Après avoir examiné les plans d’ensemble, de demi-ensemble et rapprochés, et surtout après avoir reconstruit les éléments les plus déterminants de la fabrication sociale d’un individu relativement singulier, le sociologue peut, sans risquer le dérapage psychologisant — consistant à prêter à l’individu en question des traits psychologiques généraux, voire universels —, s’attacher à objectiver plus précisément encore les logiques psychiques qui sont caractéristiques de cet individu historique (socialisé). Il est alors question fondamentalement de perception et d’évaluation de soi et d’autrui, de rapport à l’autorité ou au pouvoir aussi. S’il existe quelque chose comme des « lois » gouvernant le « psychisme » ou la « subjectivité » d’un individu, celles-ci ne sont en tout cas jamais dissociables des formes récurrentes de relations sociales dans lesquelles cet individu s’est littéralement constitué, consciemment ou, le plus souvent, non consciemment.
L’« intérieur » (le « for intérieur » ou l’« intériorité ») n’est qu’un extérieur (une « extériorité ») plié, froissé. Chaque individu singulier est le produit historique de la combinaison de dispositions multiples. Il est le point de croisement d’un ensemble plus ou moins cohérent de relations, de propriétés et d’appartenances, passées et présentes. En lui se renforcent ou se combattent, se combinent harmonieusement, coexistent sereinement ou se contredisent radicalement et violemment les différents aspects de ses expériences socialisatrices. Dans le cas de Kafka, une polyphonie intérieure se fait entendre avec des voix parfois aisément reconnaissables : celle de son père, ou plus généralement de la branche paternelle, celle de sa mère ou de la branche familiale maternelle, celle des normes sociales portées par diverses institutions (familiale, scolaire, religieuse, professionnelle…), etc. Mais cette polyphonie s’organise assez nettement sous la forme d’une structure psychique clivée, produit de l’intériorisation d’un regard stigmatisant sur soi-même et d’un rapport anxieux à l’autorité. C’est l’ensemble de ces contradictions qui est à l’origine de ses souffrances psychiques.
Parce que le père n’a cessé d’être admiré par le fils (« j’étais fier du corps de mon père1 ») et que le fils a pris l’habitude d’être systématiquement jugé négativement par le père (« quand on pouvait te supposer hostile ; et cette supposition, on pouvait la faire à propos de presque tout ce que j’entreprenais »), ce dernier a fini par intérioriser le regard et le jugement — réprobateurs, stigmatisants, négatifs — que son père portait sur lui. Il est devenu pour lui « la mesure de toute chose » et il a très largement reconnu la légitimité de son jugement : « Mais, pour l’enfant que j’étais, tout ce que tu me criais était positivement un commandement du ciel, je ne l’oubliais jamais, cela restait pour moi le moyen le plus important dont je disposais pour juger le monde. » En énonçant la loi qui le gouverne et le mine — l’intériorisation du point de vue du père — Kafka prouve qu’il a trouvé les ressources linguistiques et littéraires pour objectiver quelque chose qu’il a vécu, éprouvé, subi sans le savoir et que nombre de dominés vivent, éprouvent et subissent toute leur vie sans le savoir.
Kafka décrit aussi des sortes de prophéties autoréalisatrices. Car lorsque son père lui prédisait un échec dans une affaire quelconque qu’il ne voyait pas d’un bon œil, l’échec annoncé devenait, étant donné les effets déstructurants qu’il produisait sur celui qui entendait le verdict, quasi « inéluctable » : « Quand j’entreprenais quelque chose qui te déplaisait et que tu me menaçais d’un échec, mon respect de ton opinion était si grand que l’échec était inéluctable, même s’il ne devait se produire que plus tard. » Cela eut pour conséquence une perte générale de confiance en soi, car respecter l’opinion de celui qui vous écrase, c’est s’écraser soi-même : « Je perdis toute confiance dans mes propres actes. Je devins instable, indécis. » Perte de confiance en soi2, « infini sentiment de culpabilité », « défiance de soi-même », « peur perpétuelle des autres », voilà comment Kafka résume les produits de sa relation avec son père qui, une fois intériorisés sous la forme de dispositions durables, peuvent se transférer à toute une série de relations avec autrui (« Je ne pouvais pas me transformer subitement quand je rencontrais d’autres personnes ; en face d’elles, j’étais pris d’un sentiment de culpabilité plus profond encore »).
Le Monde citadin (février-mars 1911). Dans ce texte3, Kafka met en scène un dialogue entre « un étudiant d’un certain âge » (Oscar M.), dont on saisit immédiatement par l’allusion à son âge qu’il a mené de longues études et ne s’est pas encore engagé dans la vie active, et son père. Rentrant chez lui, l’étudiant voit son père assis devant une table vide qui, à l’image du père de Kafka, possède un physique si imposant (« visage lourd et bien en chair ») que lorsqu’il se lève, c’est « toute une fenêtre » qui est « bouchée » (et cette image n’est sans doute pas sans rapport avec le fait que Kafka voyait, comme il l’écrira huit ans plus tard dans sa Lettre au père, ses possibilités d’avenir bouchées par son père). Le père se dit « furieux » contre son fils, lui intime l’ordre de se taire et lui demande de rester au seuil de la pièce car il n’est pas « sûr de se dominer ». Il se lance alors dans une véritable diatribe, lui reprochant sa « vie de débauche », « sa paresse, sa dissipation, sa méchanceté » et sa « bêtise », disant sa déception car il espérait trouver en lui « la consolation de sa vieillesse » alors qu’il est devenu « pire pour [lui] que toutes [ses] maladies » et qu’il le « précipite […] dans la tombe ». S’efforçant de le calmer, le fils dit qu’il lui est venu une idée qui pourra faire de lui « l’homme actif » souhaité par son père. Il se défend aussi en disant qu’il a toujours été un « bon fils » en son « for intérieur », mais qu’il a été dans l’« incapacité à le faire voir ». Le père doute de ce que veut lui annoncer son fils (« verbiage »), mais lui propose cependant de lui exposer son « affaire » durant le dîner. On voit que le malentendu entre le père et le fils est grand et ancien car à la question suivante adressée au père : « Ne voit-on pas assez à mes yeux que je suis entièrement absorbé par une chose sérieuse ? », ce dernier réplique qu’il n’a rien remarqué mais qu’il est possible que ce soit de sa « faute » car il a « perdu jusqu’à l’habitude de [le] regarder ». Il ajoute qu’il n’a « plus aucune confiance en [lui] » et lui rappelle que sa mère va « lentement à sa perte » à cause de lui. Il poursuit son réquisitoire en qualifiant de « friponnerie » la nouvelle idée que son fils est censé lui annoncer et, portant un jugement globalement désapprobateur sur son fils, ajoute : « Mais si quelque bonne qualité devait s’être fourvoyée en toi, elle te faussera compagnie cette nuit même. Je te connais. »
Le père n’attend donc rien de bon de son fils et ne lui laisse aucune chance de pouvoir prouver qu’il est capable de quelque chose (alors que son fils était venu persuadé de lui « causer une joie »). Comme le père dans Le Verdict, qui conduit le fils à se jeter d’un pont et à se noyer, le père d’Oscar lui interdit, par ses propos, toute progression dans la vie4. Le fils n’est capable que du pire et le père le condamne donc à ne pas avoir d’avenir. Mais alors que le fils du Verdict réalise la prophétie énoncée par le père sans distance, ici le fils résiste à la qualification stigmatisante (et paralysante) du père : « Maintenant, laisse-moi. Tu me harcèles plus qu’il n’est nécessaire. La simple possibilité de prédire correctement mon avenir ne devrait vraiment pas t’inciter à me troubler dans mes bonnes dispositions. Mon passé t’en donne peut-être le droit, mais tu ne devrais pas en profiter. » Ou encore, un peu plus loin : « Je t’en prie, père, laisse donc dormir l’avenir comme il le mérite. »
Après un échange très tendu, Oscar dit qu’il va chercher son ami Franz, qui travaille comme ingénieur, pour qu’il soit présent au dîner du soir. Franz est en train de faire sa sieste quand Oscar passe le voir et le force à se lever en le soulevant par le devant de sa veste. Franz lui dit qu’il a été de service de nuit la veille et lui reproche de l’empêcher de se reposer. Il poursuit en reprochant le peu de considérations dont Oscar fait preuve à son égard : « Naturellement, tu es un étudiant indépendant et tu peux faire ce que tu veux. Tout le monde n’est pas aussi favorisé que toi. Je suis ton ami, c’est vrai, mais on ne m’a pas encore déchargé de ma profession pour autant. » Tout se passe comme si Franz (l’ami qui a le même prénom que Kafka) et Oscar (qui a le même prénom que son ami Oskar Pollak) représentaient deux états différents de la même personne : un étudiant attardé, qui a du temps devant lui mais une grande indécision et un avenir barré par un père dominateur (c’est la première partie de la vie de Kafka, étudiant en droit qui obtient son doctorat à vingt-trois ans et mène une vie nocturne un peu bohème pendant ces années d’études supérieures et quelques années après encore), et un jeune ingénieur qui est saisi par la fatigue de son travail (Kafka avait l’habitude presque chaque jour de faire la sieste après ses heures de bureau). Le récit inachevé s’arrête sans que l’on sache qu’elle est la si bouleversante « nouvelle » qu’il veut annoncer à son père, à sa mère et à son ami.
Et, comme dans Le Procès où Joseph K. apprend qu’il est condamné au moment même où il est arrêté, sans savoir les raisons de sa culpabilité, Kafka écrit : « Dans ta bouche, une réprimande prenait généralement cette forme : “Tu ne peux pas faire cela de telle ou telle manière ? C’est déjà trop demander, je suppose ? Naturellement, tu n’as pas le temps ?”, et ainsi de suite. Chacune de ces questions s’accompagnait d’un rire et d’un visage courroucés. On se trouvait en quelque sorte déjà puni avant de savoir qu’on avait fait quelque chose de mal » (spm).
C’est parce que Kafka a intériorisé des catégories (paternelles) de perception et d’appréciation en décalage total avec une grande partie de ses tendances dispositionnelles, parce qu’il porte en lui — comme tout transfuge de classe — des tendances contraires correspondant à des positions sociales objectives totalement opposées (celle de l’homme d’affaires bourgeois et celle de l’écrivain), qu’il est en situation de souffrance psychique et morale. Le point de vue paternel-bourgeois qu’il a intériorisé fait qu’il se voit en permanence comme un être faible, inutile, passif et contemplatif face à tous ceux perçus comme forts, utiles, actifs et pragmatiques. Comme il l’exprime très bien dans sa Lettre au père, personne n’étant assez bien aux yeux de son père, il a lui-même intériorisé son insignifiance, sa nullité et sa culpabilité : « La méfiance que tu cherchais à m’inculquer, tant au magasin qu’à la maison, contre la plupart des gens (nomme-moi une seule personne ayant eu quelque importance pour moi dans mon enfance que tu n’aurais pas, au moins une fois, critiquée jusqu’à la réduire à néant) et qui, chose remarquable, ne te pesait pas le moins du monde (tu étais bien assez fort pour la supporter, du reste ce n’était peut-être rien d’autre pour toi que l’emblème du despote), cette méfiance qui, à mes yeux de petit garçon, ne se trouvait confirmée nulle part puisque je ne voyais partout que des êtres parfaits et inaccessibles, s’est transformée en défiance de moi-même et en peur perpétuelle des autres. » L’année d’après, écrivant à Milena, il parle encore de son inquiétude et de sa peur de tout : « Tu as trente-huit ans et tu es fatigué d’une façon que l’âge n’explique certainement pas. Ou plutôt : tu n’es pas fatigué, mais inquiet, tu as peur de faire le moindre pas sur cette terre hérissée de pièges à pieds, aussi les gardes-tu toujours levés tous deux, tu n’es pas fatigué, mais tu as peur de l’extraordinaire fatigue qui suivra cette extraordinaire inquiétude et qui doit ressembler à peu près (tu es tout de même juif et tu sais ce qu’est la peur) au regard fixe d’un idiot dans le jardin de l’asile d’aliénés, derrière la place Saint-Charles » (lettre à Milena, 2 juin 1920). Puis encore en fin d’année : « Je cherche toujours à communiquer quelque chose d’incommunicable, à expliquer quelque chose d’inexplicable, à dire quelque chose de ce que j’ai dans la moelle des os et qui ne saurait être vécu que par elle. Ce n’est peut-être rien d’autre au fond que cette fameuse peur dont je parle si souvent, mais étendue à tout : peur du plus grand comme du plus petit ; peur convulsive de dire un seul mot » (lettre à Milena, novembre 1920).
Mais Kafka a tellement été habitué toute sa vie durant à composer avec la peur, l’inquiétude et l’angoisse, il a passé tellement de temps, à travers son travail littéraire, à tenter d’en saisir l’origine familiale et les modalités de fonctionnement, qu’elles sont consubstantielles à son être. Dans son journal en début d’année 1920, il exprime, dans une formule qui lui est caractéristique, la consubstantialité de son empêchement à vivre : « Il a le sentiment qu’il se barre le chemin par le fait même qu’il vit. Mais, ensuite, il tire la preuve qu’il vit de cet empêchement » (14 janvier 1920). Parlant de sa peur quelques mois plus tard, il écrit à Milena : « Elle compose ma substance et c’est peut-être ce que j’ai de meilleur » (9 août 1920). Puis, quelques semaines plus tard, il tente de la décrire : « Tu ne peux pas comprendre exactement de quoi il s’agit, Milena, ou de quoi il s’est agi ; je ne le comprends pas moi-même ; je ne puis que trembler quand se produit l’accès, me tourmenter à en devenir fou ; mais ce que c’est, à quoi cela vise lointainement, je n’en sais rien. Je sais seulement ce que cela exige dans l’immédiat : le silence, le noir, se faire tout petit ; et je suis obligé de m’y plier, je ne peux pas faire autrement. C’est un accès, une chose qui passe ; qui est déjà passée en partie, mais les forces qui la provoquent ne cessent de frémir en moi, avant et après ; que dis-je ? ma vie, mon existence sont faites de cette menace souterraine ; si elle cesse, je cesse aussi, c’est ma façon de participer à l’existence ; si elle cesse, j’abandonne la vie aussi facilement et avec autant d’évidence que l’on ferme les yeux. […] Il ne faut pas songer à dire : et maintenant c’est passé, je ne vais plus être que bonheur, tranquillité, reconnaissance dans notre nouvelle vie commune. […] C’était comme si j’avais passé ma vie dans la débauche, et qu’on m’eût arrêté soudain pour me punir ; qu’on m’eût mis la tête dans un étau, une vis à la tempe droite, une vis à la tempe gauche, et qu’il eût fallu que je dise, pendant qu’on serrait lentement : “Oui, je persisterai dans ma vie de débauche” ou : “Non, j’y renonce.” […] Tu as raison aussi quand tu mets ce que je viens de faire sur le même plan que le passé ; je ne peux qu’être toujours le même et revivre les mêmes tourments. Le seul changement est que maintenant j’ai l’expérience et que je n’attends plus pour crier qu’on serre pour forcer mes aveux, je me mets à hurler sitôt qu’on les met en place, je crie même dès que j’entends remuer du plus loin, tant ma conscience est devenue hyperlucide » (lettre à Milena, 18 septembre 1920, spm).
On l’a vu se construire dans le rapport de domination père-fils comme un enfant docile, terrorisé par le pouvoir tyrannique de son père et persuadé ne pas pouvoir atteindre le degré de pureté, de force, de compétence et d’efficacité atteint par ce dernier5. On l’a observé se débattant avec une cuisinière qui le menaçait de tenir au courant son maître de son comportement et reproduisant avec elle la relation au père6. On l’a vu ensuite persévérer dans son être docile et dans son manque d’assurance scolaire en se comportant en élève sage, en exprimant sa peur des autorités scolaires, et en étant convaincu d’échouer aux différents examens malgré ses bons (et parfois brillants) résultats scolaires. On a continué à le voir évoluer parmi ses pairs scolaires puis littéraires ou politiques comme un adolescent ou un jeune adulte discret, effacé, timide, peu bavard7. On l’a encore observé au bureau, faisant montre d’un grand sens du devoir et du travail bien fait, donnant toute satisfaction à ses supérieurs et persuadé même ne pas mériter le salaire qu’on lui verse8. On l’a découvert peu sûr de lui et dans l’autodépréciation permanente dans le rapport aux femmes de sa vie9. Et le 25 février 1918, il écrit dans son journal qu’il a « échoué en tout » : « vie de famille, amitié, mariage, profession, littérature ».
Ces dispositions à l’autodépréciation, à la docilité et à la peur de toute forme d’autorité vont contribuer à orienter tout son parcours de vie et à le rendre indécis en de nombreuses circonstances : « Car l’indécision, écrit Kafka longtemps avant sa rencontre avec Felice, je sais ce que c’est, je ne connais que cela, mais là où quelque chose me réclame, je m’effondre, las de mon demi-penchant et de mes demi-doutes dans mille petites affaires d’autrefois ; si le monde était doué d’un caractère résolu, je ne pourrais pas lui résister » (lettre à Max Brod, mi-août 1907, spm). L’indécision sera d’autant plus présente au cours de son existence que les situations dans lesquelles il se trouvera plongé déclencheront le mouvement d’oscillation ou de balancier entre inclinations à agir, à voir ou à sentir opposées10. Et il est logique que, souffrant de la « terrible insécurité de [son] existence intérieure » (Journal, 3 mai 1913, spm), Kafka soit admiratif des êtres — même fictionnels — démontrant leur grande capacité de décision et leur assurance : « Le soir, j’ai lu Der Fall Jacobsohn de Jacobsohn. Cette énergie à vivre, à se décider, à poser avec joie le pied à l’endroit qu’il faut. Il est assis en lui-même comme un rameur de grande classe dans son canot, et dans n’importe quel canot. J’ai voulu lui écrire » (Journal, 20 octobre 1913, spm).
En rentrant chez soi (1907-1908), La Promenade inopinée (1912). Dans le court récit En rentrant chez soi11, Kafka traite d’un thème assez rare pour être souligné : le narrateur parle de l’assurance qu’il éprouve et de la haute estime de soi et des capacités qui sont les siennes. Kafka, qui parlait de son « dégoût de soi » et cultivait en permanence l’autodénigrement, donne la parole à un narrateur totalement à l’opposé de lui. Il reconnaît ses qualités (« Mes mérites m’apparaissent et s’imposent à moi ; il est vrai que je ne cherche pas à leur résister »), est sûr de lui (« Je marche d’un pas ferme »), entraîne le monde à sa suite et exerce une influence sur lui (« Mon rythme est le rythme de tout ce côté de la rue, le rythme de la rue entière, le rythme de tout le quartier. Je suis à juste titre responsable de tous les coups frappés aux portes ou sur les tables, de tous les toasts que l’on porte, de tous les couples d’amoureux réunis dans les lits, sous les échafaudages des maisons en construction »). Il « trouve excellents » son passé comme son avenir et dit que c’est « l’injustice de la Providence » qui l’a « favorisé de la sorte ». Mais ce sentiment de puissance s’atténue toutefois dès lors que le narrateur entre dans « [sa] chambre » et qu’il se sent « un peu pensif ».
En janvier 1912, dans un court récit intitulé La Promenade inopinée12, Kafka met en scène cette fois un personnage capable de prendre une décision qui étonne son entourage et de faire preuve ainsi d’indépendance à l’égard de sa famille. Le narrateur imagine un soir se rhabiller et sortir de la maison familiale alors que la nuit est tombée, qu’il a mis sa robe de chambre et que tout laissait penser qu’il allait tranquillement se coucher. Accomplir un tel acte, c’est montrer « tout le pouvoir de décision dont on était capable » et prouver « que l’on a en soi le pouvoir, plus encore le besoin, de provoquer et de supporter le changement le plus soudain ». Et c’est, du même coup, montrer qu’« on est, ce soir-là, tout à fait sorti de sa famille, laquelle s’abîme dans le néant, tandis que, sûr de soi, avec des contours bien dessinés dans la nuit, en frappant de grands coups sur les cuisses, on accède à sa forme véritable ». Évidemment, Kafka se sentait lui-même le plus souvent incapable de prendre ce genre de décision.
En fait, très tôt, Kafka se sent littéralement écrasé par son père (puis par tous les analogons qu’il rencontre sur sa route sous la forme d’enseignants, de supérieurs hiérarchiques, de camarades, etc.), cultive le « mépris de soi-même » (Journal, 7 février 1918), « l’aversion de soi » (lettre à Felice Bauer, 18-19 février 1913), le dégoût de soi13 ou l’autodénigrement de ses possibilités et se sent dans l’incapacité la plus totale de faire quelque progrès que ce soit : « De même que je craignais la moindre démarche dans le présent, de même me tenais-je pour indigne, eu égard à mes manières méprisables et puériles, de juger avec un sentiment grave de ma responsabilité le grand avenir viril qui m’apparaissait du reste impossible la plupart du temps, à tel point que la moindre progression me semblait être un faux, et que le point le plus proche de moi me paraissait inaccessible » (Journal, 2 janvier 1912). Ce manque d’assurance est présent dans de nombreux compartiments de sa vie, et notamment dans le domaine scolaire : « Je pouvais donc, longtemps avant de m’endormir, m’abandonner à l’idée que je serais un jour un homme riche, que je ferais mon entrée dans la ville juive avec un attelage de quatre chevaux, que je libérerais par un acte d’autorité une belle jeune fille injustement maltraitée et que je l’enlèverais dans ma voiture, sans que cette croyance, qui tenait du jeu et n’était vraisemblablement nourrie que d’une sexualité déjà malsaine, modifiât en rien ma conviction que je ne passerais pas l’examen de fin d’année, que, à supposer que je pusse y parvenir, je ne pourrais pas suivre dans la classe suivante et que, même si cela aussi pouvait être évité par tricherie, j’échouerais définitivement à l’examen de maturité ; d’ailleurs, il était tout à fait sûr que je surprendrais d’un seul coup, peu importe à quel moment, tant mes parents, endormis par mes progrès réguliers en apparence, que le reste du monde, en leur donnant la révélation d’une incapacité inouïe. Mais comme en qualité de poteau indicateur de l’avenir je n’apercevais jamais que mon incapacité — et rarement mes faibles travaux littéraires —, mes méditations sur l’avenir ne m’apportaient jamais de profit ; elles n’étaient qu’une amplification de ma tristesse actuelle » (Journal, 2 janvier 1912, spm). Durant ses années cruciales de formation au lycée, Kafka a ainsi le sentiment de ne pas avoir d’avenir : « un avenir à l’existence duquel je ne croyais assurément pas ».
Le manque de confiance en soi-même caractérise aussi le rapport à son corps et à son apparence. Ainsi, fin 1911, il se souvient que, durant ses années de lycée, il était « fagoté dans de méchants vêtements » que ses parents lui faisaient faire par des clients. Il décrit déjà le mépris de soi qui était alors le sien : « Comme j’avais déjà tendance à me mépriser, en ce temps-là, d’un mépris plus intuitif que réel, j’étais convaincu que c’était uniquement sur moi que les vêtements prenaient d’abord cette raideur de planches, puis cette apparence avachie et fripée. Je refusais tout vêtement neuf, car si j’étais destiné à avoir l’air minable,
Un portrait littéraire de Kafka
Dans le récit de Max Brod intitulé, Le Royaume enchanté de l’amoura, le personnage de Richard Garta possède tous les attributs de Franz Kafka. C’est un Juif de langue allemande vivant à Prague, une personne très modeste (« simple et naturel », p. 89), qui manque de « certitude » (p. 117), qui a tendance à se déconsidérer, voire à s’humilier en toute circonstance (« impitoyable envers lui-même », p. 31 ; « il gribouille, comme il le dit avec mépris », p. 68 ; « autodépréciation », p. 70 ; « se faire petit, se rabaisser », p. 91 ; « Il s’attribuait plus qu’à tout autre des désirs et des actions mauvais ; il considérait même qu’il cédait à des sentiments diaboliques. C’était faux, évidemment, et cela ne s’expliquait que par son besoin de s’humilier. Peut-être cette humilité favorisait-elle la compréhension qu’il montrait pour les faiblesses de Christof, pour les faiblesses de tous », p. 108 ; « Richard était toujours injuste à son propre égard ; c’était son seul défaut », p. 111 ; « [il] parlait de ses “gribouillages” avec le plus profond mépris », p. 118) et vise une certaine honnêteté et pureté de pensée et de comportement (« Il désirait la pureté absolue, il ne pouvait vouloir autre chose », p. 90 ; « son absolue pureté », « il aspirait à la perfection », p. 92 ; « l’idéal de pureté surhumaine de Richard », p. 181). Christof Nowy/Max Brod est opposé à Richard Garta/Kafka du fait qu’il accepte de faire des « compromis » (p. 190) pour pouvoir connaître un peu de bonheur (« Je veux savoir si en choisissant la vie et le bonheur, il est nécessaire d’accepter en même temps les États modernes, leurs soldats, leurs guerres, leur capitalisme, leur oppression et leur falsification de la pensée de Goethe, ou s’il est possible de conserver notre bonté à l’égard des êtres sans devenir un martyr », p. 190). Christof Nowy pense, comme Tolstoï, que « la pureté c’est le renoncement à la vie » (p. 190) et, s’adressant à Richard, il dit : « Toi tu souhaites des enfants, l’épanouissement du foyer, la communauté des cœurs et des esprits, en toute innocence, sans que le mal y ait la moindre part. Je ne crois pas cela possible » (p. 190).
a. M. BROD, Le Royaume enchanté de l’amour, op. cit., 1990.
je tenais du moins à avoir mes aises et puisque le monde s’était habitué à mes vieux vêtements, je voulais éviter de le placer devant la laideur des neufs » (Journal, 31 décembre 1911, spm). Il poursuit son travail de remémoration en début d’année 1912 en écrivant cette fois : « Je redoutais les miroirs qui me renvoyaient l’image d’une laideur à mon sens inévitable. » Et à l’occasion d’un épisode où sa mère tente de lui faire acheter un smoking de fête, il a l’impression qu’il serait « tenu pour toujours […] à l’écart des jeunes filles, des manières élégantes et des plaisirs de la danse » (Journal, 2 janvier 1912). Il se fait donc le plus discret possible, avec une tendance au repli sur soi et sur l’espace domestique : « Aller comme j’étais, m’habiller, me laver, lire, avant tout m’enfermer à la maison, de la façon qui me demandait le moins d’efforts et exigeait le moins de courage » (Journal, 2 janvier 1912).
Contrairement à la vision caricaturale et superficielle de la situation de Kafka qui pense, sur la base du constat de son conflit permanent avec son père, qu’il n’aurait rien hérité de lui14, on voit très bien à l’œuvre chez Kafka la propension à être attiré par une partie des qualités paternelles, dont il se sent lui-même parfaitement dépourvu, et qu’il décèle chez nombre de ceux qui l’entourent (amis, fiancées, ou même fréquentations plus éphémères). L’héritage paternel existe bien, mais il réside essentiellement dans ces catégories d’appréciation et de jugement de propriétés qu’il n’a pas lui-même réussi à construire. Il est ainsi totalement admiratif de ceux qui manifestent, en quelque domaine que ce soit, une certaine efficacité, une capacité de décision, une certitude et une confiance en soi, une force, une énergie, une vitalité ou encore une attitude positive, active et volontaire face aux situations et aux autres. Kafka admire l’« énergie » et la capacité à mener de front une multitude d’activités, chez celui qui sera son meilleur ami après que les liens forts avec Oskar Pollak se seront quelque peu distendus, à savoir Max Brod. Ce dernier écrit lui-même à ce sujet : « Mon esprit d’initiative et mon énergie furent probablement de mes qualités celles qui lui plurent le plus. À franchement parler je n’avais pas à un si haut degré cette liberté insouciante et cette hardiesse qu’il m’attribuait peut-être. […] Il suffit ici de constater que, par rapport à Kafka, c’était moi qui avais l’esprit d’entreprise, et je l’avais effectivement15. » Même s’il a l’âge d’un frère, c’est pour lui un quasi-père, qui possède néanmoins des qualités culturelles que son père n’a pas : il l’incite à écrire, lui soutire presque certains textes, l’encourage à publier, le prend en main sur le plan éditorial ou encore l’empêche pendant longtemps de s’enfermer dans l’isolement et la solitude.
Le Passage du tramway (1907-1908). Dans ce fragment narratif16, Kafka met en scène un narrateur incertain quant à sa situation existentielle (« je suis dans une complète incertitude en ce qui concerne ma position dans ce monde, dans cette ville, envers ma famille »), qui s’étonne, alors qu’il est dans le tramway, de ce qu’une voyageuse, qu’il décrit par le détail, ne s’interroge pas de la même manière que lui sur son existence (« Je me suis demandé ce jour-là : d’où vient qu’elle ne s’étonne pas d’être comme elle est, qu’elle garde la bouche close et ne dise rien de tout cela ? »). Évidemment, le narrateur imagine de manière purement fantasmatique que cette jeune fille qu’il observe possède toutes les qualités dont il est dépourvu (assurance, estime de soi, force, absence de réflexion paralysante sur soi). Kafka, là encore, opère une partition entre ceux qui sont sûrs d’eux et ceux qui sont dans l’incertitude permanente, ceux qui vivent et ceux qui s’interrogent sur leur vie.
C’est encore Max Brod qui est en contact avec les éditeurs, qui participe à la vie mondaine de la littérature et qui peut donc être un intermédiaire entre un monde (parfaitement effrayant et paralysant aux yeux de Kafka) et un ami très largement replié sur lui-même et incapable de faire sa propre promotion. En guise d’autopromotion littéraire, Kafka passera son temps à dire à ses éditeurs qu’il n’est pas satisfait de ce qu’il a écrit et qu’il regrette de leur avoir donné des textes aussi peu aboutis. Par exemple, il écrit à Kurt Wolff que La Colonie pénitentiaire n’est pas à son sens pleinement réussie : « Les deux ou trois pages qui précèdent juste la fin sont fabriquées, leur présence indique un défaut plus profond, il y a quelque part un ver, qui creuse le récit jusque dans ce qu’il a de plein » (4 septembre 1917)17. Il doute régulièrement de ses capacités à écrire étant donné sa « culture intellectuelle désordonnée n’ayant que la cohésion la plus indigente, indispensable au simple maintien d’une existence précaire » (Journal, 16 décembre 1911) et se montre intraitable avec lui-même au sujet de ce qu’il appelle ses « écrivasseries » (lettre à Max Brod, 17 juillet 1912)18, et plus précisément encore à propos de textes considérés aujourd’hui comme des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale19.
Lorsqu’il se compare aux autres, il reste toujours dans l’autodépréciation : « Chez Baum, où j’ai entendu de si belles choses. Moi, débile comme autrefois, comme toujours » (Journal, 21 décembre 1910). Et l’auto-dépréciation de soi a pour pendant la surévaluation d’autrui ou, en tout état de cause, l’évaluation assez systématiquement positive de ses amis (Oskar Baum, Max Brod et Felix Weltsch) : « Cet homme, témoigne Felix Weltsch, qui se montrait intraitable et d’une sévérité extrême envers lui-même, se révélait d’une grande délicatesse et très prévenant dans ses jugements sur ses amis. Ainsi lui, qui avait l’habitude de ne considérer ses grandes œuvres que comme un “simple gribouillis”, prit très au sérieux mes modestes tentatives pour faire de la philosophie […]. Lorsque aujourd’hui je relis ses lettres écrites à cette époque, je reste très songeur. Pourquoi de telles louanges, loin d’être justifiées ? Kafka n’avait rien d’un menteur, ni d’un flatteur, et il n’aimait pas les encouragements grossiers. Il croyait à ce qu’il écrivait. Si le moindre travail d’un ami provoquait son admiration, c’était simplement parce qu’il le considérait avec les yeux d’un ami, et qu’il le comparait avec l’image qu’il se faisait de son propre travail, qu’il voyait avec les yeux d’un ennemi20. » En novembre 1913, alors qu’il parle de ses « doutes » concernant sa création littéraire, il se qualifie d’« être incapable et ignorant » qui, s’il n’avait pas été contraint d’aller à l’école, « serait tout juste bon à rester blotti dans une niche à chien, à sauter dehors quand on lui apporte sa pâtée et à rentrer d’un bond quand il l’a engloutie » (Journal, 18 novembre 1913).
Kafka apprend à découvrir peu à peu sur lui-même — c’est peut-être ce qui constitue la partie la plus forte, à la fois personnelle et universelle, de toute son œuvre littéraire — les effets d’un pouvoir dont l’autorité et la légitimité ont été très largement reconnues par celui qui en est la victime, et qui, du même coup, sont intériorisés sous la forme d’un fort « sentiment de culpabilité » (lettre à Felix Weltsch, septembre 1913) ou d’un puissant mépris de soi. Complexe d’infériorité, autodéconsidération, « mauvaise opinion » de soi (lettre à Max Brod, 22 juillet 1912), anticipation de l’échec, peur de toute autorité qui se transforme en autopunition anticipatrice, c’est tout cela que reconnaît Kafka dans ses comportements et modes de réaction. Le 14 juillet 1916, il se remémore dans son journal des souvenirs d’enfance qui révèlent la constitution précoce de ces logiques de comportement : « […] Par exemple, j’avais lu le soir, bien que je n’eusse pas encore appris mes leçons pour le lendemain. En soi, c’était peut-être là une négligence très grave, mais je ne tenais pas au jugement absolu, je ne tenais qu’au jugement comparatif. Au regard de ce dernier, ma négligence n’était sans doute pas plus grave que ma lecture prolongée en tant que telle, d’autant qu’elle était étroitement limitée par ma peur immense de l’école et des autorités. Ce que la lecture me faisait perdre çà et là, je le rattrapais aisément le lendemain à l’école même grâce à une mémoire alors excellente. Mais le principal, c’est que, de ma propre initiative, j’étendais à ma singularité cachée — ma négligence — la condamnation subie par ma singularité manifeste — ma lecture prolongée — et que j’aboutissais ainsi au plus accablant des résultats. Je faisais comme un homme auquel on entend simplement donner une leçon en le touchant avec une poignée de verges qui ne doit lui faire aucun mal ; mais qui, lui, délie les verges, en isole chaque pointe pour la faire entrer en lui et commence à gratter et à piquer l’intérieur de son corps selon son propre plan, tandis que la main étrangère tient encore posément les verges par l’autre bout. Mais si en pareil cas je ne me châtiais pas encore gravement, il est sûr néanmoins que je ne tirais jamais de mes singularités ce profit véritable qui s’exprime en fin de compte par une constante confiance en soi. En faisant parade d’une singularité, j’en venais bien plutôt soit à haïr l’oppresseur, soit à considérer ma singularité comme inexistante, deux conséquences qui pouvaient aussi hypocritement s’unir. Mais l’une de mes singularités était-elle passée sous silence, j’en venais soit à haïr mon destin ou moi-même, soit à me regarder comme mauvais ou maudit » (spm).
Le 21 novembre 1917, il écrit semblablement, mais de manière aphoristique, dans son journal : « La bête arrache le fouet au maître et se fouette elle-même pour devenir maître, et ne sait pas que ce n’est là qu’un fantasme produit par un nouveau nœud dans la lanière du maître. » Le dominé qui a intériorisé la légitimité de la domination se saisit des armes du dominant, mais continue à les exercer sur lui, parce qu’il a intériorisé sa condition de dominé. Son seul pouvoir d’action réside dans sa capacité à aller au devant de la punition et à se punir lui-même. Il écrit encore en 1918 : « Le suicidé est le prisonnier qui, voyant qu’on dresse une potence dans la cour de la prison, croit à tort qu’elle lui est destinée, s’échappe de sa cellule en pleine nuit, descend et se pend lui-même » (Journal, 25 janvier 1918). Dès 1910 (il n’a que vingt-sept ans), Kafka reconnaît en lui cette disposition à s’autopunir, voire à s’autodétruire. Répondant à une lettre de Max Brod, il lui explique que, si lui souffre des femmes, en ce qui le concerne, il souffre essentiellement du jugement qu’il porte sur lui-même. Dans son cas, l’ennemi est intérieur et se nomme sentiment de culpabilité, peur, autodestruction ou mépris de soi : « Je ne consiste qu’en pointes qui s’enfoncent en moi ; me défendre et déployer des forces dans ces conditions signifierait seulement faire entrer les pointes plus profondément » (lettre à Max Brod, printemps 1910, spm).
La vie de Franz Kafka est une vie faite de combats : combats extérieurs avec son père, avec sa mère, avec Felice ou Milena, mais aussi et surtout combats avec soi-même, combats de soi à soi. On a vu que son projet de mariage avec Felice a donné lieu à de tels affrontements entre des forces intérieures opposées dont certaines avaient leurs représentants très repérables dans le monde extérieur (le milieu des bourgeois juifs germanophones de Prague, ses parents, Felice, etc.). Combats éprouvants et qui laissent des traces chez lui à tel point qu’il est persuadé que sa tuberculose est une « maladie spirituelle », c’est-à-dire le produit de cette bataille interne qui l’épuise et presque une manière de la faire cesser en renvoyant les adversaires chacun dans un coin du champ de bataille.
Cette structure psychique clivée et ambivalente, on l’a vu, est liée à ses conditions de socialisation — conditions d’existence et de coexistence — familiale21. Elle est le produit de la formation de dispositions à croire, à voir, à sentir et à agir en partie contradictoires entre elles : contradiction entre dispositions à agir contrastées, contradiction entre catégories de perception et d’appréciation opposées, et, enfin, contradiction entre catégories de perception et d’appréciation et dispositions à agir incompatibles (donnant lieu à un tribunal intérieur qui juge sévèrement ce qu’il est et ce qu’il fait). Si l’on peut parler de clivage, de contradiction, de combat, de lutte, de déchirement, d’autodépréciation ou d’autodétestation, c’est qu’on a forcément affaire à des tendances, des inclinations ou des points de vue hétérogènes, des adversaires en présence, des parties opposées qui ont été façonnées dans les configurations sociales au sein desquelles l’individu était inséré22.
Après en avoir été la victime non consciente, Kafka apprend progressivement, grâce à l’écriture sur soi, qu’elle soit d’ordre privé ou d’ordre plus spécifiquement littéraire, à nommer son problème. Il cherche des images pour le figurer (le rendre visible) et en trouve de nombreuses : celle du combat ou de la bataille, avec les ennemis qui luttent, celle du tribunal où s’affrontent des parties opposées, celle des meules entre lesquelles il sent qu’il peut être broyé, celle du flottement incertain entre deux mondes, celle de la zone frontière entre deux territoires, celle des deux rives autant désirables et désespérantes l’une que l’autre, celle du dédoublement ou du partage de soi en morceaux séparés, celle des forces contraires qui s’emparent du corps d’un individu, etc.
Il écrit en début d’année dans son journal : « Il a soif et n’est séparé de la source que par un buisson. Mais il est partagé en deux, une partie de lui embrasse tout du regard, voit qu’il est là et que la source est à côté ; mais la deuxième partie de lui-même ne s’aperçoit de rien, elle a tout au plus une intuition du fait que la première voit tout. Mais, comme elle ne s’aperçoit de rien, il ne peut pas boire » (Journal, janvier-février 1920, spm). En fin d’année, il écrit à Milena à propos de ses tiraillements : « J’ai passé un après-midi à me tourmenter sur mon canapé ; le soir je t’ai écrit une lettre, mais je ne l’ai pas expédiée, je croyais encore pouvoir surmonter mes obstacles, mais j’ai passé une nuit d’insomnie à me tordre littéralement de tourment. Les deux morceaux de moi, celui qui voulait partir et celui qui avait peur de le faire, fragments de moi seulement tous deux, mais tous deux également fripouilles probablement, se prenaient aux cheveux. Je me suis levé de grand matin, comme à la pire époque. Je ne puis faire comprendre, à toi ni à personne, ce qui se passe en moi. Comment pourrais-je faire comprendre pourquoi c’est ainsi ? Je ne peux même pas me le rendre intelligible à moi-même » (lettre à Milena, novembre 1920, spm). Un peu plus d’un an après, il écrit encore pour mettre en scène ses tiraillements : « Empoigné par le col, traîné à travers les rues, poussé contre les portes. Schématiquement, il en est ainsi, mais en réalité, il existe des forces contraires, il s’en faut d’un rien — ce rien qui entretient la vie et la souffrance — qu’elles soient moins brutales que les autres. Et moi, je suis victime des deux » (Journal, 20 janvier 1922, spm). Puis quelques jours seulement plus tard : « Le malheur sur l’autre rive aurait été tout aussi grand, plus grand sans doute (par suite de ma faiblesse), car j’en ai vraiment fait l’expérience, le levier est encore tremblant, si je puis dire, du temps où je l’ai déplacé pour la dernière fois ; mais alors, pourquoi grossir le malheur d’être sur cette rive-ci en désirant passionnément être sur l’autre ? » (Journal, 24 janvier 1922.) Être sur une rive et rêver d’être sur l’autre, être malheureux sur une rive mais rêver de l’autre rive en sachant qu’on y serait tout aussi malheureux.
À l’époque de sa relation avec Felice, Kafka se voit comme un champ de bataille et parle de combat intérieur entre adversaires de force égale : « Cette nuit, par exemple, un combat a été mené en toi, aux dépens de ta tête et de ton cœur, entre deux motifs de valeur et de force absolument égales ; des deux côtés, tourments, c’est-à-dire impossibilité du calcul. Qu’en reste-t-il ? Cesse de te dégrader et d’être ce champ de bataille où l’on se bat sans égards sur ton dos et où tu ne sens rien, sauf les coups que t’assènent les combattants terribles. Allons, prends ton élan. Corrige-toi, évade-toi de la bureaucratie, vois donc enfin qui tu es au lieu de considérer ce que tu devrais être. […] Et puis abandonne cette erreur insensée qui consiste à établir des comparaisons entre toi et Flaubert, Kierkegaard ou Grillparzer. C’est là une attitude absolument puérile. […] Flaubert et Kierkegaard savaient exactement où ils en étaient, ils avaient des intentions claires, ne calculaient pas et agissaient. Tandis que dans ton cas, il s’agit d’une perpétuelle succession de calculs, d’un flottement monstrueux qui dure depuis quatre ans. La comparaison est peut-être juste en ce qui concerne Grillparzer, mais tu ne diras pas que Grillparzer te semble bon à imiter, c’est un exemple malheureux que les générations futures sont tenues de remercier parce qu’il a souffert pour elles » (Journal, 27 août 1916, spm). Et qui dit combattants de force égale dit combat sans fin, assaut immobile, sur-place et sans issue ou oscillation entre des désirs contradictoires et indécision permanente.
La métaphore guerrière ou agonistique est celle qui revient le plus fréquemment sous sa plume : « Il y avait et il y a toujours en moi deux êtres qui se combattent. L’un est presque comme tu voulais l’avoir, et ce qui lui manque pour être conforme à ton désir, il pourrait l’obtenir en continuant son évolution. Pas un seul reproche à l’Askanischer Hof ne s’adressait à lui. Mais l’autre ne pense qu’à son travail, c’est là son unique souci, son travail est cause que les idées les plus ignobles ne lui sont pas étrangères ; il n’imaginerait tout d’abord la mort de son meilleur ami que comme un obstacle à son travail, un obstacle passager d’ailleurs ; la compensation de cette ignominie réside en ceci qu’il peut aussi souffrir pour son travail. Or, ces deux êtres se combattent, mais ce n’est pas un vrai combat dans lequel chacun se jette sur l’autre avec ses deux poings. Le premier est dépendant du second ; jamais, jamais pour des raisons intérieures, il ne serait en mesure de l’abattre ; au contraire il est heureux quand le second est heureux ; et quand, selon toute apparence, le second est sur le point de perdre, il s’agenouille auprès de lui et ne veut plus voir rien d’autre que lui. […] Jamais les deux personnages qui sont en moi ne se sont combattus avec autant d’acharnement qu’à ce moment-là » (lettre à Felice Bauer, fin octobre-début novembre 1914, spm). C’est encore elle qui revient quelques mois après leur rupture définitive, au moment où Kafka essaie de condenser l’expérience de ces cinq ans : « Que deux hommes luttent en moi, tu le sais. […] Pendant cinq ans, tu n’as pas manqué d’être informée du déroulement de ce combat […]. Tu es mon tribunal humain. Ces deux qui se battent en moi, ou, plus exactement, dont le combat, à part un petit reste martyrisé, est ce qui me constitue, ces deux-là sont un homme bon et un mauvais […] » (lettre à Felice Bauer, 1er octobre 1917).
Kafka vit, dans de nombreux domaines, une situation d’entre-deux : ni pleinement juif (en tant que Juif occidental non pratiquant) ni totalement dépourvu de lien avec le judaïsme, écrivain germanophone mais pas pleinement « allemand » (en tant que Juif), en sympathie avec la culture tchèque tout en étant nettement germanophone, rêvant d’un départ pour la Palestine avec Dora et incapable de sortir de ses habitudes de vie et de travail, imaginant de quitter son emploi de bureau pour vivre de journalisme et de littérature à Berlin et englué à Prague, pris entre les héritages paternels et les héritages maternels, enserré comme dans un étau entre le mors du bureau et le mors de la littérature, prêt à être broyé entre la meule de ses envies de mariage et la meule de son amour de la solitude (et de la littérature). Ce n’est pas un hasard si ses textes littéraires donnent à voir plus d’un cas de figure d’entre-deux, d’hybride (mi-chat, mi-agneau, entre le singe et l’homme) ou de héros (comme le chasseur Gracchus) errant entre la vie (ou l’ici-bas) et la mort (ou l’au-delà). Marthe Robert a raison de dire que « toute son œuvre s’organise autour de ce thème de l’hétérogénéité, qui est pour lui la cause directe de sa malédiction23 ». Ce que regrette Kafka, c’est de ne pouvoir être « simple » (plutôt que « double » ou même « multiple »), tout entier défini par une seule communauté, une seule langue, une seule culture, un seul sol. L’hétérogénéité, c’est l’ère du doute, de l’insatisfaction permanente, de l’incapacité à croire totalement à une chose. Et c’est pour cela qu’il est admiratif devant l’image idéalisée du paysan pleinement enraciné et tout à sa terre, de la communauté des Juifs de l’Est yiddishisants ou du jeune mouvement national tchèque, qui sont pour lui autant de figures idéales de l’existence simple, saine, sans trouble, vécue dans une sorte de certitude préréflexive.
Un croisement (fin mars-avril 1917). Ce texte24, où il est question d’un hybride d’agneau et de chat, est encore une manière pour Kafka d’explorer sa situation personnelle, sous l’angle des héritages maternel et paternel ou sous l’angle des tendances contradictoires qui le constituent. Au croisement de ces deux familles (l’une, paternelle, tournée vers l’action et l’autre, maternelle, vers les choses plus spirituelles) et de ses désirs contradictoires, Kafka est comme l’animal un peu monstrueux et stérile (car on sait qu’un animal hybride ne peut le plus souvent pas se reproduire25) qu’il décrit : un être qui « tient également des deux » (de l’agneau et du chat) mais qui n’a en fin de compte cumulé que les faiblesses associées à l’un comme à l’autre (« Elle [la bête] réunit en elle l’inquiétude des deux créatures, celle du chat et celle de l’agneau, si différentes soient-elles ») et ne se retrouve bien avec aucun représentant de ses deux héritages (« Elle prend la fuite devant les chats, elle a envie d’attaquer les agneaux »). Dans un passage biffé, Kafka s’interrogeait encore plus explicitement sur le caractère unique et singulier de la bête et sur sa stérilité : « Pourquoi n’y a-t-il qu’une bête de ce genre ? Pourquoi est-ce moi qui la possède ? Y a-t-il eu déjà avant elle un animal de même espèce ? Que se passera-t-il après sa mort ? Se sent-elle seule ? Pourquoi n’a-t-elle pas de petits ? Comment s’appelle-t-elle ? »
Vu à travers le regard du propriétaire de l’animal, analogue à celui que le père porte sur son fils, ce dernier apparaît comme une « étrange bête », difficile à comprendre. Et dans une conclusion très sombre, Kafka laisse entendre que la seule issue pour lui, en tant que monstre hybride inutile et infécond, est peut-être d’être délivré par la mort : « Peut-être le couteau de boucher lui serait-il une délivrance, mais je dois l’en priver. » L’image du couteau de boucher ou de charcutier est récurrente chez Kafka et renvoie sans doute à la branche paternelle dans la mesure où son grand-père était boucher à Osek. Le 2 novembre 1911, il évoque dans son journal le même sentiment de délivrance (par rapport à toutes ses tensions et toutes ses contradictions) à l’idée de la mort. Et là encore, le couteau est présent : « Ce matin, pour la première fois depuis longtemps, j’ai pris plaisir à imaginer un couteau qui se retournait dans mon cœur. » Dans son journal, le 4 mai 1913, il écrit aussi : « Sans cesse l’image d’un large couteau de charcutier qui, me prenant de côté, entre promptement en moi avec une régularité mécanique et détache de très minces tranches qui s’envolent, en s’enroulant presque sur elles-mêmes tant le travail est rapide. » L’image revient dans le même journal le 16 septembre 1915 dans un passage qu’il consacre à « la place la plus avantageuse pour enfoncer un couteau » entre le cou et le menton… Et bien sûr, en 1914, il conclut Le Procès (1914) par l’exécution de Joseph K. par deux hommes avec un « long et mince couteau de boucher à deux tranchants ».
Kafka a souvent des images de sa mort, mais ce sont des images d’autodestruction, liées au sentiment de culpabilité. Le couteau qu’il voit le découper est comme l’intériorisation du regard négatif que son père porte sur son existence. On pourrait résumer le mécanisme de la manière suivante en le présentant du point de vue de celui qui le vit : 1) Mon père n’aime pas ce que je suis et regarde d’un mauvais œil l’orientation de mon existence. 2) J’aime mon père. 3) Je me déteste et porte sur moi-même un point de vue négatif. 4) J’imagine le couteau de boucher du grand-père paternel me saigner à mort.
Toutefois, tout ne se résume pas dans son œuvre à la mise en scène de ces figures doubles ou hybrides. Car ce sont tous les personnages de ses romans ou de ses nouvelles qui sont souvent à la fois personnages extérieurs au héros et représentants de ses forces ou tendances internes. Les dialogues, interactions et affrontements entre personnages sont souvent autant des dialogues intérieurs, des affrontements internes que des échanges entre des personnages clairement distincts. Kafka fait à chaque fois travailler son hétérogénéité, ses clivages et ses contradictions en distribuant les éléments de sa diversité interne dans des personnages différents.
Divisé, clivé, partagé entre les branches familiales paternelle et maternelle, entre ses propensions à rechercher la solitude, à observer et à écrire et ses dispositions à croire en l’accomplissement par le mariage, l’intégration dans une communauté et l’exercice d’un métier manuel utile, entre ses dispositions à agir et ses catégories (paternelles) de perception et de jugement, voilà ce qu’est le monde intérieur de Kafka, véritable arène d’une lutte entre parties opposées, qu’il s’efforce de mettre en scène dans un certain nombre de textes littéraires. Cette division n’a rien de pacifique, ce qui lui permettrait d’alterner tranquillement, selon les moments et les contextes, les attitudes contraires. La coexistence de tendances ou de désirs incorporés opposés se traduit par un conflit interne, un tiraillement permanent générateur de souffrances.
Écrit dans un style bien moins sobre que celui qu’il adoptera très nettement à partir de l’écriture du Verdict, Description d’un combat26 est composé de plusieurs récits qui ne sont pas liés de manière évidente les uns aux autres. Le premier met en scène la rencontre très improbable entre deux parfaits inconnus lors d’une soirée qui se déroule dans une maison bourgeoise. Rencontre très improbable car l’un des deux invités vient vers l’autre pour se confier spontanément à lui, lui parlant de manière directe et presque indécente du bonheur qu’il vit avec sa « petite amie » et des baisers qu’il lui donne. En procédant de la sorte, mais aussi en changeant d’une partie à l’autre le personnage placé derrière le « je » du récit (d’abord endossé par le personnage le plus timide, puis par le personnage le plus dominateur), Kafka incite le lecteur à penser qu’il existe un lien bien plus profond entre eux que l’histoire ne pourrait le laisser croire. Les deux hommes quittent ensemble la soirée et vont se promener sur le mont Saint-Laurent. Dans l’un des sous-récits (intitulé « Chevauchée »), le personnage le plus fort monte sur les épaules de son compagnon et le dirige comme un cheval de manière très agressive, lui assénant des coups de poing dans le dos ou sur la tête, lui tirant les cheveux ou lui serrant le cou au risque de l’étrangler.
Puis, dans le récit suivant, le personnage le plus faible se montre subitement et magiquement très fort en décidant à sa guise de la nature du paysage en fonction de ses envies : fatigué, il aplanit un chemin trop abrupt et transforme le paysage montagneux en vallée ; il fait disparaître les pierres et tomber le vent ; fait apparaître, par simple goût, des forêts de pins et des étoiles et fait se lever une haute montagne, etc. On comprend, bien entendu, que ces transformations apparemment objectives du paysage en fonction de la volonté (du « caprice ») du personnage ne sont que des constructions verbales d’un écrivain qui peut décider d’aplanir le chemin ou de lever une montagne, de faire apparaître, à son gré, des étoiles dans le ciel ou un écureuil à l’extrémité d’une branche.
Dans cette Description d’un combat, Kafka se met en fait clairement en scène, livrant du même coup des éléments d’autodescription et d’autoanalyse précieux pour l’analyste. Dès cette époque, les traces d’une vision très négative, dévalorisée de soi sont patentes. Ce personnage maigre27 (cette « perche qui se balance sur laquelle on aurait maladroitement embroché un crâne à peau jaune et aux cheveux noirs ») et faible (« chétive poitrine ») est présenté comme un être plutôt solitaire, peu à l’aise en société (« il marchait timidement à mes côtés »), maladroit avec les femmes (« si vous étiez moins troublé, vous sentiriez combien il est incongru de parler de son amoureuse à un monsieur assis tout seul devant son verre de liqueur ») et maladivement soucieux de ne pas dominer son compagnon d’occasion par sa grande taille (« il me fut pénible de penser que ma haute taille pouvait lui être désagréable, parce qu’il pouvait avoir l’impression d’être trop petit à côté de moi. Et cette situation me tourmenta […] au point que je me mis à courber l’échine jusqu’à toucher mes genoux de mes mains en marchant. Mais, pour éviter que mon compagnon ne devinât mon intention, je procédai par degrés et avec beaucoup de précautions, tout en cherchant à détourner son attention »). Il occupe le pôle négatif dans un conflit qui met en scène le maigre et le gros, l’homme au visage jaunâtre (maladif) et l’homme au « joli visage rougeaud » (en pleine santé), le timide et l’audacieux (notamment avec les femmes), l’introverti et l’extraverti, le rêveur et l’homme d’action, le malheureux et l’heureux, le dominé et le dominant. Autant de catégories de perception qui structurent la vision du monde de Kafka et qui renvoient à l’opposition constitutive entre son père et lui.
Mais Kafka ne se projette pas seulement dans l’un des deux personnages. Il est l’un et l’autre à la fois et le combat en question est un combat de soi contre soi. Claude David avait raison de faire l’hypothèse que les deux personnages qui se combattent ne sont pas deux être distincts mais représentent « les deux parties, antagonistes et solidaires, de la même personne28 ». Au lieu de chercher, dans ce combat, la mise en scène d’un affrontement entre Kafka et l’une de ses fréquentations de l’époque, il faut y voir les points de vue et, plus encore, les tendances qui s’affrontent en Kafka même29. Ce procédé consistant à mettre en scène un drame autant intérieur, de soi à soi, qu’extérieur, de soi à autrui, va devenir l’une des grandes caractéristiques des récits de Kafka. Comme Thomas Mann30, Kafka a intériorisé le rapport paternel (et indissociablement bourgeois) à l’art, à la littérature et aux gens d’esprit ou de culture, rapport négatif qui n’est au fond que le point de vue pragmatique (et forcément un peu méprisant ou condescendant) d’un homme d’affaires, d’action et de commerce sur les choses de l’esprit. Description d’un combat marque ainsi la trace d’un rapport ambivalent à la vie sociale (extralittéraire) et à la littérature. Cette dernière est, d’un côté (positif), une manière de résister au réel, de se déprendre des conventions et des normes cachées derrière ce que l’on nomme ordinairement « la réalité », de prendre conscience que le rapport au réel change dès lors que l’on modifie les façons de le nommer. Mais la littérature est aussi fuite du réel de la part des êtres en réalité les plus faibles, évasion purement imaginaire du monde social ordinaire (et de ses conventions) et illusion verbaliste ou fantasme un peu ridicule de toute-puissance et de maîtrise quasi divine du monde (l’écrivain, comme le Dieu de la Genèse, a le pouvoir de faire advenir instantanément dans la réalité ses désirs : « Selon mon désir, les pierres disparurent et le vent tomba » ; « je fis se lever une haute montagne dont le sommet couvert de buissons touchait au ciel »).
Dans ce récit31, Kafka met en scène deux hommes : l’un va à l’église pour voir une jeune fille dont il est tombé amoureux et y prie tous les soirs ; l’autre est un « jeune homme à la silhouette maigre » (marque corporelle très distinctive chez Kafka) qui se fait remarquer de tous par la mise en scène très théâtrale de sa souffrance (il se jette sur le sol, soupire, se met la tête entre les mains). Mais seul le narrateur (le premier jeune homme) semble remarquer son cinéma : « Il semblait heureux de l’attention qu’il suscitait ; car, avant chacun de ses pieux transports, il vérifiait par un regard lancé à la ronde si les spectateurs étaient suffisamment nombreux. » Le narrateur trouve cette « attitude inconvenante » et décide « de l’interpeller quand il sortirait de l’église et de lui demander pourquoi il priait de la sorte ». S’il s’intéresse au comportement de ce jeune homme, c’est parce que la jeune fille qu’il espérait voir n’est pas venue et qu’il est donc de « mauvaise humeur ».
Tout se passe comme si Kafka représentait ici deux parties de lui-même : la partie souffrante, qui attend des autres une attention et une aide (Kafka dominé, faible, écrivant, solitaire) et la partie vivante, forte, énergique (tournée vers le monde social et épris d’amour pour une jeune fille) qui regarde l’autre partie avec sévérité et sans complaisance (le point de vue paternel intériorisé par Kafka qui juge sévèrement le pôle dominé). Le jeune homme en prière, peu sûr de lui, marche « avec précaution » et ses pieds « explorent légèrement le sol avant de s’y poser » ; l’autre, tout à fait sûr de lui, fait « un grand pas droit vers lui et l’agrippe au collet ». Le premier implore la « pitié » du second (« Je suis bien à plaindre, en vérité »), se présente comme son « humble serviteur », lui « baise alternativement les deux mains, tout en pleurant » et lui dit qu’il a « le cœur vif et la tête tout d’une pièce » ; le second le traite de « bonne prise » (qu’il ne lâchera pas). Le premier propose au second de s’asseoir sur une marche en plaçant son mouchoir dessus et lui demande de ne pas le « torturer » ; le second le traite de « fou achevé » en qualifiant de « ridicule et odieux » son comportement à l’église. Le premier avoue sa stratégie pour attirer l’attention (« je prie uniquement pour que les gens me regardent ») et le second s’emporte (avec « une voix beaucoup trop forte »), lui dit qu’il avait « deviné » cela et qu’il a (comme le père de Kafka) « de l’expérience ». Le premier a une représentation fragile, précaire du monde qui l’entoure et de sa propre existence (« Je n’ai jamais connu d’époque où j’aie pu, par mes propres moyens, prendre conscience de mon existence. Je me fais des objets qui sont autour de moi une représentation si fragile, que je pense toujours que les choses ont peut-être existé autrefois, mais que maintenant elles s’évanouissent. Je suis torturé, mon cher monsieur, par l’envie de voir les choses telles qu’elles peuvent être avant de se montrer à moi. Qu’elles doivent être belles et paisibles ! Il faut bien qu’il en soit ainsi, car j’entends souvent les gens parler d’elles de cette manière »), alors que l’autre, qui a intériorisé un rapport pratique et peu réflexif au monde, ne se pose visiblement pas la question de la représentation.
Le narrateur (le père ou le jugement paternel intériorisé) tient des propos au jeune homme en prière qui sont proprement incompréhensibles si l’on ne saisit pas les éléments implicites qui sont en relation : un père qui reproche à son fils de faire de la littérature et de remettre en question des évidences, c’est-à-dire de s’inventer par les mots un monde, alors que la réalité lui apparaît pourtant fort simple. Qualifiant le mal du jeune homme de « mal de mer sur la terre ferme » (expression condensant ce rapport critique de l’homme d’action face à une manière de compliquer des choses simples ou de rendre floues les réalités les plus stables et solides), il lui dit : « Il consiste [le mal] en ceci que vous avez oublié le vrai nom des choses et que vous les recouvrez, par pure précipitation, de noms pris au hasard. Vite, vite, pensez-vous ! Mais à peine vous êtes-vous éloigné des choses qu’à nouveau vous avez oublié leur nom. Le peuplier des champs, que vous avez nommé “Tour de Babel”, parce que vous ne saviez plus ou ne vouliez plus savoir que c’était un peuplier, se balance à nouveau sans nom et il vous faut l’appeler “Noé, du temps qu’il était ivre”32. »
Conversation avec l’homme ivre (1906). Dans ce fragment de Description d’un combat33, Kafka poursuit sa réflexion sur le langage. Le narrateur montre que ce qui se présente ordinairement comme la réalité objective est toujours médié par la manière dont nous nommons des choses. Ces dernières n’existent jamais en soi : « Pourquoi donc faites-vous comme si vous existiez ? » Ainsi de la lune (« Pourquoi perds-tu de ton arrogance, dès que je te nomme “vieille lanterne de papier à la couleur bizarre” ? ») ou de ladite « colonne de la Vierge » (« Et toi colonne de la Vierge, je ne retrouve plus tes allures menaçantes, dès que je t’appelle “Lune à la lumière jaune” »). Lorsque les choses sont appelées autrement, elles peuvent être moins impressionnantes et l’écrivain, qui a pour habitude de nommer à sa manière les choses, rejoint ainsi la réinvention délirante du monde, le vacillement de l’ivrogne dont le rapport ordinaire au monde est brouillé sous l’effet de l’alcool : « C’est à croire vraiment qu’on ne vous rend pas service, quand on se met à réfléchir sur votre compte ; vous y perdez votre courage et votre santé. Dieu, combien le penseur aurait intérêt à se mettre à l’école de l’ivrogne. »
Le narrateur cherche à travers les rues un ivrogne, en trouve un et se présente à lui en lui disant qu’il a vingt-trois ans (Kafka a, lui aussi, vingt-trois ans lorsqu’il écrit ce récit) et qu’il n’a « pas encore de nom » (qu’il ne s’est pas fait encore un nom en tant qu’écrivain). Il commence à s’adresser à l’ivrogne à la manière délirante dont ce dernier pourrait lui-même le faire : il présuppose que l’ivrogne vient de Paris, qu’il y a vécu et qu’il y a connu des choses extraordinaires qu’il passe en revue. Les anecdotes s’enchaînent comme dans un grand discours délirant. En fin de discours du narrateur, l’ivrogne lui dit qu’il a sommeil et qu’il va aller dormir chez un beau-frère, mais qu’il a « oublié comment il s’appelle et où il habite », et même qu’il n’est « pas bien sûr d’avoir un beau-frère ». Le narrateur enchaîne, toujours délirant : « Certainement. Mais vous venez de l’étranger et voilà que vos laquais sont par hasard absents. Souffrez que je vous conduise. »
Kafka semble ensuite mettre en scène un souvenir d’enfance (qu’il soit inventé pour les besoins de l’histoire ou vrai est une question relativement secondaire34) montrant que le jeune homme en prière a ressenti très précocement cette arbitrarité (ce caractère non naturel, non évident) du langage. L’enfant se réveillant d’une sieste entend un court dialogue entre sa mère et une voisine (« Que faites-vous là ma chère ? Il fait si chaud », demande la mère à la femme qui lui répond : « Je goûte au grand air. »). Or, les deux femmes tiennent des propos qui reposent sur des implicites (quand il fait chaud, on se protège du soleil) et mobilisent une métaphore (« goûter au grand air ») mais ne s’en rendent pas compte : « Elles disaient cela sans y penser et de manière peu distincte, comme si elles eussent proféré des évidences. » L’enfant parle d’un « incident fort curieux » qu’il ne « comprend pas » et pense qu’il vient en quelque sorte d’assister à une scène de théâtre : « J’ajoutai que je ne croyais pas à son authenticité et que je supposais qu’on avait dû l’imaginer dans une intention qui, d’ailleurs, m’échappait. » En face d’une telle histoire, le narrateur ne comprend pas en quoi elle peut lui paraître si étrange, confirmant ainsi qu’il ne porte pas un regard réflexif (et littéraire) sur le langage ordinaire et sur le monde : « L’histoire que vous avez racontée tout à l’heure à propos de votre mère et de la femme dans le jardin, je ne la trouve pas curieuse du tout. Non seulement j’ai entendu et vécu une quantité d’histoires semblables, mais j’ai même souvent été appelé à y jouer un rôle. Tout cela est fort naturel. Ne croyez-vous pas que, si je m’étais trouvé sur ce balcon, j’aurais pu dire la même chose ou répondre comme la femme du jardin ? C’est un si simple incident. »
Le jeune homme en prière revendique en fin d’histoire, face à son contradicteur, la possibilité et la légitimité de ne pas entretenir de rapport évident, pratique, assuré et simple au réel : « N’est-ce pas, pourquoi aurais-je honte, ou pourquoi aurions-nous honte de ne pas marcher droit et d’un pas ferme, de ne pas frapper le pavé de la canne et de ne pas frôler les vêtements des gens qui passent à côté de nous en parlant à voix haute ? N’aurais-je pas plutôt le droit de me plaindre hardiment de longer les maisons comme une ombre, avec mes épaules pointues pour disparaître parfois dans les vitrines ? »
Comme toujours, Kafka nous laisse imaginer la source du récit en tissant un lien sous-jacent entre les deux protagonistes : comment expliquer que le narrateur puisse s’intéresser à ce point à ce jeune homme (il va même jusqu’à l’attendre trois heures pour pouvoir l’interpeller) et s’offusquer de son comportement, s’il n’existait aucun lien intime entre eux, en l’occurrence un lien entre deux points de vue internes en conflit ? Dès que le narrateur revoit la jeune fille dont il est amoureux, il « oublie le jeune homme » (« lorsqu’il revint ensuite régulièrement prier à sa façon, je cessai de m’occuper de lui »). Et c’est lorsqu’il revient un soir et qu’il constate que la jeune fille est déjà partie qu’il s’intéresse de nouveau au jeune homme en prière. De son côté, le jeune homme en prière essaie visiblement d’éviter le narrateur, alors même qu’il n’est pas censé savoir l’agacement qu’il produit en lui : « Mais, quand il passait près de moi, il pressait toujours le pas et détournait le visage. » La jeune fille est visiblement ce qui détourne l’attention du narrateur du « jeune homme ». Pris entre le modèle paternel de l’intégration accomplie (par le mariage et la réussite dans les affaires) et sa vocation littéraire, Kafka est d’autant plus en doute sur lui-même (sur sa vocation littéraire) qu’il voit ses relations avec les femmes échouer. Ce n’est donc pas un hasard si le lien avec la jeune femme conditionne le rapport que le narrateur (la part paternelle de Kafka) entretient à l’égard du « jeune homme » (la part littéraire et anti-paternelle de Kafka).
Kafka met en scène ici35 le combat qui se joue en lui entre des tendances contraires. En avril 1917, il est à trois mois de ses nouvelles fiançailles avec Felice et à cinq mois de la rupture définitive avec elle. Depuis plus de cinq ans, il est en proie aux tensions les plus fortes au sujet de son éventuel mariage avec Felice : une partie de ses dispositions sociales le pousse au mariage et une autre partie lui fait craindre l’idée de vie commune, la perte de solitude, les rapports sexuels dans un cadre conjugal, et préférer le célibat et la littérature. Pris par ses pulsions contradictoires, il assiste presque impuissant au combat qui se joue le plus souvent en lui-même, et parfois avec Felice. Pour imager ou illustrer ce combat intérieur, cette lutte de soi contre soi qu’il observe en spectateur écrivant, conscient des forces inconscientes qui le font se déchirer, il met en scène une « lutte » entre ses deux mains : « Mes deux mains commencèrent la lutte. Le livre que j’étais en train de lire, elles le fermèrent et le mirent à l’écart afin de ne pas être gênées par lui. Moi, elles me saluèrent et me nommèrent arbitre. »
La conscience qui « arbitre » le combat est une conscience observante (« Je ne les lâchais pas des yeux ») et elle s’efforce d’être un « juge équitable ». Elle admet qu’elle a favorisé une main (la droite) aux dépens de l’autre toute sa vie, mais regrette que la main gauche n’ait pas réagi car « conciliant et équitable comme je le suis, dit le narrateur, j’aurais aussitôt mis fin à l’abus ». Le récit suit ainsi une logique structurale qui touche au mythe. La main droite, forte, masculine, tournée vers le monde et les autres, s’oppose à la main gauche, faible, féminine et timide : « Quand, d’aventure, ma droite soulevait mon chapeau dans la rue, la gauche tâtonnait peureusement ma cuisse […] Comment veux-tu, toi, poignet gauche, tenir à la longue contre ce puissant poignet droit ? Comment défendrais-tu victorieusement tes doigts de jeune fille dans la pince des cinq autres ? Il me semble que ce n’est plus un combat, mais la fin naturelle de la gauche. » Mais Kafka se rend bien compte qu’en étant conscient de cette opposition et en reprenant l’ascendant sur ses dispositions internes, il pourrait peut-être parvenir à « mettre fin à tout combat » et à pacifier les forces internes en présence : « Mes deux mains sont maintenant couchées l’une sur l’autre, la droite caresse le dos de la gauche et moi, arbitre déloyal, j’approuve de la tête. »
Ce récit36 est la description par le narrateur de sa relation avec une « petite femme » qu’il agace sans volonté de le faire et fait souffrir au point qu’elle est « défaite par l’insomnie, tourmentée de maux de tête et presque incapable de travailler ». Le narrateur ne comprend pas les raisons de cette situation étant donné l’absence de lien entre elle et lui : « Je me suis souvent demandé pourquoi je l’irrite de la sorte. Il se peut que tout en moi contredise son sens esthétique, son sentiment de la justice, ses habitudes, ses traditions, ses espérances ; il existe des natures pareillement incompatibles ; mais pourquoi en souffre-t-elle tant ? Il n’existe entre nous aucune relation qui puisse l’obliger à souffrir par ma faute. » Il ajoute qu’il suffirait à cette femme de le considérer comme un simple étranger (ce qu’il est, précise-t-il, dans les faits) et d’« oublier » son existence pour cesser immédiatement de souffrir. De son côté, l’attitude de cette femme à son égard est « évidemment très pénible » pour lui. Au bout du compte, ces deux personnages semblent tout de même liés par un lien indéfinissable mais très fort — au point que les gens « sont incapables de ne pas soupçonner une liaison amoureuse » — et qui dure depuis longtemps puisque le narrateur pourrait, lui aussi, faire fi du comportement de cette femme, mais s’en trouve pourtant affecté. Il est aussi le seul à savoir de quoi elle souffre alors que ses proches ne parviennent pas à « deviner les raisons de son état ».
En fait, tout se passe comme si Kafka objectivait à travers ce récit le rapport conflictuel qu’il entretient avec lui-même, l’espèce de mépris de soi ou de dénigrement de soi qui le caractérise. Il a développé un rapport négatif à lui-même en intériorisant le jugement que son père portait sur lui. Le rapport entre cette « petite femme » (« mon juge — je veux dire : cette petite femme ») et le narrateur est une mise en scène de ce « conflit intérieur » dont il parle ailleurs. Kafka laisse dans son récit des traces de ce conflit avec le père en parlant de « vieille irritation » ou d’« éternelle aversion ». On ne comprendrait pas la raison pour laquelle il apporte une telle précision, assez déroutante pour le lecteur qui se demande bien pourquoi cette aversion est « vieille » ou « éternelle », si on ne prenait pas en compte le retour au réel que Kafka opère en introduisant des éléments de sa vie personnelle dans un récit imagé qui suit par ailleurs sa logique propre. Ensuite, le caractère systématique de l’irritation rappelle ce que Kafka dit de l’impression que lui donne son père de ne jamais être satisfait de ce qu’il pourrait faire ou dire : « Cette petite femme est très mécontente de moi, elle a toujours en moi quelque chose à critiquer, je n’arrête pas de lui faire du tort, je l’énerve à tous les pas que je fais ; si on pouvait diviser la vie en parcelles minuscules et considérer isolément chacune de ces parcelles, chaque parcelle de ma vie serait certainement pour elle une source d’irritation. » Par ailleurs, ce conflit intérieur qui a pour origine le jugement du père apparaît assez clairement lorsqu’on saisit un peu plus précisément les reproches que la « petite femme » lui fait. Ainsi celle-ci lui reproche-t-elle son inutilité, comme le père désespérait de voir son fils s’occuper d’affaires utiles (l’usine familiale par exemple) et d’abandonner ses activités inutiles (la littérature) : « Je ne suis pas aussi inutile qu’elle le croit ; je ne veux pas me vanter, surtout en pareille occasion ; mais, même si je ne me signale pas par des talents particulièrement utilisables, je ne me fais certainement pas remarquer non plus par le contraire ; c’est elle seule, avec son regard quasiment glacial, qui me voit ainsi37. »
Comme je l’ai déjà noté, le narrateur dit que les gens soupçonnent une « liaison amoureuse » entre la « petite femme » et lui. Or, il commente cette rumeur d’une manière telle qu’on reconnaît assez aisément le rapport admiratif que Kafka pouvait entretenir à l’égard de son père pourtant si négatif à son égard : « Si même une telle relation existait, elle ne pourrait venir que de moi, qui serais, en un certain sens, toujours prêt à admirer cette petite femme pour la pertinence de son jugement et pour son implacable logique, si je n’avais moi-même à pâtir de ces qualités mêmes. » Si Kafka n’avait pas eu de respect et d’admiration pour son père, il n’aurait jamais souffert du regard que celui-ci portait sur lui et qu’il avait intériorisé. De même, le narrateur dit qu’« un autre que [lui] aurait depuis longtemps reconnu comme une méchante tique, qu’il aurait sans bruit et à l’insu du public écrasée sous sa botte ». Kafka souligne une fois de plus ici la contribution du dominé à sa propre domination, en acceptant de prendre au sérieux des regards négatifs qu’on porte sur lui, et même à croire en leur légitimité. Il conclut ainsi sur la possibilité de vivre malgré l’irritation de cette « petite femme » en faisant tout pour essayer de l’ignorer : « Pourvu que je sache dissimuler cette toute petite chose en posant la main dessus, je pourrai continuer encore longtemps, sans être gêné par qui que ce soit, à mener tranquillement la vie que j’ai menée jusqu’à présent, en dépit de toutes les fureurs de cette femme. »
Pour « atténuer » l’irritation de cette « petite femme », le narrateur décide alors de s’efforcer, « en [se] donnant du mal et en y mettant du soin », de changer (« me transformer moi-même », « procéder en moi à certains changements »). Le narrateur dit y avoir « presque » pris du « plaisir » et avoir réussi divers changements que la « petite femme » remarqua sans difficulté (la proximité de la « petite femme » et du narrateur est telle que celle-ci le connaît mieux que lui : « je n’ai pas eu besoin de les [les changements] signaler à la petite femme, elle voit ces choses-là avant moi, elle remarque mes intentions dans mon comportement »). Mais malgré ses « efforts » pour changer, ces derniers « ne furent pas couronnés de succès » et le narrateur commente : « Comment eût-il pu d’ailleurs en aller autrement ? Son mécontentement envers moi, je le comprends maintenant, est fondamental ; rien ne peut l’éliminer, pas même ma disparition ; la nouvelle de mon suicide, par exemple, provoquerait chez elle une interminable crise de fureur. » En fait, parce que la « petite femme » est la part critique de soi du narrateur, le mécontentement est bien « fondamental » dans la mesure où il la définit comme telle. Et pour souligner la force d’inertie de cette part critique de soi, il dit qu’elle survivrait à sa disparition, de la même façon que Kafka écrivait dans Le Procès et dans sa Lettre au père : « Il craint que la honte ne lui survive. » Le narrateur est donc dans « l’incapacité […] de répondre, même avec la meilleure volonté, à ses exigences » et il sentira toujours « passer sur [lui] ce regard inquisiteur qui, avant toute enquête, sait déjà ce qu’il va trouver, ce regard auquel, si fugitif soit-il, rien ne peut échapper ». On pourrait dire que, comme les condamnés dans La Colonie pénitentiaire, le narrateur est, malgré son « innocence », considéré coupable sans enquête ni procès.
Un ami lui conseille de partir en voyage, mais le narrateur dit qu’un tel conseil n’a rien de « sensé ». Comme dans Le Procès, il pense qu’il faut essayer de faire le moins de bruit possible et de laisser l’affaire en l’état pour ne pas lui donner plus d’ampleur : « Si je dois me fixer une ligne de conduite, ce doit être en tout cas de maintenir l’affaire dans les étroites limites où elle s’est tenue jusqu’à présent, à l’écart du monde extérieur ; il faut donc rester tranquillement là où je suis et ne tolérer aucun changement spectaculaire provoqué par cette affaire ; ce qui signifie aussi que je ne dois en parler à personne ; et tout cela, non parce qu’il s’agirait d’un secret dangereux, mais au contraire d’une petite aventure strictement personnelle et par conséquent facile à supporter, et qui doit garder ce caractère. » Étroites limites de l’affaire, tenue à l’écart du monde extérieur, petite aventure strictement personnelle : Kafka multiple les indices permettant de saisir la nature réelle de ce conflit, un conflit intérieur de soi à soi.
Entre 1912 et 1917, Kafka va donc vivre des tensions assez redoutables entre la nécessité qu’il ressent profondément, par intériorisation des normes sociales et religieuses en vigueur dans son milieu, de devoir se marier (en sortant et se libérant, du même coup, de la configuration familiale d’origine) et la non moins grande nécessité qui l’anime de maintenir des conditions d’existence propices à la création littéraire. Mariage ou célibat, vie de famille ou vie solitaire, vie bourgeoise ou vie d’écrivain : la tension entre les deux pôles de l’opposition le ronge et met son corps à rude épreuve. Kafka se plaint régulièrement d’insomnie, de fatigue, de maux de tête. Il est, et s’est mis lui-même en se lançant dans un projet de mariage, dans le tourment permanent. S’ajoutent à cela le bureau et l’usine. On peut donc imaginer à quoi peut ressembler la vie d’un homme qui, obligé financièrement de travailler dans une compagnie d’assurances, fortement incité par son père, en dépit de ses réticences, à prendre des responsabilités dans l’usine d’amiante familiale et travaillé par des projets de mariage voit son désir d’écriture fortement contrarié. Étant donné la force de sa vocation littéraire, tout cela le rend fou, triste ou désespéré. Il cherche donc une « issue », pense au suicide (en octobre 1912) comme solution et essaie d’imaginer cette issue en transposant son expérience dans certains de ses textes littéraires (e. g. Communication à une académie, écrit en avril 1917).
Déjà en 1911, bien avant les terribles tourments avec Felice et avec Milena, Kafka pensait à sa mort comme solution et délivrance par rapport à toutes ses tensions et à toutes ses contradictions : « Ce matin, pour la première fois depuis longtemps, j’ai pris plaisir à imaginer un couteau qui se retournait dans mon cœur » (Journal, 2 novembre 1911). Ses luttes internes, ses tergiversations et ses tiraillements intérieurs engendrent chez lui tension, insomnies et maux de tête : « Mais les maux de tête, l’insomnie ! Eh bien, c’est ce qui répond de la lutte, ou plutôt, je n’ai pas le choix » (Journal, 15 octobre 1913). C’est d’ailleurs pour pouvoir se libérer de ces tensions qu’il pratique le jardinage, d’abord en 1913, puis encore en 1918, alors qu’il a d’abord prétendu vouloir apprendre parce qu’il allait avoir « dans un proche avenir » son « propre jardin » : « En réalité, je ne voulais rien apprendre du tout. J’avais principalement pour but de me délivrer quelques heures durant de la torture que je m’inflige à moi-même, et de fournir, en opposition au travail fantomatique du bureau qui me fuit positivement lorsque je veux le saisir […], un travail stupide, honnête, utile, muet, solitaire, sain, fatigant » (lettre à Felice Bauer, 7 avril 1913, spm).
Kafka connaît ses premières hémoptysies les 9 et 10 août 1917. Quelques jours auparavant, le 5 août, alors qu’il a déjà connu de « violents crachements de sang » lors des deux nuits précédentes, il liait dans son journal maladie, déchirement de soi et menace de déchirement par le père : « À supposer que je doive mourir dans un proche avenir ou devenir totalement inapte à vivre — cette possibilité est grande, étant donné les violents crachements de sang que j’ai eus ces deux dernières nuits — j’ai le droit de dire que je me suis déchiré moi-même. Si mon père avait jadis coutume de me dire, proférant des menaces féroces, mais vides de sens : “Je te déchirerai comme un poisson” — en fait, il ne me touchait pas du petit doigt —, sa menace s’accomplit maintenant indépendamment de lui. Le monde — F. est son représentant — et mon moi déchirent mon corps dans un conflit insoluble » (Journal, 5 août 1917). Il écrit encore dans la même note : « Quelle que soit la chose qui me tirera d’entre les deux meules qui autrement me broyent, je la ressentirai comme un bienfait, à condition qu’elle n’entraîne pas une douleur physique par trop grande. » Kafka imagine donc sa situation comme celle d’une personne prise entre deux meules — bureau et projet de mariage — et pense que « le monde » (dont Felice est, à ses yeux, le « représentant ») et son « moi » « déchirent [s]on corps dans un conflit insoluble ». Produit du combat en question (présenté ici comme un combat entre lui et le monde, mais ailleurs comme un combat entre des tendances internes opposées), la maladie peut devenir aussi une issue.
Ce n’est donc pas un hasard si Kafka interprète sa maladie comme une maladie « spirituelle » — on dirait aujourd’hui « psychosomatique » —, c’est-à-dire comme une manière, pour son corps, de réagir au combat intérieur qui se joue avec une rare intensité depuis cinq ans. À force de se torturer, Kafka ressort de cette épreuve avec une blessure. Le 29 août 1917, Kafka raconte à sa sœur Ottla qu’il a eu de violents crachements de sang et essaie dans sa lettre d’en comprendre les causes. Le médecin penche pour un « refroidissement » ; cela pourrait être aussi une phtisie, mais le docteur n’y croit pas vraiment à ce moment-là. Kafka évoque cependant une troisième possibilité que le médecin a rejetée : celle d’une « maladie spirituelle », liée à son ambivalence et aux tortures qu’il s’est infligées depuis qu’il a conçu la possibilité de se marier avec Felice Bauer : « C’est le plus grand combat qui m’ait été imposé ou plus exactement confié, et une victoire (par exemple sous la forme d’un mariage, F. dans ce combat n’est peut-être que la représentante de ce qui est probablement le bon principe), je veux dire une victoire entraînant une perte de sang à peu près supportable aurait eu dans mon histoire mondiale privée quelque chose de napoléonien. Or il semble que je doive perdre la bataille de cette façon. » Kafka ne voit dans le mariage qu’un « bon principe » de vie, celui qui est associé au bon sens bourgeois de ses parents ainsi qu’au bon sens religieux de l’accomplissement de l’homme par le mariage, mais pas une passion. Il s’impose néanmoins à lui comme un impératif douloureux qui le plonge d’emblée dans les plus vives contradictions. Puis, dans une lettre commune à Max Brod et Felix Weltsch, datée du 5 septembre 1917, il établit un lien entre sa tuberculose désormais diagnostiquée et la plaie du jeune garçon que part soigner le Médecin de campagne38 écrit en 1916 ou 1917 : « Et puis je l’ai prédit moi-même. Te rappelles-tu la plaie sanglante dans Le Médecin de campagne ? » Mi-septembre 1917, Kafka revient encore vers Max Brod en lui parlant de cette maladie spirituelle : « À vrai dire il y aussi la plaie dont celle des poumons n’est que le symbole39. […] J’ai quelquefois l’impression que mon cerveau et mes poumons auraient conclu un pacte à mon insu. “Ça ne peut pas continuer comme ça” a dit mon cerveau, et au bout de cinq ans, les poumons se sont déclarés prêts à l’aider. » C’est avec le même genre d’image, mais de manière encore plus claire, qu’il présente la situation à Felice Bauer le 1er octobre 1917. Il commence par évoquer le combat dont il a été l’arène : « Que deux hommes luttent en moi, tu le sais. […] Pendant cinq ans, tu n’as pas manqué d’être informée du déroulement de ce combat […]. Tu es mon tribunal humain. Ces deux qui se battent en moi, ou, plus exactement, dont le combat, à part un petit reste martyrisé, est ce qui me constitue, ces deux-là sont un homme bon et un mauvais. » Puis il affirme que sa maladie n’est au fond principalement qu’une conséquence de ce combat : « Le sang ne provient pas des poumons, mais de quelque coup décisif porté par l’un des combattants. » Enfin, trois ans après, il persiste à en parler de la même manière à son ami Oskar Baum : « Veux-tu un diagnostic de profane ? La maladie physique n’est qu’un débordement de la maladie spirituelle » (juin 1920, spm).
Mais on n’est pas très étonné non plus de voir Kafka considérer cette maladie comme une « issue », une manière de se libérer de la question du choix. Être gravement malade, c’est rendre caduc tout projet de mariage, c’est refouler la pression paternelle en matière de gestion de l’usine, et c’est même pouvoir espérer se libérer des contraintes du bureau grâce à de plus ou moins longues périodes de congé40. Le 4 septembre 1917, un médecin diagnostique une tuberculose pulmonaire. Kafka obtient huit mois de congé (jusqu’à avril 1918) et habite à partir du 12 septembre chez sa sœur Ottla, qui gérait alors une exploitation agricole à Zürau, petit village situé au nord-ouest de la Bohême. Deux ans plus tard, dans une lettre datée du 2 juin 1920, il dit à Milena que « le meilleur temps de [sa] vie » a été celui de ces huit mois passés à Zürau. S’adressant à lui-même comme s’il s’adressait à un autre, il écrit à propos de cette période : « Où tu croyais avoir coupé tous les ponts, où tu te limitais en toi à ce qui était hors de doute, où tu étais libre, sans lettres, sans les cinq ans de correspondance avec Berlin, protégé par ta maladie. » On voit même une confirmation de ce bon accueil de la maladie dans le roman de Max Brod publié en 1928 où celui-ci met en scène son ami. Brod parle de l’hémorragie du personnage de Garta/Kafka comme étant vécue comme une délivrance ou un soulagement (« une sorte de joie »). Le choix ne se pose donc plus comme tel de rester ou non célibataire : la maladie a tranché pour lui. Le narrateur dit que Garta/Kafka qualifiait cette première hémorragie de « suicide inconscient » et il ajoute en reprenant l’image utilisée par Kafka dans sa correspondance : « Ma tête et mes poumons se sont entendus derrière mon dos, plaisantait-il41. »
C’est Kafka qui, dans sa Lettre au père, dit avoir pris le « parti du personnel » en voyant comment son père maltraitait ses employés tchèques dans son magasin. Avec un patron juif assimilé et des employés tchèques, le magasin familial « offre un échantillon de structure sociale de cette époque42 ». La logique analogique des associations et des identifications va ainsi jouer un rôle central dans la représentation que pouvait se faire Kafka du monde social et de ses oppositions. Comment ne pas s’identifier au personnel lorsqu’on occupe une position analogue à la sienne dans les rapports de domination ? Le fils est au père ce que l’employé est au patron-père, et il n’est pas difficile d’en déduire que la connivence symbolique comme la sympathie ressenties pour le personnel ou même sa défense réelle, dans l’ordre des manières ordinaires de se comporter (extrêmement polies, humbles et respectueuses) ou des prises de position plus politiques, sont autant de façons de se défendre ou de voler symboliquement au secours de son propre cas. Kafka va ainsi en permanence projeter sur les dominés (socialement, politiquement, nationalement, culturellement) sa propre situation familiale de dominé et ressentir une solidarité spontanée à leur égard. Prendre le parti des dominés, des humiliés ou des opprimés, c’était donc pour lui défendre son propre parti contre son père.
Kafka prit donc le « parti du personnel », voyant dans le personnel maltraité, injurié, méprisé, des sortes de frères de condition : « C’est pourquoi j’appartenais nécessairement au parti du personnel, auquel je me rattachais d’ailleurs de toute façon en raison de mon caractère craintif qui, en soi déjà, m’empêchait de comprendre qu’on pût ainsi injurier les gens et qui, ne fût-ce que dans le souci de ma propre sécurité, m’inspirait le désir de réconcilier le personnel — lequel, à mon sens, devait être effroyablement irrité — avec toi et avec toute notre famille. » C’est pour cette raison que Kafka s’efforce d’être le plus « humble » possible à l’égard des employés.
Le magasin « me rappelait trop ma propre situation à ton égard », écrit Kafka (Lettre à son père, novembre 191943). Il commence très tôt à se sentir symboliquement solidaire des employés de son père (ses « ennemis payés » comme Hermann Kafka les appelait) du fait que ce dernier les maltraite : « Je ne sais pas, il se peut qu’elle ait été la même dans toutes les maisons de commerce (à l’époque où j’étais aux Assicurazioni generali, leur manière ressemblait vraiment beaucoup à la tienne et je motivai ma démission en déclarant au directeur, ce qui n’était pas tout à fait vrai sans être tout à fait un mensonge, que je ne pouvais pas supporter cette habitude de lancer des insultes qui, d’ailleurs, ne m’avait jamais atteint directement ; j’y étais déjà trop douloureusement sensible à cause de mon expérience familiale), mais étant enfant, les autres maisons de commerce ne m’intéressaient pas. Mais toi, je te voyais et t’entendais crier, pester, déchaîner ta rage avec une violence qui, à ce que je croyais alors, devait être sans pareille dans le monde entier. » Le père faisait, là aussi, montre de « tyrannie » et de mépris, injuriait (« tu disais en parlant d’un commis tuberculeux : “Qu’il crève donc ce chien malade !” ») et se montrait « injuste ». C’est même en observant l’injustice commise à l’égard des employés que Kafka prit conscience de l’injustice dont il était lui-même victime : « J’appris que tu pouvais être injuste ; en ce qui me concernait, je ne l’aurais pas remarqué de sitôt, trop de culpabilité s’était amassée en moi, qui te donnait raison44. »
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, sa sœur Ottla développa sensiblement le même type de sentiment eu égard aux dominés ou aux personnes stigmatisées45. Kafka évoque sa « fréquentation des pauvres » ou son « habitude […] de rechercher la compagnie des domestiques ». On sait aussi par la correspondance de Kafka qu’Ottla aimait fréquenter une « institution d’aveugles », et appréciait la compagnie des plus souffrants d’entre eux. Elle s’est fait ainsi un ami, un jeune vannier, qu’elle va voir les dimanches et jours de fête pour lui faire la lecture. Kafka raconte à Grete Bloch, dans une lettre datée du 11 juin 1914, qu’elle leur amène des cigarettes et des cigares quand elle vient les voir, en économisant sur ses repas. Dans une lettre de janvier-février 1923 adressée à Milena, Kafka évoque le fait que sa sœur Ottla console la cuisinière et ajoute, manifestant le fait qu’il a intériorisé le regard paternel sur ce genre de situations, qu’elle « “adore rester avec la bonne”, comme dit toujours mon père ».
On s’interroge souvent très naïvement sur la nature « réelle », « authentique » ou « profonde » des engagements pour des causes apparemment très éloignées de la condition sociale de celui qui s’engage. Comment Kafka, fils de bourgeois, ayant vécu une grande partie de sa vie dans des appartements bourgeois et dans un grand confort matériel, docteur en droit, fonctionnaire à mi-temps payé très décemment en comparaison de ce que pouvaient toucher des ouvriers ou des employés subalternes de son époque et faiblement instruits, pouvait-il avoir une sensibilité réellement sociale et être en connivence avec tous ceux qu’il perçoit comme faibles, opprimés, humiliés ou dominés ? Douter de l’existence de ces liens (et de leur force) ce serait oublier les conditions sociales de formation des dispositions et « options » morales et politiques les plus fortes, mais pas toujours les plus conscientes, qui trouvent leurs racines dans les expériences familiales les plus précoces de la justice et de l’injustice, qui sont façonnées dans les rapports affectifs aux héritages paternel et maternel, dans les rapports de concurrence entre les membres de la fratrie, à travers l’expérience intime des rapports à l’autorité, à travers les dettes morales et symboliques plus ou moins durables contractées auprès des différents membres de la configuration familiale, mais aussi en fonction de la négociation plus ou moins ouverte de sa place symbolique dans les microcosmes familial puis scolaire (et au-delà bien sûr). Les sentiments, plus ou moins clairement formulés explicitement, que l’on éprouve d’être du côté des « petits » ou des « grands », des « faibles » ou des « forts », des « timides » ou des « forts en gueule », des « menés » ou des « meneurs », des « dominés » ou des « dominants », des « opprimés » ou des « oppresseurs » poussent sur le terrain de ces nombreuses et minuscules expériences sociales46.
Kafka se solidarise avec les stigmatisés, les faibles et les plus souffrants47. On a vu quelle sympathie il éprouvait à l’égard des Tchèques (dominés par les Allemands), des Juifs de l’Est non assimilés (méprisés par les Juifs occidentaux), de la langue yiddish (vue comme une langue pauvre et non civilisée par tous les Juifs germanophones) et de tous ceux qui apparaissent à ses yeux comme les victimes d’injustices ou d’oppresseurs. « D’une façon générale, écrit Marthe Robert, Hermann Kafka abhorrait l’excès d’humilité qui poussait son fils à rechercher le commerce des classes inférieures — les bonnes, les Juifs de l’Est, etc. —, il y voyait la marque d’une pusillanimité méprisable et plus encore sans doute, la condamnation de ses propres ambitions48. » On l’a découvert aussi lecteur de Kropotkine et de Herzen et on a su sa fréquentation de certains cercles anarchistes ou socialistes, toujours avec la même retenue et la même discrétion, mais avec un intérêt soutenu pour tous ceux qui luttaient en faveur des victimes de l’exploitation économique ou de l’oppression étatique. Mais cela n’est pas tout.
Durant ses années de lycée, on n’est pas étonné d’apprendre que Kafka prendra le parti des Boers et montrera toute son admiration pour ceux qui résistaient aux oppresseurs britanniques. Les Boers étaient les descendants des premiers colons néerlandais en Afrique du Sud. En octobre 1899, une guerre les oppose aux Britanniques. Les Boers veulent obtenir leur indépendance tandis que les Britanniques entendent, de leur côté, s’approprier les gisements aurifères du Transvaal. Les Britanniques commencent à imposer leur domination et annexent les États boers, mais la résistance contre l’oppresseur s’organise activement. La violence britannique se déchaîne alors : on brûle des fermes, interne ou met en camp des milliers de personnes (environ 20 000) et on laisse mourir des enfants par milliers. Tant et si bien que les Boers sont obligés de signer un traité en mai 1902, reconnaissant la souveraineté britannique sur toute l’Afrique du Sud. « Je me souviens très bien, témoigne son ami et ancien camarade de lycée Hugo Bergmann, de l’admiration avec laquelle Franz parlait des Boers combattant pour leur liberté, et de son ton enflammé lorsqu’il disait du mal des Anglais. Cela devait donc être à l’époque de la guerre des Boers, en 1900, quand nous étions en première49. » En s’identifiant aux Boers (victimes) qui s’opposent aux Britanniques (oppresseurs), Kafka prenait déjà le « parti du personnel »50.
Par ailleurs, le personnel de maison témoigne de la gentillesse de Kafka à leur égard ; gentillesse qui, comme le dit Kafka lui-même dans sa Lettre au père, était une manière de tenter de compenser ou de racheter la conduite tyrannique du père : « C’est pourquoi j’appartenais nécessairement au parti du personnel, auquel je me rattachais d’ailleurs de toute façon en raison de mon caractère craintif qui, en soi déjà, m’empêchait de comprendre qu’on pût ainsi injurier les gens et qui, ne fût-ce que dans le souci de ma propre sécurité, m’inspirait le désir de réconcilier le personnel — lequel, à mon sens, devait être effroyablement irrité — avec toi et avec toute notre famille. Pour y parvenir, il ne me suffisait pas d’avoir à l’égard du personnel une conduite ordinaire et convenable, je ne pouvais même pas me contenter d’être modeste, il me fallait bien plutôt être humble — non seulement être le premier à saluer, mais encore faire en sorte qu’on ne me rendît pas mon salut. Et même si, en bas, la personne sans importance que j’étais leur avait léché les pieds, cela n’aurait pas encore suffi à les payer des coups que toi, le maître, tu leur assenais d’en haut » (Lettre à son père, spm). L’ancienne gouvernante raconte ainsi : « Quand Franz venait nous rejoindre à la cuisine, il était toujours très gentil avec la cuisinière et moi. Ce n’était pas un jeune homme qui riait facilement et il n’aimait pas beaucoup papoter. Même son regard, lorsqu’il était joyeux, avait encore quelque chose de sérieux. Il nous demandait comment nous allions et si nous avions beaucoup de travail. Fanny se plaignait parfois parce que M. Kafka lui avait passé un savon. Franz se contentait de hocher la tête, mais par ce seul geste, il se montrait envers le personnel de la maison plus compréhensif que tous les autres membres de la famille51. »
On peut ensuite noter le choix du secteur professionnel dans lequel il travailla : les assurances contre les accidents du travail. Heureux hasard des possibles ou option choisie, avant d’être le critique de l’ennui bureaucratique, de l’absurdité administrative et du temps volé à son travail littéraire, Kafka dit assez spontanément son intérêt pour le secteur des assurances52. La compagnie d’assurances dans laquelle il travaille à partir de 1908 est créée à la suite du vote des lois sur la protection sociale, entre 1885 et 1887. Ces lois ont pour but de définir les responsabilités de l’État à l’égard des travailleurs : « C’est ainsi que, dans l’optique de cette législation, qui représente un véritable progrès social, figure une assurance obligatoire couvrant les accidents du travail dans l’industrie, alimentée par des cotisations patronales et salariales. Cette institution a été dotée d’un statut mi-étatique mi-privé, ce qui lui permet une relative autonomie de fonctionnement et fournit à ses employés la qualité de fonctionnaires avec tous les avantages que cela représente. En Bohême, son activité englobe environ trente-cinq mille entreprises. Quant à son efficacité, elle semble se révéler, à l’époque où Kafka y entre, quelque peu limitée. En effet, elle ne compte que sept inspecteurs, ce qui est largement insuffisant pour tout le royaume53. » Kafka entre donc dans une compagnie qui va clairement dans le sens d’un progrès social et de la protection des ouvriers.
Dans le cadre de son travail, il reçoit les accidentés et examine leurs dossiers, ce qui implique pour lui de comprendre la condition ouvrière dans ses aspects les plus concrets et techniques puisque chaque accident suppose de décrire et de saisir le fonctionnement des machines, le maniement des outils et les situations de travail afin de déterminer si l’accident est dû à une erreur humaine ou non et si l’entreprise est responsable ou non. Par ailleurs, Kafka fait des visites d’usine pour observer les conditions de travail et les mesures de sécurité en vue de décider du niveau de cotisation des entreprises qui désirent être assurées. Il rédige ensuite des rapports contenant des observations écrites et des dessins de certaines machines particulièrement dangereuses, puis préconise parfois l’achat de machines qui comportent moins de risques pour les travailleurs. Par la suite, il est amené à « rédiger les recours contre les entrepreneurs défaillants, puis à représenter l’office devant les tribunaux (plaintes pour refus de contribution, réclamation de dommages pour accidents, etc.) et à codifier les cas d’accidents54 ». En travaillant pour ce genre de compagnie issue de lois sociales, Kafka se place objectivement du côté du « personnel ».
Il s’étonne même auprès de Max Brod de la docilité de ces ouvriers et de ces employés mutilés, blessés, qui pourraient légitimement se retourner violemment contre leur employeur ou contre la compagnie d’assurances et qui, au lieu de cela, quémandent poliment une aide : « Comme ces gens sont modestes, ils viennent nous présenter des requêtes. Au lieu de prendre la maison d’assaut et de tout démolir, ils présentent des requêtes ! » Abus d’autorité, dénis de justice, humiliations, exploitations, docilité des victimes d’accidents du travail, Kafka plonge en permanence dans l’univers des souffrances populaires55. « Que de besogne n’ai-je pas, en effet ! Dans mes quatre districts — sans parler de mes autres tâches — les gens tombent comme ivres des échafaudages et s’engouffrent dans les machines, toutes les poutres se renversent, tous les talus deviennent mouvants, toutes les échelles glissent, ce qu’on fait monter dégringole, quant à ce qu’on fait descendre, on tombe soi-même dessus. Et on a des maux de tête à voir toutes ces jeunes filles dans les fabriques de porcelaine qui se précipitent sans cesse dans les escaliers avec des montagnes de vaisselle » (lettre à Max Brod, été 1909). Quelques années plus tard, il note, cette fois-ci dans son journal, l’aspect déshumanisé de jeunes ouvrières davantage traitées comme des bêtes que comme des personnes auxquelles on devrait un minimum de considération : « Hier, à l’usine. Les jeunes filles dans leurs vêtements défaits et d’une saleté en soi insupportable, avec leurs cheveux emmêlés comme si elles venaient de se réveiller, leur expression figée sur le visage par le bruit incessant des transmissions et celui, isolé, des machines qui marchent certes automatiquement, mais s’arrêtent quand on ne le prévoit pas, ces jeunes filles ne sont pas des êtres humains ; on ne les salue pas, on ne s’excuse pas quand on les bouscule ; si on leur donne un petit travail à faire, elles l’exécutent, mais se hâtent de revenir à leur machine, on leur montre d’un signe de tête l’endroit où elles doivent intervenir, elles sont là, en jupon, livrées à la plus dérisoire des puissances, et n’ont même pas assez de sens rassis pour reconnaître cette puissance et se la concilier par des regards et des courbettes56 » (Journal, 5 février 1912, spm).
Le Directeur de la compagnie (1914). Deux courts récits rédigés en 1914 et intitulés Le Directeur de la compagnie57 traitent du rapport de pouvoir patron/employé, dans le cadre d’une compagnie d’assurances. Même si le patron donne des ordres et les employés obéissent, cela ne suffit pas à établir leur relation, fondée sur une « haine réciproque ». Kafka pouvait observer ce genre de relation au sein de sa propre compagnie d’assurances, mais aussi dans le magasin de son père. Il donne à voir avec quelle violence et quel arbitraire un patron peut traiter une personne se présentant pour un poste de garçon de bureau. Il commence par lui faire des remarques sur la forme de sa tête, le questionne comme dans un interrogatoire policier quand le candidat avoue avoir été malade d’une pneumonie et n’avoir pu travailler pendant un an, lui reproche de ne pas parler assez fort, lui dit d’aller voir le médecin du travail pour avis, puis ajoute immédiatement que, dans tous les cas, il ne lui plaît pas. Il enchaîne en lui demandant s’il est « prêt à faire n’importe quel travail » et, suite à une réponse positive, le traite avec le plus grand mépris étant donné sa soumission complète : « Comme tout le monde. Cela ne constitue pas une distinction spéciale. Cela montre seulement en quelle profonde estime vous vous tenez vous-même. » À la suite de quoi, il le renvoie sans aucun ménagement, accompagné par un garçon de bureau déjà en poste qui semble avoir assisté à l’humiliante scène.
Kafka a donc une idée précise de la condition ouvrière au travail et ne reste pas insensible à tout ce qu’il observe à partir de ce véritable observatoire social du malheur ouvrier que constitue la compagnie d’assurances contre les accidents du travail à une époque de forte industrialisation de la Bohême. On ne peut d’ailleurs lire ses observations privées ou professionnelles sans penser à certains passages très chaplinesques de L’Amérique dans lesquels les employés subalternes de l’Hôtel Occidental sont réduits à n’être que les simples rouages d’une grande machinerie où téléphones, ascenseurs, récepteurs, guichets, bureaux, etc. sont omniprésents. On se rend compte que Kafka a connu plusieurs scènes de pouvoir rarement fréquentées par les mêmes individus : la scène familiale avec la figure centrale du père, le magasin familial avec la figure régnante du père-patron, la scène scolaire avec la figure autoritaire des enseignants, l’usine d’amiante de son beau-frère où l’exploitation est visible, les nombreuses usines visitées dans le cadre de la compagnie d’assurances qui lui apportent une connaissance concrète et précise de la condition ouvrière via les cas d’accidents du travail et, enfin, la scène bureaucratique avec les lois et les rouages bureaucratiques impersonnels. C’est pour cela qu’au cœur de son œuvre se trouve une mise en scène des rapports de pouvoir et de domination.
Le père de Gustav Janouch, collègue de Kafka, témoigne de son soutien compréhensif aux ouvriers dont il avait le dossier en main : « “Le Dr Kafka est la patience et la bonté personnifiées. Je ne me rappelle pas qu’il ait jamais occasionné le moindre conflit à l’Office. Avec cela, sa gentillesse n’est pas un signe de faiblesse ou de nonchalance. Au contraire : la gentillesse du Dr Kafka consiste à montrer tant de rigueur, de justice et en même temps de compréhension aux gens de tout son entourage qu’il leur impose involontairement une attitude analogue. […] Il n’y a pas si longtemps, un vieux manœuvre, qui avait eu la jambe broyée par un élévateur sur un chantier de construction, m’a dit : ’Ce n’est pas un homme de loi, c’est un saint.’ Ce manœuvre ne devait obtenir de nous qu’une petite pension et il déposa plainte contre nous. Mais sa plainte n’était pas présentée dans les formes juridiques convenables et ce vieil homme aurait certainement perdu son procès si, au dernier moment, il n’avait reçu la visite d’un grand avocat de Prague qui, sans lui prendre un sou, apporta à son dossier les compléments nécessaires et permit au pauvre diable d’obtenir satisfaction. Cet avocat, je l’appris par la suite, c’était le Dr Kafka qui l’avait envoyé, qui l’avait mis au courant de l’affaire et qui l’avait rémunéré, faisant ainsi ce qu’il fallait pour que l’Office d’Assurances contre les Accidents (dont il était le représentant juridique) perde normalement son procès contre le vieux manœuvre.” J’étais enchanté, mais mon père montrait une mine soucieuse et il me dit : “Ce n’est pas le seul cas que le Dr Kafka a réglé de la sorte. Déjà, cela fait jaser parmi les fonctionnaires. Certains l’admirent ; d’autres mettent en doute ses capacités de juriste58.” »
Kafka a quitté en 1908 une précédente compagnie d’assurances — Assicurazioni Generali — à cause des horaires qui ne lui laissaient guère de temps pour écrire, mais aussi parce qu’il supportait mal le mauvais traitement qu’on faisait subir au personnel subalterne de la compagnie. L’analogie avec la situation du magasin paternel était trop criante pour ne pas être ressentie : « Des choses qui d’abord m’avaient semblé aller de soi, maintenant me faisaient souffrir et m’accablaient de honte ; ici je pense en particulier à ta manière de traiter le personnel. Je ne sais pas, il se peut qu’elle ait été la même dans toutes les maisons de commerce (à l’époque où j’étais aux Assicurazioni generali, leur manière ressemblait vraiment beaucoup à la tienne et je motivai ma démission en déclarant au directeur, ce qui n’était pas tout à fait vrai sans être tout à fait un mensonge, que je ne pouvais pas supporter cette habitude de lancer des insultes qui, d’ailleurs, ne m’avait jamais atteint directement ; j’y étais déjà trop douloureusement sensible à cause de mon expérience familiale), mais étant enfant, les autres maisons de commerce ne m’intéressaient pas. Mais, toi, je te voyais et t’entendais crier, pester, déchaîner ta rage avec une violence qui, à ce que je croyais alors, devait être sans pareille dans le monde entier » (Lettre à son père, novembre 1919, spm). Kafka faisait déjà allusion aux circonstances particulières de son départ de l’« Assicurazioni Generali », en mai 1916, dans une lettre adressée à Felice Bauer. Il mentionnait alors un cas plus précis de mauvais traitement à l’encontre d’un « vieil employé » : « La façon dont j’ai quitté ma première situation est un exemple significatif : je ne l’ai pas quittée parce que j’en avais une meilleure, ce qui d’ailleurs était le cas, mais parce que je n’ai pas pu supporter qu’on injurie un vieil employé » (lettre à Felice Bauer, 14 mai 1916).
Enfin, Kafka était aussi très impressionné par l’image qu’il pouvait avoir des paysans doublement dominés par les urbains et par les classes dominantes. Il note dans son journal le 8 octobre 1917, renversant totalement la hiérarchie sociale ordinaire : « Impression générale que me font les paysans : ce sont des nobles qui se sont réfugiés dans l’agriculture, où ils ont organisé leur travail avec tant de sagesse et d’humilité qu’il s’insère sans la moindre faille dans l’ensemble des choses et qu’ils sont, eux, protégés contre tout roulis et tout mal de mer jusqu’à l’heure bienheureuse de leur mort. De vrais citoyens de la terre » (spm). Il idéalisait de même le travail manuel et le créditait de nombre de vertus (travail sain, calme, simple, honnête, utile) qu’il ne voyait pas toujours à l’œuvre dans son travail bureaucratique comme dans son travail littéraire.
Comprendre les complexités et les subtilités dispositionnelles, tant mentales que comportementales, suppose pour le chercheur de prendre en compte tous les contre-exemples qui se présentent à lui par rapport aux récurrences les plus évidentes. On a déjà vu que Kafka ne pouvait se réduire à un écrivain par vocation heureux de l’être et qu’une partie de ses tiraillements existentiels — qu’il transpose, comme on l’a vu, dans ses textes littéraires, sous la forme de combats, d’affrontements, de luttes entre représentants de points de vue ou de tendances opposés — ne s’explique que si l’on tient compte des contradictions dispositionnelles de toutes sortes dont il est le produit et le porteur actif. Kafka est, certes, définissable par son investissement littéraire peu commun, mais aussi par le doute et parfois même le mépris qu’il peut éprouver à l’égard de cette « pitoyable consolation », ainsi que par l’admiration que lui inspirent tous ceux qui, loin des tourments littéraires, mènent une vie qu’il se représente comme saine, simple, sereine, ancrée dans un métier pratique. Kafka défend avec acharnement sa solitude et son statut de célibataire ; il dit aussi sa faible appétence pour les groupes et la vie collective, mais il déteste dans le même temps le mode d’existence que lui impose son état de célibataire et rêve parfois d’un bonheur conjugal, familial et même d’une intégration dans une communauté chaleureuse et enveloppante59.
Écrivain par vocation qui porte un regard pas toujours optimiste sur l’utilité de la littérature et, plus précisément encore, sur l’utilité de sa propre création ; ascète qui a connu aussi ses périodes d’hédonisme et qui admire l’appétit vital des autres, perdant ainsi le profit symbolique qu’apporte ordinairement à l’ascète le sentiment de se distinguer des profanes et d’être meilleur qu’eux ; amoureux avouant ses peurs de l’impuissance sexuelle, mais qui a fréquenté les prostituées et connu quelques aventures sexuelles marquantes ; être dominé, effacé, capable cependant en certains cas de montrer sa grande maîtrise des choses, voire parfois d’apparaître comme parfaitement tyrannique. C’est de tout cela qu’il faut tenir compte en même temps si l’on veut se donner les moyens de comprendre la subtilité des textes littéraires de Kafka.
Parmi les circonstances où Kafka apparaît moins malheureux et plus détendu, il faut compter toutes les situations où il se sent en confiance, sur des terrains — littéraires, sexuels ou amicaux — où il est objectivement moins dominé et où les rapports de pouvoir sont moins pesants pour lui. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Kafka est apparu aux yeux de ses amis comme quelqu’un de beaucoup moins sombre que ce que pourraient laisser croire ses écrits privés comme publics. Car le contexte universitaire-culturel (la Salle et son département de littérature, les cafés, les salles de spectacles) où ils le fréquentaient était un cadre autrement plus favorable à Kafka que le contexte familial ou professionnel : « Au premier abord Kafka semblait un jeune homme tout à fait normal, mais curieusement silencieux, observateur, réservé. […] Bien souvent les admirateurs de Kafka, qui ne le connaissent que d’après ses livres, se font de lui une image tout à fait fausse. Ils croient qu’il devait produire sur ses amis l’impression de quelqu’un de triste et même de désespéré. C’est tout le contraire. On se sentait à l’aise avec lui. […] Je me suis décidé à écrire ces souvenirs en considérant entre autres qu’à lire ses livres, et particulièrement les Carnets, on se forme de lui une image toute différente, et bien plus sombre que si on possède pour la rectifier et la compléter les impressions de qui l’a connu dans la vie quotidienne60. » Max Brod témoigne des soirées passées entre amis dans les théâtres, les cafés-concerts, ou bien encore dans les tavernes avec de jolies filles. « Il est donc certainement vrai, écrit Ernst Pawel, que le Kafka d’entre vingt et trente ans ne réagissait pas ou ne se comportait pas comme un reclus ou un marginal. En dépit de ses handicaps, ou de ses réticences, il sut trouver le moyen de participer avec une apparente conviction aux activités extra-universitaires et aux rituels de la bourgeoisie juive allemande. Il passa plus d’une nuit à faire la noce jusqu’au matin, à fréquenter les bordels, à séduire consciencieusement les serveuses, vendeuses et autres dames présumées de mœurs légères61. » Et même à la fin de sa vie, sa dernière compagne Dora Diamant témoigne du fait qu’il faisait preuve d’une certaine légèreté : « Kafka était toujours de bonne humeur. Il aimait jouer, c’était un camarade de jeu idéal, toujours prêt à plaisanter. Je ne crois pas qu’il était vraiment dépressif62. »
La joie, le sentiment de puissance, de maîtrise et de libération n’est pas absent chez Kafka et s’expriment en tout premier lieu lorsqu’il écrit63. Sur le terrain littéraire — l’un des rares que ne recouvre pas le père gigantesque — Kafka se montre aussi efficace, businesslike, maître de lui et des éléments que son père dans le domaine des affaires. Kafka n’est pas toujours dans l’autocritique de son travail littéraire. Il peut trouver que ce qu’il a écrit est « réussi », comme il le note dans son journal le 8 décembre 1911 à propos des passages Richard et Samuel ou comme il l’exprimera le 23 septembre 1912 à propos du Verdict. Mais quand il écrit, il a surtout l’impression d’être précisément à la place qui lui convient. Le 27 novembre 1913, alors qu’il se sent « désarmé et en marge de tout », Kafka dit que la littérature lui procure un plaisir intense : « Mais l’assurance que me procure le moindre travail littéraire est indubitable et merveilleuse. Le regard dont j’embrassais toutes choses hier en me promenant64 ! » Il a le sentiment — rare — de dominer les choses. C’est aussi essentiellement dans le travail littéraire qu’il parvient à supporter sa solitude : « On pourrait croire que je suis né pour la solitude […] mais je ne m’accommode pas non plus de moi-même, sauf quand j’écris » (lettre à Felice Bauer, 16 juin 1913).
Par ailleurs, l’exaltation de la publication — et il a trop peu publié pour pouvoir maintenir ou alimenter un tel sentiment positif — lui insuffle une énergie qui n’est pas courante chez lui. Kafka a ainsi rencontré Felice alors qu’il avait avec lui le manuscrit définitif de son recueil intitulé Méditation et cette publication à venir lui donne beaucoup de confiance en lui. Mais il se rend vite compte que l’état de grâce n’était que passager : « Ce qui m’a saisi ces temps-ci n’est pas un état exceptionnel, je le connais depuis quinze ans, j’en étais sorti pour une période assez longue grâce à mon travail, et en méconnaissant combien cette “sortie” était terriblement provisoire, j’ai eu le courage de m’adresser à toi et j’ai cru, fier que j’étais de mon apparente résurrection, pouvoir répondre devant chacun du fait que j’essayais de t’attirer à moi » (lettre à Felice Bauer, 2 au 3 mars 1913, spm). Quelques semaines plus tard, il exprime encore, à l’attention de Felice, le fait qu’il ne se sent bien et n’a confiance en lui que lorsqu’il parvient à écrire : « Je manque de confiance. Je n’ai confiance qu’aux époques heureuses où j’écris ; le reste du temps, le monde tourne absolument contre moi son cours gigantesque » (lettre à Felice Bauer, 28 mars 1913, spm).
Si les amis d’une personne forment souvent une sorte de famille choisie, alors on voit que, pour Kafka, cette famille est essentiellement fondée sur des affinités littéraires65. En ne fréquentant quasiment que des écrivains ou des amoureux de littérature, Kafka contribuait de cette manière à rétablir l’équilibre dans sa vie entre littérature et hors-littérature. La littérature, qui avait toujours vécu en marge des espaces-temps extralittéraires (familial, scolaire, professionnel), trouve à travers les amis un support irremplaçable. Avec eux — Max Brod, Felix Weltsch et Oskar Baum en tout premier lieu —, il fait des lectures de ses textes ou écoute celles des autres, échange des propos sur d’autres auteurs et d’autres textes, se confie, etc. Par exemple, alors que Kafka a rendu visite à Max Brod (il y avait aussi avec eux Felix Weltsch), il dit à Felice s’être senti bien, lui qui a « si rarement ce sentiment de bien-être avec les gens » : « Nous avons beaucoup ri » (lettre à Felice Bauer, 10-11 février 1913).
La joie de Kafka est aussi très grande à l’occasion de la conférence sur la langue yiddish le 18 février 1912, à la Maison commune juive de Prague : « Au cours de la conférence, orgueilleuse, divine conscience de moi-même (froideur à l’égard du public, seul le manque d’habitude me prive de la liberté du geste enthousiaste), voix puissante, mémoire facile, approbation, mais surtout énergie avec laquelle, parlant haut, catégorique, résolu, impeccable, irrésistible et le regard clair, je réprime comme en passant l’outrecuidance des trois huissiers qui réclament douze couronnes et leur en donne six, avec l’air d’un grand seigneur par surcroît. Des forces se révèlent ici auxquelles je me confierais volontiers si elles voulaient être durables (mes parents ne sont pas venus) » (Journal, 25 février 1912, spm). Si Kafka se sent pousser des ailes, c’est qu’il est, sur un terrain littéraire qu’il maîtrise, en situation et en position d’assurer la défense d’une langue devant ceux qui sont les plus enclins à la mépriser : les Juifs germanophones66. Dominer, au moins le temps d’une conférence, ceux qui habituellement vous dominent, est au principe de l’énergie déployée. Il note l’absence de ses parents, qui sont présents à son esprit lorsqu’il prononce son discours, car ils partagent les mêmes propriétés que les personnes présentes dans la salle. C’est même à eux qu’il s’adresse implicitement, intimement, avec sans doute le sentiment d’un défi et d’une certaine provocation. Et c’est toujours le même sentiment de calme et de force que lui procure l’impression de son utilité en écrivant une lettre pour organiser une représentation de la troupe de son ami Jizchak Löwy : « Chaque nouvelle lecture de cette lettre me calmait et me fortifiait, tant y était solide la référence implicite à tout ce qu’il y a de bon en moi » (Journal, 4 février 1912).
C’est enfin sur un tout autre terrain que l’on observe un Kafka dominateur, maître des choses et des êtres : celui des relations avec ses sœurs cadettes. Il a six ans de plus qu’Elli, sept ans de plus que Valli et neuf ans de plus qu’Ottla, sa préférée et sa complice. L’écart d’âge est lié, on le sait, aux décès successifs des deux frères alors qu’il avait quatre ans et cinq ans. Or, tout se passe comme si Kafka allait prendre progressivement la tête du groupe, exerçant un pouvoir certain sur ses trois sœurs. Il prend en main certains aspects de leur éducation, les oblige à faire de la gymnastique régulièrement, à nager, à ramer ou encore à faire du patin à glace. Gerti Kaufmann, une des filles de sa sœur Elli, témoigne du pouvoir qu’exerçait Kafka sur ses sœurs : « Ses trois sœurs subissaient complètement son influence, elles l’aimaient et l’adoraient comme une sorte d’être supérieur. […] Ma mère m’a raconté que durant leur enfance mon oncle les tyrannisait, comme c’est un peu la coutume il est vrai pour un frère avec ses petites sœurs67. » Un fils tyrannisé par son père qui tyrannise à son tour ses sœurs : la circulation du pouvoir est claire. Il s’attribue lui-même un certain ascendant sur sa sœur Ottla aussi néfaste que celui que son père exerçait sur lui68 : « Je l’ai réellement étouffée et sans égards, par indolence et incapacité. Par bonheur, Ottla est douée d’une telle force que, seule dans une ville étrangère, elle se guérirait aussitôt de mon influence. De ses possibilités de contact avec les autres, combien sont restées inemployées par ma faute » (Journal, 17 janvier 1915).
Mais, plus intéressant encore, Kafka fait jouer ses sœurs dans des pièces de théâtre écrites à l’occasion de l’anniversaire de ses parents69. Ce lien entre ses sœurs et la littérature est crucial. Kafka maîtrise et dirige ses sœurs — il écrit les dialogues de la pièce ou fait l’adaptation théâtrale de certains textes littéraires et les met en scène — comme il maîtrise et dirige les mots. Il aime jouer un rôle éducateur auprès d’elles70. Il leur offre souvent des livres et prend plaisir à leur faire aussi la lecture : « Si j’aime tant faire la lecture à mes sœurs (à tel point que ce soir, par exemple, j’ai lu trop longtemps pour pouvoir me mettre à écrire), c’est uniquement parce que je suis vaniteux » (Journal, 4 janvier 1912). Kafka s’étonne lui-même de sa vigueur lorsqu’il est en leur compagnie : « L’ardeur avec laquelle j’ai joué une scène de film comique à mes sœurs dans la salle de bain. Pourquoi ne suis-je jamais capable de faire cela devant des étrangers ? » (Journal, 2 juillet 1913.) Il se sent avec elles comme il se sent en littérature : dominateur, maître de lui et de la situation, détendu et rempli d’énergie. Un tel sentiment de domination et de maîtrise de soi et d’autrui lui était rarement donné à vivre avec son père, à l’école ou au bureau : « Il m’est arrivé bien souvent avec mes sœurs d’être un homme absolument différent de ce que je suis en présence d’autres gens, c’était surtout ainsi jadis. J’étais intrépide, découvert, puissant, surprenant, ému comme je ne le suis habituellement que dans la création littéraire71 » (Journal, 21 juillet 1913, spm).
Kafka ne s’est donc pas toujours senti dominé, écrasé par le poids de la culpabilité ou convaincu de sa nullité. Il a été aussi — en certaines situations et à certains moments — celui qui dirige, qui sait, qui enseigne, guide et ordonne, le maître, le dominant et même parfois le tyran. S’il avait été comme certains de ses personnages (tels Robinson dans L’Amérique ou M. Block dans Le Procès) réduits à l’état d’esclaves ou de bêtes, il n’aurait jamais pu trouver en lui le levier pour interroger ses inclinations les plus fortes — mais pas exclusives — à l’autodépréciation et à la peur devant toute forme de puissance ou d’autorité. C’est là que l’on mesure l’enjeu scientifique de la critique de l’habitus comme système homogène de dispositions durables et transposables qui a tendance à gommer toutes les dissonances et toutes les contradictions dispositionnelles en vue d’une reconstruction idéaltypique simple et cohérente72. Car Kafka ne se réduit pas à être le dominé, le coupable, l’angoissé, le craintif, l’effacé, le nul en tout et le bon à rien. Il s’appuie justement sur ses ressources contradictoires pour opérer le travail d’élucidation et d’objectivation d’une partie importante de son être, c’est-à-dire des tendances les plus fortes de son économie psychique et de ses dispositions comportementales.