Fausta Garavini a mis en évidence que les exempla cités par Montaigne dans ses Essais faisaient écho, en positif ou en négatif, à ses propres expériences : « Les “exemples” ne répondent pas chez Montaigne au besoin de composer une mosaïque des variétés et des contradictions de la nature humaine en général, intention habituelle des compilateurs. Il ne les choisit pas au hasard : “Je remarque plus volontiers les exemples qui me touchent.” Ces anecdotes signifient que le sujet est directement concerné par les attitudes qu’il observe chez ses semblables et qu’il enregistre comme autant de témoignages de dispositions qu’il reconnaît en lui-même, ou au contraire de tendances qui lui sont étrangères. Qu’il réfléchisse ainsi à la diversité et aux incohérences de notre nature, c’est d’une certaine façon secondaire. Le point principal est la question qui perce sous chaque exemple : que ferais-je, moi Michel de Montaigne, dans des circonstances analogues ? Interrogation qui résume, à la limite, toute l’entreprise des Essais : “s’essayer”, c’est aussi se mettre dans la peau des autres (“Je m’insinue, par imagination, fort bien en leur place”), c’est essayer de vivre, par l’entremise d’autrui, toutes les expériences qu’on ne peut vivre dans son quotidien, c’est élargir sa vie réelle par les directions infinies de ses vies possibles1. » Mais ce modèle de la lecture est plus universel qu’il n’y paraît.
Le principe fondamental de toute sociologie de la réception heureuse est celui de l’analogie pratique des situations problématiques vécues par le lecteur ou mises en scène littérairement par l’auteur. Si Kafka peut apprécier certains textes de Robert Walser, de Franz Grillparzer ou de Heinrich von Kleist, c’est parce qu’il s’y retrouve, au moins en partie. Il affirme lui-même ne lire « que les livres qui [lui] sont très proches par nature » et qu’il peut « pour ainsi dire toucher du doigt » (lettre à Felix Weltsch, début décembre 1917). Il y retrouve le même type de problèmes que ceux qu’il se pose et qui s’imposent à lui, même si les solutions littéraires apportées par ces écrivains ne sont pas forcément celles qu’il inventera lui-même. Pour un écrivain, chaque lecture, de même que chaque nouveau texte écrit, est une manière de faire travailler les cadres de son expérience2. Théorie de la création littéraire et théorie de la réception littéraire sont les deux faces d’une seule et même pièce. Les lecteurs lisent les textes littéraires avec leurs problématiques existentielles et mobilisent les œuvres comme des manières de faire travailler leurs propres expériences3. Le producteur du roman est dans la position inverse, mais analogue, qui consiste à objectiver littérairement les éléments de sa problématique existentielle. Ce qu’une sociologie de la réception des œuvres littéraires met au jour n’est qu’un autre aspect de ce que la sociologie de la production littéraire découvre elle-même, mais elle n’est aussi qu’une autre part de ce qu’objective tout biographe sociologue un tant soit peu attentif aux régularités vécues et intériorisées par l’auteur sous la forme de dispositions à voir, sentir et agir. Entre le lecteur (Kafka lisant), l’auteur (Kafka écrivant) et l’individu Kafka (Kafka inséré dans des cadres socialisateurs spécifiques et qui a une histoire particulière), il existe bien des correspondances que doit s’efforcer de mettre au jour le chercheur.
Le rapport, positif ou négatif, qu’entretient un auteur comme Kafka à l’égard des textes littéraires qui l’ont précédé ou qui s’écrivent et se publient à son époque même ne peut se comprendre que si l’on saisit ce qu’il peut, consciemment ou non, y chercher et, parfois, y trouver. Son intérêt, sa passion ou son extrême agacement pour un texte dépendent essentiellement, non d’une correspondance ou d’une discordance terme à terme entre les situations écrites et ses propres situations vécues, mais de la possibilité pour lui de trouver dans le monde du texte un écho — même partiel, décalé ou lointain — à sa situation et à ses préoccupations4. Ainsi Kafka parle-t-il à Milena d’un article de Bertrand Russell paru le 25 août 1920 dans le Prager Tagblatt et intitulé « Sur la Russie bolchéviste », en lui disant la forte impression qu’il a produite sur lui (« De toutes les généralités que j’ai lues jusqu’ici sur la Russie, c’est l’article ci-joint qui a fait la plus forte impression sur moi, ou plus exactement sur mon corps, mes nerfs, mon sang »), tout en précisant l’appropriation qu’il en a faite pour son propre usage : « À vrai dire, je ne l’ai pas pris exactement tel qu’il est là, j’ai commencé par le transposer pour mon orchestre » (30 août 1920). C’est l’analogie relative des situations ou des questions qui permet au lecteur de « s’y retrouver » ou de « s’y reconnaître », jusque dans le rejet ou la détestation la plus forte5. Seule l’indifférence totale ou l’inintérêt sans passion prouvent que rien de ce qu’a vécu le lecteur ne trouve écho dans les scènes littéraires qu’il découvre. Lorsque, par conséquent, on vise à restituer les logiques spécifiques d’un auteur, tous les témoignages directs ou indirects concernant les textes ou les auteurs qu’il a aimés ou détestés sont autant d’occasion de saisir les schèmes d’expérience qu’il engage ou fait travailler dans sa lecture. Dis-moi, lecteur, ce que tu aimes et ce que tu détestes et je te dirai qui tu es.
Il faut toutefois distinguer deux genres de réception, selon que l’on touche plutôt à l’auteur (avec la lecture, fréquente chez Kafka, des correspondances, des journaux, des biographies et autobiographies) ou plutôt à sa production littéraire, philosophique, etc. Kafka peut ainsi « s’identifier » à un auteur de textes, parce qu’il retrouve dans sa vie tout ou partie de sa problématique existentielle ; il peut aussi « se retrouver » dans tel ou tel aspect des textes d’un auteur. Dans tous les cas, il projette ses problèmes, les questions qui le tourmentent, les cadres de ses expériences et se révèle donc toujours par la nature de ses réactions enthousiastes ou agacées.
Par ailleurs, Kafka n’est pas un « simple » lecteur. Sa réception des textes est aussi liée à son propre travail d’expression littéraire et il ne peut lire un texte sans penser soit à sa propre situation, soit à ce qu’il aimerait écrire ou à ce qu’il a déjà écrit. En disant cela, je ne veux pas laisser entendre que Kafka mettrait en œuvre une lecture « professionnelle », et notamment une lecture de « technicien » qui lui ferait lire les textes littéraires dans leur stricte dimension formelle (compositionnelle et stylistique). Kafka réagit, bien sûr, de temps à autre, à cette dimension-là des textes, mais ce n’est pas ce qui retient le plus son attention. Il est sensible d’abord et avant tout à ce que le texte dit, à la logique des situations, aux scènes qui sont traitées et juge de la subtilité, de la force, de la justesse de ce qui est dit comme un philosophe peut juger de la manière de traiter d’un problème par un autre philosophe sans faire nécessairement ou principalement de commentaire sur sa manière d’écrire ou son style. Concevant la littérature comme un moyen de recherche de la vérité, il juge beaucoup plus de ce qui lui semble juste et faux, pertinent ou non pertinent que de ce qui lui semblerait bien ou mal écrit, stylistiquement beau ou laid. Si Kafka s’identifiait à Flaubert sur plus d’un point, il aurait été sans doute très étonné de voir comment la légitime requête de Flaubert concernant la lecture intense des textes se réduisait, finalement, à une demande d’attention à la composition et au style6, alors que, sans sortir du texte et en s’y attachant de manière tout aussi forte et précise, on pouvait s’intéresser à ce qu’il nous dit du monde, des logiques et des problèmes humains, individuels ou collectifs7. La fascination exercée par Flaubert, et par d’autres auteurs de conception littéraire cousine, chez les critiques et les théoriciens de la littérature (spécialement en France, mais pas seulement) explique le fait que presque tout, en matière de littérature, ait été étudié, et jugé, à partir d’une telle conception, en oubliant la diversité des types et modalités d’engagement dans la littérature.
Pour Kafka, la littérature constitue un réservoir d’expériences précieux pour les lecteurs. C’est ce qu’il appréciait chez un certain nombre d’auteurs qu’il lisait, et tout particulièrement chez Kleist : « Sa vision est destinée à être un patrimoine d’expériences, auquel chacun puisse avoir accès. C’est à cela que Kleist s’efforce, et sans recourir à l’acrobatie verbale, ni aux commentaires, ni à la suggestion. Il allie la modestie, la compréhension et la patience, et cela donne l’énergie indispensable à toute naissance. C’est pourquoi je le relis sans cesse. L’art n’est pas une question d’ébahissement momentané, mais d’exemple durable8. » Kafka pensait même que les textes donnés à lire devaient être adaptés au niveau d’expériences — et pas seulement au niveau de lecture ou de capacité de compréhension lexicale et syntaxique — des lecteurs. Écrivant à Felice Bauer à propos des enfants juifs du foyer populaire de Berlin auxquels elle fait cours, il manifeste que, pour lui, un texte se comprend avec de l’expérience et pas seulement avec des méthodes de lecture ou des techniques d’analyse littéraire : « On ne doit pas pousser les enfants à entrer dans ce qui leur est absolument incompréhensible. […] Je pense à ce propos à l’un de nos professeurs, qui nous disait souvent pendant la lecture de L’Iliade : “C’est grand dommage qu’il faille lire cela avec vous. Car vous ne pouvez pas le comprendre, même si vous croyez le comprendre, vous ne le comprenez pas du tout. Il faut beaucoup d’expérience pour pouvoir en comprendre, ne fût-ce qu’un petit bout.” — Sur le garçon froid que j’étais à l’époque, ces remarques (l’homme tout entier misait sur ce ton) ont fait plus d’impression que L’Iliade et L’Odyssée prises ensemble » (lettre à Felice Bauer, 9 octobre 1916, spm).
Dans un univers aussi faiblement institutionnalisé que le jeu littéraire, sans moyen de formation ni programme autres que ceux du système scolaire, ce qui fait « loi » pour les auteurs entrant, c’est seulement la série des cas précédents, et comme les cas sont divers et les séries de cas potentiellement multiples, les « lois littéraires » le sont aussi, chacun pouvant composer, en fonction de sa socialisation culturelle et de son parcours de vie singulier, une série dans laquelle il prend place et au sein de laquelle ses textes prennent sens. Comme l’écrivait Sartre dans L’Idiot de la famille : « Bref, aucun d’eux [les écrivains], à aucune époque, n’a inventé ou réinventé la littérature. Disons qu’elle se réinvente en eux comme obligation d’écrire à partir de la littérature faite. Dans toute société historique où un individu prend la décision d’être écrivain — quoi qu’il doive en résulter — la littérature lui est donnée d’abord comme une totalité dans laquelle il choisit d’entrer. Certes, cette totalité ne lui est pas donnée dans tous ses détails : je veux dire dans toutes les œuvres littéraires ; bien au contraire, son approche du Tout est variable, il y a celle de Flaubert, celle de Proust — qu’on peut appeler “grands lettrés” — et tout aussi bien celle de ce jeune berger dont Les Temps modernes ont publié les écrits et qui n’avait lu que des almanachs, des journaux et quelques livres de Victor Hugo9. » Il faudrait même ajouter au propos de Sartre le fait que, même parmi les « grand lettrés », les choix et les impasses de lecture ne sont pas forcément les mêmes.
Il ne faut cependant pas confondre ces séries spécifiquement littéraires, qui font qu’un auteur en devenir peut, en les lisant, s’y reconnaître ou s’y retrouver et se dire que c’est quelque chose comme cela qu’il souhaiterait faire et que c’est plutôt de cette manière-là qu’il aimerait le faire, avec l’ensemble hétérogène — i. e. pas spécifiquement littéraire — des textes ou des discours qui peuvent jouer un rôle tout à fait important dans son écriture littéraire : littératures locale ou étrangère, textes politiques, religieux, journalistiques, philosophiques, juridiques, et même éléments de discours plus ordinaires tirés de la vie quotidienne. Non seulement un écrivain peut se nourrir de textes non littéraires, mais son œuvre ne « s’explique » jamais seulement par le jeu supposé des « influences littéraires » ou plus largement « textuelles ». On n’imaginerait pas pouvoir étudier les pratiques alimentaires ou sportives d’un individu singulier en s’en tenant à la reconstruction de ses seules pratiques alimentaires ou sportives passées, totalement déconnectées des cadres plus généraux de socialisation familial, scolaire, professionnel, etc. D’aucuns n’hésitent cependant pas à le faire en matière d’explication des textes littéraires alors même qu’à la différence d’autres domaines de pratique où s’actualisent des dispositions incorporées dans des manières ou des styles de se comporter, la littérature est, elle, le lieu où s’expriment dans un langage signifiant — et même si d’une manière parfois fortement transfigurée — les éléments des problématiques existentielles de leurs auteurs.
Mais on pourrait encore bien moins se permettre de réduire ce qu’un auteur écrit aux jeux, plus « locaux », de concurrence entre écrivains situés dans un « champ littéraire », aux contours somme toute assez flous pour un auteur de cette époque, sujet d’un grand Empire austro-hongrois où les littératures qui circulent sont en langues différentes, mais aussi auteur européen qui lit des auteurs français, anglais, russes, suédois, danois ou suisses autant que des auteurs allemands, autrichiens ou tchèques. Les concurrences qui peuvent s’observer se jouent souvent à l’intérieur d’un micro-milieu praguois, avec ses cafés et ses salles ou salons de lecture, mais elles ne sont en tout cas pas le principe d’explication ultime, ni même principal, des œuvres vues autant du point de vue de leurs caractéristiques formelles (compositionnelles et stylistiques) que de leurs intrigues. Et même lorsque Kafka lit des auteurs étrangers, il est impossible de réduire cet usage d’auteurs extérieurs à la tradition nationale à une manière de « jouer un coup » dans un « champ » de positions et de luttes entre positions. Ce qui attire Kafka dans certaines des œuvres du Français Flaubert, du Suédois Strindberg, du Russe Dostoïevski ou du Danois Kierkegaard, c’est le fait qu’elles fassent écho à ses propres expériences et qu’elles apportent des réponses littéraires à ses questions existentielles. Les livres — ceux qu’on écrit comme ceux qu’on lit — sont des moyens d’élucider les mystères de son existence : « Maint livre, écrit Kafka à son ami Oskar Pollak le 9 novembre 1903, est comme une clé pour les salles inconnues de notre château » (spm).
Kafka braque le projecteur sur lui et vise à une connaissance de soi. Il veut comprendre les raisons de son état, la manière dont il a été fabriqué par un « concours d’innombrables circonstances », par les relations intrafamiliales, ses expériences scolaires et ainsi de suite. C’est ce mouvement de retour sur lui-même, imposé par ses multiples désajustements et rendu possible par son haut niveau de formation scolaire et sa pratique précoce et intense de la lecture, qui le porte spontanément vers des textes à caractère biographiques ou autobiographiques. Pour se comprendre soi-même, l’un des moyens consiste à savoir comment d’autres ont vécu, quels parcours ils ont connus, comment ils ont réagi aux différentes circonstances de la vie et comment ils ont réussi ou échoué à surmonter les obstacles, comment, enfin, ils ont pu donner sens à leur existence. Max Brod, qui connaissait bien son ami du point de vue de ses goûts en matière de lecture, dit la forte appétence de Kafka pour ce genre de littérature : « Les préférences de Kafka allaient aux œuvres biographiques et autobiographiques. Il connaissait beaucoup mieux les journaux de Grillparzer et de Hebbel et les lettres de Fontane que leurs œuvres10. »
Kafka lit donc ce genre de textes à profusion, cherchant visiblement des modèles et contre-modèles de vie : biographies de Napoléon Bonaparte, de Schopenhauer ou de Dostoïevski, journaux ou carnets de Byron, d’Amiel, de Dickens, de Hebbel11, de Herzl, de Schopenhauer, de Kierkegaard ou de Grillparzer, correspondances de Goethe, de Flaubert, de Madame du Barry, de Christian Dietrich Grabbe (qui avait écrit, en 1830, une pièce sur Napoléon) ou de Theodor Fontane. Alors qu’il est à Zürau avec sa sœur Ottla, en septembre 1917, Kafka écrit à Felix Weltsch qu’il lit « presque uniquement du tchèque et du français et exclusivement des autobiographies et des correspondances ». Il demande à son ami de lui faire parvenir un texte de ce genre : « Je tire beaucoup de profit de presque tous les ouvrages de ce genre, à condition qu’ils ne soient pas trop spécialisés dans le domaine militaire, politique ou diplomatique » (lettre à Felix Weltsch, 22 septembre 1917, spm). À chaque fois, la connaissance de soi passe par une comparaison entre eux et lui, entre leur situation et la sienne, entre leur mode de comportement et le sien.
Dans le cas de Theodor Herzl (1860-1904), écrivain juif d’origine hongroise et fondateur du sionisme, toutes les conditions biographiques sont réunies pour que Kafka puisse s’en sentir personnellement très proche. On sait, grâce à l’inventaire de la bibliothèque de Kafka, que Theodor Herzl est un auteur qui y figurait, mais uniquement par son journal, « nouvelle preuve, écrit Marthe Robert, que Kafka est moins curieux de la doctrine du fondateur que de l’extraordinaire aventure de sa vie et, surtout, de son drame personnel12 ». L’analogie des situations biographiques de Herzl et Kafka est très étonnante : tous deux sont issus d’une famille juive ayant réussi dans les affaires, qui s’est enrichie et a adopté la culture allemande ; tous deux ont un grand-père (paternel) ou un arrière-grand-père (maternel) qui est connu pour sa foi ; tous deux ont un père qui ne conserve du judaïsme que les formes extérieures ; tous deux ont un père qui a travaillé très jeune, alors qu’eux-mêmes vont suivre l’enseignement général du lycée allemand, puis des études de droit à l’université. Carl E. Schorske résume la situation de Herzl de la manière suivante : « Sa famille appartenait à cette couche de la population juive qui ne cessait de s’enrichir et qui, en se lançant dans les affaires, avait adopté la culture et la langue allemandes, même si elle demeurait dans une région où les Allemands ne constituaient pas l’ethnie majoritaire. Plus les fils s’élevaient socialement, plus la foi de leur père s’attiédissait. Le grand-père paternel de Theodor, le seul sur trois frères, resta attaché à sa religion, alors que son fils, le père de Herzl, n’en garda que les formes extérieures. […] À la naissance de Theodor, en 1860, sa famille était depuis longtemps sortie du ghetto : bien établie sur le plan économique, “éclairée” en religion, libérale en politique et allemande de culture. Leur judaïsme ne dépassait guère ce que Theodor Gomperz, helléniste juif assimilé, aimait appeler “un pieux souvenir de famille”. […] Quelle différence entre ce processus d’assimilation et celui de son père ! Celui-ci avait socialement évolué grâce à ses activités professionnelles et à l’affranchissement de la religion de ses pères. À quinze ans, après avoir terminé ses quatre années à l’école secondaire allemande (Normalschule), il avait été placé en apprentissage chez un parent, à Debreczen, et avait pris un bon départ pour une carrière dans les affaires. Au même âge, son fils acquérait au lycée une culture générale qui ne menait à aucune carrière en particulier. […] L’assimilation par la culture n’était qu’une seconde étape dans la mobilité sociale vers le haut de la moyenne bourgeoisie, délaissant les professions économiques pour les vocations intellectuelles. Les parents de Theodor Herzl révélèrent leur attachement aux valeurs de leur classe lorsqu’ils approuvèrent l’intention de leur fils de devenir écrivain, insistant seulement pour qu’il assurât ses arrières en faisant des études de droit à l’université13. » La différence essentielle entre Herzl et Kafka réside donc dans le fait que le père de Kafka a envoyé son fils faire de longues études tout en espérant son implication dans le monde des affaires, dans le commerce ou l’usine familiale. Mais cet écart pouvait contribuer à provoquer encore un peu plus l’intérêt de Kafka.
Les personnes dont Kafka lit les Mémoires, qu’il essaie de connaître en lisant leurs correspondances ou à propos desquelles il lit des biographies sont pour lui des modèles auxquels il s’identifie ou aimerait pouvoir s’identifier, tout en constatant des écarts ou des différences, le plus souvent en sa défaveur. Par exemple, il s’identifie clairement à des auteurs comme Flaubert, Kierkegaard ou Grillparzer tout en admirant chez eux une clarté de vue et une capacité de décision dont il se sent personnellement totalement dépourvu : « Et puis abandonne cette erreur insensée qui consiste à établir des comparaisons entre toi et Flaubert, Kierkegaard ou Grillparzer. C’est là une attitude absolument puérile. […] Flaubert et Kierkegaard savaient exactement où ils en étaient, ils avaient des intentions claires, ne calculaient pas et agissaient. Tandis que dans ton cas, il s’agit d’une perpétuelle succession de calculs, d’un flottement monstrueux qui dure depuis quatre ans. La comparaison est peut-être juste en ce qui concerne Grillparzer, mais tu ne diras pas que Grillparzer te semble bon à imiter, c’est un exemple malheureux que les générations futures sont tenues de remercier parce qu’il a souffert pour elles » (Journal, 27 août 1916). Quand il évoque auprès de Felice les grandes figures d’écrivains auxquels il s’identifie avec passion, Kafka parle aussi de leur situation familiale qu’il connaissait bien : « Vois-tu, des quatre hommes que je ressens comme mes véritables parents par le sang — sans me comparer à eux quant à la puissance et à l’ampleur —, c’est-à-dire de Grillparzer, Dostoïevski, Kleist et Flaubert, seul Dostoïevski s’est marié, et seul Kleist, lorsque sous la pression d’une détresse extérieure et intérieure il s’est tué d’un coup de pistolet à Wannsee, a peut-être trouvé la véritable issue » (lettre à Felice Bauer, 2 septembre 1913)14. Mais, dans certains cas, les parcours individuels qu’il découvre le fascinent aussi en tant que modèles totalement inaccessibles. Ainsi éprouve-t-il une certaine admiration pour Napoléon en tant qu’homme de certitude, de grande volonté et d’action, où l’on reconnaît assez facilement le portrait moral de son père. « Kafka se compare à ce Napoléon dont la figure l’avait toujours fasciné, parce qu’aucun homme ne pouvait être plus différent de lui15 », écrit très justement Claude David.
C’est sans doute aussi pour des raisons en partie semblables — la fascination pour un comportement à ses yeux héroïque dont il se sentait lui-même parfaitement incapable — qu’il fut attiré par Mémoires d’une socialiste de Lily Braun (1865-1916), écrivaine juive allemande, devenue socialiste et féministe. C’est un livre qu’il offre à Max Brod et qu’il suggère à sa sœur Ottla d’acheter dans une lettre du 1er mai 1920. Le 11 septembre 1916, il raconte à Felice Bauer qu’il donne le livre « à droite et à gauche » et le qualifie « d’encouragement le plus proche de nous dans le temps ». Puis, en novembre-décembre 1920, il écrit à Minze Eisner que Lily Braun « a eu beaucoup à souffrir de la morale de sa classe », mais qu’« elle a fait son chemin en luttant comme un ange guerrier ». Lui aussi a souffert, et souffre encore au moment où il écrit ces lignes de « la morale de sa classe », sans avoir néanmoins pu faire autrement que d’en témoigner dans ses écrits. Cela ne s’est jamais traduit en comportement de résistance ou de rupture vis-à-vis de sa famille. Kafka est bien trop docile pour commettre de tels actes16. Mais il admire chez Lily Braun, comme chez les Boers résistant aux Britanniques, chez Jizchak Löwy, directeur d’une troupe juive ambulante qui a quitté à quatorze ans le domicile familial pour ne plus avoir à supporter les reproches paternels17, chez l’anarchiste Kropotkine en lutte contre son père, chez Milena bravant l’autorité de son père qui l’avait fait interner dans un hôpital psychiatrique pour l’empêcher de fréquenter le Juif Ernst Pollak, ou chez Otto Gross, qui avait lui aussi été interné par son père dans un hôpital psychiatrique en 191318, cette même force de résistance et de décision.
C’est encore plus directement le conflit père-fils qui retient sans doute essentiellement l’attention de Kafka à la lecture de l’autobiographie de l’écrivain, journaliste et homme politique russe Alexandre Ivanovitch Herzen (1812-1870), qu’il mentionne à plusieurs reprises dans son journal. Issu de l’aristocratie russe, Herzen investit dans le socialisme et l’anarchisme le conflit qu’il a avec son père et son témoignage ne peut que faire écho aux conflits que vit Kafka au sein de sa propre famille : « On retrouve le même leitmotiv dans un autre des livres favoris de Kafka, selon Brod : les Mémoires d’Alexandre Herzen, mentionnés à plusieurs reprises dans le Journal. On peut considérer ce grand penseur russe du XIXe siècle comme un socialiste semi-anarchiste — […] proche, surtout dans sa jeunesse, de Proudhon et de Bakounine, auquel il dédie, dans ses Mémoires, un chapitre plein d’admiration. Là encore, l’importance de l’affrontement avec la tyrannie paternelle dans la vocation rebelle du fils est frappante. Les passages concernés dans les Mémoires de Herzen rappellent, presque mot pour mot, certains paragraphes de la Lettre au père : “Moquerie, ironie, et un profond mépris, froid et caustique — voici les armes que mon père utilisait comme un artiste, en les employant contre nous [ses fils] et contre les serviteurs. […] Jusqu’à ce que je sois arrêté j’étais étranger à mon père et j’ai rejoint les bonnes et les serviteurs, en menant une petite guerre contre lui19”. » Michael Löwy pourrait aussi souligner l’analogie des situations décrites par Kafka et Herzen : leurs pères (aristocrate ou commerçant) se comportent avec eux comme avec leurs subordonnés (serviteurs ou personnel du magasin), ce qui les conduit à prendre le « parti du personnel » (Kafka) ou à « rejoindre les bonnes et les serviteurs » (Herzen). Étiqueter politiquement Alexandre Herzen pourrait donner l’impression que les raisons pour lesquelles Kafka appréciait son livre étaient essentiellement d’ordre politique, alors que c’est l’analogie des situations qui ne pouvait que l’attirer. Mais la chronologie des faits permet surtout de penser que Herzen lui a permis de se remémorer certains faits de son enfance et de son adolescence et de comprendre sa propre situation. C’est, en effet, le 23 décembre 1914 que la première mention des Mémoires de Herzen apparaît dans le journal et la Lettre à son père n’a été écrite qu’en novembre 1919. Kafka a pu ainsi utiliser les mots de Herzen pour analyser le conflit et le rapport de domination entre lui et son père.
La situation est assez similaire avec les textes d’Arthur Holitscher (1869-1941), écrivain et journaliste juif allemand, de sensibilité socialiste. Kafka se sert de son ouvrage journalistique et critique intitulé L’Amérique d’aujourd’hui et de demain (Amerika heute und morgen), paru en feuilleton dans la Neue Rundschau entre 1911 et 1912, pour écrire son propre roman (L’Amérique). Il ne découvre cependant que quelques mois avant de mourir, en mars 1924, son autobiographie intitulée Histoire de vie d’un rebelle. « Dans cet ouvrage, nous dit Michael Löwy, Holitscher explique sa révolte contre ses parents bourgeois — qui s’opposaient à son activité littéraire —, son attirance d’abord pour le socialisme et, par la suite, pour l’anarchisme (Ravachol, Reclus, Jean Grave, Kropotkine)20. » Kafka, dont les parents bourgeois ne voyaient pas d’un meilleur œil son investissement dans le travail littéraire, et qui avait été traité enfant de Ravachol par la cuisinière, ne pouvait que s’y retrouver et admirer l’allant critique d’Holitscher.
Kafka a été assez tôt un passionné de lecture. On a vu comment la lecture, et plus précisément la lecture solitaire, a constitué son premier territoire personnel, un refuge et une première forme de « consolation » qui lui permettait par ailleurs de plonger dans des histoires et de faire travailler les schèmes de son expérience. Lecteur de romans d’aventures ou à suspense (Conan Doyle, Knut Hamsun, Sven Hedin, James Fenimore Cooper, Jules Verne), de contes de fées, il lut assez jeune de grands auteurs, tels que Goethe ou Nietzsche21, mais une série d’auteurs constituèrent assez tôt, et jusqu’à la fin de sa vie, ses auteurs de prédilection. Parmi eux, on trouve incontestablement la figure tutélaire de Goethe22, Flaubert, Dickens, Dostoïevski, Kleist et Grillparzer. D’autres écrivains retinrent aussi son attention, à tel ou tel moment, pour des raisons diverses. C’est le cas de Søren Kierkegaard, de Thomas Mann, de Robert Walser ou de Franz Werfel23.
Chacun de ces écrivains l’attire pour des raisons qui ne sont pas strictement formelles (certains diraient « littéraires »), mais parce qu’ils partagent les mêmes problèmes (une partie tout du moins) que lui. Il connaît parfois des détails ou même des éléments clefs de leur vie, et il reconnaît aussi dans leurs textes les mêmes problèmes littérairement transposés. Grâce à eux, comme avec les Mémoires d’Alexandre Herzen, il découvre des manières littéraires de les mettre en scène, de les objectiver, de les exprimer. L’« influence littéraire », si l’on veut continuer à utiliser ce terme, n’a de sens que si l’on tient compte de ces affinités existentielles partielles qui les rapprochent. Célibat, conflit père-fils, sentiment de culpabilité, combats intérieurs, tout cela joue un rôle déterminant dans les réceptions, positives comme négatives, que fait Kafka des textes qu’il lit.
Kafka et les auteurs russes
On a peu de traces de la lecture que Kafka pouvait faire d’auteurs russes tels que Dostoïveski, Tolstoï ou Tchekhov. Comparant l’œuvre de Kafka à celle de Dostoïevski, Jean Starobinski voyait dans « la parenté qui rapproche les principaux thèmes conducteurs » des deux œuvres les « preuves en faveur de l’universalité et de l’ubiquité des “archétypes” de l’imaginationa ». Mais si une telle lecture universalisante et anhistorique était pertinente, il faudrait alors se demander pourquoi les thèmes peuvent considérablement varier selon les époques et les auteurs. Toutefois, après avoir dit cela, Starobinski rappelle prosaïquement — et plus sérieusement — ce qui, dans leur existence, les rapprochait : le conflit avec le père (ils vivent pareillement un sentiment de culpabilité dans leur rapport à un père tyrannique) et la maladie (tuberculose pulmonaire pour l’un, crises d’épilepsie pour l’autre) notamment. Par ailleurs, Kafka se retrouve en lui dans ses doutes récurrents quant à la qualité de ce qu’il parvient à écrire. Ayant lu des anecdotes sur la vie de Dostoïevski, il raconte dans une lettre à Milena en avril-mai 1920 comment un ami de l’auteur, Grigoriev, apporte sans lui dire le manuscrit intitulé Les Pauvres Gens qu’il lui avait confié au célèbre critique Nekrassov. Enthousiastes, les deux hommes viennent voir Dostoïevski pour lui parler de son livre et Nekrassov l’appelle « l’espoir de la Russie ». Dostoïevski est évidemment rempli de joie, mais ne se sent pas digne des compliments qu’il reçoit : « Le sentiment qui le dominait alors, et qu’il a décrit je ne sais plus où, était à peu près celui-ci : “Quelles splendides natures ! Qu’ils sont bons ! Qu’ils sont nobles ! Et moi, que je suis vil ! S’ils pouvaient voir en moi ! Et si je le leur disais, ils ne me croiraient pas.” » Enfin, si l’on suit l’analyse que Mikhaïl Bakhtine propose de la « poétique de Dostoïevski », on peut déceler un autre point de rapprochement possible des deux écrivains dans le caractère divisé des sujets mis en scène : « Le mot/le discours pour Bakhtine n’a pas sa vérité dans un référent extérieur au discours qu’il doit refléter. Mais il ne coïncide pas non plus avec le sujet cartésien, possesseur de son discours, identique à lui-même et se représentant en lui. Ce mot/ce discours est comme distribué sur différentes instances discursives qu’un “je” multiplié peut occuper simultanément. Dialogique d’abord, car nous y entendons la voix de l’autre — du destinataire —, il devient profondément polyphonique, car plusieurs instances discursives finissent par s’y faire entendre. Ce que Bakhtine écoute dans ce mot/ce discours, ce n’est pas une linguistique. C’est la division du sujet, scindé d’abord parce que constitué par son autre, pour devenir à la longue son propre autre, et par là multiple et insaisissable, polyphonique. Le langage d’un certain roman est le terrain où ce morcellement du “je” — son polymorphisme — s’entendb. »
Concernant Anton Tchekhov, Kafka écrit à Milena qu’il « aime beaucoup, parfois follement » cet auteur (lettre à Milena, janvier-février 1923). On ne sait pas non plus précisément ce qui était à l’origine de cet intérêt, mais fils d’un commerçant connu pour être violent, écrivain à second métier (médecin), ayant longtemps repoussé toute idée de mariage (il ne se mariera que trois ans avant sa mort), tuberculeux et sensible à la misère sociale (il passera notamment un an au bagne de Sakhaline pour témoigner de la condition terrible faite aux prisonniers), Tchekhov avait un fond de propriétés sociales suffisamment proche de celui de Kafka pour faire le lit des affinités. Par ailleurs, Tchekhov est un grand auteur de brèves nouvelles, genre le plus pratiqué par Kafka qui ne pouvait qu’être favorablement impressionné par son art de la haute précision et de l’ellipsec.
a. J. STAROBINSKI, « Kafka et Dostoïevski », loc. cit., p. 40-44.
b. J. KRISTEVA, « Une poétique ruinée », in M. BAKHTINE, La Poétique de Dostoïevski, traduit du russe et présenté par Isabelle Kolitcheff, Seuil, Paris, 1970, p. 13.
c. Jean Bonamour décrit ainsi le style du grand auteur russe : « De contrainte journalistique, la brièveté devient chez lui concision (“sœur du talent”), forme de la rigueur scientifique (on retrouve la faculté du médecin) et de la lucidité intellectuelle (savoir qu’on ne sait rien). D’où une révolution stylistique : de deux mots, il s’agit de choisir le moindre ; il faut miniaturiser pour suggérer. » J. BONAMOUR, « Nouvelles — Anton P. Tchekhov (1860-1904) », Encyclopædia Universalis, DVD Rom, Édition 2008.
À propos de Flaubert (1821-1880), l’un de ceux qu’il désigne comme ses « parents par le sang », Kafka se reconnaît tout d’abord dans la vocation littéraire, l’ascétisme, le désir de perfection et le célibat de cet « homme-plume », comme il se définissait lui-même. L’identification est forte, au point que Kafka peut relever la similitude de leurs impressions et de leurs expressions. Ainsi, le 9 mai 1912, Kafka écrit dans son journal à propos de la première version de L’Amérique : « Comment je m’accroche à mon roman, en dépit de toute mon inquiétude, exactement comme une statue qui regarde au loin et reste accrochée à son socle. » À la suite de quoi, le 6 juin 1912, il souligne le fait que sa métaphore est proche de celle qu’il découvre dans les correspondances de Flaubert24 : « Je lis en ce moment dans la Correspondance de Flaubert : “Mon roman est le rocher qui m’attache et je ne sais rien de ce qui se passe dans le monde.” — Analogue à ce que j’ai noté pour ma part le 9 mai. » Puis, à partir de 1917, la tuberculose ayant été diagnostiquée, il trouve un point d’identification supplémentaire avec son écrivain fétiche, dont le père était tuberculeux et qui aurait pu l’être lui-même : « Comme je le lis en ce moment, le père de Flaubert était lui aussi tuberculeux, à cette époque il dut donc y avoir bien des années pendant lesquelles on se demandait secrètement si les poumons de l’enfant se mettraient à “jouer de la flûte” (je propose cette expression pour “avoir des râles”), ou bien s’il deviendrait Flaubert » (lettre à Elsa et Max Brod, début octobre 1917).
Mais Kafka a surtout lu L’Éducation sentimentale en 1902 et considère le roman comme l’un des plus touchants qui lui aient été donnés à lire. Il l’évoque encore dans son journal les 16 et 20 juillet 1912 et en lit des extraits à un voisin de sanatorium. En novembre de la même année, il explique à Felice sa joie de lecteur : « Quant à L’Éducation sentimentale, c’est un livre qui, pendant de nombreuses années, m’a touché d’aussi près que l’ont fait à peine deux ou trois êtres humains. À quelque moment et en quelque lieu que je l’aie ouvert, il m’a fait tressaillir et il m’a pris totalement, et chaque fois je me suis senti comme un enfant spirituel de cet écrivain, encore que pauvre et maladroit » (lettre à Felice Bauer, 15 novembre 1912, spm). Kafka ne pouvait que reconnaître sa propre histoire familiale dans ce roman quasi autobiographique de Flaubert qui y déploie l’opposition entre, d’une part, le monde « des hommes et des femmes versés dans la vie » (ceux qui sont dans « les affaires ») et, d’autre part, le monde des artistes. Kafka vivait cette opposition dans sa famille, entre le côté de la vie, des affaires, du commerce représenté par son père et le côté de la littérature, de l’observation contemplative et, plus généralement, de la spiritualité vers lequel il penche lui-même, mais qui est aussi représenté par une partie de la branche familiale maternelle. Pierre Bourdieu définissait Frédéric, le héros flaubertien, comme celui qui se montre « incapable de se déterminer, de faire son deuil de l’un ou l’autre des possibles incompatibles », et, du même coup, comme « un être double, avec ou sans duplicité, donc voué au quiproquo ou au chassé-croisé, spontané, provoqué ou exploité, ou au double jeu de l’“existence double” que rend possible la coexistence d’univers séparés et qui permet de différer, pour un temps, les déterminations25 ». Si Kafka n’hésite pas lui-même entre le magasin familial (ou l’usine familiale) et la littérature, il est en revanche lui aussi profondément divisé et double, ayant intériorisé le point de vue paternel tout en étant dans l’impossibilité de s’approprier l’héritage paternel. On peut comprendre que L’Éducation sentimentale, qui met en scène différents cas de figures d’héritiers, heureux ou malheureux, devienne un véritable instrument d’autoanalyse pour lui. Il ne peut ainsi se reconnaître ni en Cisy, ni en Martinon, qui appartiennent tous deux à la catégorie des « héritiers qui s’assument comme tels, soit qu’ils se contentent de maintenir leur position, comme Cisy, l’aristocrate, soit qu’ils tâchent de l’augmenter, comme Martinon, le bourgeois conquérant26 ». En revanche, il peut tout à fait se reconnaître et projeter sa propre situation dans le personnage de Frédéric qui fait partie des « héritiers à histoires », c’est-à-dire de ceux qui « se refusent, sinon à hériter, du moins à être hérités par leur héritage27 ».
Kafka connaît bien la vie de l’écrivain et dramaturge allemand Heinrich von Kleist (1777-1811) et il voit en lui un « parent par le sang ». Mais il serait plus juste de parler d’un « frère de condition » tant les problèmes qu’ils ont eu à affronter furent semblables. « Kleist souffle en moi comme dans une vieille vessie de porc », écrit Kafka à Max Brod le 27 janvier 1911. En 1913, son admiration est toujours intacte. Il dit à Felice Bauer avoir relu Michael Kohlhaas « sans doute pour la dixième fois », que « c’est une histoire qu’[il lit] avec une véritable piété » et que, s’il n’y avait pas une fin qui [lui] paraît plus faible, « ce serait quelque chose de parfait » (lettre à Felice Bauer, 9-10 février 1913).
Fils d’un capitaine de l’armée prussienne qui meurt alors qu’il n’a que onze ans (il a seize ans lorsque sa mère meurt), Kleist entre dans l’armée à l’âge de quinze ans avec le grade de caporal et est promu sous-lieutenant à vingt ans. Il étudie les mathématiques et les sciences naturelles à vingt et un ans et joue de la clarinette dans un quatuor. À vingt-deux ans, il envoie sa lettre de démission au roi car la vie militaire ne lui convient pas et s’inscrit à l’université de Francfort-sur-l’Oder dans des études de finances et de droit. Sa famille est indignée par cette décision. À vingt-trois ans, on l’affecte à un modeste poste de fonctionnaire à Berlin et c’est à cet âge qu’il se découvre une véritable vocation littéraire (il dit, dans une formule qui aurait pu être écrite par Kafka : « Je n’écris que parce que je ne peux pas faire autrement28 »). À vingt-neuf ans, il abandonne définitivement sa carrière de fonctionnaire, persuadé pouvoir vivre de ses travaux littéraires. Mais alors qu’il a trente ans, sa sœur est lasse de continuer à l’entretenir.
Le 20 février 1911, Kafka note dans son journal : « Lettres de jeunesse de Kleist, à vingt-deux ans. Il renonce à la carrière militaire. À la maison, on l’interroge : quelle science va-t-il choisir comme gagne-pain, car on estimait qu’un gagne-pain allait de soi. Tu as le choix entre la jurisprudence et l’économie politique. Mais as-tu des relations à la Cour ? » Lui qui garda toujours à l’état de projet le fait de quitter le bureau pour mener une vie plus directement consacrée à l’écriture à Berlin, ne pouvait que trouver admirable la capacité de Kleist à faire un choix risqué et contraire aux attentes sociales de la grande aristocratie (ses parents sont toutefois morts tous deux depuis quelques années au moment où il fait ce choix). Kafka et Kleist ont vécu le même dilemme entre leur goût pour l’écriture et les pressions de leur milieu à poursuivre la lignée familiale dans les affaires ou dans l’armée. Kleist se sentait, du même coup, isolé, rejeté par sa famille et Kafka « plus étranger qu’un étranger » au sein de la sienne. Max Brod résume bien l’analogie des situations de Kleist et Kafka vis-à-vis de l’art : « Toute sa vie, écrit Brod à propos de Kleist, il est obsédé par cette question : Que pensera ma famille de mes faits et gestes ? Aura-t-elle confiance en moi ? Il est vrai qu’il y a une énorme discrépance entre la vieille famille prussienne de Kleist, qui n’admettrait de gloire que provenant d’exploits guerriers ou de capacités administratives, et le poète sensible, versatile, mais aussi tyrannisé par les principes éthiques les plus élevés. Il savait que ses vers et ses drames ne représentaient rien d’autre pour sa famille que des fantaisies immorales et avilissantes. Kafka lut les lettres de Kleist avec un intérêt particulier ; il note les passages d’où il ressort que la famille de Kleist a considéré le poète comme “un membre indigne de la communauté humaine et qui ne vaut plus qu’on s’attache à lui”29. »
Mais, comme Kafka, Kleist ne vit pas seulement un combat extérieur entre sa famille (et ses valeurs) et lui, mais fait l’expérience d’un combat intérieur, de l’ambivalence et des contradictions internes : « Inévitablement la peur de son incapacité l’entraîne à une majoration des valeurs idéales qu’il se forge et qui deviennent des absolus : avoir une femme et un enfant, être un membre utile de la société humaine, refuser tout état social par “vertu”, faire de l’art un instrument au service de la gloire familiale, l’incompatibilité de ces différents buts aggrave leur caractère inaccessible30. » Tout comme lui encore, Kleist a eu un père tyrannique (« la tyrannie destructrice d’un père bien prussien31 ») qui lui a donné, de plus, le sentiment de son incapacité (il parlait lui-même de ses « demi-talents »)32. Ce n’est donc pas un hasard s’il met en scène des héros qui vivent avec un sentiment de profonde culpabilité, de faute33. Enfin, Kafka ne pouvait qu’avoir l’impression de vivre une seconde fois la vie de Kleist à propos de ses rapports avec les femmes : « Tout acte qui menace de s’accomplir le met irrésistiblement en fuite (ainsi, la fuite déclenchée par ses fiançailles durera cinq ans, pendant lesquels sa fiancée, pour tout dédommagement, ne recevra que des déclarations pédantes sur une morale conjugale sans attraits), mais dans le même temps il est intérieurement arrêté, figé, absent. Sa culpabilité fait de lui l’image même de l’échec, la victime choisie de la malveillance et des critiques […]. Il déçoit ses proches, en souffre et fait souffrir34. »
Kafka lit avec passion Der arme Spielmann (Le Pauvre Ménétrier) de l’écrivain autrichien Franz Grillparzer (1791-1872). Il écrit à Grete Bloch à ce sujet, le 15 avril 1914 : « Der arme Spielmann est beau n’est-ce pas ? » Kafka dit l’avoir lu à haute voix à sa plus jeune sœur avec un certain ravissement : « J’en étais tellement empli qu’il n’y aurait plus eu aucune place en moi pour une erreur d’accentuation, de souffle, de sonorité, de sympathie et de compréhension, le texte sortait réellement de moi avec un naturel inhumain, chaque mot que je prononçais me rendait heureux. » Si le texte sort de lui avec un « naturel inhumain », c’est que Kafka a l’impression qu’il aurait pu l’écrire lui-même. C’est d’ailleurs ce qu’il écrit six ans plus tard à Milena : « J’ai honte, aussi, de cette histoire, comme si je l’avais écrite moi-même » (lettre à Milena, 13 juillet 1920). À peine cinq jours plus tard, Kafka montre, par une référence discrète, qu’il s’identifie au personnage du ménétrier de Grillparzer en écrivant à Milena une lettre dans laquelle il avoue se sentir bien inférieur à son mari, Ernst Pollak : « Sur l’échelle de l’humanité je suis quelque chose comme un petit épicier d’avant-guerre dans tes faubourgs (même pas un ménétrier, même pas) » (lettre à Milena, 18 juillet 1920). Par ailleurs, comme dans la plupart des cas lorsqu’il apprécie un auteur, Kafka connaît assez bien la vie de l’écrivain viennois pour avoir lu ses carnets dès 1904 ou 1905. Il possède notamment un volume de ces carnets concernant sa vie sentimentale, plutôt chaotique, avec Katarina Fröhlich. Se consacrant à son œuvre, Grillparzer est resté en effet toute sa vie célibataire et Kafka s’identifie aussi à lui pour cette raison. Il sait de même que Grillparzer a travaillé toute sa vie comme fonctionnaire et n’a jamais pu vivre de son activité littéraire.
Lorsqu’on connaît, par reconstitution méthodique, les éléments les plus structurants de la vie de Kafka et qu’on lit Le Pauvre Ménétrier de Franz Grillparzer, on crée les conditions pour comprendre la lecture qu’a pu faire Kafka de ce texte. On saisit très concrètement comment ce livre de Grillparzer a pu être pour lui un véritable outil d’autoanalyse. Mais avant d’être cet outil, il a d’abord été un instrument de connaissance de soi pour son auteur. Répondant à des amis en décembre 1848 qui lui demandent d’écrire d’autres nouvelles à la suite de la parution du Pauvre Ménétrier, Grillparzer leur dit qu’« il n’avait écrit Le Pauvre Ménétrier que parce qu’il avait vécu la vie et les aventures de cet homme. […] Le poète viennois, sur le mode d’une ironie poignante, d’un humour où, sous le sourire, les larmes affleurent, y créa une transposition de sa destinée, vouée à l’art, de sa vie qui aboutit à une mélancolique résignation. Comme le vieux musicien il séparait, par un trait de craie idéal, sa vie profonde du tumulte public35 ». Par la médiation du texte littéraire ce sont des existences individuelles qui communiquent entre elles à travers le temps et l’espace.
Parmi les éléments qui ont pu retenir l’attention de Kafka, il y a tout d’abord l’intérêt affiché du narrateur pour une prise de distance et pour l’observation des hommes. Ce dernier écrit : « Je suis un amateur passionné des hommes, en particulier du peuple […]. Aussi toute fête populaire constitue-t-elle pour moi une véritable fête spirituelle, un pèlerinage, une méditation. Comme si l’on déroulait à mes yeux un Plutarque immense, débordant son cadre, je lis sur les figures allègres et secrètement soucieuses, je lis dans la démarche vive ou accablée, dans le comportement réciproque des membres d’une famille, dans certaines phrases involontairement échappées, je lis et compose les biographies des hommes non illustres » (p. 32-3336). Ou encore : « Pour examiner en toute tranquillité cet original, je m’étais mis un peu à l’écart sur le remblai de la route » (p. 36). Puis, un peu plus loin : « Toute la personnalité de ce vieillard était bien faite pour exciter mon insatiable curiosité anthropologique » (p. 36).
Et puis il y a, bien sûr, ce vieux musicien dont la situation peut renvoyer à celle que vit Kafka37. Il joue du violon sur un instrument tout abîmé et, même s’il est totalement investi dans son jeu, n’attire guère l’attention du public qui ne comprend pas le genre de musique qu’il fait. Le vieux musicien tient malgré tout à jouer parmi le peuple, qui ne lui donne pas d’argent et rit de lui, donnant l’argent à ceux qui produisent une musique plus audible (et que le narrateur ose à peine qualifier d’« artistes ») : « Ce qu’il jouait semblait une suite incohérente de sons sans mesure ni mélodie. Avec cela il était profondément absorbé dans son travail : ses lèvres frémissaient, ses yeux demeuraient rivés sur la musique. Car il avait vraiment un morceau de musique devant lui ! Tandis que les autres instrumentistes, qui avaient bien plus que lui l’oreille du public, jouaient par cœur, ce vieil homme avait placé devant lui, au milieu des remous de la foule, un petit pupitre portatif avec des morceaux sales et déchirés, qui devaient contenir dans le plus bel ordre cette musique qu’il transformait en un je ne sais quoi sans queue ni tête. C’est la singularité de cet équipage qui avait précisément attiré mon attention, comme elle provoquait du reste l’hilarité et les moqueries de la foule qui défilait sans rien jeter dans le couvre-chef du vieux, tandis que les autres « artistes » encaissaient de vrais monceaux de cuivre » (p. 35-36). L’artiste qui ne produit pas un art déjà inventé et connu (une musique audible ou une littérature lisible) a moins de chances d’être reconnu et payé en retour par le public que les fabricants de musique ou de littérature beaucoup moins inspirés et novateurs. Kafka connaissait les ventes médiocres de ses premiers recueils et l’effet que pouvait produire sa « littérature excentrique » (lettre à Max Brod, fin juillet 1922).
C’est au moment où la foule avance de plus en plus pressante pour se rendre à la fête que le vieux musicien décide, lui, comme un artiste avançant à contre-courant, de rentrer chez lui : « Il glissa son archet entre les cordes du violon et prononça ces mots : sunt certi denique fines. Puis il saisit son pupitre en se frayant péniblement un passage à travers la foule qui affluait en masse, il se dirigea en sens contraire, comme quelqu’un qui rentre chez lui. […] Son aspect minable et noble à la fois, tant de zèle artistique uni à une telle maladresse, le fait de rentrer chez lui au moment où pour de pareils musiciens la recette allait commencer, enfin ces quelques mots latins accentués avec correction et prononcés si couramment… Donc cet homme avait reçu une éducation soignée, avait acquis des connaissances pour… n’être qu’un pauvre mendiant de violoneux ! J’éprouvais un besoin maladif de savoir le mot de l’énigme » (p. 36). L’artiste (sans guillemets, cette fois-ci, sous la plume du narrateur), le vrai, est celui qui ne flatte pas le goût du public et ne remporte pas des succès faciles. Il est finalement un mélange, d’une part, de science, de noblesse, de grande subtilité et d’investissement dans son art et, d’autre part, de pauvreté matérielle et de maladresse, puisqu’il cherche des choses nouvelles là où les autres se contentent de très bien jouer ce qui est connu de tous.
Au narrateur qui lui demande pour quelle raison il part au moment où le public abonde, perdant toute chance de pouvoir gagner de l’argent, il répond notamment que le soir est le temps de la création musicale, qui n’appartient qu’à lui. Kafka ne pouvait qu’être sensible à cette situation de celui qui sort du tumulte ambiant pour créer sa propre musique ou une musique « à son idée » : « “[…] je joue, Monsieur, toute la sainte journée pour des hommes bruyants et j’y gagne bien juste mon pain. Mais la soirée m’appartient à moi et à mon pauvre art. Le soir je reste à la maison et…” Sa voix devenant plus faible, sa figure rougissant, les regards baissés vers le sol, il poursuivit : “Oui, le soir je joue à mon idée, sans musique. Improviser, je crois que cela s’appelle ainsi dans les livres de musique…” » (p. 38). Kafka retrouve dans l’ouvrage la structure de sa double vie, excepté le fait que lui est dans le gagne-pain extra-artistique à l’Office d’assurances plutôt que dans une pratique d’écriture plus rentable financièrement (dans les journaux notamment) : « Les trois premières heures de la journée sont vouées à l’étude, le milieu de la journée au gagne-pain, le soir à moi et au bon Dieu, honnêtement partagé, s’entend. »
Et alors que le narrateur lui demande où il habite et lui dit qu’il « aimerai[t] bien une fois assister à [ses] exercices solitaires » (p. 39), le vieux musicien lui donne cette réponse contenant une définition de la création artistique qui n’est pas sans rappeler la manière dont Kafka parlait de son propre travail (« Écrire comme forme de la prière ») : « Oh ! répliqua-t-il d’une voix presque suppliante, vous savez bien que la prière demande le secret du sanctuaire. » Dans la journée, le vieux musicien « vaque à [son] gagne-pain auprès des gens » et le matin il répète des œuvres de maîtres célèbres. À la différence des « autres musiciens forains [qui] se contentent de rabâcher quelques rengaines apprises par cœur, des allemandes et même les airs de vilaines chansons », lui s’astreint à travailler « les compositions compliquées des grands maîtres » (p. 39). Le musicien est là comme l’écrivain qui, sorti du bureau, va consacrer un temps à la lecture des autres grands maîtres en littérature, avant de se mettre lui-même à sa table de travail pour créer de nouveaux textes.
Le narrateur se rend le soir dans la rue où habite le vieux musicien et croise un homme qui, chargé de légumes, grommelle contre lui : « Voilà le vieux qui commence à racler et à troubler le sommeil des honnêtes gens ! » (p. 42). Le narrateur ne laisse aucun doute sur la proximité de sa situation et de celle du musicien en indiquant : « Je me remis en route, me retrouvant avec peine dans ce quartier inconnu, tandis que je suivais, moi aussi, les improvisations de mon imagination, mais dans ma tête, sans importuner personne » (p. 43). La seule différence entre les deux situations, c’est que le poète a une activité silencieuse alors que le musicien fait du bruit et empêche les autres de dormir38.
Lorsque le vieux ménétrier raconte son histoire au narrateur, on peut imaginer, là encore, comment Kafka qui a perdu deux frères (en bas âge), qui avait un père en pleine ascension sociale et d’une brutalité effrayante, qui représentait une véritable déception pour son père et était perçu par ce dernier comme un original (comparé à l’oncle maternel un peu fou), et qui avait l’impression d’être un élève très laborieux, a pu s’y retrouver presque complètement : « J’avais deux frères, l’un mon aîné, l’autre plus jeune que moi. Ils étaient parvenus à de hautes positions officielles, mais ils sont morts tous les deux. Je suis le seul survivant, et baissant les yeux il enleva sur son pantalon deux ou trois petits duvets. Mon père était ambitieux et violent. Mes frères lui procuraient tout contentement. Quant à moi, on disait que j’avais l’intelligence lente et en effet j’étais lent… […] Dans les matières d’enseignement mes frères bondissaient, comme des chamois, d’un sommet à l’autre. Moi je ne pouvais absolument laisser aucun détail négligé. Si un seul mot me manquait, il me fallait tout recommencer. Je me sentais toujours acculé » (p. 47). Le vieux ménétrier raconte qu’il a fini par être « casé dans un bureau comme expéditionnaire » (p. 49), mais qu’il est traité comme un paria dans sa propre famille : « Chez mon père je vivais, sans qu’aucune personne de la maison prît note de moi, dans une chambrette de derrière, qui donnait sur la cour du voisin. D’abord je mangeais à la table de famille où nul ne m’adressait la parole » (p. 50).
Enfin, Kafka pouvait être aussi sensible à la mise en scène de rapports de domination par Grillparzer. Dans la nouvelle, les subalternes ne semblent mériter que le mépris, mais ceux en revanche qui sont situés au-dessus des autres sont traités avec toute la déférence possible. Ainsi, le vieux musicien a été maltraité par sa famille parce qu’il réussissait moins bien scolairement et professionnellement que ses frères et sœurs. La jeune marchande de gâteaux dont il va tomber amoureux est maltraitée par son chef de bureau : « Le chef de bureau me surprit juste comme je m’inclinais une dernière fois devant elle. Il m’ordonna de retourner à mon travail et se mit à déblatérer contre la jeune personne, qui, prétendait-il, était une rien du tout » (p. 57). Le père de cette fille, grainetier, le prend pour un vulgaire voleur en le surprenant à observer sa boutique parce qu’il n’a aucune marque de statut social (il ne porte pas de chapeau), puis se ravise complètement et brutalement quand il comprend que c’est le fils du conseiller aulique : « Quel est cet individu ? — C’est un monsieur des bureaux, répondit sa fille, en jetant hors de la jatte un pois véreux. — Un monsieur des bureaux, cria son père, la nuit, sans chapeau ? Je lui expliquai que si je n’avais pas de chapeau, c’est que j’habitais tout à côté, et je lui montrais notre maison. — Cette maison, je la connais, cria-t-il. Il n’y a que le conseiller aulique39 *** qui y demeure et les domestiques je les connais tous. — Je suis le fils du conseiller, murmurai-je, comme si je mentais. Dans ma vie j’ai assisté à bien des changements, mais jamais je ne vis d’aussi subit que celui provoqué par ces paroles dans toute la personne du grainetier. La bouche ouverte pour m’injurier resta béante ; il y avait encore de la menace dans ses yeux, mais vers le bas de la figure s’ébauchait un sourire qui ne fit que s’accentuer. Sa fille demeurait indifférente, toujours penchée sur sa besogne ; elle rejeta seulement derrière ses oreilles quelques cheveux rebelles. — Le fils du conseiller aulique, s’écria le père dont toute la figure s’était maintenant épanouie. Monsieur ne veut-il point se mettre à son aise ? Barbara, approche une chaise. […] — C’est un grand honneur, poursuivit-il. Monsieur le conseiller aulique, je veux dire monsieur son fils pratique la musique ? » (p. 60-61). Enfin, le même grainetier change une fois de plus de comportement à son égard en apprenant plus tard que l’héritage du père mort a été volé et que le fils du conseiller n’est désormais plus riche : « Quant à vous, Monsieur, vous êtes prié de déguerpir et dorénavant épargnez-nous vos visites. Ici l’on ne distribue pas d’aumônes » (p. 72). Ces scènes où les êtres sont brutalement traités en fonction de leur statut social ou de ce qu’on imagine qu’il est en fonction de signes perceptibles ne sont d’ailleurs pas sans rappeler celles dans lesquelles se retrouve plongé Karl Rossmann, le héros de L’Amérique.
Kafka découvre Søren Kierkegaard (1813-1855) en 1913 et le range assez spontanément dans la catégorie de ses « amis », même s’il considère cinq ans plus tard que « le voisin de chambre est devenu je ne sais quel astre, en ce qui concerne tant mon admiration qu’une certaine froideur de ma sympathie » (lettre à Max Brod, début mars 1918). Deux grandes raisons le font apprécier ce philosophe danois : d’une part, la proximité de leur situation à l’égard des femmes et du mariage et, d’autre part, le thème très présent dans son œuvre du sentiment de culpabilité. « J’ai reçu aujourd’hui Le Livre du juge de Kierkegaard, écrit Kafka dans son journal le 21 août 1913. Comme je le pressentais, son cas est très semblable au mien en dépit de différences essentielles, il est situé pour le moins du même côté du monde. Il me confirme comme un ami. » Le Livre du juge est un livre composé d’extraits du journal intime de Kierkegaard et traduit en allemand en 1905, où Kafka découvre donc les relations difficiles que le philosophe entretenait avec Regina Olsen. Kierkegaard se fiance avec elle, puis rompt au bout d’un an en pensant que le mariage est incompatible avec son caractère mélancolique et sa vocation philosophique. Pris dans les tourments de sa relation avec Felice Bauer, effrayé à l’idée que son mariage avec elle pourrait signifier la condamnation à terme de toute activité littéraire, Kafka ne peut pas rester indifférent aux éléments de la vie et de réflexion sur sa vie de Kierkegaard. Il se sent d’autant plus proche de lui que le philosophe se montre tout aussi ambivalent que lui vis-à-vis de la question du mariage. Certaines formules pessimistes de Kierkegaard où l’on voit s’enchaîner, dans une rhétorique qui souligne l’impossibilité de tout choix, des propositions contraires ne pouvaient que plaire à Kafka dans leur aspect doublement négatif : « Comme Kafka qui oppose au solipsisme de l’écrivain la communauté du mariage et de la famille, Kierkegaard ne cessera d’insister sur le fondement éthique du mariage : s’il affirme ironiquement : “marie-toi, tu le regretteras ; ne te marie pas, tu le regretteras également” (Ou bien… ou bien), Kafka note en 1922 : “Sans ancêtres, sans mariage, sans descendants, avec un violent désir d’ancêtres, de mariage, de descendants40.” » En 1918, Kafka parle encore à Max Brod de cet auteur en lui écrivant qu’il est d’accord avec lui pour dire que « le problème de la réalisation de son mariage est son affaire essentielle, son affaire qu’il porte continuellement jusqu’à sa conscience ». Il compare les différents livres qu’il vient de lire de lui (L’Alternative, Crainte et tremblement et La Répétition) à des « verres très différents […] avec lesquels on peut examiner cette vie en la prenant soit par le début, soit par la fin, soit naturellement aussi par les deux bouts en même temps » (lettre à Max Brod, début mars 1918). Moyen de recherche de la vérité, la littérature permet bien d’examiner la vie.
Mais on peut penser qu’un autre aspect de l’œuvre de Kierkegaard pouvait retenir l’attention de Kafka. Lorsqu’il écrit en août 1913 que Kierkegaard « est situé pour le moins du même côté du monde », Kafka pense peut-être à l’opposition, très structurante chez lui, entre ceux qui sont capables de décision et ceux qui restent indécis, ceux qui sont du côté de la vie active et ceux qui sont du côté de l’art ou de la réflexion, mais aussi entre ceux qui avancent sûrs d’eux et ceux qui sont pris par l’angoisse, la peur de la faute, le sentiment de culpabilité. Fils d’un commerçant qui avait réussi à faire fortune dans la bonneterie, Kierkegaard a connu une éducation austère qu’il considère lui-même comme une « folie ». Kafka retrouve donc chez Kierkegaard le même complexe d’infériorité, le même sentiment de culpabilité et d’impuissance par rapport au lourd héritage paternel41. Lui qui se débattait avec la question de la contribution que la victime de l’arbitraire du pouvoir apporte, du fait de son sentiment de culpabilité, à sa mise en accusation pouvait-il rester insensible à des propos du type de celui que l’on trouve dans Le Concept de l’angoisse : « L’individu, dans son angoisse non pas d’être coupable, mais de passer pour l’être, devient coupable42 » ?
Si Kafka appréciait Kierkegaard, il était aussi très attiré par l’écrivain et dramaturge suédois August Strindberg (1849-1912). Et quand on sait le rapport de Strindberg lui-même à Kierkegaard, on ne peut que constater les affinités mutuelles : « Finalement la boucle du cercle se referme puisque Strindberg, lui aussi, en découvrant Kierkegaard, fut bouleversé comme s’il avait rencontré une âme sœur43. » Kafka ne tarit pas d’éloges sur son compte. Le 7 août 1914, il écrit dans son journal : « L’immense Strindberg. Cette fureur, ces pages arrachées à la force du poing. » Puis, le 23 mars 1915, il parle du « bien-être » éprouvé en lisant « l’Axel Borg » de Strindberg44. Et le 4 mai 1915, il note encore l’effet positif qu’a produit sur lui la lecture de cet auteur : « Amélioration, parce que j’ai lu Strindberg (Séparés). Je ne le lis pas pour le lire, mais pour me blottir contre sa poitrine. Il me tient comme un enfant sur son bras gauche. » Le lendemain, il continue à le lire avec ravissement : « Après-midi parc Chotek, lu Strindberg, qui me nourrit » (Journal, 5 mai 1915). La passion ne retombe pas au cours des mois suivants. Il écrit ainsi à Felice le 26 octobre 1916 : « Nous sommes ses contemporains et ses descendants. Nous n’avons qu’à fermer les yeux et notre propre sang nous fait des conférences sur Strindberg. » Kafka se nourrit de cet auteur, se blottit contre lui, se sent bien en le lisant et a l’impression qu’il s’agit d’une voix intérieure amicale qui lui parle : Strindberg ressemble à une sorte de père idéal.
Kafka le lit durant ses années de fiançailles avec Felice, entre 1912 et 1917, et les difficultés éprouvées par Strindberg avec les femmes (marié et divorcé trois fois) ne sont peut-être pas sans lien avec l’intérêt que lui porte Kafka. Cependant, la proximité ne réside pas principalement dans cet aspect de l’existence. Strindberg, comme Kafka, ressent plus globalement un sentiment de solitude et souffre de désajustements dans de nombreux compartiments de sa vie : « Cet isolement qui pèse comme une malédiction, Strindberg en souffre dans sa famille, dans sa recherche d’un métier, il n’est nulle part à l’aise ; mécontent de lui-même, il renonce successivement à la carrière de maître d’école, à celle de médecin, il s’essaie en vain sur la scène, sans doute a-t-il la vocation d’écrivain, mais sa famille ne fait pas grand cas de ses dons et il souffre de ce scepticisme. Il envie ses frères parce qu’ils se vouent à une activité pratique, ils ont un métier dont ils vivent ; lui-même, il se désespère de ne pas aboutir, de ne pas trouver sa place dans le monde et dans la vie45. » Père autoritaire, famille indifférente à sa vocation artistique, insatisfaction professionnelle permanente et se sentant en fin de compte étranger à tout (famille comme métiers) : on pourrait dire que les structures élémentaires de sa problématique existentielle sont analogues à celles de Kafka. Et cela se traduit dans leurs œuvres. En lisant ces histoires où des personnages solitaires se sentent incompris, étrangers et en lutte avec leurs entourages, Kafka voit en Strindberg un « parent par le sang » qui l’aide à mieux comprendre sa propre existence.
On sait que Kafka lisait les textes de Thomas Mann, de huit ans son aîné, et notamment son roman très largement autobiographique intitulé Tonio Kröger (1903)46. En lisant ce roman, le lecteur contemporain est frappé par quelques similitudes entre les catégories de perception du monde à l’œuvre chez Kafka et celles qui apparaissent chez Thomas Mann. On comprend aussi que leurs situations sociales et familiales respectives ne sont pas sans analogie. Comme Kafka, Thomas Mann est issu d’une famille bourgeoise (son père est un commerçant qui siège au Sénat de la ville de Lübeck ; il meurt en 1891 en laissant l’affaire familiale qui sera rapidement abandonnée ; sa mère est issue, elle aussi, d’une famille de commerçants), avec laquelle il rompt socialement en se tournant vers la littérature. Comme Kafka, il distingue aussi nettement deux branches dans sa famille : celle représentée par son père, blond, travailleur rigoureux et sérieux, sociable, ambitieux, tourné vers l’action et la vie, et celle de sa mère, d’origine germano-brésilienne, brune, tournée vers les dimensions plus spirituelles et artistiques de l’existence. L’un comme l’autre se sentent, en tant qu’écrivains, progressivement étrangers à leur propre milieu (en commençant par leurs propres camarades qui sont parvenus à intérioriser les normes bourgeoises sans se poser de question), tout en ayant suffisamment intériorisé la table bourgeoise des valeurs pour entretenir un rapport ambivalent, et un peu malheureux, à leur vocation littéraire. En lisant Thomas Mann, Kafka ne pouvait qu’avoir le sentiment d’être sur un terrain familier. Il y retrouve sa mauvaise conscience permanente, sa propre dualité et ses propres tiraillements intérieurs. Ses conflits personnels auxquels le roman de Thomas Mann fait écho sont ceux qui opposent le fils de commerçant et l’écrivain, le rêve d’une tradition juive vivante et l’appartenance réelle à la classe des Juifs assimilés qui n’ont plus d’attaches vivantes avec le judaïsme, sa faiblesse et son introversion, d’une part, et son attirance pour les êtres actifs, forts, extravertis, d’autre part, etc. Il écrit à Max Brod en 1904 que Thomas Mann n’a, certes, pas découvert le contraste entre « la vie » et « l’art » (ou l’esprit), mais qu’il a souligné « l’amour singulier et bénéfique […] qui nous porte vers notre opposé ». Cela ne l’empêche cependant pas, par ailleurs, de tenir à distance Thomas Mann en critiquant chez lui un style un peu trop fleuri (une soupe où flottent des cheveux salusiens), et en rejetant sans doute aussi chez lui le caractère trop didactique, explicite et direct de la mise en scène des problèmes existentiels.
Thomas Mann a construit une structuration psychique particulière, mais qui se révèle au fond très proche de celle de Kafka : la dualité liée aux deux branches familiales s’est traduite — au cours d’un processus de rupture relative avec son milieu — en une distorsion, voire une contradiction entre ses dispositions à agir et ses appétences (liées à son activité littéraire) d’une part, ses dispositions perceptives et évaluatrices (catégories de perception et d’évaluation qu’il a intériorisées en tant que fils de bourgeois) d’autre part. Cela amène Thomas Mann à mettre en scène un jeune héros, Tonio (prénom qui renvoie aux origines exotiques de la mère) Kröger (nom qui le rattache au monde purement nordique du père), qui est attiré par ceux qui ne lui ressemblent pas, physiquement comme moralement, et qui juge plutôt négativement ce qu’il vit pourtant comme une vocation impossible à réfréner. Ne pas pouvoir faire autre chose qu’écrire mais le faire dans la « mauvaise conscience » ou l’autodépréciation : voilà le drame existentiel central que vit Thomas Mann et qu’il fait travailler dans son roman47.
Les amis que Tonio idéalise et qui le fascinent (Hans Hansen et Ingeborg Holm) sont blonds aux yeux bleus (symboliquement associés au Nord), parfaitement adaptés à un monde qu’ils ne remettent jamais en question (ceux qui parviennent à « vivre en règle et en bonne harmonie avec tout l’univers »), joyeux, sociables, convenables, droits, actifs, vifs, pratiques (ou pragmatiques48), raisonnables, simples, en pleine santé, forts, sportifs et, en bref, tournés vers ce qu’ordinairement on appelle « la vie ». Si Tonio Kröger les perçoit comme des êtres attirants, c’est parce qu’ils possèdent les qualités bourgeoises et paternelles : « Mais mon amour le plus profond et le plus secret appartient à ceux qui ont des cheveux blonds et des yeux bleus, aux êtres clairs et vivants, aux gens heureux, aimables et normaux. » De son côté, lui est brun aux yeux marron et méridional, introverti, gauche, hésitant, solitaire, doux, rêveur, paresseux, indolent, maladif, marginal, excentrique (excepté dans sa présentation de soi), toujours un peu à distance des plaisirs ordinaires et simples du monde social, ironique, sceptique, torturé, contemplatif et réflexif, tourné vers l’art et la littérature et tourmenté par des questions existentielles qui l’empêchent de vivre un rapport simple et paisible au monde. Travaillé par sa vocation, mais envieux de ce qu’il n’est pas, il vit la littérature comme une « malédiction » et rêve d’être « normal », adapté et de participer simplement aux joies ordinaires des gens de son milieu. La contradiction entre ses dispositions artistiques (et le mode de vie, plus solitaire, plus tourmenté, plus contemplatif, que cela implique) et ses dispositions bourgeoises se manifeste aussi dans le contraste entre ses dispositions bohèmes et son apparence sobre, sans excentricité, entre une « dévorante sensualité » et une « spiritualité de glace », ou encore entre les « aventures charnelles » et une « soif de pureté, d’honnêteté paisible » (p. 74-75).
Si Tonio trouve ses camarades et ses maîtres vulgaires et stupides lorsqu’ils regardent avec mépris son activité poétique, lui-même porte un regard négatif sur son activité et ne la poursuit que parce que c’est plus fort que lui : « Il jugeait lui-même extravagant et à proprement parler inconvenant d’écrire des vers, et il était forcé de donner raison dans une certaine mesure à ceux qui tenaient cette occupation pour étrange. Toutefois, ce sentiment n’était pas assez fort pour l’empêcher de continuer » (p. 46-47). D’un côté, il se sent justifié dans son mode d’existence et dans son rapport à la vie par sa mère, joueuse de piano et de mandoline. Mais, d’un autre côté, il perçoit le désaveu paternel comme tout à fait légitime, et sa colère « plus digne et respectable » que l’attitude trop bienveillante de sa mère. Ayant intériorisé le point de vue paternel, il trouve « la sereine indifférence de sa mère un peu légère » et pense donc que son père a raison de vouloir le corriger : « C’est bien assez que je sois comme je suis, négligent, indocile, préoccupé de choses auxquelles personne ne pense et que je ne puisse ni ne veuille changer. Il convient au moins qu’on me reprenne et qu’on me punisse sérieusement pour cela, et non pas que l’on passe là-dessus avec des baisers et de la musique. Nous ne sommes tout de même pas des bohémiens dans leur verte roulotte, mais des gens convenables, la famille du consul Kröger… » (p. 48).
Il est donc, comme lui dit son amie Lisaveta Ivanovna, un « bourgeois engagé sur une fausse route » ou, autrement dit, un « bourgeois fourvoyé » (p. 99). Tonio considère que Lisaveta dit juste et explique lui-même, en fin de roman, alors qu’il est devenu un écrivain reconnu, qu’il est le produit du « mélange » des héritages paternel et maternel, une sorte de monstre à deux têtes, d’artiste nostalgique de sa condition bourgeoise initiale, un écrivain qui se juge à l’aune des critères classiquement bourgeois et qui produit lui-même son propre malheur, ses propres souffrances : « Ce qui en sortit fut ceci : un bourgeois qui se fourvoya dans l’art, un bohème qui a la nostalgie des bonnes manières, un artiste tourmenté par une mauvaise conscience. Car c’est ma conscience bourgeoise qui me fait apercevoir dans toute activité artistique, dans tout ce qui sort de l’ordinaire, dans tout génie, quelque chose de profondément équivoque, de profondément suspect, de profondément douteux, qui me remplit de cette amoureuse faiblesse pour ce qui est simple, naïf, agréablement normal, pour ce qui est dépourvu de génie et raisonnable. Je suis placé entre deux mondes, je ne me trouve chez moi dans aucun, aussi la vie est-elle pour moi un peu pénible » (p. 152-153). L’opposition entre l’art et la vie constitue la matrice à partir de laquelle les artistes ne peuvent éviter de se penser et de penser le monde extra-artistique, même quand ils croient s’en être émancipés en inversant les pôles positif et négatif et en faisant de l’art la « vraie vie » ou la « vie authentique »49. La manière dont les écrivains se débattent avec cette opposition — en regrettant de ne plus pouvoir vivre normalement, simplement ou en luttant pour redéfinir l’activité littéraire comme la seule façon de vivre une vie digne d’être vécue ; en oscillant, selon les moments, entre la tentation de mener une vie normale et le mépris pour ceux qui se contentent de cela, entre l’attirance pour une vie dédiée à la littérature et le sentiment d’avoir perdu son temps, et sa vie, à courir après une chimère, etc. — dépend fondamentalement de leurs origines sociales (populaires, petites-bourgeoises, bourgeoises ou aristocratiques, plus ou moins mixtes ou contradictoires) et du rapport qu’ils entretiennent avec les différents héritages sociaux présents au cœur du monde premier qu’est la famille. Malgré les différences économiques, familiales et culturelles qui les séparent, Thomas Mann et Kafka possédaient suffisamment de propriétés sociales, et plus précisément d’expériences sociales en commun, pour pouvoir communiquer par roman interposé.
Robert Walser (1878-1956) est un écrivain suisse de langue allemande dont Kafka appréciait certaines œuvres, tout en critiquant son style trop empreint de métaphores (« Rapport de Walser avec Dickens dans l’utilisation confuse de métaphores abstraites. », Journal, 8 octobre 1917). Max Brod, à qui Kafka offrira un livre de cet écrivain au début de leur amitié, a témoigné du sentiment d’admiration de Kafka pour le roman Jakob von Gunten (L’Institut Benjamenta) paru en 1909. Et Kafka, dans une lettre adressée à son ancien directeur à la compagnie d’assurances Assicurazioni Generali, qualifie L’Institut Benjamenta de « bon livre » (lettre au directeur Eisner, 1909). Par ailleurs, Walser comme Kafka se sentait en grande affinité avec Kleist au point qu’il écrira un feuilleton sur lui : « Dans un feuilleton intitulé Heinrich von Kleist, il dresse à sa manière comique, à la fois cruelle et naïve, la liste navrante des échecs de Kleist, dont la carrière présente avec la sienne d’étonnantes analogies50. » On n’en sait guère plus, mais cela est suffisant pour donner l’envie d’examiner l’intérêt que Kafka pouvait éprouver en lisant Walser.
En opérant une lecture méthodique du roman de Walser à partir de ce que l’on sait de la biographie sociologique de Kafka, on comprend que le rapport à l’autorité brutale, la servitude volontaire du héros, la crainte du jugement d’autrui et la tendance négative à se vivre comme un « zéro » ou un « raté » aient pu faire écho à la problématique existentielle de Kafka. Si, par conséquent, Franz Kafka trouve quelque intérêt à la lecture de Robert Walser, et tout particulièrement à l’histoire du jeune Jacob von Gunten, élève de l’incroyable institution où s’inculque le sens de la soumission (« les élèves sont des esclaves51 », p. 203), l’Institut Benjamenta, c’est parce qu’il retrouve dans la vie de Walser comme dans cette œuvre des thèmes qui lui sont chers. Walser est né quelques années à peine avant Franz Kafka (en avril 1878). Il a quitté l’école beaucoup plus tôt que lui (vers quatorze ans) et a travaillé comme employé de banque, mais aussi comme employé dans une compagnie d’assurances (comme Kafka) et comme domestique au service d’un comte52. Il dit à propos de lui-même, dans une notice biographique écrite à la troisième personne, composée en 1920 sans doute à la demande d’un éditeur, que l’écriture de poèmes n’était pas une « activité accessoire » mais que « pour pouvoir s’y consacrer, il quittait chaque fois son emploi, étant évidemment convaincu que l’art est quelque chose de grand. De fait, écrire des poèmes était pour lui un acte presque sacré53 ». Lorsqu’on sait que Kafka concevait l’acte d’écriture comme une « forme de prière », on voit la parenté des rapports à la littérature des deux auteurs. Walser dit encore de lui-même que les différents emplois subalternes qu’il a occupés (« faire des écritures au Bureau d’aide aux chômeurs », « bonne à tout faire dans une villa du lac de Zurich », etc.) lui ont été utiles : « De telles occupations ne lui ont sûrement pas nui, elles lui ont fait connaître un peu le monde et les hommes, ainsi que lui-même, par exemple, ce qui ne pouvait le laisser indifférent54. »
Robert Walser pense comme son jeune héros qu’il est un « zéro » (« je suis insignifiant, insignifiant et indigne », p. 205 ; « Moi, individu, je ne suis qu’un zéro », p. 234), ce qui est pour lui une manière d’éviter une bonne fois pour toutes le jugement d’autrui, qu’il soit positif ou négatif : « Souhaitant au fond de lui-même être reconnu, et non pas jugé, Robert Walser en vient à voir une atteinte intolérable dans tout jugement, qu’il exprime un conseil ou un avis bienveillant, voire une admiration sincère et spontanée55. » Et comme le héros de Walser, Kafka avait intériorisé un tel regard négatif sur lui-même qui faisait qu’il contribuait lui-même à son rabaissement : « Être insignifiant et le rester. Et quand une main, une circonstance, une vague me soulèveraient et me porteraient jusqu’en haut, là où règnent la puissance et le crédit, je détruirais l’état des choses qui me serait favorable, et je me jetterais moi-même au fond de l’obscurité basse et futile. Je ne puis respirer que dans les régions inférieures » (p. 209).
Le directeur de l’Institut, M. Benjamenta, est le modèle du maître tyrannique, imposant, au pouvoir absolu et arbitraire. Et le lecteur de la Lettre à son père ne peut s’empêcher d’établir un parallèle entre cette figure institutionnelle de l’autorité et la figure paternelle de Hermann Kafka. Si Kafka se rappelle que son père pouvait lui lancer un : « Je te déchirerai comme un poisson », M. Benjamenta, lui, dit à Jacob : « moi, par exemple, ton maître, devant toi, mon pauvre vermisseau que je pourrais écraser si l’envie m’en prenait » (p. 161) ; « Ainsi me parle mon directeur, l’homme qui, comme il le dit lui-même, peut m’écraser s’il en a envie » (p. 161). Ou encore, plus loin, parlant toujours du directeur de l’Institut : « Il s’est jeté sur moi avec son corps puissant comme une sombre masse de colère devenue folle ; comme une vague de l’océan pour me fracasser contre les dures parois de l’eau » (p. 207). Kafka devait retrouver quelque chose de son père dans le portrait de M. Benjamenta en géant : « M. Benjamenta est un colosse, et nous autres élèves, nous sommes des nains à côté de ce géant toujours un peu grincheux » (p. 45). Comme le note Marthe Robert : « M. Benjamenta apparaît comme le modèle un peu simple et incomplètement dessiné des pères terribles de Kafka. Sa carrure gigantesque, sa voix de tonnerre, les métamorphoses auxquelles il se livre devant Jacob, méfiant et attentif, sa nature aimante et féroce à la fois, le cheminement imprévisible de sa pensée — tout cela donne indéniablement au partenaire de Jacob un air de parenté avec le père du Verdict ou celui de La Métamorphose56. »
L’Institut Benjamenta est donc un institut qui forme des jeunes gens à devenir « des gens très humbles et subalternes » (p. 31). Les élèves n’y apprennent finalement rien en termes de connaissances scolaires (« On ne nous inculque aucune connaissance », p. 33), mais forment essentiellement leurs dispositions morales : « L’enseignement qui nous est donné consiste principalement à nous inculquer l’obéissance et la patience » (p. 31). D’ailleurs les professeurs sont quasi inexistants : « Ou bien les professeurs de notre Institut n’existent pas du tout, ou bien ils dorment encore, ou bien ils ont oublié leur profession » (p. 96). Jacob répond à mademoiselle Benjamenta, la sœur du directeur, qui lui demande si sa chambre lui plaît, d’une façon telle qu’il montre qu’il accepte docilement son sort : « Je trouve la chambre très, très charmante. Certes, cette fenêtre en haut du mur mérite à peine le nom de fenêtre. Et l’ensemble, décidément, a quelque chose du trou à rats ou de la niche à chien. Mais cela me plaît. Je suis effronté et ingrat de vous parler ainsi, n’est-ce pas ? » (p. 44). Aimer ce que l’on sait « petit », « bas », « médiocre », « indigne », accepter son pauvre sort et en éprouver du plaisir (« je ne deviendrai jamais quelqu’un, et de le savoir avec certitude me fait trembler d’une satisfaction bizarre », p. 148 ; « Il faut apprendre à aimer et à soigner la nécessité », p. 151), voilà ce que les élèves apprennent ou, mieux, s’entraînent à vivre et à faire dans l’Institut. Mademoiselle Benjamenta parle même à Jacob de la « soumission volontaire à la rigueur et à l’affliction qui, semble-t-il, constitueront en grande partie [sa] vie » (p. 152). Le plaisir de l’oppression est ressenti physiquement par l’opprimé habitué à accepter son sort : « J’adore empêcher mon rire d’éclater. C’est un chatouillement si merveilleux que de ne pas pouvoir lâcher ce qui aimerait tellement jaillir. J’aime ce qui ne doit pas être, ce qui doit rentrer en moi. La chose étouffée en devient plus pénible, mais aussi plus précieuse. Oui, oui, je l’avoue, j’aime bien être opprimé » (p. 157). Et elle conseille à Jacob de ne pas trop aimer la liberté : « C’est la liberté, dit la maîtresse, elle est hivernale, et on ne peut pas la supporter longtemps. Il faut toujours se donner du mouvement, comme nous le faisons en ce moment, il faut danser dans la liberté. Elle est froide et belle. Mais ne va pas t’en éprendre ! Cela ne ferait que te rendre triste, car on ne peut séjourner que des moments, pas plus, dans les régions de la liberté. » (p. 153).
D’ailleurs Jacob parle de « dressage » (« aujourd’hui je suis si bien dressé », p. 46) ou de « façon soumise et polie de se conduire » (p. 46). Et le dressage en question est plus corporel que cognitif : « La partie pratique ou physique de notre enseignement consiste en la continuelle répétition d’une espèce de gymnastique ou de danse, peu importe comment on appelle cela. On s’exerce à saluer, à entrer dans une pièce, à se conduire comme il faut avec les femmes, et à d’autres choses du même genre, tout cela d’une façon fastidieuse, parfois assommante, mais là encore, je le vois et le sens maintenant, il y a un sens profondément caché. On veut nous former et nous développer, et non, c’est visible, nous bourrer de sciences. On nous éduque en nous forçant à connaître exactement la nature de notre âme et de notre propre corps. On nous donne clairement à entendre qu’à elles seules, la contrainte et les privations instruisent, et qu’il y a plus de bienfaits et de connaissances véritables dans un exercice tout simple et tout bête que dans l’acquisition de quantité de notions et de significations. […] On nous inculque qu’il est d’un effet bienfaisant de s’adapter à un petit nombre de choses sûres et solides, c’est-à-dire de s’habituer aux lois et aux commandements imposés par une sévère autorité extérieure. Peut-être veut-on nous abêtir, en tout cas on veut nous rendre humbles » (p. 103-104). C’est la soumission pratique, préréflexive, sans commentaire ni doute, qui est ainsi considérée comme le summum de l’accomplissement : « Je n’ai d’estime que pour l’expérience, et en bonne règle, celle-ci est absolument indépendante de la pensée et des comparaisons. C’est ainsi que j’estime en moi ma façon d’ouvrir une porte. Il y a là plus de vie cachée que dans une question. […] Il est certain qu’il faut aussi penser, beaucoup même. Mais se soumettre est beaucoup plus raffiné que penser. Quand on pense, on se cabre, et c’est toujours si laid, si nuisible aux choses. Les penseurs, si seulement ils savaient combien de choses ils gâtent. Quelqu’un qui s’efforce consciencieusement de ne pas penser fait telle ou telle chose, et c’est plus utile. Il y a des dizaines de milliers de têtes dans le monde qui font un travail superflu. C’est clair comme le jour. La race humaine perd le courage de vivre avec toutes ces sciences, dissertations et traités » (p. 138).
Jacob dit encore que l’Institut leur intime l’ordre d’être humbles : « Or, chacun de nous sent, et moi le premier, que nous ne sommes que de pauvres petits nains sans indépendance, contraints à une obéissance perpétuelle » (p. 105). Il ajoute : « Nous n’avons pas le droit de nous égarer ni de laisser courir notre imagination, il nous est interdit de voir loin, mais cela nous dispose au contentement et nous rend utilisables pour n’importe quel travail vite fait » (p. 105). Et plus loin : « Notre honneur consiste tout au plus à être brimé et tenu en tutelle. Être dressé, voilà ce qui est honorable pour nous, c’est clair comme le jour » (p. 138).
Si Jacob perçoit au départ l’absence d’enseignement et l’apprentissage de la docilité et de la soumission comme quelque chose d’insupportable, il finit toutefois par intérioriser un rapport enchanté à cette nouvelle situation : « À présent, je me tords presque de rire en me rappelant cette conduite stupide » (p. 46). De même, si au départ il ne parvient pas à manger ce qu’on lui met dans son assiette, s’il est « dégoûté » et éprouve une « violente répulsion » à voir les autres garçons manger, il finit par accepter de manger et d’apprécier ce qu’on lui impose : « À présent je nettoie mon assiette aussi bien que n’importe lequel des élèves. Bien plus, le repas modeste, mais joliment préparé, me fait chaque fois plaisir, et jamais de la vie je n’aurais l’idée de le dédaigner. Oui, j’étais vaniteux et fier au début, offensé par je ne sais quoi, humilié d’une façon que j’ai tout à fait oubliée. C’est que tout, tout était encore nouveau pour moi et par conséquent hostile, du reste j’étais un sot tout à fait remarquable » (p. 62).
Kafka ne pouvait rester insensible à la description de cette idéalisation du dominant par le dominé, de l’oppresseur par l’opprimé, du maître par l’esclave, que s’attachait à faire Walser. Jacob est, en effet, persuadé que les propriétaires de l’Institut (M. Benjamenta et sa sœur) ont des « appartements privés » : « Mais peut-être pénétrerai-je un jour dans ces appartements privés ? Et que verrai-je alors ? Peut-être rien d’extraordinaire ? Oh, si, si. Je le sais, il y a des choses merveilleuses quelque part dans cette maison » (p. 48). Comme les gens du village dans Le Château qui vivent un rapport enchanté aux fonctionnaires et Messieurs du Château, Jacob est convaincu que les « grands » vivent dans la « grandeur ». La relation de pouvoir conduit le dominé à voir les grands plus grands qu’ils ne sont et de fantasmer sur les qualités exceptionnelles des dominants.
Jacob ne prend conscience progressivement de cette idéalisation qu’à partir du moment où l’Institut commence à montrer des signes de faiblesse : « À propos, je suis enfin allé dans les vrais appartements privés, et je dois avouer qu’ils n’existent pas du tout. Il y a bien deux chambres, mais sans rien de luxueux. Meublées comme la parcimonie et la médiocrité elles-mêmes, elles ne contiennent absolument rien de mystérieux. Étrange. Comment l’idée délirante m’est-elle venue que les Benjamenta ont des appartements ? Était-ce un rêve, et ai-je maintenant fini de rêver ? Il est vrai qu’il y a là des poissons rouges, Kraus et moi nous devons vider régulièrement le bocal dans lequel ces animaux nagent et vivent, et le remplir d’eau fraîche. Mais peut-on voir là quelque chose de magique, même de loin ? On trouve des poissons rouges dans n’importe quelle famille de fonctionnaires prussiens, et l’incompréhensible et le bizarre n’ont point coutume de se fixer dans les familles de fonctionnaires. Curieux ! Et j’ai cru dur comme fer aux appartements privés. Je m’imaginais que derrière la porte par laquelle la demoiselle entre et sort continuellement, il devait y avoir des salles d’apparat et un immense espace » (p. 191-192). Puis, un peu plus loin : « Les appartements privés, oui, ils étaient vivants, et maintenant on me les a pour ainsi dire volés. L’âpre réalité : quelle fripouille n’est-elle pas parfois ! Elle vole des choses dont elle ne sait que faire ensuite » (p. 194). Jacob pense qu’il y aurait de quoi vendre de telles illusions : « Grâce à mes idées et à mes sottises, je serai bientôt en mesure de fonder une société anonyme pour la diffusion des illusions charmantes et douteuses. Il y aura assez de capitaux, ce me semble, ce n’est pas le fonds qui manque, et de telles actions trouveront preneur partout où le sens du beau et la foi ne sont pas encore tout à fait morts. Que n’ai-je pas été imaginer ! » (p. 192). De même, Jacob s’est toujours fait une idée fausse de la sœur du directeur : « Je me la suis toujours représentée comme une princesse délicate. Et maintenant ? Mademoiselle Benjamenta est une créature féminine, souffrante et distinguée. Pas une princesse » (p. 211-212). Les mêmes situations se liront dans L’Amérique, Le Procès ou Le Château où Kafka vise, de manière moins didactique, caricaturale et ironique que Walser, à faire apparaître les effets des rapports enchantés entre les dominés et les dominants.
Dans l’Institut, Krans est l’élève modèle, celui qui non seulement est docile (« toute sa personne humaine a quelque chose de servile au meilleur sens du mot », p. 63) mais n’attend aucun remerciement, se montre peu réflexif et reste silencieux en toutes circonstances. « Kraus est chevaleresque des pieds à la tête. En vérité, il serait à sa place au Moyen Âge, et il est bien dommage qu’il n’ait point de XIIe siècle à sa disposition. Il est l’incarnation de la fidélité, du zèle, du dévouement désintéressé et discret » (p. 85). Plus loin, il est encore décrit de la manière suivante : « Kraus, la modestie incarnée, la couronne, le palais de l’humilité, veut accomplir des travaux médiocres, il le peut et il le veut. Il n’a en tête que le désir d’aider, d’obéir et de servir, on ne tardera pas à s’en apercevoir pour l’exploiter, et dans le fait qu’on l’exploitera se manifeste une justice divine si rayonnante, si resplendissante de bonté et de lumière ! » (p. 127-128). Et mademoiselle Benjamenta écrit à son propos ce que Kafka pouvait écrire à propos des domestiques ou des employés de l’Hôtel Occidental dans L’Amérique qui exécutent toujours rapidement et anticipent même parfois les ordres qu’on peut leur adresser : « Il ne bouge pas tant qu’on n’a pas besoin de lui, mais si on l’appelle, il se met en branle et accourt d’un bond. On ne fait pas grand bruit ni grand cas de gens comme lui. On ne vante jamais Kraus, et c’est tout juste si on lui est reconnaissant. On ne lui dit qu’une chose : fais ceci. Puis : fais cela. Et l’on s’aperçoit à peine qu’on a été servi, tant on l’a été parfaitement. La personne de Kraus n’est rien du tout, seul est quelque chose le travailleur, l’exécutant Kraus, mais celui-là ne se fait guère remarquer » (p. 179). Il n’est capable d’« aucune impatience » et sait « attendre » (p. 183). De manière générale, cette docilité silencieuse est ce que cherche à former l’Institut. À propos du fait qu’ils soient obligés de laver leur classe, Jacob explique : « Nous autres élèves, nous faisons notre tâche parce qu’on nous y oblige, mais pourquoi nous y oblige-t-on, c’est ce qu’aucun d’entre nous ne sait très bien. Nous obéissons sans chercher à savoir ce qui sortira un jour de cette obéissance machinale, et nous trimons, sans nous demander s’il est juste de nous contraindre au travail » (p. 68). En revanche, l’insolence et la curiosité sont bannies : « Nos yeux regardent continuellement dans un vide pensif, cela aussi est exigé par le règlement. En réalité, on ne devrait pas avoir d’yeux du tout, car les yeux sont insolents, ou presque, l’insolence et la curiosité méritent la réprobation » (p. 93).
À partir d’une telle vision dominée du monde, le travail de l’écrivain ou de l’artiste ne peut être que jugé très négativement : « Il n’y a que des fumistes pour vouloir étudier, peindre et rassembler des observations. Qu’on vive d’abord, et les observations se feront d’elles-mêmes » (p. 96). Se dessine alors en creux la fonction de l’écrivain pour Walser : celui-ci observe, rassemble ses observations et les examinent afin de comprendre le monde au lieu de le laisser s’imposer à lui comme une évidence indiscutable. Walser semble dire ici à la fois la fonction démystificatrice de l’écrivain et la perception négative qu’on peut avoir de lui lorsqu’on est plongé dans le monde, qui est aussi le monde des évidences. L’écrivain est celui qui n’attend pas que les institutions s’affaiblissent pour en décrire l’arbitraire et la violence, celui qui a fait un pas de côté et a accompli ce « bond hors du rang des meurtriers » dont parlait Kafka. Dans un style moins appuyé, moins volontairement caricatural, Kafka cherchera précisément à en faire de même.
Dans les années 1911-1912, Kafka est plutôt impressionné par Franz Werfel (1890-1945) qu’il a rencontré pour la première fois en 1909. On a vu cependant que, plus jeune et plus productif que lui, bénéficiant rapidement d’une reconnaissance littéraire et de fonctions éditoriales, l’admiration tourne parfois à l’agacement. Dès 1911, il dit le « détester » en même temps qu’il l’« envie » et reconnaît qu’« il a produit de bonnes choses très tôt et sans difficultés » (Journal, 18 décembre 1911). Mais le sentiment positif prédomine malgré tout dans les années 1910. On le lit dans une lettre envoyée à Felice Bauer : « Werfel est vraiment un prodige ; lorsque j’ai lu pour la première fois son livre Der Weltfreund [L’Ami de l’univers] (auparavant déjà, je l’avais entendu lire des poèmes), j’ai cru que mon enthousiasme allait me rendre fou. Cet homme-là est capable de choses prodigieuses. Du reste, il a déjà sa récompense et vit à Leipzig dans un état paradisiaque en qualité de lecteur des éditions Rowohlt (où mon petit livre a également paru), et, à l’âge de vingt-quatre ans environ, il jouit de la liberté complète de vivre et d’écrire. Que de choses sortiront encore de lui ! » (Lettre à Felice Bauer, 12 décembre 1912, spm.) Dans cet ouvrage, Werfel, dans une veine typiquement expressionniste, traite de thèmes qui touchent Kafka comme de nombreux écrivains de cette génération : le souhait d’une transformation radicale de la société, la révolte des plus jeunes générations contre un ordre social sclérosé, le conflit des générations ou l’appel à la fraternité et à la réconciliation. En 1913, Kafka écrit encore à Felice : « Ce garçon me plaît chaque jour davantage » (lettre à Felice Bauer, 19 janvier 1913).
Mais les jugements mutuels de ces deux écrivains vont se croiser au cours du temps. Werfel commence par considérer Kafka avec beaucoup de condescendance et de mépris en le réduisant au statut de petit écrivain local et sans grand avenir. « Personne ne comprendra Kafka au-delà de Tetschen-Bodenbach », avait-il lancé à Max Brod ; Tetschen-Bodenbach étant le poste frontière sur la ligne de chemin de fer Prague-Berlin57. Puis, par la suite, dans les années 1920, il ne cachera pas son admiration pour l’œuvre de son aîné. Inversement, tout se passe comme si, étant parvenu à écrire l’essentiel de ce que nous connaissons de lui aujourd’hui, Kafka ne regardait plus Werfel avec le même œil envieux. Plus assuré dans son jugement littéraire, ayant accompli un effort considérable de création, il n’est plus le même lorsqu’il parle à l’automne 1922 de la pièce de Werfel qu’il vient de voir. Dans une lettre à Max Brod, il raconte que Werfel et Otto Pick sont passés le voir et que Werfel lui a demandé ce qu’il pensait de sa pièce Schweiger. Or, Kafka l’a détestée et est donc très embêté : « La pièce signifie beaucoup pour moi, écrit-il, elle me touche de très près, elle m’atteint atrocement dans la région la plus atroce. » Il dit qu’il ne voyait pas lui-même « clairement les motifs de [son] aversion », mais qu’il avait ressenti « le désir de [s]’en débarrasser ». Il critique les personnages de la tragédie qui « ne sont pas des êtres humains » et parle sévèrement de « trois actes de boue » (décembre 1922, spm).
Dans un premier temps, il rédige le brouillon d’une lettre d’explication qu’il compte envoyer à Werfel. Il essaie de donner les raisons de son aversion pour sa pièce et veut lui dire « en quoi Schweiger [le] choque ». C’est à une lecture morale et quasi sociologique de la pièce qu’il s’attache, fidèle à sa conception littéraire de la littérature comme recherche de la vérité. Tout d’abord « Schweiger est ravalé au niveau d’un cas tragique, certes, mais isolé », alors que « l’actualité de la pièce » devrait interdire cette manière de présenter ce cas. Il ajoute : « Mais vous le rendez plus isolé encore. Tout se passe comme si vous ne pouviez jamais l’isoler assez. Vous inventez l’histoire de l’infanticide. Je tiens cela pour une dégradation des souffrances d’une génération » (spm). Kafka juge donc que faire porter à Schweiger, le personnage principal de la pièce, la culpabilité d’un infanticide alors que l’origine de ses problèmes est générationnelle détruit toute possibilité d’éclairer les malaises de toute une génération. Il précise que s’il s’était agi d’un conte, il n’aurait pas été soumis à une discussion sur la réalité et la véracité de ce qu’il raconte. Mais c’est un drame théâtral que Werfel a écrit et Kafka le juge comme il jugerait un roman. Puis, dans un second état de la lettre, il dit gentiment à Werfel qu’il est « un guide de [leur] génération », ce qui lui permet ensuite de juger la pièce durement : « Elle peut avoir toutes les qualités, depuis les qualités théâtrales jusqu’aux plus hautes, elle n’en est pas moins un recul par rapport à votre position de guide, ce qu’elle contient n’est pas même une direction, mais une trahison de notre génération, un camouflage de ses souffrances, qui sont ravalées au niveau de l’anecdote et par conséquent avilies » (spm). Quelles qu’en soient donc les qualités formelles, le contenu ou l’intrigue de la pièce qui rend incompréhensibles les souffrances de toute une génération déclenche sa colère.
Bozena Nemcova (1820-1862) est la seule romancière tchèque que Kafka mentionne dans son journal et ses correspondances à plusieurs reprises, à propos de son roman intitulé Grand-mère (Babicka). Comme à son habitude, Kafka veut faire partager son enthousiasme autour de lui et le fait lire à ses sœurs quand il n’est alors qu’un simple étudiant en droit. Et, vingt ans plus tard, il l’envoie encore à Milena. À la différence de la plupart des autres textes qu’il apprécie parce qu’ils mettent en scène des situations-problèmes proches de celles qui sont les siennes, avec des écarts plus ou moins grands par rapport à ses propres réactions (la lecture pouvant être parfois admirative d’actes de rupture, de courage ou de résistance dont il se sent lui-même incapable), Kafka semble ici quitter le terrain de l’appropriation habituelle qu’il met en œuvre. En effet, le roman de Nemcova est tout sauf un « coup de poing sur le crâne » ou la « hache qui brise la mer gelée » qui est en lui. Il correspond davantage à la définition qu’il pouvait donner, par ailleurs, de la mauvaise littérature euphorisante ou divertissante : « Pourquoi Kafka a-t-il tellement apprécié “la grand-mère” ? Comment se présente cette œuvre ? À la lecture, on se trouve face à face avec une idylle célébrant la compréhension, la fraternité et l’égalité. Une comtesse ne s’y sent pas dépaysée en face d’une vieille villageoise et celle-ci n’éprouve aucune terreur ni crainte devant la grande dame. Bozena Nemcova y décrit la vie, l’entente des paysans entre eux, l’entente à l’intérieur des familles, l’harmonie de l’homme avec la nature et avec Dieu. Tous les personnages vivent avec amour dans la paix, la grand-mère en tête, se trouvant elle aussi en harmonie avec la nature. Chaque page parle de la fraternité mise en pratique, il n’y a pas de trace de l’aspect tragique de la vie58. » Rare exception (connue) à sa règle de lecteur, le livre ne pouvait ici que l’attirer pour les mêmes raisons que le fascinaient le théâtre et la littérature yiddish ou le jeune mouvement national tchèque, c’est-à-dire parce qu’il présentait à ses yeux un monde idéal qu’il n’avait jamais connu dans son entourage : une communauté harmonieuse, soudée, pacifique et chaleureuse.
Dans les traces qu’il a laissées de ses lectures, Kafka semble être le plus souvent soit dans l’identification admirative (celle qui se joue vis-à-vis de ceux que le lecteur estime « meilleurs » que lui), soit dans l’identification par sympathie (qui engage un rapport à ceux qui sont perçus par le lecteur comme « semblables » à lui) vis-à-vis des textes ou de la vie des auteurs qu’il lit et apprécie59. Mais, dans tous les cas, l’examen des lectures faites permet de voir que ce qui « communique » dans ces processus de réception littéraire, ce ne sont pas seulement des goûts, des modèles, des figures ou des styles littéraires, mais des expériences sociales, des situations existentielles partiellement ou totalement analogues. Et même quand la réception est négative et provoque la colère ou le rejet, c’est parce que l’œuvre touche de très près à des points nodaux de la problématique existentielle, tout en les maltraitant (du point de vue de la sensibilité du lecteur). Et même lorsqu’on saisit des affinités de nature stylistique entre Kafka et les auteurs qu’il lit, non seulement celles-ci ne sont pas indépendantes de la nature des intrigues, mais elles renvoient toujours à des dispositions sociales communes (ascétisme, goût pour la concision, la rigueur et la précision et rejet de toutes les formes d’épanchement, de lyrisme ou d’excès verbalistes).