Histoires de littérature

Comme les rapports père-fils, la question de la création littéraire est présente dans un très grand nombre de récits. On a vu que Kafka mettait en scène l’expérience de la création, et notamment de l’inspiration littéraire, qu’il pouvait évoquer la fonction de veille de l’écrivain ou l’ambition qu’il plaçait dans son travail littéraire. De même, les trois grands romans (L’Amérique, Le Procès, Le Château) comme certaines grandes nouvelles (À la colonie pénitentiaire, Un médecin de campagne ou À cheval sur le seau à charbon) sont autant d’occasions de parler de son travail littéraire, de ses conditions d’exercice, de son sens ou de son rôle.

Dans les huit textes analysés ici, Kafka s’interroge cependant plus centralement sur l’origine biographique de sa vocation littéraire (Les Recherches d’un chien) ou sur les possibilités que peut avoir un écrivain aussi marginal que lui d’être reconnu pour son œuvre ou d’avoir de hautes ambitions (e. g. Un jeune étudiant ambitieux, Le Maître d’école de village). Il questionne aussi le statut, la place ou la fonction de l’écrivain (e. g. Dans notre synagogue) et se demande même quel peut être le genre de mission dont se sent investi l’écrivain de vocation, qui fait de la littérature une priorité existentielle absolue. Lui qui pouvait écrire que « tout ce qui n’est pas littérature » l’« ennuyait » et qu’il le « haïssait » (Journal, 21 août 1913) n’entretenait pas pour autant un rapport heureux à sa situation de double vie et à son travail littéraire. Dans certaines de ses nouvelles les plus tardives (e. g. Première souffrance, Un artiste de la faim, mais surtout Le Terrier et Joséphine la cantatrice ou le Peuple des souris), il va ainsi jusqu’à établir le bilan globalement très pessimiste de son existence progressivement réduite à la littérature. La nécessité impérieuse d’écrire ne s’accompagne pas moins d’un sentiment d’insatisfaction par rapport à une existence solitaire et d’un doute fondamental quant à l’utilité de son activité littéraire. C’est ainsi son ambivalence constitutive qui, encore une fois, se fait jour.

Le Maître d’école de village [La Taupe géante] (fin décembre 1914-janvier 1915)

Dans ce récit88, le narrateur (négociant) raconte comment, pensant venir en aide et confirmer les résultats de l’enquête d’un maître d’école de village à propos de l’existence d’une taupe géante, résultats contestés par les autorités scientifiques, il finit au contraire par irriter puis par déchaîner le courroux de ce dernier. Si le personnage principal de l’histoire est bien le maître d’école, il est toujours vu à partir du point de vue extérieur du narrateur-négociant qui, malgré la sympathie qu’il éprouve pour lui, ne parvient pas vraiment à le comprendre. Pour le maître d’école, cette taupe géante est au cœur de son existence et lui donne un sens. Cette passion pour la taupe explique que même ceux qui veulent, avec bonne foi, prendre sa défense, soient perçus comme des personnes malveillantes.

Dans un commentaire de cette nouvelle, Claude David a très bien souligné le lien entre cette taupe géante et la création littéraire : la taupe est au maître d’école ce que la littérature est à Kafka. « Il n’existe aucun récit de Kafka qui n’ait une relation directe avec lui-même et avec l’existence qu’il mène. Or, il y a dans sa vie un domaine sacré, celui de la création littéraire. Cette littérature est à ses yeux aussi inutile et aussi dérisoire que la grosse taupe du maître d’école ; mais elle le justifie. Dans ce domaine privé, personne n’a accès : personne ne peut comprendre ce que la littérature signifie pour lui ; peut-être personne ne peut-il comprendre le sens de ce qu’il écrit89. » En écrivant cette histoire, Kafka montre comment ce maître d’école à la recherche d’une reconnaissance en tant que découvreur de cette taupe, personnage auquel il s’identifie en tant qu’employé d’une compagnie d’assurances qui fait de la création littéraire le sens de sa vie, devient un peu étrange, paranoïaque et grotesque aux yeux d’un négociant (un peu à l’image de son père) qui pourtant ne lui veut a priori aucun mal.

Dès lors qu’on garde à l’esprit que la taupe occupe une place analogue à celle de la littérature, on comprend mieux l’ensemble du récit. Tout d’abord, l’histoire commence par l’aveu que fait le narrateur du « dégoût » qu’il éprouve à l’égard des taupes. Bourgeois négociant, le narrateur n’éprouve pas vraiment d’intérêt pour la littérature dans ses formes les plus ordinaires (une taupe quelconque), mais quand elle prend l’allure d’une littérature aussi bizarre que celle de Kafka (une taupe monstrueuse), elle déclenche chez lui un sentiment de rejet : « Ceux qui, comme moi [en tant que négociant], ne peuvent souffrir la vue d’une taupe ordinaire [littérature ordinaire] seraient sans doute morts de dégoût devant la taupe géante [littérature monstrueuse] qui a été observée, il y a quelques années, à proximité d’un petit village auquel cette apparition a valu un renom passager. » Le négociant narre une histoire passée ; il peut ainsi expliquer qu’après un « renom passager » le village est « retombé dans l’oubli » et que cette histoire « est restée complètement inexpliquée ». Tout se passe comme si Kafka prédisait le destin de sa littérature comme phénomène un peu étrange qui pourrait attirer un temps l’attention mais qui resterait finalement une chose incompréhensible, personne ne voulant se donner la peine d’essayer de la comprendre, et en premier lieu les milieux littéraires davantage passionnés par des littératures de divertissement : « Il faut convenir aussi qu’on ne s’est guère efforcé de l’éclaircir et qu’on en a perdu le souvenir, sans qu’elle ait fait l’objet d’une étude un peu précise, par l’incompréhensible négligence des milieux qui auraient dû s’en occuper et qui, en fait, se soucient passionnément de choses bien plus futiles. »

C’est au « vieux maître du village » qu’on a confié le soin d’« enquêter » et d’« établir le mémoire », preuve du peu d’intérêt qu’on a pour cette affaire. Car si le maître d’école était « un homme excellent assurément dans sa profession », il n’avait ni les « facultés » ni la « formation préalable » lui permettant de « rédiger une description complète et utilisable par d’autres et bien moins encore de proposer une explication ». Il publia le mémoire qui fut « considéré avec estime », mais ces « efforts isolés, n’étant soutenus par personne », ils « étaient en réalité sans valeur ». Cette affaire était néanmoins « la grande affaire de sa vie » (comme la littérature pour Kafka). Ainsi, malgré le manque de soutien et de compétences, ce « vieux maître d’école insignifiant » déploie une « énergie » et un « pouvoir de conviction » comparables à ceux que met en œuvre un écrivain par vocation comme Kafka.

Le vieux maître d’école souffre d’un manque de légitimité. Personne ne le prend au sérieux et tout particulièrement l’« expert » ou le « savant » à qui il expose l’affaire, qui le traite avec beaucoup de condescendance et de légèreté. C’est donc à ce moment-là que le négociant entre en jeu, décidant de défendre « la bonne intention d’un homme honnête, mais sans influence ». Mais le maître d’école prend mal le fait qu’on lui vienne ainsi en aide (« Il pensait, en effet, que je lui avais nui »), d’une manière qu’il perçoit comme un peu condescendante puisqu’on vole au secours de son honneur au lieu de se prononcer sur la justesse de son enquête et de reconnaître l’existence de la taupe géante : « Qu’importait au maître d’école qu’on défendît sa loyauté ? C’était à la chose qu’il tenait, rien qu’à la chose, et je la trahissais parce que je ne la comprenais pas, parce que je ne l’appréciais pas comme il faut, parce que je n’avais pas le sens de ces choses-là. Elle dépassait mon entendement de cent coudées. » Le narrateur commence donc à mener sa propre enquête, sans lire le mémoire du maître d’école ni le rencontrer. Du coup, son texte donne l’impression d’être le premier à mener ce genre d’enquête et d’en tirer des conclusions sur l’existence d’une taupe géante. Malgré leur conclusion identique, les textes du maître d’école et du négociant diffèrent « sur des points essentiels » et le négociant pense que le maître d’école croyait qu’il avait « voulu lui ravir la gloire d’avoir été le premier avocat de la taupe ».

Tout se passe comme si maître d’école et négociant étaient deux écrivains qui voulaient raconter la même histoire et visaient au fond le même but, tout en divergeant dans la manière de procéder et dans la légitimité dont ils bénéficient (faible pour le vieux maître d’école et un peu plus forte pour le négociant, même si « la rédaction de ce factum » était plus difficile pour le « commerçant »). Ce que le premier reproche au second, c’est de ne pas être un écrivain de vocation, de ne pas avoir la littérature chevillée au corps. Mais le narrateur est, lui, persuadé que ce reproche cache une volonté de gain financier. Comment pourrait-il en aller autrement dans la mesure où le narrateur est un négociant qui peut difficilement imaginer qu’un comportement totalement désintéressé soit possible : « Il était même très ambitieux et cherchait un profit d’argent, ce qui était compréhensible étant donné sa nombreuse famille. Mais mon intérêt pour l’affaire lui paraissait si minuscule auprès du sien qu’il se croyait autorisé à jouer en face de moi, sans commettre pour autant un gros mensonge, les savants désintéressés. » Pour l’un comme pour l’autre, la publication est un échec et ne rencontre pas l’intérêt public.

Lors d’une rencontre avec le négociant, le maître d’école lui parle de l’espoir de voir l’affaire mise en lumière grâce à la légitimité dont bénéficie un négociant par rapport à un simple maître d’école : « Voilà tant d’années, lui ai-je dit [il parle de sa femme], que nous sommes seuls à combattre ! Et maintenant un puissant protecteur semble vouloir intervenir pour nous, un négociant de la ville ! N’y a-t-il pas de quoi se féliciter ? Ce n’est pas peu qu’un négociant de la ville ! Qu’un misérable paysan nous croie et le dise, à quoi cela peut-il servir ? Ce que fait un paysan est toujours déplacé ; qu’il dise : “Notre vieux magister a raison”, ou qu’il crache incivilement, le résultat reste le même. Et si, au lieu d’un paysan, tu en as dix mille, c’est encore pis, si la chose est possible. Mais un négociant de la ville, c’est autre chose, c’est un monsieur qui a des relations ; ses moindres paroles se répètent ; elles font du chemin chez les gens ; de nouveaux protecteurs s’en mêlent ; il suffira que l’un ait dit : “On a toujours quelque chose à apprendre, même d’un pauvre magister”, pour que le lendemain une foule de gens, dont, à juger d’après l’apparence, on ne l’eût jamais attendu, se répètent cette réflexion à l’oreille. On trouve des fonds pour financer l’affaire ; l’un de ces messieurs les recueille et les autres les lui mettent dans le creux de la main ; on se dit que l’instituteur devrait être arraché à son petit village, on vient sans se demander de quoi il a l’air, on le met au milieu du groupe, on l’emmène, et, comme sa femme et ses enfants s’accrochent à lui, on les emmène également. »

Mais le négociant lui répond que les choses ne sont pas aussi simples étant donné la manière dont les sociétés savantes fonctionnent. Un négociant n’a guère plus de légitimité qu’un maître d’école. Il espérait seulement pouvoir attirer l’attention d’un « professeur qui chargerait un de ses jeunes étudiants d’aller examiner l’affaire ». Mais les étudiants sont « toujours extrêmement sceptiques » et cela n’aurait pas été non plus très facile. S’il avait malgré tout publié un article en « fondant scientifiquement » ce que le maître d’école avait établi, il aurait aussi à son tour pu être « couvert de ridicule », les savants ne pouvant « se jeter immédiatement au cou de toutes les découvertes ». Si l’article de l’étudiant avait tout de même réussi a être pris au sérieux, le maître d’école aurait peut-être été « l’objet d’une citation flatteuse » et cela aurait été bénéfique à sa carrière. Le négociant imagine qu’on aurait pu lui proposer de venir travailler dans une école urbaine. Mais, là encore, il doute qu’on eût fait autre chose alors que de tenter de lui donner cette promotion. Sa découverte « aurait été approfondie » et elle lui aurait totalement échappé. Le négociant pense que le maître d’école n’aurait pas compris les recherches qui en auraient découlées. S’appropriant la découverte en question, les savants en auraient fait une affaire personnelle : « Toute découverte est versée dans le fonds commun de la science et cesse ainsi, d’une certaine manière, d’être une découverte ; elle se perd dans la masse et disparaît. Rien que pour la discerner encore, il faut un long entraînement scientifique. Elle est rattachée à des thèses dont nous ignorions jusqu’à l’existence, et, dans les polémiques scientifiques, elle va se perdre dans les nuées à la suite de ces thèses. Comment pourrions-nous comprendre tout cela ? En écoutant des discussions savantes, nous croyons par exemple qu’il s’agit de notre découverte, et cependant c’est d’autre chose qu’on discute, et d’autres fois, quand nous nous figurons que c’est d’autre chose dont il est question, c’est elle précisément qui est sur le tapis. »

Un jeune étudiant ambitieux (début 1915)

Ce récit90 traite de façon imagée de la question de la vocation littéraire. Elle se présente ici sous la forme d’une passion d’un « jeune étudiant ambitieux » pour les chevaux d’Elberfeld. Il s’agit de ces fameux chevaux qui, en Prusse occidentale, avaient été considérés par des scientifiques comme des chevaux prodiges ou savants. Comme l’apprenti écrivain qui commence par lire de nombreux textes littéraires avant de commencer à prendre à son tour la plume pour proposer une création originale, l’étudiant en question « avait soigneusement lu et pesé tout ce qui avait été écrit sur ce sujet » avant « d’entreprendre de son chef des expériences dans ce domaine et de prendre le sujet dès l’abord d’une façon qui différerait entièrement de la méthode de ses prédécesseurs et serait, selon lui, incomparablement plus juste ».

De même, l’analogie s’impose entre la situation de l’écrivain qui dépend de ses parents à l’époque de ses études, puis de son travail extralittéraire pour vivre, et qui manque donc de temps pour son travail littéraire, et celle de l’étudiant en question qui ne dispose pas de tous les moyens financiers et du temps lui permettant de mener « des expériences sur une grande échelle ». Aidé financièrement par ses parents (« de pauvres commerçants établis en province ») pour faire ses études (études « dans lesquelles ses parents, qui les suivaient de loin, mettaient de si grands espoirs »), il leur « cachait ses intentions » en tâchant de leur « laisser croire qu’il avançait dans les études où il s’était engagé jusque-là ». L’étudiant complète l’aide de ses parents en donnant des « leçons particulières » et consacre ainsi « la plus grande partie de ses nuits […] à ses travaux proprement dits », de même que Kafka utilisait ses nuits pour son travail littéraire. Mais si l’étudiant dompte son cheval la nuit, c’est non seulement parce qu’il y est obligé (« à cause de sa situation matérielle défavorable »), mais parce que la nature de l’exercice impose une concentration totale du cheval (« la moindre chose venant détourner l’attention du cheval pouvait, selon lui, causer un tort irréparable à l’enseignement ; la nuit, il était autant que possible assuré contre ce danger »). L’analogie est là aussi évidente avec la situation de l’écrivain à second métier qui, comme Kafka, écrit la nuit par contrainte, mais qui trouve aussi dans la nuit le calme et sans doute aussi l’état psychique les plus propices à l’écriture.

Et lorsque Kafka fait écrire au narrateur que, « à l’encontre d’autres spécialistes, il ne craignait pas la violence du cheval, il l’exigeait au contraire, il voulait même la provoquer en se servant non certes du fouet, mais du stimulant que constitueraient sa présence et son enseignement ininterrompus », on comprend quel rapport il entretenait à son travail littéraire et quelle conception il pouvait avoir de sa création : écrire, comme dompter un cheval sauvage en passant des heures avec lui, c’est aller chercher des choses un peu violentes en soi et en faire la matière première, retravaillée, domestiquée, de sa création. Kafka se révèle même plus ambitieux qu’on ne l’a souvent dit, mais d’une ambition qui est de l’ordre de la conviction intime et non du sentiment social affiché : « Il prétendait que le véritable enseignement des chevaux excluait les progrès partiels ; les progrès partiels, dont, ces derniers temps, certains amateurs de chevaux s’étaient exagérément vantés, étaient simplement soit le produit de l’imagination de l’éducateur, soit, ce qui était encore pire, le signe le plus clair qu’on n’arriverait jamais à un progrès en général. » Kafka pense sans doute à tous ces écrivains qui peuvent faire des innovations littéraires très partielles en s’enorgueillissant d’avoir accompli des choses extraordinaires.

Contrairement à eux, il place la barre beaucoup plus haut (« lui-même ne voulait se garder de rien tant que des progrès partiels, il ne comprenait pas la modestie de ses prédécesseurs, lesquels croyaient déjà avoir obtenu un résultat quand ils avaient réussi à faire faire aux chevaux de petits problèmes d’arithmétique »), mais en vient du coup à douter de ses propres capacités étant donné sa situation beaucoup plus défavorable que celle des autres écrivains. On sait notamment que Kafka entretenait une sorte d’admiration et de jalousie à l’endroit de Franz Werfel, qui avait pu bénéficier très tôt de l’aide économique de son père, avait déjà beaucoup publié malgré son jeune âge et avait pu rapidement trouver un travail dans le monde de l’édition littéraire (Max Brod témoigne de son côté que, pendant un temps, Werfel prenait Kafka pour un écrivain praguois très local ou régional : « Personne, aurait-il dit à Brod, ne comprendra Kafka au-delà de Tetschen-Bodenbach »).

On trouve ainsi le même thème que celui qui parcourt le récit intitulé Le Maître d’école de village, à savoir l’idée selon laquelle il est peut-être prétentieux au fond de vouloir faire œuvre littéraire radicalement originale et de penser pouvoir faire reconnaître son travail littéraire lorsqu’on ne bénéficie d’aucune légitimité particulière, qu’on est dans une situation matérielle moins favorable que d’autres, qu’on est un écrivain vivant dans une région littérairement, linguistiquement et socialement dominée (Prague vs Berlin) et qu’on n’a pour soi que sa seule vocation ou sa seule passion : « Tout cela était si extravagant, et les erreurs des autres éducateurs lui paraissaient même parfois si affreusement choquantes, qu’il en venait à concevoir un soupçon contre lui-même, car enfin, il était presque impossible qu’un chercheur isolé, quelqu’un par surcroît qui n’avait aucune expérience et n’était poussé que par une conviction certes profonde, et même vraiment farouche, mais non vérifiée, pût obtenir gain de cause contre tous les experts. »

Première souffrance (fin 1921-mi-1922)

Dans cette histoire91, Kafka met en scène la réduction progressive de son existence à la littérature. À la différence d’autres récits, Kafka ne parle pas ici des difficultés de la création ou des obstacles que rencontre le créateur, mais de la possible impasse que représenterait une vie entière dédiée, consacrée à la littérature. Alors que Kafka lutte lui-même en permanence pour préserver le temps de lecture et d’écriture nécessaire à sa création, il parle ici d’un artiste du trapèze, un trapezenkünstler92, qui a pu aller au bout de son art, soutenu par son entourage qui répond à ses moindres désirs (« Pour répondre à ses besoins, d’ailleurs très minimes, des serviteurs, qui se relayaient, veillaient en bas et, grâce à des récipients spécialement conçus à cet effet, faisaient monter et descendre le nécessaire93 »), et notamment son impresario (équivalent de l’éditeur94) qui veille en permanence sur son artiste. Même pour les déplacements d’une ville à l’autre, l’impresario s’arrange pour que le mode de vie du trapéziste ne soit pas perturbé : soit il lui fait faire les déplacements d’une ville à l’autre dans une automobile de course (et durant la nuit afin que les rues soient désertes et que l’automobile ne soit pas ralentie) pour abréger sa souffrance, soit il lui loue un wagon dans un train (« en train, on faisait réserver un compartiment entier où le trapéziste, pour trouver, faute de mieux, un équivalent de son mode de vie ordinaire, faisait le trajet allongé dans le filet à bagages »). Si l’on cède si volontiers à son désir de maintenir en permanence son mode de vie, c’est parce qu’il est « un extraordinaire, un irremplaçable artiste » : « On comprenait naturellement qu’il ne vivait pas ainsi par pur caprice et que c’était pour lui la seule manière de se maintenir en forme et d’exercer son métier à la perfection. »

Le trapéziste-écrivain est ici en permanence accroché à son trapèze (pareille à la table de travail de l’écrivain). Et ce n’est sans doute pas un hasard si, comme dans d’autres récits, la création littéraire métaphorisée se trouve associée à la « hauteur ». Kafka souligne même à dessein un point qui paraît évident à tous ceux qui savent ce qu’est un trapéziste (« cet art, qui s’exerce dans les hauteurs »). Le narrateur présente le rapport du trapéziste à son art d’une manière analogue à celle dont Kafka pouvait concevoir l’écriture : d’abord un « désir de perfectionnement », puis « une habitude devenue tyrannique ». Dans de telles conditions, la vie du trapéziste-écrivain est entièrement tournée vers son art. Il a « organisé sa vie de telle manière qu’aussi longtemps qu’il travaillait dans le même établissement, il restait jour et nuit sur son trapèze ». Il s’agit bien de ce que le narrateur appelle un « mode de vie », qu’on pourrait qualifier de monomaniaque — un être social réduit à sa fonction d’écrivain — et d’ascétique.

Comme dans la vie de Kafka, ponctuée de rencontres avec ses amis écrivains (Baum, Brod et Weltsch notamment) pour parler littérature et faire des lectures à haute voix de leurs œuvres, le trapéziste, dont le mode de vie implique « des relations humaines […] réduites », parle seulement de temps en temps avec un collègue : « Seul quelques fois, un collègue gymnaste grimpait jusqu’à lui en montant par l’échelle de corde ; ils s’asseyaient tous les deux sur le trapèze et restaient à bavarder, en s’appuyant sur les cordes, à droite et à gauche. »

Kafka pousse donc jusqu’au bout l’idée de ce que pourrait être une vie entièrement dédiée à la littérature, avec un éditeur attentif et soucieux de répondre à ses moindres désirs et un entourage qui s’occupe en permanence de ses besoins. Le trapéziste du récit est, en quelque sorte, un « artiste de la faim » (un artiste ascète et solitaire, entièrement voué à son art, et le pratiquant à l’extrême de ses possibilités) qui rencontrerait un succès public et serait soutenu par son impresario (l’artiste de la faim, lui, est abandonné dans sa cage et est remplacé une fois mort par une magnifique panthère qui attire le public95). Mais Kafka pense au fond que ce rêve qu’il peut avoir d’une vie où tout ne serait plus que littérature l’entraînerait dans une spirale malheureuse.

À la fin du récit, en effet, le trapéziste appelle son impresario (« L’impresario fut immédiatement à ses ordres ») pour lui demander un second trapèze. L’impresario lui donne son accord sur le champ et le trapéziste s’effondre en pleurs en se demandant comment il a pu n’avoir jusque-là qu’un seul trapèze : « Rien que cette seule barre de trapèze entre les mains — comment pourrais-je vivre pareillement ? » L’impresario s’empresse de rassurer son artiste en lui promettant au plus tôt de télégraphier pour qu’un second trapèze soit installé, se reprochant lui-même d’avoir laissé son artiste sur un seul trapèze. Mais l’impresario se demande alors en lui-même jusqu’où son artiste va vouloir aller dans son art. Après le « désir de perfectionnement », puis l’« habitude tyrannique », le trapéziste veut aller encore plus loin. Mais où cela le mènera-t-il ? (« Mais il n’était pas tranquille ; plein de souci, il regardait le trapéziste par-dessus son livre. Si de telles idées s’étaient mises à le tourmenter, pourraient-elles jamais cesser ? N’allaient-elles pas sans cesse s’aggraver ? N’étaient-elles pas une menace pour son existence ? Et l’impresario crut voir, en effet, dans le sommeil apparemment paisible qui avait succédé aux larmes, les premières rides se dessiner sur le front du trapéziste, resté jusqu’alors aussi lisse que le front d’un enfant »). Kafka semble être lucide quant aux souffrances liées à un mode de vie ascétique et tourné vers un désir de perfectionnement toujours plus grand et jamais satisfait.

Les Recherches d’un chien (second semestre 1922)

Alors qu’il peine à terminer Le Château, Kafka se lance dans l’écriture des Recherches d’un chien96. Dans cette nouvelle, il revient encore sur son expérience de la création littéraire. Tout d’abord, l’écrivain est celui qui quitte la condition commune, fait un pas de côté (« un bond hors du rang des meurtriers » et « acte-observation », selon ses expressions les plus fortes) et représente le monde au lieu de se contenter de le vivre (« je me remémore les temps où je vivais encore au milieu de la société canine, un chien parmi les chiens, participant à tous les soucis des autres »). Mais le narrateur-chien dit qu’« en regardant de plus près » il constate que « de tout temps quelque chose boitait ». Il fait donc remonter à son enfance le moment où il a commencé à se sentir décalé ou déphasé par rapport à son milieu, un sentiment d’étrangeté (on trouve le monde étrange et l’on se sent étranger au monde) : « Il y avait une petite fêlure ; un léger malaise s’emparait de moi au cours des cérémonies les plus vénérables de notre peuple, et parfois même dans mon milieu familier ; non, cela n’était même pas exceptionnel, cela se produisait souvent ; le simple spectacle d’un congénère-chien qui m’était cher pouvait, vu en quelque sorte d’un autre œil, m’emplir d’embarras, de frayeur, de désarroi et même de désespoir. » À cette époque, il s’efforçait de « se raisonner » ou de demander de l’aide à des amis et les sentiments de désajustement par rapport au monde se traduisaient seulement en « tristesse » ou en « lassitude ». On pouvait alors le trouver « un peu froid, réservé, anxieux, calculateur », mais il restait quand même « un chien normal ».

Au moment où il écrit cette histoire, le narrateur est devenu un adulte solitaire, mais qui, comme le « veilleur » de Nocturne97, a une position d’observateur par rapport au monde ordinaire : « Retiré, solitaire, occupé seulement de mes petites recherches, des recherches menées sans espoir, mais qui me sont indispensables, c’est ainsi que je vis ; mais, même de loin, je continue à avoir l’œil sur mon peuple. » Des recherches inutiles et infécondes mais répondant néanmoins à une nécessité intérieure : voilà comment Kafka voyait son travail littéraire soutenu par un sentiment de vocation. Mais la vision de l’écrivain est ici moins pessimiste que celle que l’on trouve dans La Métamorphose où il apparaissait aux yeux du monde comme un « insecte monstrueux » et de la simple « vermine » : « On me traite avec respect ; on ne comprend pas ma manière de vivre, mais on ne m’en tient pas grief. »

On pourrait penser que Kafka avait en vue la communauté juive en parlant de la société canine98, car le narrateur insiste sur le sens de la « solidarité » de cette société en comparaison avec d’autres « créatures » : « On peut vraiment dire que nous formons littéralement tous un seul groupe, quelles que soient les innombrables et profondes différences qui se sont constituées au cours des âges. Tous en un groupe unique ! » Kafka pourrait penser, par exemple, à l’esprit de solidarité dont les Juifs de l’Ouest faisaient preuve vis-à-vis des Juifs de l’Est dans le foyer populaire juif de Berlin. Mais il est beaucoup plus probable, étant donné ce que dit le texte, que Kafka pensait davantage à la société humaine en général car la dispersion qu’il pointait comme caractéristique de la société canine n’a rien de spécifiquement juif, mais renvoie à des sociétés humaines à forte stratification sociale et à forte division du travail, rendant les individus de plus en plus étrangers les uns par rapport aux autres : « Il n’est, à ma connaissance, pas d’autres créatures qui vivent aussi dispersées que nous autres chiens, aucune autre ne possède à perte de vue comme chez nous autant de différences de classes, d’espèces, d’occupations. Nous qui voulons tenir les uns aux autres — et nous ne cessons, en dépit de tout, d’y parvenir dans des instants d’exaltation —, nous vivons séparés les uns des autres, dans d’étranges métiers, souvent incompréhensibles à notre plus proche voisin, attachés à des préceptes qui ne sont pas ceux de la société canine et qui seraient même plutôt dirigés contre elle. » Kafka s’étonne, comme dans Une visite à la mine, de la diversité des fonctions professionnelles qui enferment chaque catégorie d’individus dans un univers qui reste très largement hermétique aux autres catégories99. De même, lorsqu’il parle du « progrès général de la race canine à travers les temps », en désignant par là le « progrès de la science », il ne vise pas, de toute évidence, une communauté en particulier.

Le narrateur raconte comment son sentiment d’étrangeté, qu’il qualifie d’« inquiétude », est apparu : « L’inquiétude qui m’est propre, une inquiétude qui ne pourra jamais être tout à fait apaisée, commença après quelques symptômes annonciateurs, à la faveur d’un incident particulier de ma jeunesse. » Cet incident est l’apparition d’une « petite troupe de chiens » faisant « un bruit effrayant » qu’il n’avait jamais eu l’occasion d’entendre jusque-là : sept chiens musiciens (dont six « grands maîtres » et un septième « qui manquait de sûreté »). Mais leur manière de faire de la musique est étrange : ils ne parlent ni ne chantent et restent « le plus souvent, presque avec acharnement, silencieux ». C’est de ce silence qu’ils « faisaient surgir de la musique », et leur activité ressemble plus à de la chorégraphie ou à un numéro acrobatique de cirque qu’à l’activité d’un orchestre : « Tout était musique, la manière dont ils levaient et reposaient les pieds, certains mouvements qu’ils faisaient avec la tête, la façon dont ils couraient puis s’arrêtaient, les attitudes qu’ils prenaient l’un envers l’autre, quand, par exemple, ils mettaient les pattes de devant sur le dos d’un autre chien en se disposant de telle manière que le premier, qui était debout, supportait la charge de tous les autres ; ou bien quand ils traînaient presque sur le sol, en dessinant avec leur propre corps des figures compliquées, sans jamais se tromper. »

Ce qui impressionna alors le narrateur, ce n’est pas tant leur art que le « courage avec lequel ils s’exposaient ouvertement et tout entiers à ce qu’ils produisaient » et « la force qui leur permettait de supporter cela paisiblement sans se briser l’échine ». Il était saisi par l’effort extrême pour bien faire le moindre geste ou le plus petit mouvement du corps. Comme dans Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris100, Kafka définit ici l’art autant comme une intention, une tension dans l’exercice de ce que l’on fait et une concentration volontaire sur des aspects de la vie auxquels, d’ordinaire, on ne prête aucune attention, que comme une technicité ou un savoir d’une grande complexité. Les sept chiens sont si concentrés sur leur art qu’ils ne répondent même pas au narrateur, alors très jeune, qui leur crie des questions. Ils sont entièrement tournés vers leur exercice et ne se parlent qu’entre eux pour se stimuler ou se corriger mutuellement. Les artistes se coupent donc de la société et des règles générales pour ne suivre que leurs propres règles, le petit chien le moins expérimenté devant réprimer son envie de répondre : « Des chiens qui ne répondent pas à l’appel d’un autre chien, c’est là un attentat aux bonnes mœurs qui ne peut être pardonné dans aucune circonstance, ni au plus petit chien ni au plus grand. […] Pourquoi donc ce que nos lois exigent toujours expressément était-il cette fois-là interdit ? Cela me révolta, j’en oubliai presque la musique. Ces chiens-là contrevenaient à la loi. » Et non contents de se mettre hors la loi, ces artistes ne respectent pas le minimum de pudeur exigée en public puisqu’en se dressant sur leurs pattes, ils montrent fièrement leur sexe au public. Kafka met ainsi en scène un monde de l’art où sont suspendues les normes et les convenances ordinaires, où tout ce qui est ordinairement interdit est autorisé et où tout ce qui est naturellement encouragé (comme le fait de répondre à un autre chien qui s’adresse à vous) est interdit. Bref, un monde social inversé : « Le monde était-il à l’envers ? »

Le narrateur, tout « petit écolier » qu’il était, voulut intervenir auprès des chiens pour qu’ils cessent de « pécher », mais « le bruit exerça à nouveau son pouvoir sur [lui] » et il céda au délice de la musique : « Ah ! qu’elle était enjôleuse la musique de ces chiens ! Je ne pus continuer ma route, je ne désirais plus leur faire la leçon ; ils pouvaient bien écarter les jambes, pratiquer le péché et induire d’autres chiens à commettre le péché de les regarder faire en silence. » À la suite de cette expérience, le narrateur ne cessait de raconter l’incident à tout le monde, « d’en analyser les divers éléments, de le confronter aux personnes présentes », afin de s’en libérer et de « pouvoir enfin tourner à nouveau librement [s]on regard vers la vie ordinaire, paisible et heureuse de chaque jour ».

La genèse de sa vocation est donc liée à cet incident, ou en tout cas ses dispositions esthétiques ont été déclenchées (attisées, autorisées ou révélées) par lui : « Mais tout a commencé avec ce concert. Je ne m’en plains pas ; c’est ma nature même qui est ici à l’œuvre et, s’il n’y avait pas eu ce concert, elle aurait certainement cherché une autre occasion pour se manifester. » Le narrateur regrette simplement que cet événement « se soit produit si tôt » car il a perdu précocement son innocence (le rapport préréflexif au monde) : « Cela m’a privé d’une grande partie de mon enfance ; la vie bienheureuse des jeunes chiens, que plus d’un s’entend à prolonger sur des années entières, n’a duré pour moi qu’un petit nombre de mois. » Au lieu de vivre une vie simple et heureuse, le narrateur commença alors ses « recherches » dès cette époque, comme Kafka lisant avec passion de nombreux livres. Les premières portaient sur la « nourriture » des chiens. Et l’on peut se demander si Kafka n’entend pas ici par « nourriture » une nourriture sociale. N’essaie-t-il pas, en tentant de savoir « de quoi la société des chiens se nourrit », de répondre à des questions métaphysiques du type : « Qu’est-ce qui fait vivre les chiens ? » ou « Quel sens les chiens donnent-ils à leur existence et qu’est-ce qui les motive à faire ce qu’ils font ? » Car il précise que ce genre de questions est « l’objet principal » de la réflexion des chiens « depuis des temps immémoriaux » et que « c’est devenu une science qui, par ses dimensions gigantesques, ne dépasse pas seulement les possibilités intellectuelles de chacun, mais celles de l’ensemble des savants ». Et quand il pose la question abstraite et métaphysique : « D’où la terre tire-t-elle cette nourriture ? », il se voit en général répondre de manière très pratique : « Si tu n’as pas assez à manger, nous te donnerons un peu de notre part. »

Ceux qui se contentent de vivre et ne se posent pas trop de questions trouvaient « bêtes » ce genre d’interrogations : « On se moquait, on me traitait comme un petit animal stupide, on me poussait de droite et de gauche. » Le narrateur décrit ici, sur un mode imagé, le même type de réaction que celles décrites par Thomas Mann dans son Tonio Kröger : ceux qui sont « dans la vie » regardent d’un mauvais œil ceux qui s’occupent un peu trop d’art ou de littérature.

Kafka révèle une vision résolument immanentiste du monde et de ce qui l’explique : ni Dieu transcendant, ni au-delà de l’ordre humain (canin), mais des hommes et leur société. Le narrateur précise que même quand il pose la question de savoir d’où la terre tire la nourriture, il ne se « soucie que des chiens et de rien d’autre » : « Car qu’y a-t-il en dehors des chiens ? Qui d’autre peut-on invoquer dans le vaste monde vide ? Tout le savoir, l’ensemble de toutes les questions et de toutes les réponses est contenu dans les chiens. » Non seulement le narrateur se situe dans le cadre d’une anthropologie ou d’une sociologie, consistant à chercher dans le monde humain les principes d’explication des comportements humains, mais il pense que les chiens possèdent un savoir qu’ils ignorent posséder et que ses recherches ont pour but d’« amener au grand jour ».

S’interpellant lui-même, il se donne comme mission d’exprimer ce qui est communément tenu sous silence et d’apporter un peu de vérité sur la vie en vue de gagner la liberté : « Tu te plains de tes congénères-chiens, du silence qu’ils gardent en face des choses décisives, tu affirmes qu’ils en savent plus qu’ils ne l’avouent, plus qu’ils ne veulent laisser paraître dans leur vie ; et tu dis que cette dissimulation, dont naturellement ils taisent aussi la raison et le secret, empoisonne la vie et te la rend insupportable ; tu dis qu’il te faut changer la vie ou la quitter. Fort bien. Mais tu es un chien toi-même, tu as un savoir de chien. Eh bien, exprime-le, non seulement sous forme de question, mais comme réponse. Si tu l’exprimes, qui te résistera ? Le chœur entier de la race canine fera son apparition, comme s’il avait attendu ce moment. Tu auras alors de la vérité, de la clarté, de l’aveu autant que tu voudras. Le toit de cette vie triviale, dont tu dis tant de mal, s’ouvrira et nous tous, les chiens, nous nous élèverons l’un à côté de l’autre jusqu’aux cimes de la liberté. Et si ce but final ne devait pas être atteint, si les choses devaient devenir pires qu’auparavant, si la vérité entière devait être plus insupportable que la demi-vérité, s’il devait se confirmer que ceux qui se taisent ont raison parce qu’ils préservent la vie, si le léger espoir que nous avons encore aujourd’hui devait céder la place à une totale absence d’espoir, il vaudrait cependant la peine d’essayer et de dire cette parole, puisque la vie que tu as le droit de vivre, tu ne veux pas la vivre. Dans ces conditions, pourquoi reproches-tu aux autres leur silence et restes-tu toi-même silencieux ? » Mais il se répond à lui-même qu’il n’a jamais vraiment espéré obtenir de la société canine des réponses à ses questions, de même qu’il n’a jamais rêvé qu’une fois « les fondations de notre vie » mises au jour et après avoir observé « les maçons au travail et leur sombre labeur », ce travail « soit terminé, détruit, abandonné ». C’est essentiellement à une entreprise autoanalytique qu’il s’est livré : « Avec mes questions, c’est moi seul que je poursuis. »

La littérature comme forme de recherche de la vérité et comme manière de lutter contre les mensonges — les illusions volontaires ou involontaires —, voilà ce que Kafka s’assigne comme mission, même s’il la trouve régulièrement inatteignable, prétentieuse, voire absurde ou ridicule. Il reconnaît que sa recherche n’a rien d’« un travail de savant, ni par l’érudition, ni par la méthode, ni par l’intention ». Mais tous les sacrifices consentis en vue de son travail littéraire ont été faits en vue de « parvenir à la vérité, loin de ce monde de mensonge, où il n’y a personne de qui apprendre la vérité ». Et le narrateur de s’inclure dans le monde de ceux qui vivent dans l’illusion : « Et je ne fais pas exception, moi l’indigène du pays du mensonge. »

On voit bien que Kafka s’identifie à ce narrateur qui réfléchit « sur le cours de [sa] vie » et se demande quelle « erreur décisive » il a pu commettre et qui serait responsable de sa situation actuelle. Revenant sur ses recherches concernant la nourriture des chiens, il se rend compte qu’alors qu’il était « un jeune chien au plus profond de lui-même naturellement avide de vivre », il a « renoncé à toutes les jouissances » et s’est « écarté en bloc de tous les plaisirs » en se concentrant sur son « travail ». Est-ce un hasard si le chien qui mène des recherches sur la nourriture des chiens (les raisons ou principes de leur existence) s’est décidé à jeûner, c’est-à-dire à désinvestir progressivement tous les compartiments de l’existence pour se consacrer entièrement à sa recherche ? « Je considère toujours le jeûne, dit le narrateur, comme le moyen le plus efficace, comme l’ultime moyen de ma recherche. Le chemin passe par le jeûne ; le but suprême, s’il est accessible, ne peut être atteint que par l’effort suprême et l’effort suprême est pour nous le jeûne volontaire. » C’est en jeûnant que le narrateur se met à entendre « partout du bruit » alors que tout était resté silencieux jusque-là : le bruit du monde qu’il avait « réveillé par [son] jeûne », le monde observé et mieux compris grâce à l’écriture, le bruit aussi de son « propre ventre » (l’observation de soi). Or, on sait que dix ans auparavant Kafka notait dans son journal (3 janvier 1912) que tout en lui s’est développé en vue d’« une concentration au profit de la littérature » au détriment de tout le reste (sexe, boisson, nourriture, réflexion philosophique ou musique). Il dit alors avoir « maigri de tous ces côtés » afin de rassembler ses forces au profit de la création littéraire.

À force de jeûner, le narrateur finit par s’évanouir et se réveille en constatant qu’il a vomi du sang. Cet épisode n’est pas sans rappeler le moment où Kafka, en août 1917, s’était mis à cracher du sang et voyait son hémoptysie comme une « maladie spirituelle » liée aux tensions internes qu’il vivait. En ce sens, la maladie était presque un soulagement pour lui car il était désormais libéré de l’engagement d’épouser Felice Bauer et peut-être même de travailler au bureau. « Il y avait du sang au-dessous de moi, dit le narrateur ; au premier moment, je crus que c’était de la nourriture ; mais je remarquai bientôt que c’était du sang que j’avais vomi. »

Alors qu’il pensait être « seul avec ses recherches », il se rend compte au moment où il réfléchit à son parcours qu’« il est impossible qu’il n’y ait pas eu de tout temps et encore aujourd’hui quelques chiens çà et là qui étaient et sont encore dans la même situation que [lui] ». Kafka désignait de toute évidence ici les écrivains en qui ils voyait des pères, frères ou cousins d’écriture et, parfois, d’attitude dans la vie : Dickens, Dostoïevski, Flaubert, Goethe, Grillparzer, Hofmannsthal, Kierkegaard, Kleist, Mann, Strindberg ou Walzer.

Mais Kafka n’est pas sans parenté non plus avec ces « chiens aériens », décrits comme « inaptes à la vie » et « de nature débile », dont l’« art » consiste à « planer dans les airs » et qui ne se reproduisent pas. Il a souvent associé la littérature à un envol (Les Aéroplanes de Brescia, À cheval sur le seau à charbon, Le Médecin de campagne) et l’on peut se demander si ces chiens dont l’utilité est fort douteuse (leur existence ne peut être « justifiée » mais est « une chose qu’il faut bien tolérer, malgré tout ») et qui réduisent leur vie à un art « absurde » ne sont pas une sorte de caricature de sa propre vie d’écrivain. Comme Kafka ayant maigri de tous les côtés, les chiens planants ont laissé « s’atrophier leurs pattes, qui sont la fierté des chiens ». Mais ces chiens seraient en quelque sorte à l’image d’un Kafka qui aurait pu quitter son second métier et vivre uniquement de ses publications et d’aides diverses : « Ils ne sèment pas et pourtant ils récoltent ; on dit même qu’ils sont particulièrement bien nourris aux frais de la société canine. » Se comparant à cette espèce de chiens, le narrateur dit qu’« extérieurement » il n’a rien de « bizarre », que dans sa jeunesse il a même été « un assez joli chien » et qu’il appartient à « la classe moyenne ordinaire ». Mais, comme eux, il rompt le « silence » dans lequel les autres chiens « semblent être à l’aise » et est « affamé d’air pur ».

Un artiste de la faim (1922)

Kafka parle ici101, de manière très pessimiste, de la condition de l’artiste (ici un hungerkünstler102) ascétique et solitaire (vivant dans une cage, comme l’animal du Terrier au fond de son trou, et comme Kafka à sa table de travail103) qu’il a été durant toute sa vie, et notamment des rapports entre ce genre d’artiste et le public. Le recueil du même nom (composé de quatre histoires : Premier chagrin, Une petite femme, Un artiste de la faim et Joséphine la cantatrice ou le Peuple des souris) est le dernier publié l’année de la mort de Kafka. On sait, par le témoignage direct de son ami médecin Robert Klopstock104, qu’il pleura en relisant les épreuves de ce recueil. Cela n’a rien d’étonnant si l’on considère que non seulement Kafka se savait désormais condamné, mais qu’une partie de ces textes met en scène les affres de la vocation littéraire et le regard souvent très caustique et désabusé qu’il porte sur elle. C’est donc à une sorte de sombre bilan (mais qui n’est pas pour autant nostalgique ou aigri : « dans ses yeux mourants demeurait encore la conviction toujours assurée, mais maintenant dénuée de fierté, qu’il continuait à jeûner ») que se livre l’auteur.

Le récit commence par un constat de désaffection du public : « L’intérêt que l’on porte aux jeûneurs professionnels a beaucoup baissé au cours des dernières décennies. » Cette époque où « toute la ville s’occupait du jeûneur » est désormais révolue : « On eût dit, précise le narrateur, que tout le monde s’était secrètement mis d’accord pour éprouver une véritable aversion à l’égard des jeûneurs professionnels. » Le jeûneur était trop vieux pour « pratiquer un autre métier » (il faut entendre ici « un autre art »), il avait trop connu la gloire pour accepter de « se montrer dans les petites baraques des foires » et il était « surtout trop passionnément adonné au jeûne ». Une fois engagé dans un « grand cirque », le jeûneur devient de moins en moins une attraction pour les parents et les enfants : « On passait devant lui sans le voir. »

Le jeûneur n’a cependant jamais été véritablement compris par le public (« C’est ainsi qu’il vécut de nombreuses années avec de courtes périodes régulières de repos, apparemment en pleine gloire, honoré par tous, et, malgré tout cela, le plus souvent d’humeur mélancolique, d’une humeur d’autant plus sombre qu’il n’y avait personne pour la prendre au sérieux »). Car il était souvent soupçonné de tricherie, surveillé, personne ne voulant admettre que c’est par vocation personnelle qu’il jeûnait et pas seulement, voire même principalement, pour attirer sur lui l’attention du public : « Le jeûneur n’aurait voulu, sous aucun prétexte et même sous la contrainte, absorber la moindre nourriture ; l’honneur de son art le lui interdisait. » Pratiquer le jeûne par vocation, c’est le faire indépendamment du public (même si ses rencontres avec lui, comme la rencontre d’un lectorat, « constituaient le but de sa vie »), pour des raisons de nécessité intérieure. Certes, lorsque le public était nombreux, le jeûneur pouvait répondre « avec un sourire forcé aux questions qu’on lui posait » ou bien tendre son bras aux spectateurs « pour qu’on puisse tâter sa maigreur ». Mais ensuite il « s’abîmait à nouveau en lui-même » et « ne s’inquiétait plus de personne ». On sait que, pour Kafka, écrire consistait à plonger profondément en soi-même et le jeûneur est donc ici décrit à son image. Comme les personnes qui le surveillent ne sont jamais les mêmes, les nouveaux peuvent toujours penser que le jeûneur a pu tricher les jours précédant leur surveillance et, au fond, seul le jeûneur pouvait juger lui-même de sa performance, à la manière d’un écrivain qui est le seul à savoir exactement le temps et l’application qu’il a consacrés à sa table de travail, le seul aussi à pouvoir juger de la qualité de sa performance : « Personne ne pouvait donc savoir de ses propres yeux s’il avait vraiment jeûné sans interruption et de manière irréprochable ; seul le champion de jeûne lui-même pouvait le savoir, lui seul par conséquent pouvait être en même temps le spectateur pleinement satisfait de son propre jeûne. » Le jeûneur était aussi le seul à « pouvoir être mécontent du spectacle », car il jugeait en professionnel et en artiste une performance considérée dans tous les cas comme extraordinaire par les simples profanes.

Un « désir de perfectionnement », puis « une habitude devenue tyrannique », dit le narrateur de Première souffrance à propos du trapéziste ascète. Ici aussi, l’artiste désire aller toujours plus loin, être toujours un peu plus parfait et développe une « insatisfaction envers lui-même » (le narrateur émet même l’hypothèse selon laquelle cette insatisfaction le ferait plus maigrir que le jeûne lui-même). Il ne sait pas plus s’arrêter que le trapéziste, même si, à la différence du trapéziste, les soutiens de l’impresario (qu’il quitte pour s’engager dans un grand cirque) et du public (qui déserte le spectacle) font défaut : « Pourquoi s’arrêter juste maintenant, au bout de quarante jours ? Il aurait encore pu tenir longtemps, il aurait pu tenir un temps illimité ; pourquoi s’arrêter maintenant, en plein milieu du jeûne, avant même qu’il n’ait atteint le meilleur du jeûne ? Pourquoi voulait-on le priver de la gloire de continuer à jeûner et, non seulement de devenir le plus grand champion de jeûne de tous les temps, ce qu’il était probablement déjà, mais encore de se dépasser lui-même pour atteindre des records inimaginables, car il ne sentait aucune limite à sa faculté de jeûner. » Même son impresario, qui pouvait laisser croire au public que son champion était épuisé au quarantième jour de jeûne, alors que son état n’était qu’un « effet de l’interruption prématurée du jeûne », était dans une incompréhension totale.

Lorsque, ayant dépassé de beaucoup toutes ses performances antérieures dans l’indifférence la plus complète du public (« personne, pas même le jeûneur lui-même ne savait où en était sa performance »), un inspecteur est attiré par sa cage qu’il pense vide (il ne voit qu’une cage « pleine de paille pourrie »). Juste avant de mourir, l’artiste explique qu’il jeûne encore mais demande pardon d’avoir toujours voulu qu’on « admire » son jeûne. L’inspecteur demande pourquoi il faudrait ne pas l’admirer et l’artiste de répondre qu’il n’a jamais eu aucun mérite, car jeûner s’est imposé à lui et parce qu’il n’a jamais trouvé la nourriture qui aurait pu le détourner du jeûne : « “Et pourquoi ne faut-il pas l’admirer ?” “Parce que je suis forcé d’avoir faim, je ne peux pas faire autrement”, dit le jeûneur. “Voyez-moi cela”, dit l’inspecteur, “et pourquoi ne peux-tu pas faire autrement ?” “Parce que, dit le jeûneur […], parce que je n’ai pas pu trouver d’aliment qui me plaise. Si j’en avais trouvé un, crois-moi, je n’aurais pas fait tant de façons et je m’en serais repu comme toi et les autres.” » Si, comme il est fort probable, les aliments symbolisent les différents domaines de la vie extralittéraire, alors Kafka entend dire à son lecteur qu’il s’est adonné à la littérature car rien d’autre dans l’existence n’avait eu vraiment d’intérêt pour lui.

Dix ans avant l’écriture de cette nouvelle, Kafka écrivait dans son journal : « On peut parfaitement discerner en moi une concentration au profit de la littérature. Quand il fut devenu évident dans mon organisme que l’orientation de ma nature vers la création littéraire était la plus productive, tout se pressa dans ce sens et laissa inoccupés ceux de mes talents qui se tournaient vers les joies du sexe, du boire, du manger, de la réflexion philosophique et, en tout premier lieu, de la musique. J’ai maigri de tous ces côtés. C’était nécessaire, parce que mes forces étaient si minces au total qu’elles ne pouvaient servir tant bien que mal mon but littéraire qu’à condition d’être rassemblées. Je n’ai naturellement pas découvert ce but de façon indépendante et consciente, il s’est trouvé lui-même, et seul le bureau y fait encore obstacle, mais radicalement. » (Journal, 3 janvier 1912, spm). Kafka développe une lucidité proprement sociologique en n’idéalisant pas sa vocation, mais en soulignant le fait qu’elle s’est littéralement imposée à lui. La littérature s’est imposée du fait de sa situation, du brouillage de l’héritage paternel et de la nécessité de trouver un domaine (et un terrain d’expression et d’existence) le plus éloigné possible de son père. Elle s’est imposée comme la manière la plus supportable d’exister. Étant donné l’exigence qu’une conception très ascétique de l’écriture commande, on comprend que Kafka ait pu penser parfois que s’il avait pu se passer de cette « habitude tyrannique », de cette pulsion plus forte que tout, s’il avait pu trouver assez d’intérêt à des jeux plus proches de la vie, alors il aurait été sans doute plus heureux ou, en tout cas, il aurait trouvé l’existence un peu plus légère. Il pressentait la vie plus confortable, tranquille et sereine qu’il aurait pu vivre sans cette envie dévorante d’écrire. Et il était conscient du fait qu’il y a de nombreux profits à être conforme aux normes : à se marier, à avoir des enfants, à être reconnu dans un travail rémunérateur, à être en harmonie avec sa famille, avec ses amis, etc.

Comme dans La Métamorphose, où le fils est finalement balayé comme un vulgaire insecte et où toute la famille reprend vie, Kafka conclut l’histoire en montrant que son existence ne vaut finalement pas plus que de la paille pourrie, que sa disparition ne provoque aucune tristesse, mais ramène plutôt la vie dans la cage : « “Il est temps de mettre un peu d’ordre”, dit l’inspecteur et on enterra le jeûneur en même temps que la paille. » À la place du jeûneur, on met « une jeune panthère » qui est en tout point son opposé : elle se nourrit, est pleine de vie, ne semble « même pas regretter sa liberté » et « la joie de vivre jaillissait avec tant de flamme du fond de son gosier que les spectateurs avaient peine à y faire face », mais « se pressaient en foule autour de la cage ».

Dans notre synagogue (1922)

Dans cette nouvelle105, Kafka parle de manière imagée de sa condition d’écrivain. C’est l’un des rares textes qui font référence explicitement à la communauté juive, une communauté juive qui « diminue d’année en année » et où la grande majorité des femmes qui y viennent ne sont pas « pieuses ». Le narrateur est un membre de cette communauté et raconte qu’un animal « à peu près de la taille d’une martre » vit dans leur synagogue. C’est un animal étrange mais qui n’est pas dangereux (« en dehors de son caractère craintif, c’est un animal extraordinairement calme et sédentaire »). Se tenant à l’écart des hommes (qui « y sont depuis longtemps indifférents »), il aime être près des femmes de la synagogue, mais ne parvient à s’y maintenir car ces dernières « ont peur de lui ».

Cet animal solitaire, qui « peut effrayer » mais qui se révèle parfaitement « inoffensif », qui cherche « le repos qui lui manque si douloureusement », surtout dans un lieu comme la synagogue « périodiquement très animé », et qui se tient toujours en haut de la synagogue (il a une « préférence pour les hauteurs […] parce qu’il s’y sent plus en sûreté »), est à l’image de l’artiste tel que le décrivait Kafka. D’ailleurs, l’image d’un animal utilisée souvent par Kafka lui permet de marquer la différence entre l’artiste et le monde social ordinaire, de souligner le bond hors du rang effectué par l’écrivain qui, par cet acte, devient aussi étrange et étranger qu’un animal aux origines inconnues peut l’être. Mais se tenir à l’écart des hommes, c’est risquer de se voir exclu de la communauté : « Il y a bien des années, dit-on, on aurait vraiment essayé d’expulser l’animal. Il est bien possible que ce soit vrai, mais plus probable encore qu’il s’agisse là d’histoires inventées. Il est toutefois prouvé que l’on a examiné du point de vue de la juridiction religieuse si un pareil animal peut être toléré dans la maison de Dieu. » Si l’animal n’avait pas quelque chose d’humain, on ne verrait pas pourquoi on ferait appel à des « rabbins célèbres » et à la juridiction religieuse pour traiter de son cas alors qu’il aurait suffi de chasser l’animal. On peut même se demander si Kafka ne s’appuie pas ici sur une expression du type « c’est un drôle d’animal » qui renvoie au caractère étrange du comportement d’un individu.

Comme le trapéziste de Première souffrance (écrit entre fin 1921 et mi-1922) qui se tient toujours en hauteur, l’animal en question « n’ose pas se risquer en bas et on ne l’a encore jamais vu par terre ». Semblable à Kafka, l’animal éprouve en permanence un sentiment de peur (« il ne fait qu’attendre les dangers dont il se sent menacé »). Et comme d’autres figures d’artistes ou d’écrivains que décrit Kafka, le narrateur suggère que l’animal est peut-être plus lucide que les membres (humains) de la communauté : « Ce vieil animal en sait-il plus long que les trois générations qui sont chaque fois réunies dans la synagogue ? »

Le Terrier (hiver 1923-1924)

Le Terrier106 est l’une des dernières grandes nouvelles (inachevée) écrites par Kafka et une manière d’établir, grâce à un narrateur-taupe qui se situe explicitement en fin de parcours (« au zénith de ma vie »), le bilan de son existence. C’est donc de la vie d’un écrivain célibataire à second métier, qui a toujours jalousement protégé sa solitude, c’est-à-dire son travail de création littéraire, contre tous les ennemis extérieurs (le bureau, l’usine, le mariage et parfois même les amis), qui s’est néanmoins tenu le plus souvent entre ce que l’on a coutume alors d’appeler « la vie » (son travail d’employé, ses amis, ses expériences sentimentales, ses tentatives de mariage, etc.) et « la littérature », et qui termine son existence rongé par un ennemi venu de l’intérieur (la tuberculose), qu’il est question.

Ce n’est pas un hasard si l’on peut entrevoir comme une sorte de préfiguration du Terrier dans la lettre que Kafka adresse à Milena le 14 septembre 1920 : « Quand je ne t’écris pas, je ne suis que fatigué, triste, pesant ; quand je t’écris, l’inquiétude et la peur me déchirent. Nous nous demandons réciproquement pitié, moi te suppliant de me permettre de retourner maintenant dans mon trou, toi me suppliant à ton tour… : qu’une telle situation soit possible, c’est la plus effroyable des absurdités. Comment cela se peut-il ? demandes-tu. Ce que je veux ? Ce que je fais ? Voici à peu près ce qu’il en est : j’étais un animal des bois qui, en ces temps-là, ne vivait presque jamais dans la forêt, mais terré n’importe où dans un sale fossé (sale en raison de ma seule présence, naturellement), lorsque je vis au grand soleil la chose la plus merveilleuse que j’eusse jamais aperçue ; je ne songeai plus à rien, je m’oubliai totalement ; je me suis levé, je me suis approché, craintif, au sein de cette liberté nouvelle qui me rappelait pourtant l’air natal, je me suis approché malgré ma peur, et je suis arrivé jusqu’à toi. Que tu étais bonne ! je me suis couché à tes pieds, comme si j’en avais le droit, et j’ai posé mon visage dans tes mains, je me suis senti heureux, fier, libre, puissant, chez moi ; tellement chez moi ! (toujours, toujours tellement chez moi !). Mais au fond j’étais resté la bête, je n’appartenais qu’à la forêt, je ne vivais ici, au grand jour, que par ta grâce. Sans le savoir (j’avais tout oublié) je lisais mon destin dans tes yeux. Cela ne pouvait durer. Tu ne pouvais éviter, même en me caressant de la main la plus bienveillante, de découvrir en moi des singularités qui relèvent de la forêt, de cette origine, de cette véritable patrie ; il a fallu te donner, fallu te répéter ces explications sur la “peur” qui me torturaient (toi aussi, mais injustement) comme si j’avais les nerfs à nu ; j’ai senti quelle plaie répugnante je représentais dans ta vie et quel obstacle universel ! Cette obsession n’a pas cessé de grandir » (spm). Kafka oppose ici l’animal des bois-écrivain célibataire et solitaire terré dans un sale fossé à l’amoureux de Milena vivant en plein jour. Mais en écrivant Le Terrier, il transfigure ses expériences, décontextualise son propos en condensant différents épisodes analogues de sa vie où des personnes (femmes, amis, etc.) et des activités (professionnelles) sont entrées en contradiction et en concurrence avec sa vocation littéraire.

Le terrier est donc le lieu du silence (« le plus beau, dans ce terrier, c’est son silence »), de la solitude, de la paix, de l’intime, de la profondeur et, du même coup, du travail de création, une sorte de chambre à soi, comme disait si bien Virginia Woolf107. Cependant, si le terrier est une protection vis-à-vis de l’extérieur, le narrateur précise qu’il n’a pas « d’ennemis que là-haut » mais qu’« il en existe aussi sous terre ». Hormis l’ennemi intérieur qui le tuera (la tuberculose), Kafka pense sans doute en parlant de ces « esprits souterrains » à tous ces ennemis que sont les démons intérieurs ou les fantômes (« fantômes de la nuit ») et que l’activité littéraire permet de faire apparaître et d’observer. Le terrier (la solitude et la littérature) est « un trou destiné à me sauver la vie », dit le narrateur. Parlant de son travail littéraire et de sa solitude, Kafka demandait dix ans plus tôt à Felice Bauer, si elle pouvait « imaginer un être qui vive de façon aussi inutile que [lui] », « un être qui n’utilise sa qualité de vivant que pour courir autour d’un trou énorme devant lequel il monte la garde » (lettre datée du 21-22 février 1913).

Quelque part dans son terrier, le narrateur a bâti « le cœur de [sa] citadelle », sa « place forte » et il rassemble ses « provisions », composées de tous les produits de la chasse à l’extérieur du terrier comme de ceux qui viennent du terrier même. Cette nourriture est comparable au matériau pour la création littéraire, qui est le produit des observations faites à l’extérieur, ainsi que d’un travail d’introspection et de remémoration. L’animal les « étale », garde toujours un œil sur « l’inventaire », « entrepren[d] de nouveaux rangements », « [se] promène à travers » et « [s’]en ser[t] pour [ses] jeux » (littéraires).

Kafka évoque aussi les angoisses nocturnes de l’écrivain qui décide de réorganiser son texte, de le réécrire autrement par peur de ne pas être compris : « Ce qui m’ennuie, c’est de me réveiller soudain, en général à la suite d’une peur, et de penser que la répartition de mes vivres est peut-être très mal comprise, qu’elle risque de m’amener de grands dangers et qu’elle demande à être immédiatement réorganisée sans égard pour mon sommeil ni ma fatigue ; alors je vais, je vole, alors je n’ai plus le temps de réfléchir ; moi qui allais exécuter un nouveau plan des plus précis, je saisis au hasard ce qui me tombe sous la dent, je traîne, je porte, je soupire, je halète, je trébuche et je me contente de n’importe quelle modification de cette répartition du moment qui me paraît si super-dangereuse. » Il a tellement travaillé pendant la nuit qu’il se réveille le matin « un rat qui [lui] pend entre les dents », manière imagée de parler du souvenir d’un morceau de texte qu’il a écrit durant son « travail de la nuit ». Les nuits d’écriture sont comparées à une orgie de nourritures : « Je me rue enfin dans la place forte, ravageant mes stocks et m’emplissant jusqu’à complète ivresse des meilleures choses que je possède. »

À ces périodes de festins succèdent des périodes de sortie du terrier, fréquentes quoique très courtes, qui sont pour l’animal une façon de « se ressaisir ». Le narrateur appréhende ces moments (« je suis trop puni d’être obligé de l’abandonner »), mais « reconna[ît] la nécessité de ces absences temporaires ». Tout se passe comme si, à chaque fois qu’il sortait de son travail littéraire, Kafka sentait « le vent du danger », car il perdait alors la « protection » de son lieu propre. Kafka, comme son narrateur, doute de l’intérêt d’une telle sortie et redoute la perte d’un monde intime, personnel et parfaitement maîtrisé au moment de rejoindre un monde qui lui est étranger (« je n’ai plus qu’à donner un coup de tête pour me trouver à l’étranger ») : « Ta maison est fortifiée, elle forme un tout bien isolé, tu vis en liberté, au chaud et bien nourri, seigneur et maître d’un grand nombre d’avenues et de places, et tout cela tu voudrais sinon — j’espère — le sacrifier, mais enfin, du moins, l’exposer, et bien que te flattant de le reconquérir, le risquer délibérément dans une aventure audacieuse, d’une témérité sans rapport avec le gain de cette équipée. Il y aurait à cela des motifs raisonnables ? Non, nulle aventure de ce genre ne peut avoir de motifs raisonnables. » On retrouve là le genre de réticence que Kafka pouvait exprimer dans ses lettres ou dans son journal à propos de l’éventuel sacrifice de sa vie solitaire de travailleur littéraire pour se marier et fonder un foyer.

Une fois dehors (« à l’étranger »), le narrateur (et Kafka avec lui) retrouve des sensations qui ne sont pas désagréables, court en pleine forêt et sent en lui « de nouvelles forces ». L’un de ses plaisirs (« c’est une occupation qui me procure une joie indicible et, bien mieux, qui tranquillise mon esprit ») consiste à épier l’entrée de son terrier depuis l’extérieur. C’est une manière d’être « devant soi-même » : se tenir à l’extérieur de son œuvre, la considérer comme un lecteur extérieur peut le faire, est une manière de « veiller sur soi », semble dire Kafka. Les « expéditions » au-dehors du terrier (du travail littéraire) sont « vraiment indispensables » dans la mesure où elles permettent au narrateur (à Kafka) de prendre conscience que le terrier (le travail littéraire) le « protège peut-être plus » qu’il ne peut l’imaginer lorsqu’il est à l’intérieur. Mais une fois redescendu dans son terrier, il en ressent les effets positifs : « C’est un royaume nouveau qui donne de nouvelles forces, et ce qui était fatigant en haut ne l’est plus ici. » On voit donc bien ici que le narrateur éprouve en lui de « nouvelles forces » autant hors du terrier que dans le terrier, les fatigues accumulées au grand air disparaissant dans le terrier et inversement.

On aurait tort de réduire Kafka à sa solitude d’écrivain (au fait qu’il se consacre à la littérature « méprisant complètement [sa] vie ») et de négliger le reste de ses investissements. N’écrivait-il pas lui-même dans son journal, le 29 octobre 1921 : « Cette zone frontière entre la solitude et la vie en commun, je ne l’ai franchie qu’extrêmement rarement, je m’y suis même établi plus solidement que dans la solitude véritable. » C’est même pour s’être tenu durant toute son existence entre la « littérature » et la « vie » (ses projets de mariage, son travail de bureau qu’il n’a jamais pu ni voulu quitter, etc.) qu’il avait l’impression d’être resté au milieu du guet et de n’avoir ni vraiment « vécu », ni vraiment réussi à écrire tout ce qu’il souhaitait écrire sur sa vie, et donc, dans son esprit, à élucider et à clarifier sa vie confuse : « La création littéraire se refuse à moi. D’où mon plan d’enquêtes autobiographiques. Non biographie, mais recherche et découverte d’éléments aussi réduits que possible. C’est là-dessus que je m’édifierai ensuite, tout comme un homme dont la maison est branlante veut en construire une solide à côté, si possible en se servant des matériaux de la première. Ce qui est toutefois fâcheux, c’est que les forces lui manquent au beau milieu de la construction et que, au lieu d’avoir une maison branlante mais entière, il a maintenant une maison à moitié détruite et une autre à moitié achevée, c’est-à-dire rien. Ce qui s’ensuit est pure folie, c’est-à-dire quelque chose comme une danse de cosaque entre les deux maisons, danse dans laquelle le cosaque gratte et déblaye la terre avec les talons de ses bottes aussi longtemps qu’il faut pour que sa tombe se creuse sous lui » (Journal, 23 juin 1922, spm).

Et lorsque le narrateur est « las de la vie au grand air », qu’il veut quitter son « poste d’observation » (Kafka voyait dans la littérature un acte-observation) et retourner dans le terrier (dans le travail littéraire), c’est le retour au terrier qui s’avère alors difficile (« il m’est extrêmement pénible maintenant d’opérer cette descente »). Kafka essaie de dire que se mettre en état d’écrire, de créer un texte littéraire n’est pas chose aisée. Avec beaucoup d’ingéniosité, il parvient à utiliser des images d’animal et de terrier pour évoquer le difficile travail d’essai, d’entraînement, de prise de notes, bref, de mise en condition en vue de se lancer dans la création d’un nouveau texte : « Je creuse, naturellement à distance suffisante de la véritable entrée, un trou d’essai que je recouvre d’une couche de mousse, je m’enfonce dans le trou, je le rebouche sur moi, j’attends soigneusement un temps plus ou moins long à différentes heures du jour, puis je rejette la mousse, je sors et j’enregistre mes observations. Je fais des expériences diverses, dans le bon ou le mauvais sens, mais je ne trouve pas de loi générale, je ne trouve pas de méthode infaillible pour entrer. » L’affaire est tellement difficile que le narrateur se prend à imaginer qu’il pourrait « gagner le large » et « reprendre cette triste vie d’autrefois qui ne [lui] assurait aucune sécurité ».

Kafka met aussi en scène sa crainte de voir arriver un écrivain concurrent reprendre les mêmes thèmes et surtout les mêmes textes que ceux qu’il s’est efforcé à grand-peine de construire. Craignant d’être suivi au moment où il rentre dans son terrier, le narrateur écrit que le pire serait d’être suivi par un animal comme lui : « Quelque personnage de ma sorte, un connaisseur en bâtiment, quelque frère de la forêt, un amateur de vie paisible, mais une féroce canaille qui veut habiter sans bâtir. Ah ! s’il pouvait venir maintenant, découvrir mon entrée dans sa sale convoitise, y travailler, relever la mousse et réussir, s’il pouvait s’y introduire et y disparaître presque entièrement et que seul son derrière sorte encore ! Ah ! si cela pouvait arriver pour que je lui saute enfin dessus d’un seul bond ! et que je l’accroche ! que je le dépiaute, le déchiquette et lui boive tout son sang et que j’ajoute son cadavre à mon butin ! » La haine du concurrent est grande dans cette mise en scène imagée de ce que Kafka rêverait de faire à un écrivain-concurrent qui viendrait l’imiter de façon sauvage108.

Kafka semble aussi s’interroger sur la dispersion de ses écrits. Faut-il se consacrer à une œuvre unique (roman) ou doit-on écrire des textes très dispersés (courts récits, contes, nouvelles, aphorismes) ? Parfois le narrateur est amené à penser qu’il est « dangereux de concentrer toute la défense au cœur de la place » et qu’il serait « plus prudent de disperser légèrement les provisions et d’en pourvoir de petites places ». Et parfois il se demande à quoi peuvent lui « servir des provisions si dispersées ». De plus, lorsque le narrateur dit que « l’amour-propre souffre toujours quand on ne voit pas ses provisions en un seul tas, quand on ne peut pas embrasser d’un seul coup d’œil tout ce qu’on possède », on comprend que Kafka ait pu avoir l’intention de dire que l’orgueil ou la vanité d’un écrivain le conduit à penser qu’un roman ou qu’un recueil de textes sont plus satisfaisants qu’une multitude de petits textes publiés dans des revues diverses et variées. La reconnaissance littéraire passe par l’existence d’une œuvre matérialisée sous la forme de livres. Ces provisions-matériaux dispersées ne sont pas une mauvaise chose en soi, explique le narrateur, « mais seulement quand on dispose de plusieurs endroits du genre de ma place forte ». La question se pose alors de savoir « qui les bâtirait », car Kafka sent bien que ses forces (et le temps dont il dispose) ne seraient pas suffisantes pour envisager de se lancer dans plusieurs longs textes : « Je me sentais trop faible pour cet énorme travail. »

Puis ce sont ses premiers textes littéraires (« cette œuvre de mes débuts ») qu’il qualifie de « labyrinthe de boyaux déconcertants » : « C’est par là que j’avais commencé mon terrier. » Ses premiers textes, notamment ceux qui sont regroupés dans Description d’un combat, encore marqués par un certain lyrisme et moins bien construits (et cohérents) que les suivants, sont perçus avec une distance critique par Kafka : « Ma prime ardeur de travail s’était traduite et déchaînée dans les labyrinthes zigzags qui me paraissaient alors le summum de l’art en matière de terriers. » Avec l’expérience, Kafka a su voir les « défauts » de construction du terrier109, mais « cette science » (cette lucidité sur son travail littéraire) ne lui est venue « qu’après coup ». Et lorsque le narrateur dit « éviter ce secteur au cours de [ses] promenades habituelles » parce qu’il « n’aime pas le voir », Kafka veut sans doute évoquer le fait que la faiblesse de ses premiers textes lui rend désormais — au yeux du « vieux maître maçon » qu’il est devenu — leur lecture douloureuse : « Je ne veux pas avoir à constater sans cesse, bien qu’elle ne me tourmente que trop, une faiblesse de ma citadelle. Qu’elle subsiste ; de mon côté, j’ai le droit de m’en épargner la vue toutes les fois que je peux l’éviter. »

Kafka conçoit ses textes comme des façons de pouvoir faire face et combattre ses ennemis (ses démons intérieurs, les obsessions qui le hantent) et, de ce point de vue, il voit ces premiers textes comme des pièges tendus à ces ennemis : « “Voilà l’entrée de ma maison”, disais-je alors ironiquement aux invisibles ennemis que je voyais déjà périr d’étouffement dans ce labyrinthe. » Le narrateur se demande s’il devrait « rebâtir toute cette partie » (réécrire ces textes d’une manière plus satisfaisante), mais il estime que cela demanderait une « énorme besogne ».

La dernière partie de la nouvelle est consacrée à l’événement majeur de la dernière partie de la vie de Kafka : la tuberculose. Dans une lettre adressée à Elsa et Max Brod, datée du début octobre 1917, Kafka compare les « râles » d’un tuberculeux au sifflement d’une flûte : « Comme je le lis en ce moment, le père de Flaubert était lui aussi tuberculeux, à cette époque il dut donc y avoir bien des années pendant lesquelles on se demandait secrètement si les poumons de l’enfant se mettraient à “jouer de la flûte” (je propose cette expression pour “avoir des râles”), ou bien s’il deviendrait Flaubert. » Or, de retour dans son terrier, le narrateur commence à ressentir une « certaine lassitude ». Il s’endort (« j’ai dû dormir très longtemps ») et est réveillé par « un imperceptible sifflement ». Si le narrateur se lance dans une série de conjectures sur l’origine de l’ennemi (ou des ennemis), Kafka laisse suffisamment d’indices pour donner au lecteur la possibilité de comprendre de quoi il est question. Pourquoi Kafka ferait-il préciser à son narrateur que « c’est un bruit que ne peut percevoir en quelque sorte que l’oreille du vrai propriétaire », s’il ne voulait pas attirer l’attention sur le caractère très personnel de ce sifflement110 ? Et pourquoi le narrateur ne parviendrait-il pas, malgré ses nombreux déplacements réalisés à dessein, à localiser l’origine du bruit (« il continue à résonner sans aucune modification, toujours aussi ténu, à intervalles réguliers, tantôt comme un “chut” répété, et tantôt plutôt comme un sifflement »111) si ce bruit ne se déplaçait pas avec lui du fait qu’il est indissociable de sa personne ? Les références peu appuyées au souffle animal (il parle de l’« haleine d’un son » et imagine par la suite qu’une bête112 est peut-être en train de forer la terre avec son museau : « mais ensuite elle aspire à nouveau de l’air avant de porter un nouveau coup. C’est cette aspiration que j’entends comme une sorte de “chut” ») et l’insistance sur le caractère étrange de cette intensité uniforme du son, « aussi bien le jour que la nuit », quel que soit l’endroit du terrier où il se trouve, sont assez limpides de ce point de vue : « Mais c’est justement l’égalité universelle de cette intensité du son qui me tracasse le plus, car elle ne s’accorde pas avec ma première hypothèse. Si j’avais deviné l’origine exacte du bruit, j’aurais dû l’entendre résonner plus fort à un endroit particulier, qu’il eût fallu précisément déterminer, et, en m’éloignant de cet endroit, je l’aurais entendu de plus en plus faiblement. Mais si mon hypothèse était fausse, de quoi s’agit-il ? »

Ce bruit, qui empêche le narrateur de travailler, est bien analogue à la tuberculose (aux sifflements qui l’accompagnent) qui interdit à Kafka de se consacrer pleinement à sa création, regrettant d’autant plus le fait de n’avoir pas réussi à réaliser « les projets les plus importants de [sa] jeunesse et des premiers temps de [son] âge mûr ». La recherche du bruit, comme les manifestations de la tuberculose, interrompt le travail et quand le narrateur y revient il ne peut que s’occuper de faire des « reprises » (des corrections de son texte) : « Et l’on revient à son travail sans savoir au juste lequel, on s’y met n’importe où, au premier endroit venu qui appelle une reprise — et il y en a suffisamment ! On commence à faire machinalement n’importe quoi, simplement comme s’il était venu un inspecteur auquel il fallût jouer la comédie. » Décidant d’arrêter le travail (« je ne comprends plus mon ancien plan »), le narrateur remonte à la surface et dit : « Je lâche tout, je m’estimerais déjà heureux si seulement je pouvais apaiser mes conflits intérieurs. »

Un peu plus avant dans le récit, le narrateur pense que le « seul plan exécutable qui [lui] reste » consiste à se « gaver de [ses] provisions » tant qu’il en a « encore la possibilité ». C’est ce que faisait Kafka en mettant ses dernières forces dans l’écriture de quelques nouvelles (dont Le Terrier et Joséphine la cantatrice ou le Peuple des souris). Mais Kafka imaginait peut-être pouvoir guérir de sa tuberculose et se lancer dans l’écriture de nouveaux grands textes lorsqu’il fait dire à son narrateur : « Dès que j’aurai un peu de repos et que le danger me pressera de moins près, je serai capable de toutes sortes de grands ouvrages. »

Joséphine la cantatrice ou le Peuple des souris (mars 1924)

Ce récit est le dernier texte écrit par Kafka avant de mourir113. Le temps est donc arrivé pour lui d’écrire une sorte de bilan de sa vie d’écrivain, à la fois ironique et pessimiste. Lui qui a tant détesté les souris qu’il lui arrivait d’entendre passer la nuit dans sa chambre lors de son séjour à Zürau, en septembre 1917 et avril 1918114, utilise ici la métaphore du « peuple des souris » pour parler de la société dans laquelle Joséphine semble être l’unique cantatrice. Le simple fait qu’il parle de la communauté des hommes en se servant de l’animal qu’il a sans doute le plus détesté tout au long de son existence montre le mélange de pessimisme et de dérision dont savait faire preuve Kafka. Il fait travailler ici la question du statut social de l’artiste, de sa fonction ou de son rôle dans un monde social happé par des questions urgentes et pratiques, de son rapport au public ainsi que du rapport que le public entretient à son égard, de l’impossibilité dans laquelle il se trouve, étant donné la nécessité économique d’un second métier, de se consacrer exclusivement à son art ou encore du faible poids que son œuvre ou son existence même peuvent avoir dans le cours historique des choses. Mais Kafka ne met pas en scène un analogon de lui-même. Il crée un personnage qui, malgré les malentendus qui marquent son rapport avec le public, rencontre un succès général qu’il n’a lui-même jamais pu connaître de son vivant. Il fait même de cette cantatrice l’unique artiste de son peuple. Mais on peut se demander si le narrateur qui porte un regard un peu distancié et froid sur le personnage à la fois attachant, puéril et un peu ridicule de Joséphine ne représente pas en grande partie le regard que Kafka pouvait porter sur une potentielle Joséphine qui était en lui.

Kafka présente l’artiste comme un être solitaire, qui est sorti du rang par la pratique de son art et s’est distingué du commun : « Seule Joséphine constitue une exception ; elle aime la musique et sait aussi l’exprimer. » Le peuple (les non-artistes), lui, est entièrement pris dans des enjeux pratiques et mène « une vie difficile ». Il fait face chaque jour à « tant de surprises, d’inquiétudes, d’espoirs et d’effrois » et doit penser essentiellement à assurer sa survie économique et sa défense contre les attaques extérieures. « Même quand nous avons essayé de nous délivrer de nos soucis quotidiens, explique le narrateur, il ne nous est plus possible de nous élever jusqu’à des choses aussi éloignées que la musique du reste de notre vie. » Dans une telle société, on « ignore la jeunesse » et l’on n’admet qu’une « très brève enfance » : « On revendique, il est vrai, régulièrement une certaine liberté pour les enfants, on veut leur garantir un peu de tranquillité, reconnaître leur droit à jouir d’un peu d’insouciance, à s’ébattre à leur gré, à jouer comme ils l’entendent. » Mais, dans les faits, ce droit à l’insouciance ou à l’irresponsabilité (« une véritable enfance ») n’est pas vraiment accordé et les enfants sont très tôt confrontés aux réalités de la vie quotidienne : « Notre vie est ainsi faite, en effet, qu’un enfant, dès qu’il commence à courir et à discerner un peu les objets qui l’entourent, doit pourvoir à ses besoins, tout comme un adulte ; les domaines sur lesquels, pour des raisons d’économie, nous vivons dispersés, sont trop vastes, nos ennemis trop nombreux, les traquenards qu’on nous tend partout trop imprévisibles ; nous ne pouvons tenir nos enfants à l’écart de la lutte pour la vie. » En lisant cela, le lecteur ne peut manquer de penser à la vie de la génération du père de Kafka qui a dû travailler très jeune — à l’âge de dix ans — et n’a pas eu le loisir de s’instruire très longuement et de s’intéresser à l’art ou à la littérature115.

Comme Kafka disant avoir « maigri de tous les côtés » au profit de la littérature et ayant sacrifié d’une certaine façon sa « vie » à la littérature, comme Kafka ayant usé sa santé à écrire durant des nuits et des nuits et ayant contribué à affaiblir une santé déjà précaire, Joséphine concentre toutes ses forces dans son chant au point de s’affaiblir et de prendre le risque de mourir : « Elle est déjà là, toute frêle, tout agitée d’inquiétants tremblements, surtout au-dessous de la poitrine, comme si elle avait ramassé toutes ses forces dans son chant, comme si elle s’était dépouillée de toute vigueur, de toute possibilité de vie, de tout ce qui n’est pas immédiatement au service de son chant et qu’elle reste démunie, abandonnée, livrée à la protection de génies tutélaires, et qu’il suffirait, tandis qu’étrangère à elle-même, elle ne vit plus que dans son chant, d’un souffle d’air froid pour la tuer. »

Mais Kafka définit l’artiste par sa place et son acte plutôt que par la nature ou la valeur de ce qu’il fait. Le narrateur dit que le chant de Joséphine « n’a rien d’extraordinaire » et qu’il n’est en tout cas pas un chant que seule Joséphine serait « capable » de faire entendre. Il se demande même dans quelle mesure il est possible de parler de « chant » là où il n’y a au fond qu’un « simple couinement ». Or, comme toutes les souris couinent (« c’est le talent propre à notre peuple, ou plutôt ce n’est même pas un talent, mais une expression caractéristique de notre vie »), la différence entre Joséphine et son peuple réside essentiellement dans le fait que Joséphine décide de couiner en public et d’attirer publiquement l’attention sur son couinement alors que les souris ordinaires couinent « sans y prêter attention et même sans le remarquer ». Beaucoup, ajoute le narrateur, « ne savent même pas que le couinement est un de [leurs] caractères distinctifs » (ou encore « beaucoup d’entre nous couinent leur vie entière sans le savoir »). Passer du couinement comme « habitude » à laquelle les souris se livrent « sans réfléchir » au couinement volontaire et public (« en prenant la posture qui indique qu’elle a l’intention de chanter »), c’est passer de la pratique ordinaire à l’art.

Joséphine ne se distingue donc pas par la technicité de son chant ou par sa force, car « elle ne dépasse guère les limites du couinement ordinaire », alors que « le premier campagnard venu le fait sans peine, la journée entière tout en travaillant ». Ce qui fait que, « malgré tout, ce qu’elle émet n’est plus seulement un couinement », c’est le fait même qu’elle vienne « se camper solennellement pour ne rien faire que d’ordinaire ». L’attitude solennelle, et peut-être davantage « le silence solennel dont sa faible petite voix est entourée » que sa voix elle-même (« ce néant de voix, ce néant de talent ») : voilà où réside son art. Elle fait entendre un couinement ordinaire, mais conscient de lui-même et considéré en lui-même et pour lui-même : « Ce n’est certainement pas un art que de casser une noix et personne ne se risquera donc à convoquer tout un public pour le distraire en cassant des noix. S’il le fait cependant et que son projet réussisse, c’est la preuve qu’il s’agit malgré tout d’autre chose que de casser des noix. » Kafka développe ici une réflexion très neuve pour son temps, qui rejoint la conception d’un Marcel Duchamp : l’art est ce qui est exposé publiquement indépendamment de sa nature116.

Pour opérer une telle défonctionnalisation et une telle exposition décontextualisatrice d’une pratique (« le couinement est libéré des chaînes de la vie quotidienne et nous libère, nous aussi, un bref instant »), peut-être que la « faiblesse » ou la « fragilité » relative de Joséphine (le narrateur parle aussi de « l’insuffisance des moyens dont elle dispose ») est nécessaire : celui qui casse des noix en public, explique le narrateur, en « fait apparaître la vraie nature, et peut-être n’est-il pas mauvais, pour obtenir cet effet, d’être un peu moins habile à casser des noix que la majorité d’entre nous ». Casser des noix trop facilement, trop habilement, ou inconsciemment, sans même y penser, c’est ramener cette activité à une pratique ordinaire, certes fonctionnelle et efficace, mais sans art. On reconnaît, dans l’opposition entre l’artiste faible et peu habile et le « campagnard » plein de vie, de force, d’habileté ou d’énergie, la manière dont Kafka pouvait se percevoir — à partir des catégories de jugement de son père — comme un être plus faible, très rapidement fatigué et à la santé plus fragile que la plupart des gens.

Joséphine ne veut pas « seulement être admirée » ; elle voudrait être comprise dans ce qu’elle fait. Artiste pure et exigeante, « il ne lui est pas possible de falsifier le grand art pour flatter le vulgaire ». Kafka souligne avec force ironie la naïveté de l’artiste qui a l’illusion d’être utile à son peuple, tout particulièrement dans les périodes difficiles (« la misérable existence de notre peuple au milieu du tumulte d’un univers hostile »), mais qui en fait n’apporte aucun secours de ce genre : « Elle croit que c’est elle qui protège le peuple. C’est son chant, à l’en croire, qui nous sauve dans les cas de difficultés politiques ou économiques, il a ce pouvoir ; et s’il ne chasse pas le malheur, il nous donne du moins la force de le supporter. […] Bien sûr, elle ne nous sauve pas et ne nous donne aucune force. » Kafka parle de la manière idéaliste dont l’artiste (on pourrait penser évidemment aussi à la figure de l’intellectuel) se présente parfois comme « sauveur de ce peuple qui s’est toujours plus ou moins sauvé lui-même ». C’est d’ailleurs bien cette illusion spontanée, dont il se savait lui-même victime, qu’il évoquait lorsqu’il définissait la mission de l’écrivain dans Nocturne comme celle d’un « veilleur »117.

Kafka soulève aussi la question du second métier que l’artiste continue à exercer pour subvenir à ses besoins, mais dont il aimerait être libéré par la communauté118. C’est en tout cas la revendication de Joséphine, son « combat » : « Depuis déjà longtemps, peut-être même dès le début de sa carrière artistique, Joséphine lutte pour être exemptée de tout travail en considération de son chant ; il faudrait la dispenser du souci du pain quotidien et de tout ce qui a quelque rapport avec la lutte que nous menons pour notre existence, et, probablement, faire supporter ces charges par le peuple entier. » Mais le peuple reste « insensible » à ses arguments, notamment ceux liés à la fatigue qu’engendrerait le travail et qui serait « nuisible » à la pratique du chant. En fait, Joséphine « n’a pas peur du travail » et continuerait à travailler même si on lui accordait la faveur qu’elle demande. Mais le narrateur dit que, derrière cette revendication de prise en charge par la communauté, il y a la quête d’une « reconnaissance publique et sans équivoque de son art » : Joséphine veut « conquérir la suprême couronne ».

Dans son combat « pour se faire dispenser du travail », elle menace d’« abréger ses vocalises » et l’on peut voir dans cette opposition entre « petites » et « grandes vocalises » une évocation métaphorique du problème que rencontrait Kafka pour écrire de longs textes (des romans). En effet, Kafka n’a jamais publié une seule de ses tentatives d’écriture de romans, mais seulement des récits et des nouvelles, car il avait les plus grandes peines à trouver le souffle, dans les conditions de travail qui étaient les siennes, nécessaire à la mise en cohérence d’un roman. De même, lorsque Kafka évoque la stratégie de Joséphine consistant à prétendre « s’être blessé le pied au cours de son travail » ou prétexter « la fatigue, le mauvais moral, la faiblesse », il a sans doute à l’esprit ses lettres de demandes de congé auprès de la compagnie d’assurances au sein de laquelle il travaillait. Mais le narrateur ne voit chez Joséphine qu’une « stratégie » ou une ruse, des prétextes ou des mensonges, alors que Kafka ne souffrait pas d’une maladie imaginaire. Il n’est d’ailleurs pas impossible que Kafka suggère le fait que le narrateur ne soit pas en mesure de saisir les vrais drames, les vraies fatigues et les vraies maladies de Joséphine. Car Joséphine a bel et bien « disparu », et « ne veut pas chanter », ni même « qu’on la supplie de chanter ». Mais le peuple « tranquillement, sans déception visible […] continue sa route ».

Comme l’artiste de la faim qui perd son public, meurt et est remplacé par une panthère pleine de vie, Joséphine va « décliner » puis mourir (« émettre son dernier couinement »), sans manquer à personne : « Elle n’est qu’un petit épisode dans l’histoire éternelle de notre peuple et le peuple saura se consoler de sa perte. » De son côté, Joséphine trouvera dans la mort une délivrance en étant « libérée de ce martyre d’ici-bas » : elle « ira joyeusement se perdre dans la foule innombrable des héros de notre peuple, et bientôt, comme nous ne pratiquons pas la science de l’histoire, elle connaîtra une deuxième délivrance, en disparaissant dans le même oubli que tous ses frères ». Kafka, las de vivre, souffrant de sa tuberculose, et ayant le sentiment de sa parfaite inutilité, achève sa nouvelle sur l’effacement complet des traces de l’artiste qui n’aura eu que l’illusion d’être différent parmi les siens et l’illusion de pouvoir atteindre « une reconnaissance qui ignorerait l’usure du temps ».