi admirable qu’une locomotive l’est pour un petit enfant. Il est incapable de comprendre les choses du monde les plus simples. […] Ah non ! le monde entier est et reste pour lui un mystère. Un secret mystique. […] Lorsque je lui parlais de mon mari, qui m’est infidèle cent fois par an, qui me tient sous sa coupe en même temps que beaucoup d’autres femmes, son visage s’éclairait du même respect qu’auparavant quand il me parlait de son Directeur qui tapait si vite à la machine et qui était donc un homme remarquable, de même que quand il me parlait de sa fiancée, qui “s’entendait si bien en affaires”. Tout cela lui restait étranger. Un homme qui tape vite à la machine à écrire et un homme qui a quatre petites amies, tout cela lui paraît […] incompréhensible pour la raison que ce sont des choses vivantes. Mais Frank ne peut pas vivre. Frank n’a pas la capacité de vivre » (lettre de Milena à Max Brod, août 1920, spm).
Les crises de désajustement lui donnent le sentiment d’être différent et étranger : étranger dans sa propre famille79, dans sa langue80, dans la communauté juive81, mais aussi en tant que Juif parmi les catholiques ou parmi les Allemands, en tant que Juif germanophone parmi les Tchèques, en tant qu’écrivain parmi ses collègues de travail82, parmi ses amis et les membres mariés de sa famille. Or, l’expérience intime de l’extranéité est un levier puissant d’interrogation et de mise en doute. Elle le met tout d’abord, objectivement et subjectivement, en position d’observateur-descripteur-interprète des divers cadres sociaux dans lesquels il vit ou a vécu83. Comme bien d’autres écrivains avant lui et comme de très nombreux écrivains après lui, Kafka a fait un pas de côté en écrivant et en ne poursuivant pas dans la voie du père, mais il a aussi vécu tous ces désajustements qui font que sa place symbolique dans le monde n’est simple et assurée nulle part84. Nulle part, excepté dans la littérature qui occupe subjectivement la place centrale de son existence et d’où s’observe et s’interroge tout le reste. La littérature, c’est l’institution, le lieu propre à partir duquel il peut observer les choses, les décrire, les interroger et tenter, par là même, de faire quelque chose de positif de ses démons intérieurs. Mais on voit bien que si les hasards de l’existence l’avaient mis en contact avec certaines manières de faire de l’histoire, de la philosophie, de l’ethnologie ou de la sociologie, il aurait pu tout aussi bien se sentir attiré et trouver matière à faire travailler, sur un autre mode et avec d’autres contraintes, sa problématique existentielle.
C’est tout cet arrière-plan existentiel qui permet de rendre compréhensibles les raisons pour lesquelles Kafka ne cesse de mettre en scène des personnages principaux qui ne comprennent pas ce qui se passe, manquent des repères et des habitudes nécessaires pour se comporter de manière pertinente ou adéquate, qui posent sans cesse des questions et qui vivent, au fond, des situations de découplages-désajustements par rapport aux situations vécues. C’est un jeune adolescent, Karl Rossmann, qui est expulsé par ses parents vers les États-Unis et qui débarque en parfait candide dans une société qu’il ne connaît pas ; c’est un historien ou un ethnologue qui raconte les conditions de la construction de la muraille de Chine sans vraiment comprendre les logiques qui ont présidé à cette construction ; c’est un grand savant d’Occident qui vient visiter une colonie pénitentiaire et qui observe, tel un ethnologue, l’exécution d’un soldat condamné pour désobéissance et outrages à son supérieur ; c’est un singe ayant connu un processus d’humanisation qui fait une communication scientifique sur cette métamorphose devant une académie savante ; c’est Gregor Samsa qui devient étranger à son monde en se rendant compte un matin qu’il s’est transformé en un monstrueux insecte ; c’est un chien chercheur qui s’interroge sur ce que les autres chiens tiennent pour évident ; c’est le célibataire qui, perturbé dans ses habitudes, se retrouve en crise et s’interroge ; c’est un instituteur qui fait une recherche sur l’existence d’une étonnante taupe géante ; c’est Joseph K. qui, pourtant natif du lieu et socialement bien intégré, est mis en situation d’étranger face à la machine judiciaire, tente vainement de pénétrer la logique du procès qu’on a intenté contre lui et de déchiffrer le sens de son arrestation ; c’est encore K. qui arrive dans un village dont il est étranger et dont il ne connaît pas les us et coutumes, etc. Seul l’étranger — à la situation, au monde en question, au pays dans lequel il se trouve — peut porter un regard naïf, décapant et parfois embarrassant sur le monde. Comme un enfant qui ne sait pas encore le comment et le pourquoi des choses, l’étranger K., par exemple, se sent en droit de poser une multitude de questions jugées parfois saugrenues ou impertinentes. Mais se les poser ou les poser, c’est déjà transgresser des tabous implicites que les habitudes natives, qui donnent le sens des limites, ont pour effet, et même pour fonction, de ne jamais remettre en question85. En posant des questions que personne ne (se) pose, l’étranger, comme l’enfant, le fou ou le marginal, interroge les fondements d’un ordre social ininterrogé.
Kafka n’est pas le premier, ni le dernier, à mettre en scène de tels personnages jouant un rôle de dénaturalisation du monde86. Les figures de personnages inquisiteurs qui ont la naïveté, le droit, le devoir ou la nécessité intérieure d’observer, de poser des questions, de chercher à comprendre sont multiples dans l’histoire de la littérature : des trois indigènes brésiliens transportés en France chez Montaigne (Essais) ou du seigneur persan, Usbek, faisant un voyage en Europe chez Montesquieu (Lettres persanes) aux commissaires, inspecteurs, détectives des romans policiers, d’enquête ou d’espionnage, en passant par tous les personnages de médecins, de journalistes, etc., qui, par leurs fonctions, sont amenés à être en contact avec une multitude de milieux et sont autorisés à interroger les gens qu’ils côtoient, on voit que nombreux sont les écrivains à chercher, par l’introduction de tels personnages, une position narrative et sociale autorisant cette désévidenciation ou ce dévoilement du social : « De tels modèles, que la vie sociale engendre en “habitualisant” certaines actions, c’est-à-dire en les érigeant en stéréotypes de comportement, ont pour effet de provoquer des attentes qui se fixent en normes sociales et peuvent se transmettre de génération en génération sans avoir besoin pour autant d’être expressément formulées ou codifiées comme les dispositions de la loi, les commandements de la religion ou les maximes de la morale. Il s’agit d’un savoir dans l’ordre du comportement, de l’habitus, qui peut s’apprendre par l’action même ou par l’exemple, comme un rôle que l’on doit jouer, qui implique certaines attitudes et que l’étranger ou l’historien peuvent mieux observer, avec le recul de la distance, que celui qui participe au jeu — car le système des comportements et des relations humaines auquel son environnement l’appelle à obéir a pour lui d’ordinaire un tel caractère d’évidence ou d’invisibilité qu’il ne prend conscience des normes, des règles du jeu, que quand elles sont perturbées. Sauf si l’art et la littérature éveillent chez lui précisément cette conscience. Car c’est là l’une des contributions les plus importantes, quoique encore bien peu étudiée, que l’expérience esthétique apporte à la praxis sociale : faire parler les institutions muettes qui régissent la société, porter au niveau de la formulation thématique les normes qui font la preuve de leur valeur, transmettre et justifier celles qui sont déjà traditionnelles — mais aussi faire apparaître le caractère problématique de la contrainte exercée par le monde institutionnel87. »