Si l’on voulait chercher quelque chose comme une vision du monde chez Kafka, c’est par son rapport au pouvoir qu’on pourrait l’approcher. En effet, les rapports de pouvoir, de force ou de domination forment de manière quasi obsédante la trame de ses récits. Kafka n’a cessé tout au long de sa vie de poursuivre l’analyse des caractéristiques du pouvoir arbitraire, absolu, tyrannique d’un père qui ne justifie pas ses accusations, ses reproches ou ses sanctions, d’un père aussi très peu gratifiant et qui ne cache pas sa déception par rapport aux comportements d’un fils ayant refusé d’hériter. Il a aussi et surtout continué à mener l’autoanalyse de la structure psychique qu’il avait construite à travers la relation tout à la fois admirative et conflictuelle au père (sentiment de culpabilité, de nullité, d’incapacité à prendre des décisions, propension à l’autopunition ou à l’autochâtiment).
Tout se passe donc comme si, armé de ses analyses, Kafka n’avait jamais cessé à travers ses textes littéraires de mener l’analyse du pouvoir, de ses abus et de sa violence, physique ou symbolique, et des effets durables sur les dominés d’une constitution de leurs dispositions à voir, à sentir et à agir dans le cadre même de leurs relations aux pouvoirs. Partant de la volonté d’objectiver, d’élucider ou d’éclairer cette expérience intime de la domination, de la culpabilisation et de la dévalorisation de soi, il n’a eu de cesse de déceler et de déchiffrer les formes d’exercice du pouvoir et les modalités d’action et de réaction des dominés partout où il pouvait les observer : dans le magasin paternel, dans l’usine familiale, sur son lieu de travail, dans les entreprises visitées pour le compte de la compagnie d’assurances contre les accidents du travail, dans les rapports hommes-femmes, dans les événements politiques et sociaux de son époque ou dans les interactions les plus ordinaires de la vie urbaine1.
Il est donc proprement impossible de démêler ce qui relève de l’explicitation de sa problématique existentielle de ce qui serait clairement et résolument tourné vers l’analyse des rapports sociaux propres à son époque2. Ces deux aspects — personnel et collectif, intime et social, subjectif et objectif — du travail de création sont comme les deux faces d’une même pièce. Kafka ne s’est intéressé biographiquement aux questions de pouvoir et de domination — via l’anarchisme et le socialisme, l’histoire des Boers, du capitalisme ou des littératures mineures, pour ne prendre que quelques exemples — que parce qu’il avait souffert et continuait à souffrir dans sa chair d’une domination paternelle3 et lorsqu’il s’intéresse au sort des ouvriers, aux réactions des Tchèques ou des paysans, aux résistances des Boers, de Lily Braun ou d’Alexandre Herzen, c’est encore pour lui une manière de poursuivre l’élucidation de sa propre situation. Mais quand il écrit un récit sur la construction de la muraille de Chine ou met en scène une multitude de rapports de force et de pouvoir dans L’Amérique ou dans Le Château, il se sert de l’autoanalyse de son expérience pour contribuer à l’analyse de réalités qui sont extérieures à lui. L’instrument de connaissance et de libération relative de soi devient instrument de connaissance du monde et, potentiellement, une arme possible de libération pour ceux qui se l’approprient.
Il est aussi bien difficile de trancher, comme cherchent à le faire de nombreux commentateurs de l’œuvre, pour savoir si Kafka se met en scène ou parle de son père, et dans quelle partie de son œuvre il le fait le plus. Ce n’est pas parce que certains personnages ont des traits qui lui ressemblent et qu’il raconte parfois explicitement ou directement des histoires de père et de fils, que les autres récits ne parlent pas de lui et de ses rapports avec son père. Kafka est autant l’animal du Terrier ou l’espèce de martre dans une synagogue, l’hybride entre chat et agneau, le drôle d’objet nommé Odradek, le singe qui fait une communication devant une académie, le chien qui fait des recherches ou la souris Joséphine que Édouard Raban, Georg Bendemann, Gregor Samsa, Karl Rossmann, Joseph K. ou K. Les rapports père-fils sont autant présents dans Le Procès, À la colonie pénitentiaire ou Le Château qui ne mettent pas formellement en scène des rapports père-fils que dans Le Verdict, La Métamorphose ou Le Couple où ces rôles apparaissent explicitement.
D’aucuns ont cru voir aussi un effacement de la thématique explicite père-fils dans l’œuvre au cours des années. Mais cela n’a rien d’évident si l’on considère la totalité de la production et pas seulement les « grands textes » (ceux qui ont été les plus commentés). Ainsi, un récit comme Le Couple (ou Une scène de famille), écrit en 1922, met en scène un père commerçant, proche du père de Georg Bendemann dans Le Verdict (1912) ou de celui de Gregor Samsa dans La Métamorphose (1912), une mère et un fils. Il est vrai toutefois que la figure du père n’a plus besoin d’être mise en scène pour continuer à travailler le récit de l’intérieur. Elle réapparaît sans cesse sous des formes transfigurées et souvent plus générales et impersonnelles : substituts du père qu’on reconnaît toujours assez facilement à la description physique qui en est faite, ou instances officielles du pouvoir politique, bureaucratique ou judiciaire4. Il y a là une étape de transposition et de sublimation supplémentaire, qui conduit parfois à une généralisation du problème traité et permet à Kafka de proposer une lecture de certains aspects fondamentaux du pouvoir dans le monde social.
Ce que l’on constate en tout cas, c’est une augmentation de la complexité et de la subtilité de l’analyse des rapports de pouvoir et au pouvoir. De L’Amérique au Château, en passant par La Colonie pénitentiaire, Le Procès, Lors de la construction de la muraille de Chine, Le Coup frappé à la porte du domaine, La Requête ou Au sujet des lois, Kafka gagne sans doute en prise de distance et en finesse d’analyse des logiques, mentales et comportementales, des dominés. On voit aussi s’ouvrir l’espace des réactions possibles des dominés : si Georg Bendemann va se jeter à l’eau immédiatement après avoir entendu le verdict de son père et si Gregor Samsa meurt d’une blessure infligée par son père, la machine à tortures de La Colonie pénitentiaire tue celui qui en était le maître ; Joseph K., même s’il termine tué par un couteau de boucher, cherche à comprendre les tenants et aboutissants de son procès en cours en écrivant son autobiographie et conteste la justice et le tribunal ; le narrateur de Lors de la construction de la muraille de Chine fait la liste de toutes les techniques de pouvoir mises en œuvre par les autorités pour maintenir la domination ; et K., l’étranger qui ne partage pas les illusions des gens du village, entend bien en découdre avec le Château.
Une autre caractéristique de la manière de construire les intrigues propre à Kafka réside dans le fait qu’il pense relationnellement le dominant et le dominé, le puissant et le faible, l’oppresseur et l’opprimé : le dominant n’existe comme tel que parce que le dominé est prêt (préparé, habitué, socialisé) à le percevoir comme tel et à se comporter à son égard en fonction de cette perception, à le voir souvent plus grand et plus puissant qu’il n’est en réalité (comme dit le proverbe qu’aurait approuvé Kafka : « on ne prête qu’aux riches »5), à se soumettre à lui, à anticiper ses désirs ou ses reproches. Le dominant est donc autant dépendant du dominé que le dominé est dépendant de lui. Réagissant à un dessin de George Grosz qui symbolise le capitalisme en représentant un gros homme en chapeau haut de forme assis sur l’argent des pauvres, Kafka dit son embarras à Gustav Janouch : « Elle est fausse et juste à la fois. Juste dans une direction seulement. Fausse dans la mesure où elle décrète que la vue partielle est une vue d’ensemble. Le gros homme en haut-de-forme vit sur le dos des pauvres qu’il écrase, c’est juste. Mais que le gros homme soit le capitalisme, ce n’est plus tout à fait juste. Le gros homme domine le pauvre dans le cadre d’un système déterminé, mais il n’est pas le système lui-même. Il n’est même pas le maître de ce système. Au contraire, il porte lui aussi des chaînes, qui ne sont pas représentées sur ce dessin. L’image n’est pas complète. C’est pourquoi elle n’est pas bonne. Le capitalisme est un système de dépendances qui vont de l’intérieur vers l’extérieur et de l’extérieur vers l’intérieur, de haut en bas et de bas en haut. Tout est dépendant, tout est enchaîné6. » Dans sa Lettre au père, il s’efforcera d’ailleurs de montrer que la relation d’interdépendance père-fils n’est compréhensible ou explicable qu’en sortant de la logique de l’attribution des « responsabilités » ou des « fautes ».
Cette sensibilité aux faits de domination n’autorise cependant pas une lecture exclusivement ou directement politique d’une œuvre dressant le portrait de Kafka en auteur dont le projet littéraire serait indissociablement « politique » ou « national » et qui serait « dans la position d’un écrivain fondateur, luttant pour la pleine reconnaissance de son peuple et de sa nation, engagé dans l’élaboration d’une littérature nationale juive7 ». Si la biographie sociologique de Kafka n’a pu corroborer l’hypothèse selon laquelle Kafka serait un « écrivain qui veut être au service d’un mouvement national et socialiste juif en lutte pour l’existence d’une future “nation” juive » et qui « devient, comme tous les écrivains au service d’une cause nationale, un artiste politique8 », la lecture de ses œuvres a montré (ou montrera dans ce chapitre) que Kafka n’est pas en permanence obnubilé par la question nationale et qu’il est impossible de faire des Recherches d’un chien ou de L’Amérique « des témoignages de la volonté quasi ethnologique de Kafka de donner aux Juifs germanisés un récit de leur propre histoire oubliée9 ». Une telle lecture politiste manquerait paradoxalement ce qu’il y a de spécifiquement politique dans l’œuvre de Kafka, à savoir l’attention constante aux rapports entre dominants et dominés, aux manières d’exercer le pouvoir et d’y réagir en tant que victime de la domination.
Kafka met en relief dans ses textes le rôle central de la croyance en la force et en la puissance du pouvoir dans l’existence et le maintien de ce dernier. Dès lors que les signes du pouvoir ou de l’importance sociale apparaissent et sont perçus comme tels, les comportements de déférence ou de soumission suivent spontanément. Les personnes qui sont en position de pouvoir, dans le monde social en général ou dans une organisation donnée (hôtel, château, entreprise), inspirent non seulement le respect ou la soumission, mais parfois aussi l’envie irrésistible de s’en rapprocher, qui peut aller jusqu’au désir amoureux ou sexuel. Toute autorité exerce un pouvoir d’attraction sur ceux qui en dépendent, l’admirent et aiment précisément ce qui pourrait les détruire. L’effet de protection est grand pour toutes celles et ceux qui peuvent s’enorgueillir d’un lien — même faible — avec le pouvoir : un miraculeux lien de parenté avec le richissime oncle sénateur qui transforme le jeune immigré à la dérive Karl Rossmann en personne digne de respect (L’Amérique), un lien prétendument amoureux de Frieda, la serveuse de l’hôtel des Seigneurs, avec Klamm, chef du Xe bureau (Le Château), etc. Mais tout pas de côté effectué par rapport au pouvoir ou, pire, l’attitude de résistance ou de défiance à son égard entraînent immédiatement la chute, le déclin, la disgrâce et la marginalité : exclu par son oncle, Karl Rossmann retombe au plus bas de l’échelle et va même jusqu’à être traité en esclave, et comme un chien, et le refus de s’offrir à un fonctionnaire du Château condamne Amalia et toute sa famille à vivre une vie de parias.
Mais le pouvoir ne serait pas si puissant si ceux qui le subissent ne croyaient pas en sa toute-puissance. L’oncle de Karl comme le Château n’ont rien d’autre à faire que de rompre un lien ou de montrer leur mécontentement pour entraîner immédiatement le déclin ou la marginalisation de Karl ou de la famille d’Amalia. L’essentiel est le fait de tous ceux qui, par peur du pouvoir, par crainte d’être associés à des êtres désavoués, se détournent d’eux. Ce qui fait le pouvoir, c’est en grande partie la croyance en la force de ce pouvoir. Or, Kafka montre en permanence les écarts entre ce que font ou sont réellement les personnes de pouvoir — qui font l’objet de commentaires permanents et autour de qui planent parfois un parfum de mystère10 — et ce qu’on se représente d’elles : on les voit plus grandes, plus majestueuses et plus belles qu’elles ne sont en réalité11, on leur prête des qualités et des capacités qu’elles n’ont pas forcément, bref, on les surestime et on se comporte d’une façon telle qu’on les rend, du même coup, très puissantes. Kafka souligne toujours le rôle des illusions et de toutes les techniques de maintien de ses illusions ou d’endormissement dans l’exercice du pouvoir. Sa conception de l’écriture comme une manière de réveiller les consciences, de « briser la mer gelée qui est en nous » ou de donner un « coup de poing sur le crâne » est directement liée à ce qu’il montre du pouvoir : l’enchantement, l’envoûtement, le charme participent au maintien de la puissance oppressante.
Les choses se compliquent lorsque celui qui est dominé ou soumis a intériorisé son illégitimité, sa nullité et son état de soumission à un point tel qu’il est lui-même persuadé de mériter son sort, heureux parfois du moindre geste de condescendance ou même de mépris que le pouvoir daigne avoir à son égard. L’acte le plus méprisant est encore perçu comme un signe d’intérêt et de reconnaissance par celui qui, dépendant totalement du regard du dominant, voit en quelque sorte la confirmation de son existence dans l’ordre le plus absurde ou l’humiliation la plus avilissante. L’intériorisation d’un rapport dominé au monde fait que le dominé peut anticiper tous les désirs du dominant et se punit lui-même avant toute sanction extérieure. Le sentiment de culpabilité, et tous les comportements d’autopunition qui l’accompagnent, le manque de confiance en soi, la dépréciation permanente de soi ne sont que des manifestations de l’intériorisation d’un rapport de domination. Joseph K, dans Le Procès, est littéralement arrêté (de vivre) par son sentiment de culpabilité et tous les fonctionnaires de justice qui apparaissent pour l’arrêter, le juger, le conseiller, ne sont que les éléments fictionnels d’un procès qui se joue en grande partie en Kafka même. Le tribunal est essentiellement un tribunal intérieur et le couteau de boucher par lequel l’un des deux bourreaux le tue n’est autre que le couteau qu’il entre en lui-même, intimement convaincu qu’il est coupable de quelque chose, arrêté de vivre par la peur, l’angoisse et le sentiment de faute qu’il a intériorisés à travers ses relations avec son père. Et en acceptant d’entrer dans le jeu du procès, de s’y engager ou de s’y investir avec ardeur, il contribue à son propre malheur. Kafka l’a bien compris pour lui-même et le met magnifiquement en scène à de nombreuses reprises dans ses textes : il « suffirait » de refuser d’entrer dans la logique du procès, de ne pas se présenter devant le tribunal (qui, en tant que tribunal intérieur, n’a d’ailleurs logiquement pas fixé de rendez-vous précis à ce drôle d’accusé, arrêté mais qui est toutefois libre de poursuivre ses activités quotidiennes), de perdre ses illusions sur le pouvoir, de se désenvoûter ou de rompre le charme pour que les choses soient autres. Mais le conditionnel est indispensable au raisonnement car le dominé est le plus souvent empêché de commettre un acte aussi « léger » (qui pourrait rester totalement indifférent à la menace d’un puissant sinon un autre puissant, c’est-à-dire quelqu’un qui n’a pas été habitué à se laisser impressionner et à se soumettre ?) par tout son passé incorporé, par les dispositions à reconnaître la légitimité du dominant et à se sentir d’emblée coupable de ce qui lui arrive et qu’on lui a fait subir.
Le Silence des sirènes (23 octobre 1917). Kafka détourne ici à ses propres fins l’épisode de L’Odyssée où Ulysse affronte les Sirènes12. Il s’agit pour lui exceptionnellement de mettre en scène la résistance du faible au pouvoir, la lutte victorieuse du faible (Ulysse) contre le fort (les Sirènes). Comme dans Le Procès, où cependant il se contente de le laisser entendre, Kafka montre que la victoire ou, plus exactement, la non-défaite du dominé dans son combat contre le dominant est possible par simple rupture du charme, de l’enchantement ou du pouvoir de fascination que le dominant exerce toujours sur celui qu’il domine. Lorsque la force de l’autorité repose essentiellement sur la croyance en cette force, cesser de croire est encore la manière la plus radicale de s’en affranchir.
Ulysse affronte donc les Sirènes avec des « moyens insuffisants, puérils même » en se bouchant les oreilles avec de la cire et en se faisant enchaîner au mât de son bateau. Malgré le fait qu’il était évident que rien ne pouvait résister au chant des Sirènes, et en tout cas ni la cire dans les oreilles ni les chaînes, Ulysse se montre confiant et va à leur rencontre. Mais les Sirènes utilisent leur silence, qui est « une arme plus terrible encore que leur chant ». Bien sûr, peut-être que naïvement Ulysse pense que les Sirènes ont bien chanté et que son subterfuge a été efficace, ce qui décontenance les Sirènes. En restant impassible et indifférent, il a pu ainsi défaire leur pouvoir de séduction : « Les Sirènes disparurent littéralement devant sa fermeté et c’est précisément lorsqu’il fut le plus près d’elles qu’il ignora leur existence. » Mais, ajoute Kafka, Ulysse n’était peut-être pas si naïf que cela et s’est peut-être même montré suprêmement rusé en utilisant une protection qu’il savait inutile.
Dans tous les cas, Kafka semble dire que la solution pour le dominé qui subit le pouvoir symbolique est à la fois difficile à adopter (le dominé étant en partie le produit du rapport de domination) et au fond très simple à mettre en place : il lui suffit de ne pas jouer le jeu du pouvoir, de ne pas entrer dans sa logique pour défaire l’essentiel de l’autorité qui s’exerce sur lui.
À la différence du héros du Verdict qui se noie pour suivre à la lettre le verdict de son père, ou de Gregor Samsa qui est blessé par son père sans jamais l’avoir combattu, Joseph K., lui, résiste, se révolte contre ses juges, réclame justice et entend prouver son innocence et démêler toute cette histoire, en écrivant un rapport autobiographique pour sa défense (« il y aurait exposé brièvement son existence en expliquant, à propos de tous les événements un peu importants qui lui étaient arrivés, les motifs qu’il avait eus d’agir comme il l’avait fait »), ce que Kafka est précisément en train de faire en écrivant l’histoire du Procès. De même, K. est venu pour affronter le Château et pour engager un « combat » avec le pouvoir. Le mot « combat » est lâché sans que le narrateur ne donne d’explication sur la nature de celui-ci. Mais, comme à son habitude, Kafka provoque des situations incongrues, cocasses, étranges et, dans tous les cas, inattendues ou incompréhensibles en première lecture pour attirer l’attention du lecteur et lui signaler le fait qu’il ne s’agit pas d’une vraie arrestation, d’un vrai tribunal, d’un vrai arpenteur et d’un vrai château.
Ce serait donc commettre un très grave contresens que de penser que Kafka en appelle, dans sa littérature, à une sorte de conformisme docile et à la soumission de tous. Conformiste, docile, soumis, dépendant il l’a été, en quelque sorte, et à des degrés divers, dans sa vie de famille, sa vie scolaire et sa vie professionnelle. Mais c’est de cela qu’il parle dans ses textes pour se libérer de ces dispositions : « Moi qui le plus souvent ai manqué d’indépendance, j’ai une soif infinie d’autonomie, d’indépendance, de liberté dans toutes les directions ; plutôt mettre des œillères et suivre mon chemin jusqu’à la limite extrême que de voir la meute familière tourner autour de moi et me distraire le regard » (lettre à Felice Bauer, 19 octobre 1916, spm). Défenseur d’une interprétation de l’œuvre de Kafka en tant qu’appel au conformisme, Günther Anders saisit bien le travail de description du « fait aliénant que le monde délirant passe pour normal13 » ou que le héros kafkaïen « tend à se conformer à toutes les prescriptions, à se les “intérioriser”, et même à justifier les exigences “immorales” des détenteurs du pouvoir14 », mais soutient que la description est au fond prescription : « Tous les aphorismes philosophiques de Kafka prouvent qu’il ne se borne pas à décrire cette tentative de justification, mais qu’il approuve et pratique lui-même cette entreprise équivoque. Kafka, lui aussi, est en un certain sens un moraliste du conformisme. De ce point de vue, la mode de Kafka n’est pas précisément réjouissante. Son message, en morale, c’est le sacrificium intellectus, et en politique : s’écraser15. »
Si Kafka avait pu lire une telle analyse, il aurait sans doute pu répondre ce que son contemporain Robert Musil répondait à ceux qui reprochaient à l’art son amoralité, à savoir que montrer l’amoralité, c’est augmenter sa connaissance et sa prise de conscience de celle-ci et non en faire l’apologie : « En ce qui concerne les relations de l’art avec l’indécent et le morbide, Musil soutient que ce que cherche le premier, là aussi, n’est pas, comme le lui reprochent les tenants de la morale, la jouissance, mais le savoir : “Il représente l’indécent et le morbide par ses relations au décent et au sain, cela ne veut rien dire d’autre que : il étend son savoir de l’indécent et du morbide16.” »
S’efforçant de décrire de l’intérieur les mécanismes psychiques et symboliques sur lesquels repose le pouvoir et décrivant ce qu’il y a de docilité et de soumission servile en lui, Kafka tente de s’en libérer et, du même coup, d’en libérer le lecteur qui voudrait accomplir le même travail que lui. En montrant que le pouvoir tyrannique ne fonde souvent ses décisions sur aucun principe rationnel autre que celui de la défense de son intérêt de dominant17, et qu’il ne sert à rien de tenter de comprendre les raisons de son action car il n’y a, au fond, rien à comprendre, il n’enjoint pas au lecteur de se soumettre sans chercher à comprendre, mais s’efforce plutôt de montrer que chercher des raisons, c’est déjà accorder trop de crédit à un pouvoir arbitraire et contribuer ainsi à maintenir sa légitimité18. Le pouvoir inaccessible que les héros de Kafka cherchent vainement à déchiffrer est en définitive indéchiffrable car le fondement ultime de son existence est parfaitement arbitraire. Dans une formule condensée dont il était coutumier, Kafka écrivait même dans son journal pour souligner la perversité de la situation : « Les soucis dont le privilégié allègue le fardeau pour s’excuser aux yeux de l’opprimé sont précisément les soucis liés au maintien de son privilège » (Journal, 23 décembre 1917). Günther Anders fait là encore une lecture à contresens en interprétant Lors de la construction de la muraille de Chine comme « un document littéraire du préfascisme, voire comme un plaidoyer en faveur de la soumission perinde ac cadaver et du sacrificium intellectus19 ». Décrire n’est pas prescrire. Dévoiler ou mettre au jour les mécanismes du pouvoir, et notamment les contributions involontaires des victimes, des opprimés ou des plus faibles au maintien de la domination, n’est en rien un plaidoyer pour la soumission universelle.
Au sujet des lois (automne 1920). Kafka fait travailler ici la question de l’arbitraire du pouvoir20. Un an auparavant, il écrivait sa Lettre au père dans laquelle il décrivait le pouvoir tyrannique d’un père qui s’était lui-même autorisé à ne pas suivre les règles (jamais explicitées) qu’il imposait aux autres et qui ne justifiait jamais ni ses décisions ni ses ordres. Les lois, nous dit en substance le narrateur dans ce texte, sont acceptées sans discussion par la majorité des gens parce qu’ils ne les connaissent pas : « Nos lois sont en général ignorées, elles sont le secret de la petite faction aristocratique qui nous gouverne. Nous sommes convaincus que ces vieilles lois sont exactement respectées, mais c’est malgré tout une situation extrêmement pénible que d’être gouverné en vertu de lois que l’on ignore. » La noblesse dont parle le narrateur est exactement à l’image du père de Kafka : c’est elle qui détient les lois, c’est « entre ses mains » que les lois sont censées avoir été remises, mais elle-même « reste en dehors de la loi » et gouverne le peuple sans lui donner la possibilité de connaître ces lois. Et s’il existe une possibilité d’interpréter ces lois, celle-ci n’est pas offerte au peuple : « Quelques-uns seulement, et non le peuple entier, ont le droit de participer à cette interprétation. »
Mais le narrateur se montre encore plus sceptique en doutant de l’existence même des lois. Si le peuple n’a pas connaissance de ces lois, qu’est-ce qui peut prouver leur existence, sinon la croyance en la légende selon laquelle la noblesse en est le dépositaire ? « D’ailleurs, l’existence même de ces lois apparentes n’est, à proprement parler, qu’une supposition. C’est une tradition ancienne qu’elles existent et qu’elles ont été confiées à la noblesse comme un secret. » Les dominés croient parfois deviner derrière une série de faits « quelques lignes directrices, d’où se laisse déduire telle ou telle destination historique », mais « tout cela reste incertain et n’est peut-être qu’un jeu de l’entendement » car l’existence de ces lois est loin d’être sûre. Il évoque l’opinion d’un « petit parti » qui est convaincu de l’inexistence des lois, « ne voit que des actes arbitraires de la noblesse » et pense que : « Est Loi ce que fait la noblesse. » Or, c’est précisément de cette manière que Kafka définissait le pouvoir tyrannique de son père. Les décisions d’un tel pouvoir n’ont pour seule justification que le fait d’être imposées par un puissant : « Tu pris à mes yeux, écrivait-il, ce caractère énigmatique qu’ont les tyrans, dont le droit ne se fonde pas sur la réflexion, mais sur leur propre personne. » Le pouvoir repose alors sur la décision arbitraire, non justifiée, d’un dominant ou d’un groupe dominant (« ta personne faisait autorité en tout », écrivait-il encore dans sa Lettre au père).
La « très grande majorité du peuple » pense plus communément qu’il faut « explorer » la tradition et que cela demandera beaucoup de temps (« des siècles ») pour la compléter et en être satisfait. Le peuple supporte le sort qui est le sien dans le présent parce qu’il a l’espoir qu’« un jour » les choses seront différentes et que « la Loi n’appartiendra qu’au peuple » et « la noblesse disparaîtra ». Mais tout le monde « reconnaît parfaitement la noblesse et la justification de son existence », y compris le parti qui pense que les Lois n’existent pas.
Kafka conclut son récit de la manière suivante : « Un parti qui rejetterait la noblesse en même temps que la croyance aux Lois aurait immédiatement le peuple entier derrière lui ; mais un tel parti ne peut pas voir le jour, car il n’est personne qui ose rejeter la noblesse. C’est sur ce tranchant de lame que nous vivons. Un écrivain a un jour résumé cette situation en disant : La seule Loi visible et indubitable qui nous est imposée est la noblesse, et nous voudrions encore nous priver de cette unique Loi ? » Lorsque la Loi se confond avec les dominants (ou les puissants) qui la portent (ou qui la font au gré de leurs intérêts), alors ne plus croire en la Loi (et en son existence même), c’est remettre radicalement en question la noblesse.
Et lorsqu’il lit le passage suivant de la Lettre à son père : « De ton fauteuil, tu gouvernais le monde. Ton opinion était juste, toute autre était folle, extravagante, meschugge, anormale. Et avec cela, ta confiance en toi-même était si grande que tu n’avais pas besoin de rester conséquent pour continuer à avoir raison », Günther Anders dit que le lecteur « devrait avoir le courage de trouver atroce cette phrase de la Lettre21 » et en déduit que Kafka pensait que son père avait effectivement toujours raison. Or, Kafka ne faisait que décrire la logique imperturbable d’un père qui veut tout le temps avoir raison, y compris contre lui-même lorsqu’il affirme le contraire de ce qu’il a précédemment soutenu. Tout cela, Günther Anders l’aurait perçu et compris s’il avait pris en compte la conception libératrice qu’assignait Kafka à son entreprise littéraire. Faire bénéficier les autres — les lecteurs en mesure de le comprendre tout du moins — du travail qu’il avait réussi à accomplir grâce à son pas de côté littéraire, à son bond hors du rang des meurtriers, voilà ce qu’il espérait pouvoir réaliser. Lutter contre les préjugés, défaire les illusions, interroger les croyances : c’est pour cela que Kafka pouvait se voir, avec le sentiment de s’être donné à lui-même une tâche écrasante et impossible à soutenir pour un être aussi faible que lui, en « veilleur » et en éveilleur.
Kafka était cependant convaincu qu’une position de faiblesse, par laquelle il se définissait dans l’existence, était sans doute l’une des conditions pour faire de grandes choses dans le domaine de l’art. L’artiste n’est pas un être puissant, plein d’appétit pour les choses de la vie, embrassant avec énergie le monde. Bien au contraire, il le définit davantage par sa maladresse, sa marginalité et son écart (toujours ce même « bond hors du rang des meurtriers ») par rapport à ceux qui marchent allègrement et sans se poser de questions sur les chemins de la vie. Par là, Kafka actualisait une opposition qui structurait les rapports avec son père mais, plus généralement encore, les rapports entre les artistes et les bourgeois, comme l’a fait apparaître la lecture du Tonio Kröger de Thomas Mann. Le vieux maître d’école du récit intitulé La Taupe géante, qui fait une grande découverte scientifique alors qu’il n’a pas la formation adéquate mais seulement une vocation, le Grand Nageur, qui rapporte dans son village natal un record du monde de natation alors qu’il ne sait pas nager, le chien des Recherches d’un chien, qui se lance dans des recherches sans être un vrai scientifique et en ayant quitté l’école très tôt, l’Artiste de la faim qui ne poursuit son jeûne que parce qu’il n’a jamais su faire autre chose et qu’il n’est jamais parvenu à trouver les aliments lui donnant l’envie de manger ou Joséphine la cantatrice, qui n’a rien de très différent des autres souris dans son sifflement (elle est même en deça des compétences ordinaires en la matière) et qui pourtant est une grande cantatrice : la plupart des personnages centraux de Kafka, que l’on reconnaît assez facilement comme des équivalents de l’écrivain qu’il est, sont souvent les plus faibles, les plus incapables, les plus incompétents et réussissent malgré tout, et peut-être pour ces raisons mêmes, à faire des choses importantes voire exceptionnelles. Ils sont conçus à l’image de leur créateur persuadé que, malgré son manque d’atouts — il n’a ni le temps, ni l’argent, ni le soutien paternel, ni la précocité d’un Werfel et vit à Prague alors que les choses littéraires importantes se passent à Berlin, il n’a jamais eu la force et la santé de son père et finit même par tomber gravement malade —, il doit chercher à écrire de grands textes.
On pourrait résumer, au fond, les situations que met en scène Kafka dans nombre de ses textes en disant qu’elles sont une illustration du thème de la « servitude volontaire » d’Étienne de La Boétie. Autopunition, anticipation des désirs du dominant, docilité et fascination admirative pour les dominants, Kafka insiste sur le rôle du rapport subjectif des dominés au pouvoir dans la possibilité même de l’exercice du pouvoir22. Toutefois, Kafka aurait sans doute eu du mal à qualifier cette servitude de « volontaire » tant elle reposait pour lui sur la force d’inertie des habitudes. On a vu comment, dans certaines de ses réflexions quasi sociologiques, il plaçait les habitudes et le poids du passé incorporé au cœur des difficultés à se libérer. Constaté pour lui-même dans son entreprise d’autoanalyse, il le voyait plus généralement à l’œuvre dans tous les cas de domination qu’il lui était donné d’observer. Transcrivant un dialogue entre Kafka et un employé de bureau, Janouch témoigne de cette attention au point de vue ou, plus généralement, à la logique de comportement des dominés. L’employé dit à Kafka que « la rue n’est pas un danger » et que « l’État est fort ». Kafka acquiesce, mais ajoute que « sa force s’appuie sur l’inertie des gens et leur besoin de tranquillité23 ».
Mais que dit Étienne de La Boétie précisément ? Il part d’un étonnement, d’une « chose vraiment surprenante » qui est « de voir des millions de millions d’hommes, misérablement asservis, et soumis tête baissée, à un joug déplorable, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et, pour ainsi dire, ensorcelés par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient redouter, puisqu’il est seul, ni chérir, puisqu’il est, envers eux tous, inhumain et cruel24 ». La question du « un » contre « tous », ou du tyran seul face aux millions d’asservis n’est pas la plus fondamentale, car évidemment un tyran, comme l’analyse La Boétie par ailleurs, n’est jamais vraiment seul : il dispose d’armées, de subalternes puissants en dessous de lui, qui ont eux-mêmes des subalternes, etc. La question centrale n’est donc pas celle du nombre, mais celle du fondement du pouvoir de certains sur d’autres. La fascination, l’ensorcellement sont au cœur du mécanisme de pouvoir. Le tyran « n’a de puissance que celle qu’on lui donne25 » et c’est le peuple seul « qui s’assujettit et se coupe la gorge26 ». Mais La Boétie présente le comportement des dominés comme une question de choix, d’option volontaire. C’est le peuple qui, « pouvant choisir d’être sujet ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug », c’est lui « qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse27 ». Ce sont les dominés qui sont « complices du meurtrier qui les tue » et qui sont, en quelque sorte, les « traîtres d’eux-mêmes28 ».
En parlant toutefois de servitude « volontaire », La Boétie entend surtout insister sur le caractère généralement non coercitif du consentement obtenu par les dominants. Personne n’oblige directement les dominés à agir comme ils agissent, aucune force extérieure ne vient le plus souvent les contraindre à se soumettre. Personne ne force personne, mais tout est fait, depuis la naissance et la prime éducation, en sorte que les choses se passent comme elles se passent. Agir de cette manière devient alors l’horizon naturel des dominés : « Il est vrai de dire, qu’au commencement, c’est bien malgré soi et par force que l’on sert ; mais ensuite on s’y fait et ceux qui viennent après, n’ayant jamais connu la liberté, ne sachant pas même ce que c’est, servent sans regret et font volontairement ce que leurs pères n’avaient fait que par contrainte. Ainsi les hommes qui naissent sous le joug, nourris et élevés dans le servage sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés, et ne pensant point avoir d’autres droits, ni d’autres biens que ceux qu’ils ont trouvés à leur entrée dans la vie, ils prennent pour leur état de nature, l’état même de leur naissance29. » D’abord la force, puis l’habitude : « La première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude30. » Le sociologue contemporain dirait plus volontiers que les deux se mêlent, que l’affaiblissement des habitudes peut conduire au recours à la force, que la menace du recours à la force ou de la sanction pèse de tout son poids dans le maintien d’attitudes dociles (comme le dira très bien Kafka dans sa Lettre au père), mais qu’effectivement l’essentiel de l’état des choses repose sur l’inertie, sur les habitudes mentales et comportementales et sur l’impossibilité dans laquelle sont placés les dominés d’imaginer d’autres manières possibles de faire. La Boétie se révèle meilleur sociologue dans son analyse que la plupart des théoriciens de l’acteur rationnel en plaçant l’habitude au centre du problème : « Cependant l’habitude qui, en toutes choses, exerce un si grand empire sur toutes nos actions, a surtout le pouvoir de nous apprendre à servir : c’est elle qui à la longue (comme on nous le raconte de Mithridate qui finit par s’habituer au poison) parvient à nous faire avaler, sans répugnance, l’amer venin de la servitude31. »
Chacals et Arabes (janvier 1917). Un voyageur et ses amis venant du Grand Nord et guidés par des Arabes installent leur camp dans une oasis32. Des chacals s’approchent du voyageur et le plus vieux s’adresse à lui. Le voyageur comprend que chacals et Arabes se détestent depuis très longtemps et que les chacals attendent de lui qu’ils les égorgent avec de vieux ciseaux rouillés. Puis le guide arabe intervient en brandissant son fouet, avec pour effet immédiat de disperser les chacals. Lorsque le voyageur voit les chacals autour de lui pour la première fois, il parle de « corps sveltes qui s’agitaient mécaniquement avec agilité, comme sous le fouet ». La remarque n’est pas anodine : les chacals sont en fait sous la domination (et se conduisent sous le fouet) des Arabes. Le guide arabe explique qu’il sait, bien sûr, ce que les chacals lui ont demandé et que depuis qu’il y a des Arabes et des chacals, ces derniers demandent aux Européens de passage d’égorger les Arabes avec des ciseaux. Il dit que les chacals « vivent avec un espoir insensé », qu’ils sont de « vrais fous » et que c’est pour cette raison que les Arabes les aiment : « Ce sont nos chiens, ils sont plus beaux que les vôtres. » Le guide arabe leur a fait apporter un chameau mort pour leur donner à manger, ce qui annihile immédiatement toute volonté de révolte : « Ils avaient oublié les Arabes, ils avaient oublié leur haine, la présence du cadavre avec sa forte odeur avait tout effacé et les tenait fascinés. » Le guide arabe fait claquer son fouet au-dessus de leur tête, puis sur leurs museaux, mais le voyageur retient son bras et le guide dit : « Tu as raison, Seigneur […] laissons-les faire leur métier. Il est d’ailleurs temps de partir. Tu les as vus. D’étranges bêtes, n’est-ce pas ? Et comme elles nous détestent ! » Les chacals, dominés par les Arabes, agressifs, haineux et qui pourraient sans doute tuer les Arabes qu’ils détestent s’ils le décidaient, ne le font cependant pas et attendent des voyageurs européens qu’ils accomplissent le « grand œuvre » pour eux. Ils restent ainsi éternellement dominés par les Arabes qui les considèrent avec beaucoup de condescendance et de mépris.
Comme La Boétie, Kafka parlait d’« ensorcellement » des dominés par les dominants. Ayant demandé à son ami Oskar Baum la recette de la bière qu’il souhaite fabriquer avec sa sœur Ottla sur l’exploitation agricole de Zürau, il le remercie à la mi-septembre 1917 et ajoute dans sa lettre avec humour : « Nous allons bientôt l’essayer et tâcher avec cela d’ensorceler tout le pays. Il faut ensorceler si on veut obtenir quelque chose de substantiel. » Cela n’est pas sans lien avec certaines scènes du Château (1922) où l’alcool coule à flots à l’auberge du village et où la seule à avoir résisté au Château est Amalia qui ne boit pas. Et l’on a vu aussi que quand Kafka voulait définir la mauvaise littérature de divertissement, il disait d’elle à Janouch qu’elle agissait comme un « narcotique » alors que la vraie littérature tout au contraire avait pour vertu de « réveiller » le lecteur. Or, La Boétie évoquait de son côté le rôle de tous les moyens de divertissement dans le détournement des consciences et le soutien aux relations de domination : « Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, la compensation de leur liberté ravie, les instruments de la tyrannie. Ce système, cette pratique, ces allèchements étaient les moyens qu’employaient les anciens tyrans pour endormir leurs sujets dans la servitude33. » Et comme La Boétie encore, Kafka voyait dans les légendes et les contes populaires circulant sur le pouvoir une manière de plus de faire exister ce pouvoir et d’interdire toute résistance : « Le peuple a toujours ainsi sottement fabriqué lui-même des contes mensongers, pour y ajouter ensuite une foi incroyable34. »
Constatant la proximité entre Kafka et La Boétie35, Michael Löwy s’est demandé à juste titre si Kafka avait pu lire cet auteur du milieu du XVIe siècle. « Le socialiste libertaire Gustav Landauer, écrit-il, avait traduit De la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie en allemand puis publié dans sa revue Der Sozialist en 1910 et 1911. Rien n’indique que Kafka connaissait ce texte, mais il n’est pas impossible qu’il fût connu des anarchistes praguois qu’il fréquentait. » Tout cela est fort probable, mais d’autres voies de transmission du même savoir sur l’exercice du pouvoir sont possibles. Ainsi, dans le roman de Robert Walser qu’appréciait Kafka, L’Institut Benjamenta, et qui traite expressément de la formation à la servitude, l’expression de La Boétie s’y retrouve employée, la sœur du directeur expliquant à Jacob que la « soumission volontaire à la rigueur et à l’affliction […] constitueront en grande partie [sa] vie36 ». Qu’il ait lu directement un auteur comme La Boétie, qu’il ait pris connaissance de sa manière d’analyser le pouvoir par des sources politiques (anarchistes) ou littéraires (Walser) ou qu’il l’ait en partie réinventée lui-même sur la base d’une autoanalyse de sa situation personnelle et d’une observation des divers univers qui lui ont été donnés à voir, importe peu au fond lorsqu’on se donne pour objet les problèmes existentiels qu’il fait travailler dans son œuvre littéraire.
Lorsqu’on prend conscience de cette omniprésence des rapports de pouvoir chez Kafka et que l’on connaît, par ailleurs, sa propension à l’observation, son relativisme anthropologique, sa conviction concernant la nécessité d’enseigner aux enfants une attitude scientifique de rupture avec les préjugés, son intérêt pour les rituels, sa réflexion sur le caractère social des individus, les déterminismes sociaux et l’importance de l’éducation et des habitudes culturelles acquises très tôt, la question se pose inévitablement de l’existence d’une sorte de sociologie implicite propre à cet auteur. Cependant, l’idée de « sociologie implicite » des écrivains peut prêter à confusion dans la mesure où elle donne l’impression qu’on leur confère le statut de sociologue, alors que leur pratique ne s’inscrit pas dans les mêmes cadres que celle du sociologue. Même quand il s’appuie, ce qui est plus souvent le cas qu’on ne le croit, sur une documentation fournie, des observations répétées ou de véritables enquêtes, le travail littéraire n’a jamais le même souci de systématicité et d’explicitation, et encore moins de conceptualisation, que le travail sociologique. Mais on ne peut pas faire non plus comme si l’écrivain ne faisait que retranscrire le réel. Il le modélise, le met en forme, le typifie, l’analyse par l’acte même de sélection des traits pertinents des personnages, de l’action, des enchaînements de séquences, etc. Il y a donc bien un savoir sur le monde social qui se manifeste dans le travail littéraire, qui contribue à sa façon, qui n’est pas scientifique, à l’objectivation de certains aspects ou de certaines dimensions du monde social37.
Entre septembre et décembre 1912, Kafka écrit Le Verdict, l’essentiel de son roman L’Amérique (dont le dernier chapitre sur le théâtre de l’Oklahoma sera conçu en 1914)38 et La Métamorphose. On sait, par son journal, comment Kafka a créé Le Verdict en une seule nuit, dans une sorte d’état d’illumination extrême. Max Brod témoigne, quant à lui, de l’intensité dans laquelle son ami écrit son roman39. L’histoire de L’Amérique (Kafka le nommait parfois L’Oublié, Le Soutier ou son « roman américain ») est l’histoire d’une suite d’exclusions et de réadaptations à des milieux différents. Chez Kafka comme chez Dickens, le héros connaît des expériences d’exclusion et doit affronter une série de situations hostiles. Kafka a d’ailleurs lui-même pointé le rôle inspirateur de Dickens dans l’écriture de ce roman. Il déclare à Gustav Janouch : « Dickens est l’un de mes auteurs préférés. Et même il a été pendant un certain temps un modèle de ce que je tentais en vain d’atteindre. Ce Karl Rossmann que vous aimez est un lointain parent de David Copperfield et d’Olivier Twist40. » Le 8 octobre 1917, il écrit même dans son journal que Le Soutier, premier chapitre du roman en cours d’écriture, est « une pure imitation » du Copperfield de Dickens, « et plus encore le roman tel [qu’il l’a] projeté ». Il cite de nombreux points de l’histoire qui relèvent de cette « pure imitation ». Mais il s’appuie aussi sur des textes portant sur l’Amérique et relevant davantage de la critique sociale41.
Alors qu’il faisait des études d’ingénieur, un adolescent de seize ans, Karl Rossmann, a pris le bateau pour l’Amérique, ses parents l’ayant « envoyé en exil » à la suite d’une histoire avec une bonne de trente-cinq ans (qui a séduit Karl et est enceinte de lui). Il est accueilli par un oncle maternel (un riche industriel et sénateur) qu’il ne connaissait pas et qui lui donne une éducation bourgeoise (leçons d’équitation et cours d’anglais) avant de le rejeter à son tour à la suite de ce qu’il interprète comme un acte de désobéissance de la part de son neveu. Karl est ensuite intégré au personnel d’un grand hôtel en tant que groom, mais finit par être chassé, malgré son investissement dans cet emploi harassant, à la suite d’une série de méprises et d’événements indépendants de sa volonté. Puis il devient le domestique (réduit à l’état d’esclave) d’une ex-cantatrice riche mais qui vit dans un milieu pauvre et à la limite de la légalité. En fin de roman (inachevé), Karl intègre le grand théâtre de l’Oklahoma qui est, de tous, le milieu le plus accueillant qu’il ait jamais connu.
Le roman L’Amérique est une manière pour Kafka d’explorer différents types de situations de domination perçues du point de vue des dominés. De Description d’un combat au Château où K. parle explicitement du « combat » qu’il entend engager avec le Château, Kafka développe une vision agonistique des rapports humains et L’Amérique n’échappe pas à la règle. Kafka en avertit presque le lecteur en transformant le flambeau de la statue de la Liberté en une épée : ce qui attend Karl sur ce nouveau territoire, c’est encore une série de combats.
Kafka va ainsi faire varier les types de domination et les modalités de leur exercice. Dans la grande majorité des cas, les dominés (Karl Rossmann bien sûr, mais aussi la plupart des personnages secondaires dominés mis en scène : Delamarche, Robinson, Thérèse, etc.) sont aveuglés et soutiennent activement (par leur amour, leur amitié, leur dévouement, leur affection, leur reconnaissance, etc.) ou passivement (par leur inertie et leur indécision) ceux qui les dominent et exercent parfois sur eux un pouvoir qui apparaît aux yeux du lecteur comme totalement arbitraire, injuste et absurde. Le monde de Kafka est un monde qui est fait de rapports de force (physiques ou symboliques) permanents où la loi cynique selon laquelle la raison du plus fort est toujours la meilleure s’impose à tous42. Kafka semble à chaque fois dire au lecteur : regardez comme ces situations parfaitement injustes, humiliantes, oppressantes s’imposent sans que les victimes ne puissent en sortir, résister ou se révolter. Et, lorsque certains semblent prêts à se révolter ou ne sont pas entièrement sous l’emprise du charme des dominants (ce qui est le cas, parfois, de Karl), Kafka décrit les conditions qui font qu’ils ne parviennent pas à retourner la situation en leur faveur et qu’ils ne rencontrent pas les soutiens nécessaires autour d’eux.
Ce que fait Kafka, avec les moyens et dans le cadre littéraires qui sont les siens, c’est une chose à la fois moins systématique et plus subtile que ce que lui prête un lecteur comme Wilhelm Emrich, à savoir le fait d’écrire une satire de la société capitaliste43. Certes, Kafka montre qu’il est conscient des rapports de classe. Il met en relation, en conclusion de son second chapitre, le prolétariat en grève et le riche M. Pollunder : la « manifestation des grévistes de la métallurgie » empêche ainsi la voiture de Pollunder de se rendre directement dans sa « maison de campagne éclairée, close de murs et gardée par des chiens », une villa « plus vaste et plus haute qu’il n’eût été nécessaire pour une maison destinée à n’abriter qu’une famille » et où l’on trouve le soir « tous les vingt pas un domestique au garde-à-vous en riche livrée et soutenant un candélabre des deux mains » en attendant que l’installation électrique soit mise en place. Décrivant plus loin la même maison, il fait apparaître l’inégalité abyssale des situations populaires et bourgeoises en matière de logement : « C’était un gaspillage d’espace sans égal ; Karl ne put s’empêcher de songer à ces quartiers de l’est de New York que son oncle avait promis de lui montrer et où, prétendait-il, la même petite chambre servait d’asile à plusieurs familles dont le foyer consistait en un angle où les enfants s’attroupaient autour des parents, alors qu’ici il y avait tant de pièces vides qui n’étaient là que pour sonner creux quand on frappait ! » Mais Kafka n’a pas « la société » en général en ligne de mire : il met en scène, plus modestement et plus précisément aussi, des relations sociales variées entre des personnages.
À la différence d’un romancier réaliste comme Dickens, les personnages sont ici, comme dans la plupart des textes de Kafka à partir de cette époque, des êtres jouant un rôle dans des situations et définis par leur fonction narrative. Ils n’ont aucune véritable épaisseur biographique. Même le héros, Karl Rossmann, dont on peut suivre le parcours, n’apprend pas vraiment, n’est pas véritablement transformé au fur et à mesure des épreuves par lesquelles il passe. On est assez loin du bildungsroman parfois évoqué à propos de L’Amérique. Les personnages ont des places sociales, des positions (hautes ou basses) ou des fonctions (pratiques) professionnelles ; ils sont aussi porteurs de logiques comportementales (l’oncle de Karl est austère et rigide, Mack est toujours sûr de lui, la chef cuisinière est maternelle et affectueuse, Brunelda est capricieuse et tyrannique, Delamarche est brutal, Robinson est veule, etc.) mais n’ont aucune complexité ni aucune subtilité psychologique. Ils ressemblent beaucoup plus à des personnages de fable ou de conte qu’aux personnages de la plupart des romans réalistes. Ils sont décrits dans leurs vêtements, plus rarement dans leur apparence physique (on sait par exemple que Brunelda est grosse, mais on ne sait pas vraiment à quoi Karl peut bien ressembler), mais cette description est toujours très sommaire et jamais systématique.
Certes, Karl est la figure la plus proche de celle de Kafka : jeune Juif, au « flagrant manque d’appétit », qui se voit comme un élève n’ayant pas été « particulièrement brillant » (« J’ai passé quatre ans dans un lycée d’Europe où j’étais un élève moyen »), qui entretient des rapports conflictuels avec son père, et dont le père ressemble à celui de Kafka par son comportement vis-à-vis de ses employés (Karl parle de son père qui « s’acquérait par des distributions de cigares le bon vouloir de tous les petits employés avec lesquels il avait affaire pour son commerce »), jeune adolescent amoureux d’un art (le piano), dans lequel il place les espoirs les plus fous (« Karl fonda dans les premiers temps de grands espoirs sur sa musique ; il avait même la fière audace, du moins avant de s’endormir, d’imaginer la possibilité d’une influence directe de ses activités pianistiques sur la vie américaine ») avant d’être déçu devant la réalité des choses (« mais quand ensuite il observait la rue, il n’y voyait aucun changement »)44, nombreux sont les points de ressemblance.
À la différence d’une nouvelle comme La Métamorphose où les personnages renvoient peu ou prou à des personnes réelles (le père, la mère, la sœur, le chef de bureau, etc.) et où le héros passe d’un statut (d’homme socialement intégré) à l’autre (animal marginalisé), un roman comme L’Amérique multiplie les figures paternelles et maternelles et distribue les tendances internes qui se combattent dans la vie intérieure de Kafka en une série de personnages. Ces derniers sont des sortes de condensés de logiques comportementales et représentent souvent des tendances internes (opposées, voire conflictuelles) propres à l’auteur. Ce procédé consistant à distribuer des inclinations internes opposées dans des personnages différents (mais dont le narrateur indique à chaque fois les forts liens de complicité, inexplicables par la seule logique de l’histoire) est une des caractéristiques de la manière d’écrire propre à Kafka. Elle se manifeste dans ses tout premiers textes connus (e. g. Description d’un combat) comme dans les textes de la même époque (e. g. Le Verdict) ou dans les textes ultérieurs (e. g. Un médecin de campagne, Un rêve, Une petite femme).
Ainsi, ce n’est sans doute pas un hasard si Kafka tisse des liens de complicité inexplicables à première vue entre des personnages comme Rossmann (le héros qui cherche sa voie ou sa place), Renell (le groom plein d’allant, « le plus joli garçon de l’hôtel », devenu un peu « hautain » suite à une aventure avec une cliente de l’hôtel, une « dame très distinguée ») et Robinson (le vagabond). Claude David a bien analysé la « configuration significative » entre ces trois personnages : « Rossmann, Renell et Robinson, les trois R, constituent une configuration significative. Rossmann éprouve pour le séduisant Renell, parfumé et cynique, une admiration et une sorte de tendresse. Quand Renell va chercher fortune à la ville, Rossmann aime le regarder partir dans son beau costume civil ; il s’identifie à lui en quelque manière. Renell est la partie “vitale” de lui-même, le succès, le bonheur, l’adhésion à la vie. Robinson, au contraire, veule et cynique, dont le masochisme cache à peine le dégoût de vivre, Robinson qui, à son arrivée à l’Hôtel Occidental, va vomir sur les victuailles de l’office, représente la partie négative de Rossmann, son instinct de mort. Que Rossmann l’accueille à l’hôtel, l’introduise au dortoir, braverait toute ressemblance romanesque, si cette décision ne trahissait, au contraire, une nécessité profonde, non plus au niveau de l’anecdote et de l’intrigue, mais au niveau du sens. Robinson est une part de Rossmann, celle qui nie et refuse le confort étouffant, l’ordre odieux de l’Hôtel Occidental, celle qui veut la révolte, la négation et la mort. Ce n’est pas un hasard si Rossmann va le coucher dans le lit de Renell : le principe-Robinson se substitue au principe-Renell ; le destin de Rossmann est scellé. Le personnage, chez Kafka, est une “fonction”, comme on parle d’une fonction algébrique45. » Comme on le verra, des liens d’aussi grande et aussi surprenante affinité sont tissés entre Karl, Grete Mitzelbach (la cuisinière en chef de l’hôtel Occidental) et Thérèse (la secrétaire de Grete), ou encore entre Karl et le soutier dont il fait la connaissance sur le bateau au tout début du récit.
Karl Rossmann est sur un paquebot allemand qui débarque à New York. Il se rend compte qu’il a oublié son parapluie au fond du navire et, confiant la malle qu’il a pourtant surveillée très précautionneusement durant toute la traversée (« au point d’en perdre le sommeil ») à un passager qu’il connaît à peine, il part à sa recherche46. Très rapidement il se perd et frappe à une porte par hasard. C’est là qu’il trouve le soutier, « homme gigantesque » d’origine allemande, qui lui propose rapidement de s’allonger sur l’un des lits de sa cabine afin d’avoir plus de place. Karl se sent d’ailleurs immédiatement « chez lui sur la couchette du soutier ». Plus loin dans le récit, l’indissociabilité de Karl et du soutier est encore soulignée lorsque Kafka écrit : « Le chauffeur […] abaissa son regard sur Karl, comme si Karl eût été son cœur et qu’il lui confiât sa peine. »
Comme à son habitude, Kafka indique par ces manifestations d’une complicité souterraine et d’une surprenante intimité (surprenante car bien peu réaliste au regard des expériences sociales ordinaires) le fait qu’entre Karl et le soutier le lien n’est pas fortuit. Soit le soutier est le représentant d’une partie de Kafka (la partie qui se sent injustement humiliée sans trouver les moyens de se défendre), Karl étant la partie la plus éduquée, celle qui dispose des moyens langagiers nécessaires à une défense adéquate dans le monde des instances légitimes ; soit Kafka, qui s’identifie plutôt à Karl, retrouve et projette d’emblée dans le personnage du soutier une partie de lui. Kafka ne disait-il pas en 1919, dans sa Lettre au père, qu’il avait très rapidement pris le « parti du personnel » — celui de son père — maltraité par un employeur tyrannique ? Il voulait désigner ainsi le sentiment de solidarité immédiate, non consciente, qu’il avait ressenti à l’égard de tous ceux qui lui semblaient subir le même traitement que lui.
Le soutier se dit injustement victime de brimades et d’humiliations de la part de son chef direct (un Roumain du nom de Schubal) et il entraîne Karl avec lui vers « le bureau » du navire, celui où se trouvent le Capitaine, le Commissaire de bord et des administratifs en tous genres. Karl prend spontanément et sans hésitation sa défense (« Sans plus réfléchir Karl s’élança »). Cela d’autant plus que le soutier, dont la place est en bas du navire, dans la salle des machines, est en situation dominée dans ce bureau officiel : « Un domestique ne tarda pas à foncer sur les nouveaux venus et à demander au chauffeur ce qu’il pouvait bien vouloir ici, en le regardant comme si sa place était ailleurs. » On notera ici que Kafka fait intervenir un domestique (un autre dominé) pour rappeler au soutier qu’il n’est pas à sa place. Les dominants chargent les dominés qui sont à leur service immédiat de veiller à ce que les autres dominés respectent la hiérarchie. Ils évitent ainsi le contact direct avec l’ensemble des autres dominés. C’est donc le domestique qui vient à eux, demande au chauffeur ce qu’il veut, s’en retourne « sur la pointe des pieds » vers une des autorités, puis revient vers le chauffeur pour lui dire brutalement : « Déguerpissez immédiatement. » Ce que le Commissaire reproche d’ailleurs au soutier, c’est de ne pas respecter la hiérarchie, ce qui exigerait de sa part de « s’arranger » avec son supérieur immédiat, c’est-à-dire précisément celui que le soutier accuse de mauvais traitement à son égard. En lui disant : « Combien de fois ne vous a-t-on pas dit dans votre intérêt que Schubal est votre supérieur immédiat et que c’est avec lui qu’il faut vous arranger en subordonné docile ! », le Commissaire lui signifie purement et simplement qu’il n’a aucune chance de voir sa plainte aboutir.
En voulant présenter ses récriminations, le soutier va faire preuve d’une série de maladresses rhétoriques (le narrateur parle de la « maladresse du discours »). Kafka insiste beaucoup sur ce manque d’habileté discursive et de sens pratique de ce qu’il faut dire et de la manière dont il faut le dire, qui caractérise le soutier. Certes, le soutier commence plutôt bien en montrant du respect pour le supérieur immédiat qu’il accuse. Le narrateur le souligne d’autant plus (« Le chauffeur commença ses explications et remporta dès le début une victoire sur lui-même en appelant Schubal “Monsieur” ») que cela est étonnant et que la suite va être entièrement contre-productive pour le soutier. Le discours du soutier est à la fois trop long, mal organisé et trop imprécis pour capter l’attention de ses interlocuteurs qui « s’impatientent », se lassent et n’écoutent plus : « Tout invitait à se dépêcher, à être net, expliquer de façon très précise ; mais que faisait le chauffeur ? Il parlait à en suer ; il y avait longtemps qu’il ne pouvait plus tenir ces papiers sur la fenêtre avec ses mains tremblantes ; il lui venait contre Schubal de tous les points de l’horizon des accusations dont la moindre aurait suffi, à son avis, à anéantir ce perfide, mais ce qu’il disait au Capitaine n’était au fond qu’une triste et confuse macédoine. » Le soutier s’emporte, « entraîné, à la vérité, par l’élan d’une âme indignée », et ne contrôle plus son discours. Convaincu de la légitimité de sa plainte, il néglige la forme de sa présentation.
Dans cette situation, Karl se sent spontanément du côté du Capitaine qui écoute le soutier. Il partage les mêmes catégories scolaires de perception (celles des personnes éduquées) qui lui font remarquer toutes les maladresses commises jouant objectivement — et indépendamment de la légitimité de sa cause — contre le soutier (« Karl regarda fixement le Capitaine d’un air d’intelligence, en confrère, pour l’empêcher de se laisser prévenir contre le chauffeur par la maladresse du discours »). Voulant venir en aide au chauffeur, il se met littéralement à lui faire la leçon, comme un maître rendant une copie à un élève, sur la bonne manière de procéder : « Il faut vous expliquer plus simplement, plus clairement ; Monsieur le Capitaine ne peut pas prendre vos plaintes en considération sous la forme où vous les présentez. Connaît-il le nom et le prénom de tous les manœuvres et de tous les galopins du bord, pour être tout de suite au fait quand vous lui en citez un ? Classez donc vos réclamations, commencez par la principale et dites les autres ensuite, en finissant par les moins importantes ; peut-être même avec cette méthode ne sera-t-il pas nécessaire de mentionner les trois quarts de vos griefs. » Mais faire la leçon au soutier à ce moment-là de la discussion ne pouvait que déstabiliser ce dernier (le narrateur parle de sa « détresse présente ») et le laisser sans voix : « Comment aurait-il pu maintenant changer brusquement de langage alors qu’il lui semblait qu’il avait fait valoir sans recevoir la moindre approbation tout ce qu’il avait à expliquer ! »
Ce qui manque ici au soutier pour avoir une chance de faire avancer sa cause, ce sont les heures de formation scolaire consacrées à la mise en forme de son propos. Juriste, titulaire d’un doctorat de droit, Kafka se révèle très sensible à cette inégalité des compétences langagières qui joue un rôle déterminant dans certaines situations où le discours prend une place centrale. Dans son journal, un an environ avant l’écriture de son roman, il décrit un accident entre un automobiliste et un jeune mitron en tricycle en faisant preuve alors d’un grand sens du social et des rapports de domination qui passent notamment par la capacité à défendre verbalement son point de vue. Le mitron va vers l’automobiliste « et lui fait des reproches qui sont à la fois étouffés par son respect pour le propriétaire d’une automobile et enflammés par la peur que lui inspire son patron ». Mais le propriétaire de l’automobile donne sa propre version des faits : « Le mitron peut difficilement lui tenir tête. Premièrement, l’automobiliste est un homme cultivé et plein de fougue ; deuxièmement, il est resté tout le temps assis dans son auto, il est reposé, il pourra y remonter tout à l’heure et continuer à se reposer ; troisièmement, c’est vraiment lui, qui, du haut de sa voiture, a le mieux vu l’accident. Quelques personnes se sont rassemblées, non pas en cercle autour de lui, mais ainsi que sa démonstration le mérite, plutôt devant lui. […] l’automobiliste se voit entouré d’un petit groupe qui lui est favorable et qu’il a convaincu, le mitron renonce peu à peu à sa manière monotone de tendre le bras et à ses reproches. […] Le mitron, dont la position à l’égard de l’automobiliste est de plus en plus celle d’un subordonné, est tout bonnement envoyé à la recherche d’un agent, et il confie son tricycle à l’automobiliste. Celui-ci continue à décrire l’accident, même en l’absence de son adversaire, mais c’est sans mauvaises intentions, car il n’a pas besoin de se créer des partisans » (11 septembre 1911, spm).
Lorsque Schubal, le chef mécanicien, entre en scène, l’affaire est déjà réglée dans l’esprit de ceux qui ont perdu patience devant le flot désorganisé de paroles du soutier. Le seul reproche qu’on peut lui adresser, c’est « de ne pas avoir pu briser suffisamment l’esprit de rébellion du chauffeur pour l’empêcher d’oser venir se présenter au Capitaine ». Tel un avocat à l’affût des failles qui pourraient être exploitées au profit du soutier, Karl pense tout d’abord que l’affaire n’est pas perdue (« Il connaissait déjà à peu près la perspicacité, les faiblesses et les humeurs de chacun des juges ; à cet égard, le temps passé dans cette pièce ne s’était pas trouvé perdu »). Mais il semble davantage poussé par la volonté de briller pour être (au moins en imagination) enfin reconnu par ses parents que par le souci de défendre réellement son ami du moment : « Karl, en tout cas, se sentait plus fort, plus calme qu’il ne l’avait jamais été chez lui. Si ses pauvres parents avaient pu le voir ici ! Comme il savait, sur une terre étrangère, devant des personnalités notables, défendre la cause du bien ! Il n’avait pas encore gagné, mais qu’il se préparait bravement à donner le suprême assaut ! S’ils assistaient à ce spectacle, réviseraient-ils leur opinion ? Feraient-ils asseoir leur fils entre eux pour le louer ? Regarderaient-ils une fois dans ses yeux qui leur disaient tant de dévouement ? Questions bien grosses de problèmes, et moment inopportun pour les poser ! » Ce passage revêt une forte coloration autobiographique, car on sait, par sa Lettre au père, que Kafka avait tendance à perdre tous ses moyens face à son père et devait noter, pour lui-même, l’écart entre ses capacités d’argumentation en tant que juriste de la compagnie d’assurances contre les accidents du travail (« sur une terre étrangère ») et la faiblesse de ses forces sur le terrain paternel.
La présence surprenante — Kafka enchaîne les invraisemblances narratives pour bien marquer le fait que tout cela n’est qu’une fable visant à parler des rapports qui se nouent entre les personnages et non un roman réaliste47 — de l’oncle de Karl dans le même bureau fait basculer la situation. Car désormais tout le monde se tourne vers cet oncle qui est surtout un riche sénateur, respecté et craint de tous. De par son statut social, l’oncle est immédiatement écouté par tous, même s’il raconte des histoires de famille qui ne concernent personne d’autre que son neveu et lui. De plus, à la différence du soutier qui ne savait pas s’arrêter et ne prenait pas en compte la lassitude de ses interlocuteurs, il s’excuse par avance de leur faire part de toutes ces choses (« Mais je ne veux […] vous entretenir plus longtemps qu’il n’est nécessaire pour vous éclairer »). Il peut continuer ainsi son récit, y compris concernant des « circonstances moins importantes » sans perdre l’attention d’un public conquis d’avance (« ce qui fut non seulement souffert mais accepté avec intérêt par tout le monde »).
Kafka souligne bien le phénomène de diffusion de la légitimité : avoir un lien de famille avec une personnalité à forte légitimité, c’est bénéficier de sa protection et profiter de l’aura qui lui est associée. Le Capitaine exprime clairement ce lien en s’adressant à Karl : « Comprenez votre bonheur, jeune homme, c’est le sénateur Edward Jacob qui se fait connaître pour votre oncle ! Une brillante carrière vous attend désormais, contrairement à toutes vos prévisions. » Sur la terre qui vante les vertus du modèle du self-made man, le Capitaine explicite ainsi sans détour un mécanisme de protection symbolique et social des plus traditionnels. D’ailleurs, les personnes présentes dans le bureau changent immédiatement le regard qu’ils portent sur lui dès lors que le lien de famille est avéré : « Il [Karl] regarda autour de lui et vit les gens présents figés de respect et d’étonnement avec les yeux braqués sur lui. » Même le soutier, qui voit son affaire totalement oubliée, serre la main de Karl et le « félicite » pour cette promotion soudaine dans l’ordre de la légitimité. Mais quand il s’approche du sénateur pour lui serrer la main, celui-ci fait « un pas en arrière » (comme s’il « outrepassait ses droits », ajoute le narrateur) et lui fait comprendre que cela n’est pas convenable.
Sa toute nouvelle légitimité acquise par proximité ne permet cependant pas à Karl de changer le cours des choses concernant le soutier. C’est même l’oncle qui se prononce sur cette question, qu’il considère du haut de sa position sociale comme une « minuscule querelle de deux mécaniciens », lors même qu’il n’est aucunement habilité à le faire. Répondant à la question de Karl sur ce qu’il va advenir du chauffeur, il dit : « Ce qu’il mérite […] et ce que M. le Capitaine jugera bon. Je crois que nous sommes saturés et sursaturés de ce chauffeur, et chacun de ces messieurs m’approuvera certainement. » Car s’il est question dans cette affaire de « justice », comme le dit Karl, il est question « en même temps de discipline », comme lui rappelle son oncle. La justice ne fait pas le poids devant les rapports de force et l’on peut déduire très clairement de cette situation que la raison du plus fort est toujours la meilleure. De son côté, le soutier est résigné (il « ne semblait plus rien espérer pour lui » ; « c’est comme ça ») et est prêt à être renvoyé, voire à être traité en coupable : « Il avait dit sa misère, maintenant on pouvait bien voir les pauvres hardes qu’il portait, ensuite on n’avait plus qu’à l’emmener. Il pensait que Schubal et le domestique, les derniers hiérarchiquement, devaient lui témoigner cette suprême bonté. » Il se sent déjà trop heureux d’avoir été défendu par le neveu d’une personnalité si importante et « il ne [lui] venait pas à l’idée […] de lui demander encore quelque chose ».
Dominé, le soutier, a intériorisé son état de domination et ne se révolte donc pas, contribuant, par son acceptation tacite de l’état inégal des choses, à faire de la situation ce qu’elle est. Karl s’adresse au soutier comme Kafka pouvait s’adresser à lui-même, concernant le rapport à son père, ou s’adresser imaginairement aux ouvriers victimes des accidents du travail qui venaient à la compagnie d’assurances : « Pourquoi ne dis-tu donc rien ? demande-t-il. Pourquoi te laisses-tu toujours faire ? […] On t’a fait du tort comme à personne sur le bateau, je le sais parfaitement. […] Il faut te défendre, dire oui et non, autrement les gens ne pourront pas savoir la vérité. » Le « toujours », qui suppose une longue fréquentation du soutier, alors qu’il ne le connaît que depuis quelques heures, montre bien, encore une fois, le fait que Kafka ne met pas en scène des histoires et des personnages réalistes, mais que le soutier est sans doute la part dominée de lui, celle qui perd tous ses moyens devant un père si impressionnant. Cette liaison immédiate, de la part lucide de soi à la part dominée et résignée de soi, se marque aussi dans tous les signes d’intimité que le narrateur mentionne. Ainsi, tout en parlant au soutier, Karl « faisait aller et venir ses doigts entre ceux du chauffeur qui regardait à la ronde, les yeux brillants, comme s’il lui arrivait une félicité que personne ne pût lui ravir. » Puis il pleure « en baisant la main du chauffeur » et en la « pressant contre ses joues comme un trésor auquel il faut renoncer ».
Comme Kafka, petit-bourgeois en sympathie immédiate avec les dominés (c’était aussi le cas de sa sœur Ottla, qui devait pour cela attirer sur elle la foudre paternelle48), Karl se porte spontanément au secours du soutier et aimerait qu’il puisse trouver la force et les moyens de se défendre. Et comme le père de Kafka, assumant pleinement son statut de dominant (il traitait ses employés d’« ennemis payés »), l’oncle de Karl le rappelle à l’ordre des places, en toute complicité sociale avec le Capitaine : « Ce chauffeur semble t’avoir charmé, dit-il en adressant au Capitaine un regard d’intelligence par-dessus la tête de Karl. Tu t’es senti tout délaissé, tu l’as rencontré, et tu en gardes de la reconnaissance, c’est tout à ton honneur. Mais ne pousse pas la chose trop loin, quand ce ne serait que par égard pour moi, et apprends à garder ta place » (spm).
C’est ensuite dans le monde de l’oncle milliardaire, Edward Jacob, à la tête d’entreprises gigantesques, que se trouve plongé Karl. L’oncle va « toujours au-devant de ses moindres désirs » et le confort matériel fait qu’il a « tôt fait de s’habituer à sa nouvelle situation ». Mais ce monde est aussi celui de l’éducation austère, de la technique aliénante et de l’exercice sévère de l’autorité. Il offre, certes, une situation très luxueuse à son neveu, qui ne pouvait en espérer tant en posant le pied sur le sol américain avec un seul bagage, mais qui est aussi très oppressante.
Il y a tout d’abord l’obligation ascétique de travailler dur : de se lever tôt pour ses leçons, d’apprendre et de toujours progresser. Mais il y a aussi le rejet complémentaire de toute forme de contemplation et d’hédonisme49. Ainsi l’oncle raconte à son neveu qu’il a connu certains « nouveaux venus qui, par exemple, au lieu de se régler suivant ces bons principes, perdaient des journées entières sur leur balcon à regarder dans la rue comme des moutons égarés. Cela désorientait forcément ! Cette oisiveté solitaire gaspillée à contempler les mille travaux d’une journée new-yorkaise pouvait être permise et même peut-être conseillée — non sans réserve d’ailleurs — à un simple passant ; pour quelqu’un qui devait rester c’était sa perte, on pouvait bien employer le mot, quoiqu’il fût un peu exagéré ». Lorsqu’on sait que Kafka passait lui-même du temps à regarder et à observer les gens depuis la fenêtre de sa chambre, on peut imaginer alors que l’oncle de Karl, pareil à Hermann Kafka, lui conseille de ne pas être cet observateur contemplatif qui, au lieu de participer à la vie extérieure, se contente de l’observer, de méditer et d’écrire à son sujet. Karl est à son oncle ce que Kafka est à son père, et ce que la contemplation est à l’action.
Par ailleurs, le monde de l’oncle est celui de la technique souvent aliénante. Si elle peut avoir un caractère magique et fascinant par certains côtés (e. g. le bureau au cent casiers de taille différente, avec régulateur incorporé qui permet, « rien qu’en tournant une manivelle, de réaliser suivant son goût et ses besoins les changements les plus divers dans les proportions et l’ordre des cases » et devant lequel Karl se retrouve aussi fasciné qu’il l’était lorsque, enfant, il regardait les crèches mécaniques « à la foire du Petit Jésus »), si elle peut aussi rendre la vie plus facile ou confortable (e. g. la maison avec son propre monte-charge « dans lequel une pleine voiture de déménagement aurait trouvé facilement place » ; la baignoire gigantesque et l’automobile majestueuse de l’oncle), elle écrase souvent les individus lorsqu’elle est au cœur de l’ordre professionnel. Ainsi, lorsque Karl visite l’entreprise de son oncle, il entend dans « la salle du téléphone » des sonneries qui « étourdissent » en permanence, et voit un employé dont la tête est comme emprisonnée par les récepteurs (« la tête prise dans un cercle d’acier qui lui collait les récepteurs sur les oreilles ») et qui est presque réduit à l’état de machine (« Il reposait le bras droit sur une petite table comme si ce membre eût été particulièrement lourd, et seuls ses doigts qui tenaient le crayon vibraient, mais vibraient avec une vitesse qui avait quelque chose d’inhumain »). L’employé en question ne peut se permettre de donner son avis même quand il ne semble pas d’accord (« on voyait même souvent qu’il aurait eu quelque objection à présenter, quelque précision à demander, mais que certains mots qu’il entendait l’obligeaient, avant qu’il n’eût pu réaliser son intention, à baisser les yeux et à écrire »), et est même tenu au silence « car les mêmes communications qu’il recevait au téléphone étaient enregistrées par deux autres employés pour être comparées ensuite, ce qui empêchait toute erreur ». Au sein de cette salle, tout le monde va et vient très vite et personne ne se parle : « À travers toute la salle régnait une circulation continuelle. Les gens allaient et venaient rapidement. Nul ne saluait, cette formalité était complètement supprimée, chacun se contentait d’emboîter le pas à celui qui le précédait et de regarder le sol sur lequel il voulait avancer le plus vite possible. » Kafka montre la déshumanisation à l’œuvre, non pas dans l’industrie, mais au sein d’une administration technicisée où les employés de bureau sont réduits à leur fonction, dépendants des machines et contrôlés par d’autres par l’intermédiaire d’autres machines.
Enfin, le contrôle exercé par l’oncle sur ses activités est régulier (il ne vient lui rendre visite qu’une fois par jour, « mais aux moments les plus divers ») et celui-ci se montre intraitable au moindre signe de résistance à son autorité. Ainsi, à l’origine de l’exclusion de Karl de la maison de son oncle, il y a cette invitation lancée par M. Pollunder, riche ami de son oncle, et acceptée par Karl, de venir passer une soirée dans sa villa. L’oncle, qui ne s’y oppose pas formellement, prend néanmoins cette décision comme un acte de désobéissance (d’« indocilité »). Dans la lettre qu’il lui fait remettre par Green, il écrit : « Je suis obligé de te chasser après l’incident d’aujourd’hui, et je te prie instamment de ne pas essayer de me voir ni de chercher à me toucher soit par lettre, soit par des intermédiaires. Tu as décidé contre mon gré de me quitter ce soir, garde donc cette résolution toute ta vie. C’est à ce prix seulement qu’elle aura été virile. » Ses largesses vis-à-vis de son neveu sont ainsi conditionnées à une soumission totale de ce dernier à ses règles et ordres : « Je rappelle tout cela [dit Karl] pour vous montrer à quel point je suis obligé. Vous m’accorderez volontiers que dans de telles conditions je ne puis me permettre la moindre chose à l’encontre de sa volonté, même s’il la laisse à peine pressentir. »
Durant la période où il est chez l’oncle, Karl fait aussi la connaissance de M. Mack, un jeune homme svelte, « fils de millionnaire » (fils du « plus grand entrepreneur de constructions de New York ») qui est l’incarnation même du dominant de naissance, sûr de lui et de l’autorité qu’il exerce sur son entourage. Ainsi Karl prend-il des cours d’équitation avec lui et il arrive toujours en retard, assuré que « le vrai sport ne commençait qu’avec lui » : « Les chevaux ne l’attendaient-ils pas pour se cabrer et secouer leur sommeil ? Le fouet ne claquait-il pas plus fort dans le manège ? Ne voyait-on pas surgir soudain, dans la galerie qui faisait le tour, spectateurs, palefreniers, élèves, etc. » Quand il apparaît, l’écuyer en place est renvoyé et on ne voit « guère autre chose que le bras levé de Mack donnant un ordre à Karl ». Arrivé en retard, faisant attendre tout le monde, il repart en dominant accompli une demi-heure plus tard, après avoir « tapoté la joue » de Karl de manière condescendante lorsque celui-ci lui semble avoir fait des progrès.
De même, le dominant est celui qui s’impose, capte l’attention d’autrui et envahit l’espace de sa présence. Lors du dîner chez M. Pollunder et sa fille Clara, M. Green, un autre riche New-Yorkais, est présent. Si M. Pollunder et sa fille ne sont pas très enchantés de sa visite le soir même où ils invitent Karl chez eux, ils n’en sont pas moins entièrement à l’écoute du « gigantesque M. Green » qui, comme un animal, « happait d’un coup la nourriture » : « Qu’était-il resté de l’aversion qu’avaient eue pour Green au début M. Pollunder et sa fille et qui avait alors paru un peu incompréhensible à Karl ? Maintenant ils entouraient Green et l’approuvaient en hochant la tête. La fumée du cigare de Green, un cadeau de M. Pollunder — et de cette taille dont le père de Karl aimait à parler quelquefois, là-bas, comme d’une réalité qu’il n’avait sans doute jamais vue —, cette fumée se répandait dans la salle et portait l’influence de Green jusque dans les coins et les niches où il n’irait lui-même jamais. Si loin de lui que se tînt Karl, il sentait pourtant dans son nez le chatouillement de cette fumée, et l’attitude de M. Green, sur lequel il jeta un coup d’œil, lui parut proprement infâme. » L’allusion au père de Karl n’est d’ailleurs pas ici fortuite, faisant du même coup de Green une sorte d’analogon du père de Kafka qu’il présente toujours comme une personne gigantesque. Cette analogie des rapports de force (entre Karl et Green d’une part, Franz Kafka et Hermann Kafka d’autre part) se confirme lorsque Kafka écrit : « Cette attitude, aux yeux de Karl [Green ne le regardant pas même sortir de la pièce], exprimait de la part de Green une sorte de conviction d’après laquelle chacun des deux, et Karl et lui, devait chercher à se tirer d’affaire à l’aide de ses seuls moyens, laissant à l’avenir le soin de régler entre eux les rapports par la victoire de l’un et l’écrasement de l’autre. »
Avec Clara, fille du riche Pollunder et qui se révélera tardivement être la fiancée de M. Mack, c’est encore un autre type de rapport de force qui s’installe, mêlant désir sexuel de Clara, domination sociale et physique. Montrant à Karl sa chambre, elle souhaite cependant « impatiemment » que ce dernier la suive dans sa chambre. Karl résiste et « se dit que rien ne l’obligeait après tout à obéir constamment à Clara ». Il entre donc dans sa chambre déclenchant les foudres de la jeune femme : « Eh bien, voulez-vous me suivre, oui ou non ? Puis exprès ou sous le coup de son excitation elle lui donna un tel renfoncement dans la poitrine qu’il serait tombé du haut de la fenêtre s’il n’eût laissé glisser ses pieds jusqu’au sol au dernier moment. » S’engage alors une lutte physique (« un combat en règle ») entre les deux personnages : elle le « saisit à bras-le-corps », le « portant presque jusqu’à la fenêtre » ; lui se « libère d’un coup de hanches et l’empoigne à son tour », mais grâce à une « technique de combat », elle le maîtrise une seconde fois et l’« humilie » en le jetant à terre. Karl la traite de « furie », de « mégère » (« Tu es enragée, sale furie ! »). Elle, qui ne supporte pas qu’on puisse oser lui résister, exprime sans ambiguïté son désir sexuel en lui disant : « Est-ce que je ne te plais pas ? N’est-il pas enviable de venir dans ma chambre ? » Mais que faire lorsqu’on a affaire à une personne aussi protégée par sa place dans la haute bourgeoisie : « Malheureusement, il était impossible de rien dire contre Clara : M. Pollunder était son père, et Mack, comme Karl venait de l’apprendre, son fiancé. Elle n’aurait eu qu’à modifier d’un rien son attitude pour que Karl l’admirât ouvertement en raison de ses relations sociales. »
Dominé dans une situation (avec Green, Pollunder et Clara), Karl est évidemment dominant lorsque, seul dans les couloirs sombres à chercher son chemin une bougie à la main, il rencontre un domestique qui remarque des taches de cire sur son costume et s’enquiert de les faire disparaître : « Le domestique eut la complaisance de réparer les dégâts dans la mesure où la hâte le permettait ; à tout instant, Karl se tournait vers lui et lui montrait encore ici ou là une tache que l’autre enlevait docilement. » Et comme dans la scène du bureau au sein du bateau, avec Karl et le soutier, le dominé est tellement attaché à ceux dont il dépend qu’il adopte assez instinctivement leur point de vue à l’égard des dominés qui résistent et ne jouent pas le jeu. Demandant au domestique les raisons du courant d’air ressenti dans les couloirs, il se voit répondre ceci : « C’est qu’il reste encore beaucoup à bâtir, dit le domestique, on a bien commencé déjà, mais ça marche très lentement. Maintenant, par-dessus le marché, les ouvriers du bâtiment font grève, comme vous le savez peut-être. On a beaucoup d’ennuis avec ces constructions. » C’est le même domestique qui, malgré son âge, se montre particulièrement zélé, « quittant son socle d’un bond » à l’écoute d’un ordre lancé par Green : « Voilà comment on exécute un ordre ! pensa Karl en voyant le vieux domestique, tout haletant de faiblesse qu’il était, prendre ses jambes à son cou pour l’amener chez Mlle Clara. »
Chassé de chez son oncle, qui lui remet la malle et le parapluie qu’il avait avec lui en partant de chez ses parents50, Karl repart à zéro deux mois après son arrivée à New York, redescend brutalement l’échelle sociale et perd désormais la légitimité qu’il tenait du lien avec son oncle : « Je vais, dit Karl, attendant de M. Green l’approbation d’un homme d’expérience, quitter cette maison sur-le-champ, car je n’y suis reçu qu’en tant que neveu de mon oncle : en qualité d’étranger, je n’ai rien à y chercher. » En quête d’une chambre pour un prix très modique dans une petite auberge où on « lui indique du doigt, comme à un domestique » l’endroit où il doit se rendre, il partage sa chambre avec deux jeunes gens, « deux voyous » dont « le labeur ou la misère avaient fait saillir prématurément les angles osseux de leurs visages » : un Français nommé Delamarche et un Irlandais répondant au nom de Robinson. Il se retrouve donc en compagnie de ces deux individus dont la grossièreté, la saleté (« ils ne sont pas très propres »), la brutalité, l’absence de scrupule et l’animalité (ils mangent de la viande « presque crue » comme des bêtes) le heurtent51. Malgré son éducation, il n’en partage pas moins les conditions de vie de ces deux vagabonds à la recherche de travail. Dans cette « mansarde d’une auberge de New York », il est forcé de « s’avouer, pour comble, qu’il y était vraiment à sa place !!! » La sympathie de Kafka pour les humbles, les sans-grade, les dominés de toute sorte l’amène à se demander, via les aventures de son héros, si sa véritable place n’est pas parmi eux. Mais s’il ne dispose pas de toutes les ressources pour faire partie des dominants, il est sans doute trop éduqué pour se sentir bien dans ce monde de voyous : on reconnaît là la situation d’entre-deux de l’artiste (d’origine bourgeoise qui plus est), dominé parmi les dominants, à la fois en grande sympathie avec les dominés dans l’espace social et éloigné d’eux par leur origine sociale et leur éducation culturelle52. Le premier moment d’adaptation à son nouveau milieu consiste à « retirer son beau costume qui le desservirait pour trouver une place » comme apprenti et que ses deux compagnons s’empressent d’aller revendre pour en tirer quelques bénéfices.
Allant chercher à manger pour ses compagnons du moment et lui, il se rend au restaurant d’un hôtel où il est reçu avec beaucoup de bienveillance par Grete Mitselbach, la cuisinière en chef, une femme de cinquante ans qui est d’origine autrichienne (Vienne). Celle-ci veut immédiatement le faire venir à l’hôtel, avec ou sans ses amis, et l’on ne comprend pas plus ici qu’avec le soutier le principe de cet accueil si chaleureux. On ne comprend pas non plus a priori les raisons pour lesquelles Karl tient à rester loyal vis-à-vis de Delamarche et Robinson (eux qui ont vendu son beau costume pour quelques pièces et qui profitent visiblement sans vergogne tout au long du voyage de son argent) en allant les chercher pour les ramener à l’hôtel. Mais dans ces différents cas, Karl sent des affinités souterraines (infraconscientes) avec ces différentes personnes, manière pour Kafka d’attirer l’attention du lecteur sur ses propres relations (Grete Mitselbach jouant le rôle de sa mère) ou ses tensions internes (Robinson et Delamarche représentant les parties dominées de lui-même).
Tout est fait par Kafka pour rapprocher la cuisinière en chef, Grete Mitselbach, de sa propre mère. Tout d’abord l’écart d’âge entre Karl (seize ans) et Grete (cinquante ans) ôte toute ambiguïté sexuelle à la relation. Ensuite, les deux se découvrent « presque pays » (lui est originaire de Prague ; elle de Vienne et dit connaître Prague « comme [sa] poche »). C’est une femme qui tranche avec l’ensemble des personnages du roman. Elle est présentée comme bienveillante, douce et ne change pas brusquement d’attitude à son égard. Elle veille, alors qu’elle le connaît à peine, à lui donner les aliments les plus frais qu’il vient chercher. Elle lui propose d’emblée de passer la nuit à l’hôtel au lieu de rester coucher dehors, ce qu’il refuse dans un premier temps par solidarité avec ses camarades. C’est encore elle qui lui propose un emploi en tant que groom d’ascenseur et qui tente de lui obtenir une chambre individuelle pour lui éviter le dortoir collectif. Lorsqu’il va dans la chambre où elle lui propose de dormir la première nuit, Karl voit des photos qui lui appartiennent sur un meuble, dont l’une qui ressemble fort au père de Kafka, lorsqu’il était jeune militaire et fier de l’être (« Parmi les portraits d’hommes celui qui frappa le plus Karl fut la photo d’un jeune soldat qui avait posé son képi sur une petite table et se tenait là, tout raide, sous une forêt de cheveux noirs, réprimant un grand sourire de fierté. Les boutons de son uniforme avaient été dorés après coup sur la photo53 »). La photo, précise le narrateur, venait sans doute d’Europe. Et, comme pour attirer un peu plus l’attention sur le lien avec ses propres parents, il ajoute : « Il [Karl] eût aimé, dans sa chambre future, avoir l’image de ses parents exposée comme celles-ci. »
De même, la secrétaire de la cuisinière en chef, Thérèse Berchtold, est très proche de Karl. Elle aussi est européenne, originaire de Poméranie, région située entre l’Allemagne et la Pologne. La relation entre elle et Karl pourrait prêter à confusion, car ils sont tous les deux jeunes (seize ans et dix-huit ans) et l’on sait par le narrateur qu’ils sont « étroitement unis », mais Karl n’éprouve aucun sentiment amoureux ni aucune attirance sexuelle pour elle. Il n’est pas bien difficile d’en conclure, avec tous les indices que nous donne à lire Kafka, qu’elle est une quasi-sœur de Karl. Tout d’abord, Karl a pensé qu’elle et la cuisinière en chef étaient « parentes » (« Madame la cuisinière en chef est très gentille avec vous. Elle ne vous traite pas comme une employée. Je m’imaginais déjà que vous étiez parentes »). Un peu plus loin dans le chapitre, Thérèse elle-même souligne sa proximité avec Grete qui est comme une mère pour elle : « Madame la cuisinière en chef est aussi bonne pour moi que l’a été ma mère. »
Le travail à l’hôtel est littéralement harassant. Karl le découvre tout d’abord par l’état du jeune groom qui somnole contre la grille d’une cage d’ascenseur le soir de son arrivée à l’hôtel. La cuisinière en chef lui explique les raisons de cette somnolence : « Dix à douze heures de travail, c’est un peu trop pour un garçon de cet âge-là. » Puis c’est Thérèse qui lui décrit les conditions de travail des femmes employées : « On demande beaucoup aux employés ici. Il y a un mois une fille de cuisine s’est évanouie de surmenage et elle a dû faire quinze jours d’hôpital. Pour moi qui ne suis pas très forte, j’ai eu beaucoup à souffrir, ce qui a bien retardé ma croissance. » Même au poste qu’elle occupe sous la direction de la cuisinière en chef, elle termine le soir de l’arrivée de Karl à minuit, lors même que « ce n’était pas un jour de presse ».
Malgré cela, il travaille avec conscience et s’investit totalement dans sa nouvelle activité. Le lendemain de son arrivée, il souhaite déjà travailler au lieu de prendre le jour de vacances que lui propose Grete pour visiter la ville (imaginaire) de Ramsès : « Pour le moment, le plus important pour lui était de commencer son travail, car il avait déjà interrompu inutilement ses études en Europe et débutait comme groom d’ascenseur à un âge où les autres, les plus sérieux du moins, se trouvaient normalement près d’accéder à une meilleure situation. » Produit de son milieu social d’origine, Karl souhaite s’élever socialement. Il n’a pu réaliser son souhait grâce à l’école, mais entend bien monter dans la hiérarchie professionnelle, même s’il faut pour cela accepter de commencer au plus bas de l’échelle. De ce point de vue, Robinson et Delamarche constituent des figures repoussoirs qui motivent son investissement professionnel (« il était hanté par l’idée que s’il ne travaillait pas il pourrait fort bien tourner aussi mal que Robinson et Delamarche »). Il se distingue aussi de ses camarades de dortoir qui semblent se contenter de leur situation et ne pas imaginer ce qu’ils seront après vingt ans, âge limite fixé pour les grooms : « Il s’étonnait souvent de voir qu’ils avaient l’air complètement satisfaits de leur situation momentanée et semblaient ne pas ressentir son caractère provisoire — passé vingt ans c’était fini — ; ils ne voyaient pas la nécessité de choisir encore leur futur métier et, malgré l’exemple de Karl, ne lisaient jamais au plus que quelques romans policiers dont on se passait de lit à lit les lambeaux crasseux. »
Il se rend rapidement compte, à sa « grande déception », de l’inintérêt du travail de liftier qui « n’avait affaire avec le mécanisme même de l’appareil que pour presser sur un bouton ». Division du travail oblige, « les réparations restaient le monopole des mécaniciens de l’hôtel ». Un service « monotone » et « pénible », effectué durant douze heures d’affilée (trois jours de suite à six heures du matin puis trois jours à six heures du soir), qui rend inévitable le fait de « dormir debout une minute de temps à autre ». Et Karl comprend que c’est cette minute de repos, pourtant inévitable, qui a « coûté sa place » à Giacomo, l’un des grooms d’ascenseur.
L’apprentissage du métier de groom est, outre celui de la patience, un apprentissage de la docilité. Karl Rossmann comme le Jacob von Gunten de Robert Walser dans L’Institut Benjamenta sont des personnages qui vont à l’école de la servilité. Il faut à Karl « entrer dans la peau de son rôle de subordonné » : « Il ne tarda pas à apprendre non plus les grandes courbettes rapides qu’on exigeait des grooms d’ascenseur et sut cueillir le pourboire au vol. » Lorsque le service de l’ascenseur est un peu plus calme, il se charge même avec beaucoup de zèle de « petites commissions comme d’aller chercher dans une chambre une bagatelle oubliée par un client qui ne voulait pas se déranger pour si peu ». De manière générale, le dominé est celui qui va au-devant du désir des dominants, se porte spontanément à leur service sans en être forcément récompensé. Ainsi, lorsque Karl ramasse une feuille tombée du registre dans le bureau du gérant de l’hôtel, ce dernier ne remarque même pas le « menu service » rendu : « À un certain moment, une feuille tomba du livre : le portier n’essaya même pas de la ramasser, il savait qu’il n’y arriverait pas. Ce n’était d’ailleurs pas nécessaire, Karl était déjà sur les lieux et tendait la feuille au gérant qui la lui cueillait dans la main comme si elle était remontée toute seule. »
Pour se reposer (les jours de travail, il n’a le temps après ses douze heures de service que d’essayer de reconstituer sa force de travail et de lire, en vue d’une éventuelle future promotion, un manuel de correspondance commerciale en s’exerçant à en rédiger), Karl ne dispose que d’un lit dans un dortoir commun à l’ensemble des grooms d’ascenseur (une pièce de 40 mètres de long). C’est un endroit où « règne toujours la plus grande agitation ». Pendant que certains essaient de dormir, les autres mangent, s’amusent, fument ou se battent. Karl ne dit rien car, malgré ses difficultés à dormir, il voit que les autres ne paraissent pas « s’en plaindre sérieusement » et que ces conditions font « partie du lot de groom ». Durant ses vingt-quatre heures de repos, il discute avec la cuisinière en chef ou avec Thérèse et aide même parfois cette dernière à faire les commissions dont elle est chargée.
D’autres employés, chargés eux de donner des renseignements aux clients, effectuent un travail encore plus épuisant et déshumanisant. Même Karl, qui « n’avait évidemment pas traîné une vie de paresseux dans cet hôtel », n’aurait jamais « soupçonné un tel labeur ». Le portier en chef, quant à lui, porte un regard méprisant sur « les portiers sans aucun grade » en affirmant que « c’est le travail le plus stupide de tout l’hôtel », lors même qu’il serait bien incapable de l’exercer. Karl est « indigné de voir que, loin de rencontrer l’estime qu’on lui devait, l’honorable et dur travail des portiers sans grade ne provoquait que raillerie ; le plus blessant était que ces sarcasmes provenaient d’un homme qui, s’il eût osé s’installer lui-même à la place d’un de ces hommes, aurait dû la quitter au bout de quelques minutes sous les risées de tous les questionneurs. » Mais la position dominante (relativement aux portiers sans grade) qu’il occupe le dispense d’avoir à se demander s’il serait lui-même capable d’effectuer un tel travail. Karl a bien conscience que le portier en chef pourrait le traiter avec le plus grand arbitraire devant les autres employés. Ces derniers « dépendant tous du portier en chef », ils ne pourraient en aucun cas intervenir en faveur d’un simple groom d’ascenseur : « Loin de venir en aide à Karl, ils auraient plutôt aidé leur maître à cacher tout ce qu’il eût voulu. » Et quand Karl répond à ses menaces en lui disant qu’il n’est pas « absolument en son pouvoir » et qu’il peut toujours « crier », le portier en chef lui réplique en lui rappelant que l’on donnera toujours raison au plus fort, c’est-à-dire au plus élevé dans la hiérarchie : « Et moi je peux te fermer la bouche, dit le portier en chef, avec autant de calme et de rapidité qu’il eût sans doute fait le geste en cas de besoin. Et te figures-tu que, si on devait avoir l’idée de venir ici en ton honneur, il pourrait se trouver quelqu’un qui te donnât raison contre moi, contre moi le portier en chef ? Tu vois bien la vanité de tes espérances. »
Kafka a fait apparaître, dans le chapitre avec le soutier, le phénomène de diffusion de la légitimité qu’on pourrait résumer en disant que toute personne s’associant à une personne légitime bénéficie de sa légitimité ou gagne elle-même un peu de légitimité. Il insiste désormais — dans un chapitre qui le situe à présent en bas de l’échelle sociale — sur la diffusion de l’illégitimité. En effet, Robinson rend une visite inopinée à Karl alors qu’il est en plein travail, et celui-ci craint de voir les mauvais comportements de son ancien compagnon de voyage rejaillir sur lui : « Et Karl ne serait-il pas chassé immédiatement quand on verrait qu’il était arrivé cette chose inouïe qu’un groom d’ascenseur, le plus infime et le plus inutile employé dans la hiérarchie formidable du personnel de cet hôtel, avait laissé souiller le palace par un camarade, jetant l’effroi chez les clients ou causant même leur départ ? Supporterait-on plus longtemps un groom d’ascenseur qui avait de tels amis et qui se permettait pour comble de les recevoir pendant les heures de service ? Cela n’obligeait-il pas à penser qu’un pareil groom était lui-même un triste ivrogne ou même quelque chose de pire ? Car ne venait-il pas forcément à l’esprit de supposer qu’il suralimentait ses amis avec les provisions de l’hôtel jusqu’à ce que les autres en vinssent à exécuter, au premier endroit venu, dans ce palace si merveilleusement tenu, des choses comme celles qu’avait faites Robinson ? »
Et c’est d’ailleurs bien à cause de Robinson que Karl va commettre la faute bénigne qui va conduire à son licenciement. Ayant conduit Robinson ivre dans le dortoir collectif des grooms afin qu’il dorme et ne fasse pas de dégât, il a demandé à un autre groom de s’occuper de son ascenseur durant son absence de deux minutes qui n’est rien comparée à son investissement consciencieux quotidien dans le travail : « Il y avait deux mois qu’il travaillait déjà pour l’hôtel en toute conscience et sûrement mieux que maint autre54. » Le groom ne s’étant pas occupé de l’ascenseur, il se retrouve convoqué dans le bureau du gérant de l’hôtel, en présence du portier. Le gérant semble tout d’abord ne pas porter beaucoup d’intérêt à l’affaire. En présence de Karl, il continue à déjeuner et à se plonger dans un registre, puis lit le journal en bâillant. Mais quand il l’a décidé, il fond sur Karl et lui reproche son abandon de poste (à peine quelques minutes) qui implique l’exclusion immédiate (« Tu as quitté ton poste sans permission : sais-tu ce que cela signifie ? La porte »). Le portier prend le relais et reproche à Karl d’être « le seul groom qui ne [le] salue systématiquement pas ». Karl dit le saluer plusieurs fois par jour, mais admet ne pas le faire à chaque fois qu’il le croise car, passant « cent fois par jour devant la loge », cela serait totalement ridicule.
Malgré l’intervention de la cuisinière en chef (qui se révèle être la maîtresse du gérant), le gérant reste intraitable. Et au cours de la conversation téléphonique qu’il a avec la cuisinière en chef, il ajoute même des griefs bien peu professionnels, à propos du comportement de Karl en dehors du travail (« ses plaisirs nocturnes »). Le propos est tellement hors cadre qu’on peut se demander si le gérant n’est pas, à ce moment précis du récit, un quasi-père de Karl (et à l’image du père de Kafka), de même que Grete est sa quasi-mère : « Ce garçon si bien élevé dont vous voulez faire un modèle n’a pas de nuit libre qu’il ne coure en ville et n’en revienne que le matin. Oui, oui, Madame la cuisinière en chef, c’est une chose prouvée par des témoins, oui, par des témoins impartiaux. Pourriez-vous me dire où il prend l’argent pour s’amuser ? Comment resterait-il attentif à son service ? » Grete se rend au bureau du gérant et, élément apaisant de la situation, plaide la cause de Karl, tout en ménageant la susceptibilité du gérant, à la manière dont la mère de Kafka essayait d’arranger les choses entre père et fils : « Karl, dit la cuisinière en chef, en posant tranquillement ses mains dans son giron et en penchant la tête pour le regarder — de sorte qu’on n’avait plus du tout l’impression d’un interrogatoire — Karl, avant tout je veux te dire que j’ai toujours la plus grande confiance en toi. Monsieur le gérant est un homme juste, lui aussi, et j’en réponds. Au fond, nous ne demandons pas mieux que de te garder ici tous les deux. Et elle jeta un coup d’œil sur le gérant comme pour le prier de ne pas l’interrompre : à quoi il déféra en effet. — Oublie donc ce qu’on a pu te dire jusqu’à présent, et surtout Monsieur le gérant. Il ne faut pas prendre la chose trop au tragique. C’est un homme assez irritable, ce qui n’est pas étonnant avec tout son travail, mais il a aussi femme et enfants et sait qu’on ne doit pas tourmenter inutilement un garçon qui en est réduit à lui-même dans l’existence, parce que les autres s’en chargent assez. »
Ce qui confirme l’hypothèse d’une analogie entre le quatuor Kafka/son père/sa mère/une de ses sœurs (Ottla) et celui que forment Karl, le gérant, la cuisinière en chef et Thérèse, c’est le fait que tout le monde se retrouve réuni dans cette scène et que l’on a l’impression de voir une photographie de famille avec la sœur au bras de sa mère, le père derrière elle qui a un geste affectueux pour son épouse : « Thérèse avait quitté sa place pour aller vers elle [Grete] et s’était accrochée à son bras, ce que Karl ne lui avait jamais vu faire. Le gérant se tenait debout, juste derrière la cuisinière en chef et repassait lentement du doigt le modeste petit col de dentelle qu’elle portait et qui avait fait un léger pli. » Et comment expliquer autrement la manière dont Grete se confie à Thérèse (« Dis moi, Thérèse, ai-je négligé, à ton avis, de faire quoi que ce soit pour lui ? ») ? Même le narrateur dit sa surprise, comme pour attirer l’attention du lecteur sur la nature réelle (ou cachée) de la scène à laquelle il assiste : « Comment Thérèse pouvait-elle le savoir ? Et de quoi servait-il que la cuisinière en chef se pardonnât publiquement ses omissions en adressant cette prière à la jeune fille par-devant ces deux messieurs. »
Lorsque, durant la même scène dans le bureau du gérant, Grete apprend que Karl a introduit Robinson dans le dortoir des grooms (ce qu’il ne nie pas), elle est alors convaincue de sa culpabilité et se montre affectée, comme une mère, par la situation : « Je ne saurais perdre si vite l’habitude de te tenir, au fond, pour un garçon sérieux », lui dit-elle. Puis, s’adressant à lui, comme une mère déçue : « Comment donc, Karl, as-tu bien pu me dissimuler toutes ces choses ? » Et comme Karl est mis à la porte sur-le-champ, elle veille encore à lui donner une adresse où il sera accueilli gratuitement pour la nuit : « Va tout de suite à la pension Brenner — tu y es allé déjà plusieurs fois avec Thérèse — on t’y recevra gratuitement avec cette recommandation — et, sans cesser de parler, la cuisinière en chef écrivit quelques lignes sur une carte de visite, à l’aide d’un porte-mine en or qu’elle avait tiré de sa blouse. — J’y ferai porter immédiatement ta cantine. Thérèse, cours au vestiaire des grooms et fais-lui sa malle tout de suite. » Elle continue en lui assurant son soutien, malgré le fait qu’elle le considère coupable : « Je ne t’abandonnerai pas, sache-le dès maintenant. Si tu t’inquiètes, que ce ne soit pas de ton avenir, mais bien plutôt des derniers événements. » Karl voudrait, comme Kafka à l’égard de sa mère, que Grete ne soit pas complice de l’accusation du gérant. Que lui importe le fait qu’elle le soutienne et essaie d’adoucir son sort ou d’arrondir les angles, si elle le croit coupable et ne lui rend donc pas justice : « N’es-tu pas heureux, dit Thérèse qui était restée près de lui, que tout se soit bien terminé ? — Oh si ! dit Karl en lui souriant, mais sans savoir pourquoi il devait être heureux qu’on le renvoyât comme un voleur. Les yeux de Thérèse resplendissaient de la plus pure joie, comme s’il lui était parfaitement indifférent que Karl eût commis un crime ou non et qu’il eût été jugé justement ou non, pourvu qu’il s’en tirât enfin, que ce fût avec honte ou honneur. »
Karl s’échappe enfin des mains du portier en chef qui cherche encore à « l’humilier » et quitte l’hôtel sans ses papiers d’identité, sans la carte de recommandation écrite par Grete et conscient du fait que « ce service des ascenseurs n’avait pas été le tremplin qu’il espérait pour se lancer vers une meilleure situation » mais que, « bien au contraire, il se trouvait beaucoup plus bas » et « avait frôlé la prison ».
« Chassé » de l’hôtel « pour incurie », Karl se retrouve pris dans le trio que constituent Brunelda (« dame riche et distinguée », cantatrice aux « insupportables caprices »), Delamarche (son amant entièrement dévoué qui s’occupe d’elle en permanence) et Robinson (le domestique non rémunéré, traité comme un esclave55, et même comme une bête, par Brunelda et Delamarche). Karl ne vit pas un rapport enchanté à Brunelda qui semble exercer un pouvoir d’ensorcellement sur Delamarche et Robinson. Alors qu’elle est présentée comme une femme énorme par le narrateur (elle a un « double menton » et « malgré toute la largeur du canapé, il n’y avait pas la moindre place près de Brunelda »), Delamarche et Robinson sont complètement sous son charme et la trouvent d’une beauté incomparable. Robinson parle d’elle comme d’une « cantatrice splendide », puis décrit la cantatrice, lors de sa première rencontre avec elle, de la manière suivante : « Mais qu’elle était belle, Rossmann ! Elle avait une robe toute blanche et une belle ombrelle rouge. À la croquer, elle était, à la boire ! Non, ce qu’elle pouvait être belle, cette femme ! Ah ! grands dieux ! qu’elle était jolie ! Dis-moi comment il peut se faire qu’il y ait vraiment une femme comme ça ? » Il semble bien ici que Kafka laisse entendre qu’il existe un lien entre son statut de cantatrice et sa beauté, voire sa puissance érotique. Quelques mois avant l’écriture de son roman, dans une lettre datée du 17 juillet 1912, Kafka racontait à Max Brod qu’un docteur présent au sanatorium « a expliqué récemment que la respiration abdominale contribue à la croissance et à l’excitation des organes sexuels, c’est pourquoi les chanteuses d’opéra, étant limitées principalement à la respiration abdominale, sont tellement indécentes. »
On sait, par ailleurs, que Kafka était particulièrement sensible à l’écart entre la beauté des artistes en action et leur physique beaucoup plus commun lorsqu’il les observait en dehors de la scène. Il était conscient du charme engendré par la représentation et la performance et de ce que les artistes sur scène paraissent toujours plus beaux qu’ils ne le sont en vérité, du fait qu’ils soient distingués du commun. Ainsi, Kafka écrit dans son journal en 1909 au sujet d’une danseuse prénommée Eduardowa qu’elle n’est « pas aussi jolie en plein air que sur scène ». Puis, le 19 novembre 1911, il note, à propos d’une jeune actrice qui passe sous ses yeux avant la représentation, l’écart entre son apparence physique pas très reluisante (il remarque à propos de son dos « complètement nu » le fait que « la peau n’en est pas très nette » et qu’« elle a même une ecchymose, grosse comme un bouton de porte et écorchée au-dessus de la hanche droite ») et la forte impression qu’elle lui fait « une fois qu’elle est sur scène, qu’elle se tourne et montre son visage pur ». Et le 6 janvier 1912, Kafka raconte une fois encore dans son journal les conditions scéniques d’enchantement à propos d’une chanteuse du nom de Mme Klug : « Mais c’est seulement quand elle a chanté sa première chanson que j’ai été entièrement sous son charme ; après, j’ai noué la relation la plus intense avec chaque petit détail de sa personne, avec ses bras étendus et ses doigts qui claquent pour accompagner le chant, avec ses cheveux serrés en boucles fermes sur les tempes, avec sa mince chemise qui passe sous son gilet, plate et innocente, avec sa lèvre inférieure qui se retrousse tout à coup en savourant l’effet d’un bon mot (“Voyez-vous, je parle toutes les langues, mais en yiddish”), avec ses petits pieds gras qui, dans leur bas blancs épais, se laissent comprimer par la chaussure jusque derrière les orteils. » Mais au fond, c’est toujours la même sensibilité à décrypter les effets du pouvoir sur les dominés qui lui fait scruter l’effet de la scène et de la performance sur le spectateur. C’est le pouvoir symbolique de la représentation et de la performance artistique qui envoûte, enchante, attire le spectateur en embellissant à ses yeux la beauté ou le charme de l’artiste (comédienne, chanteuse ou danseuse). Or, il se trouve que Karl n’a jamais eu l’occasion d’entendre chanter Brunelda, les voisins d’immeuble lui ayant interdit le chant. N’ayant d’elle qu’une vision hors scène et hors chant, il ne peut donc être charmé par elle et ne voit plus chez elle que son obésité.
Karl apprend que la raison de la venue de Robinson à l’Hôtel Occidental était liée à un besoin de « valet de chambre » supplémentaire pour Brunelda. Delamarche pensait que Karl pourrait faire l’affaire et c’est pour cela qu’il avait envoyé Robinson (domestique usé par le travail) le chercher. Comme Robinson, il est maltraité, réduit à dormir par terre dans la chambre (« Alors couche-toi quelque part » lui dit Delamarche comme s’il s’adressait à un chien) ou à passer des heures sur le balcon avec Robinson pour ne pas déranger Brunelda (il n’a pas le droit d’entrer tant qu’on ne le sonne pas).
Robinson mange sur le balcon des victuailles qu’il a mises de côté et dont la fraîcheur est plus que douteuse (« la moitié d’une saucisse toute noire […], une boîte de sardines ouverte mais encore bien garnie, et débordante d’huile, et une quantité de bonbons, écrasés pour la plupart qui s’étaient collés en boule »), se traîne comme un animal (Karl le voit « s’avancer sur le ventre ») pour sortir cette nourriture de dessous un fauteuil et exprime lui-même ce que la scène suggère, à savoir le fait que, traité comme une bête, il finit par se comporter comme une bête : « Tu vois, Rossmann, voilà comment il faut garder ici son repas si l’on ne veut pas mourir de faim. Je suis complètement mis de côté. Et quand on est toujours traité comme un chien, on finit par penser qu’on en est vraiment un. » Il a même reçu des « coups de fouet sur la figure » donnés par Delamarche, à la demande de Brunelda et, depuis qu’il est fatigué, « passe la plupart du temps accroupi dans un coin de la chambre » comme un animal blessé56. Karl lui demande pourquoi il reste avec Delamarche et Brunelda « si on le traite de cette façon ». Mais Robinson n’imagine même pas qu’il lui soit possible de faire autrement, de forcer le destin et de quitter ses patrons tortionnaires : « Excuse-moi, Rossmann, répondit Robinson, mais tu poses des questions bien bêtes. Tu resteras bien toi aussi, et même si on te traite plus mal. D’ailleurs on ne me traite pas si mal. » Interprétant comme une marque d’attention à son égard de la part de Brunelda ce qui n’est qu’une incroyable exploitation, il trouve « gentil » le fait qu’elle lui demande de s’occuper seul de tout son déménagement au prix de sa santé : « Si l’on avait pris quelques déménageurs pour le transport tout aurait été vite fini, mais Brunelda ne voulait en confier le soin à personne d’autre que moi. C’était très gentil, mais à ce moment-là j’ai gâché ma santé pour toute mon existence ; et qu’avais-je d’autre que ma santé ? » En esclave accompli, il est prêt à « travailler tant que ça ira » et à « se coucher pour mourir » quand il sera au bout de ses forces.
Karl, lui, entend résister en énonçant explicitement le principe que Kafka ne cesse de mettre en scène dans nombre de ses textes, à savoir que la domination ne fonctionne objectivement qu’avec la complicité des dominés : « Vraiment, dit Karl, mais ces prescriptions sont faites pour toi, elles ne me visent pas encore nécessairement. Elles ne s’adressent d’ailleurs qu’à ceux qui veulent bien se laisser faire » (spm). Il pense même qu’« on ne peut obliger personne à accepter une situation », qu’« en comparaison de la situation qu’on lui destinait, n’importe quel travail lui aurait semblé bon » et qu’« il aurait même préféré à la situation de Robinson les pires misères du chômage ». Il tente donc de partir de l’appartement, mais il en est physiquement empêché par Brunelda d’abord, puis par Delamarche : « C’est bien simple, dit Karl [à l’étudiant qui vit dans l’appartement d’à côté et avec qui il communique sur le balcon], Delamarche veut faire de moi son domestique et moi je ne veux pas. J’aurais tenu à partir dès ce soir. Il a voulu m’en empêcher, il a fermé la porte, j’ai essayé de l’ouvrir quand même, et on en est venus aux coups. Je suis très malheureux d’être encore là. » Karl veut donc quitter cette place d’esclave mais rêverait néanmoins d’avoir un poste d’employé de bureau. Pour cela, il serait toutefois prêt, comme il l’a fait durant son temps à l’Hôtel Occidental, à se livrer corps et âme à l’entreprise qui l’embaucherait et à faire preuve de la plus grande docilité : « S’il le fallait, il y consacrerait ses nuits, ce qu’on exigerait de lui de toute façon au début, vu les lacunes de son éducation commerciale. Il ne penserait qu’à l’intérêt de la maison qu’il devrait servir et accepterait toutes les besognes, même celles que les autres employés refuseraient comme indignes d’eux. » Quand on croit que Karl peut trouver la force de résister à cette mise en esclavage, non seulement Kafka s’empresse de mettre des obstacles sur le chemin de sa libération, mais il montre que Karl ne veut sortir de son état de domesticité que pour pouvoir retourner à un état d’exploitation.
Parvenu malgré tout à sortir de l’enfer du trio Brunelda-Delamarche-Robinson57, il est attiré par une publicité pour un recrutement au sein du théâtre d’Oklahoma : « Le grand théâtre d’Oklahoma vous appelle ! Rêvez-vous de devenir artiste ? Venez ! Notre théâtre emploie tout le monde et met chacun à sa place. » Ce théâtre où chacun peut trouver sa place, celle qui lui convient parce qu’on respecte la singularité de tous, n’est pas, comme le suggérait Claude David, « la vie elle-même58 », mais bien la métaphore du monde de la création. Si le « plus grand théâtre du monde » était une « image de la vie », que représenteraient alors les différents épisodes précédant l’entrée dans le théâtre ? C’est donc bien d’un domaine particulier de la vie qu’il s’agit ; domaine que Kafka décrit comme un lieu idéal où Karl espère enfin trouver sa place. C’est, en tout cas, une intention qui est confirmée par le témoignage de Max Brod rappelant, dans sa postface à la première édition, que Kafka lui avait confié que « son jeune héros retrouverait dans ce théâtre, “presque illimité”, comme dans un enchantement paradisiaque, une profession, la liberté, une certitude dans la vie, peut-être même son pays natal et ses parents ».
Tout est là pour indiquer que ce théâtre est bien le monde de la création :
— le faible nombre des candidats qui se sentent concernés par l’appel du théâtre, tout le monde n’étant pas appelé par la vocation59 ;
— le fait que les personnes qui se présentent et sont embauchées soient souvent des personnes mal insérées socialement, marginales, suspectes aux yeux des gens « normaux », le monde de l’art accueillant à bras ouverts les parias de toute nature (« Que de sans-le-sou et de gens suspects se trouvaient rassemblés ici, qu’on avait reçus comme des rois ! ») ;
— le fait que le salaire ne soit pas mentionné et que ceux qui se présentent aux sélections ne s’en soucient guère, le monde artistique étant ce monde de l’économie inversée, pour emprunter les termes de Pierre Bourdieu, où l’on a intérêt au désintéressement et où l’on peut consacrer sa vie à une entreprise bien peu rémunératrice60 ;
— l’absence de guide donnant des renseignements à l’entrée du théâtre, comme dans l’art où personne n’oblige quiconque à s’engager dans un processus créatif et où chacun doit trouver seul sa propre voie61 ;
— la présentation ironique de la drôle de sélection et de bureaucratie que nous donne à voir Kafka : tous ceux qui se présentent spontanément sont pris62, de même que tous ceux qui sentent la nécessité de créer peuvent le faire sans diplôme ni autorisation ; par exemple, les employés derrière les guichets ne s’inquiètent pas du fait que Karl n’ait pas de papiers d’identité et la bureaucratie en question permet à un subordonné de prendre une décision en contradiction avec celle de son supérieur (Kafka indiquant par là que l’on n’est pas réellement dans un univers bureaucratique) ;
— le souci d’établir la vérité sur soi (sur ce que l’on est) avant d’entrer dans le théâtre et d’y trouver la place qui correspond le mieux à ce que l’on est, car, pour Kafka, l’art exigeait des artistes qu’ils soient honnêtes avec eux-mêmes et qu’ils créent avec le souci d’une certaine vérité sur eux-mêmes ;
— le respect de la singularité individuelle (« pour éviter l’ennui de l’uniformité », les femmes déguisées en anges, qui sont à l’entrée du théâtre, sont sur des piédestaux de hauteur variable et soufflent chacune à leur manière dans une trompette) qui est l’une des marques distinctives de l’activité artistique au XXe siècle.
Le roman reste inachevé et l’on ne sait pas si cette fin d’histoire heureuse aurait été maintenue. Le théâtre semble représenter un lieu idéal, mais rien ne permet de savoir si Kafka n’aurait pas pu mettre en scène, une fois de plus, un héros en proie à la déception et aux doutes. Si Kafka plaçait la littérature au-dessus de tout dans sa vie, il n’en doutait pas moins régulièrement du sens et des effets positifs de cette « compensation artificielle et pitoyable » (Journal, 21 janvier 1922). Dans ce chapitre conclusif, le théâtre est volontairement présenté comme une sorte de petit paradis où les « nouveaux embauchés » sont tous « joyeux et plein d’entrain » et mangent et boivent à volonté. Mais un tel bonheur laisse présager un rebondissement ou une chute moins paradisiaque. Le 30 septembre 1915 d’ailleurs, Kafka écrit dans son journal : « Rossmann et K., l’innocent et le coupable, tous deux finalement punis de mort sans distinction, l’innocent d’une main plus légère, plutôt mis à l’écart qu’abattu. » Comparant les héros de ses deux premiers romans (L’Amérique et Le Procès), il note ce qui les sépare et ce qui les rapproche. Sur le premier point, Karl n’éprouve aucun sentiment de culpabilité tandis que Joseph K., qui est objectivement innocent, vit en permanence dans la culpabilité et la volonté de se justifier. Sur le second point, ils partagent tous les deux une fin fatale : Joseph K. exécuté avec un couteau de boucher et Karl marginalisé, « mis à l’écart ». Kafka avait donc bien (aussi ?) dans l’idée de conclure son premier roman sur une fin plus pessimiste que celle sur laquelle il s’est arrêté.
Dans cette nouvelle devenue célèbre63 qui préfigure par sa problématique autant Le Procès que Le Château, Kafka utilise encore la figure du scientifique qui est en « voyage d’étude » dans une colonie pénitentiaire (« un grand savant d’Occident »). Cela lui permet d’introduire un regard quasi ethnographique, extérieur à la vie de la société qu’il observe (« il ne faisait pas partie de la colonie pénitentiaire, il n’était pas citoyen de l’État auquel elle appartenait »). C’est évidemment le genre de regard qu’il entendait porter, grâce à la littérature, sur sa vie et avec l’aide duquel il voulait atteindre un peu plus de vérité sur le monde où il vivait. Le fait que, comme les critiques ont été nombreux à le souligner, Kafka quitte le point de vue du héros qu’il avait le plus souvent adopté jusque-là pour observer et dire le monde à partir du regard d’un « voyageur » n’est pas une décision purement stylistique : c’est une manière pour lui de prendre de la distance ou une manifestation de cette distance à l’égard de la globalité du système d’oppression qui met en relation d’interdépendance oppresseurs, aides à l’oppresseur et opprimés. Le personnage central de la nouvelle, à partir duquel Kafka considère toute cette histoire, n’est pas le condamné soumis (celui auquel Kafka s’identifie au moins en partie) mais le spectateur d’une exécution. Un spectateur qui assiste même à la mort du commandant-bourreau (un analogon de Hermann Kafka). Le choix d’un autre type de focalisation, l’adoption d’un regard d’étranger et étranger au système (le regard de celui qui n’a pas intériorisé les attentes implicites du système, attentes déterminées en fonction de la position occupée dans le système), est donc surtout un gain d’objectivation de la situation et un passage du point de vue d’un héros-dominé, victime de l’oppression, au point de vue de celui qui n’est pas pris (et ne l’a jamais été) dans le système d’oppression. Cela marque en fait un progrès — accompli grâce au travail de création littéraire et grâce aussi aux nombreuses lectures qui l’accompagnent — dans la prise de distance et l’objectivation de son expérience, et, mieux encore, des conditions plus globales de possibilité de son expérience.
Le savant a été invité par le Commandant de la colonie à assister à une exécution capitale, celle d’un « soldat condamné pour désobéissance et outrages à son supérieur ». Cette exécution s’opère selon des « procédures » anciennes, celles qu’avait mises en place l’ancien Commandant aujourd’hui décédé et qui ne sont plus du goût du nouveau Commandant ; la présence du voyageur a pour but, à son insu, de contribuer à condamner un système injuste et barbare. Même le public, nombreux dans le passé, a désormais totalement déserté ce genre d’exhibition qui s’effectue donc en présence d’un officier, du voyageur extérieur à la colonie, d’un soldat et d’un condamné.
L’exécution s’effectue à l’aide d’une machine techniquement très sophistiquée, invention de l’ancien Commandant, et sous la surveillance d’un officier admiratif du pouvoir passé, et qui est très attaché à cette machine et aux procédures sur lesquelles elle repose (il est « l’unique représentant de l’héritage de l’ancien Commandant »). C’est toute une organisation sociale et politique, et notamment une forme d’exercice du pouvoir et de la justice qu’avait mises en place ce Commandant, qui est objectivée dans cette machine de torture64 : « Je n’exagère pas, explique l’officier au voyageur, en disant que toute l’organisation de la colonie pénitentiaire est son œuvre. Nous autres, ses amis, nous savions déjà au moment de sa mort que l’organisation de la colonie est un ensemble si cohérent que son successeur, eût-il mille projets en tête, ne pourrait rien changer au système ancien, tout au moins pendant un grand nombre d’années. » Mais cette machine à torturer sert surtout, pour Kafka, à objectiver tout un processus psychique de torture de soi65. Procédé de fabrication kafkaïen par excellence que cette matérialisation de ce qui n’est à l’origine qu’une image. L’histoire conçue autour de cette machine de torture ne fait au fond qu’exploiter les potentialités d’une expression ordinaire comme : « Je ne cesse de me torturer. »
Le condamné est présenté comme quelqu’un qui est totalement dépassé par les événements, pas très conscient de ce qui lui arrive (« un homme à l’air hébété »), et très docile (« Le condamné avait d’ailleurs l’air si servilement soumis qu’il semblait qu’on aurait pu le laisser courir en liberté sur les pentes et qu’il aurait suffi d’un coup de sifflet au commencement de l’exécution pour le faire revenir »). De plus, cherchant à comprendre les explications que fournit l’officier au voyageur concernant le fonctionnement des procédures et de la machine, il ne peut les comprendre car les deux hommes parlent en français. Le personnage du condamné, que l’observateur étranger décrit avec misérabilisme, est de toute évidence une manière pour Kafka de figurer ce qu’il a été lui-même en tant que dominé dans un rapport de domination familial. En octobre 1916, son éditeur Kurt Wolff refuse la publication de la nouvelle et parle du « caractère pénible de l’histoire ». Kafka lui répond, le 11 octobre 1916, d’une manière telle que le caractère autobiographique du texte ne fait aucun doute : « Votre critique du caractère pénible de l’histoire concorde tout à fait avec mon opinion, opinion que j’ai semblablement, il est vrai, sur presque tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent. Notez-le, combien peu de choses de moi sont exemptes de ce trait pénible sous une forme ou sous une autre ! J’ajouterai seulement, pour vous faire comprendre ce dernier récit, qu’il n’est pas le seul à être pénible, mais que notre temps en général et le mien en particulier sont fort pénibles également, le mien même depuis plus longtemps que le temps de tous. »
Mais Kafka laisse entendre aussi en parlant de « notre temps en général » que le récit pourrait aussi avoir un lien avec des réalités de l’époque. L’interprétation sociologique qui privilégie les cadres sociaux de l’expérience de l’auteur — et en l’occurrence les effets de ses socialisations familiale, scolaire, professionnelle, etc. — n’interdit pas de voir, bien au contraire, en quoi La Colonie pénitentiaire peut être, en même temps qu’une réflexion sur soi-même ou, plus précisément, sur les expériences et relations sociales constitutives de son être social, une réflexion critique sur le colonialisme, comme le suggère Margaret Kohn66. Mais la lecture exclusivement politique de cette nouvelle (ou même de toute l’œuvre de Kafka) place la charrue avant les bœufs et oublie de se demander ce qui est au principe de l’intérêt que Kafka pouvait avoir pour certains textes politiques (mais aussi religieux, philosophiques, biographiques, etc.). Ce sont les mêmes attentes et les mêmes cadres problématiques que Kafka engage dans ses lectures et dans son écriture et l’on ne peut faire l’économie de l’étude de ces cadres en établissant un lien direct entre son intérêt pour la critique du colonialisme67 (ou, ailleurs, pour le socialisme, l’anarchisme, l’Ancien Testament ou les réflexions de Kierkegaard) et les scènes qui composent ses histoires.
Si le condamné n’est pas en mesure de comprendre ce qui se passe, c’est tout le système judiciaire qui repose sur son ignorance. Non seulement le condamné ne sait pas de quoi on l’accuse, mais il ne sait pas même vraiment qu’il est condamné, et il est censé apprendre — difficilement comme on le verra — les raisons de son exécution juste avant de mourir, après avoir souffert dans sa chair de l’inscription de la règle qu’il n’a pas respectée : « Au moyen de la herse, on inscrit sur le corps du condamné le commandement qu’il a enfreint. En ce qui concerne par exemple ce condamné-là — l’officier désigna l’homme du doigt — on va lui écrire sur le corps : Respecte ton supérieur ! »68 Il n’y a donc pas de procès, pas de défense (le condamné ne connaît pas le verdict : « Il serait inutile de le lui faire connaître, puisqu’il va l’apprendre dans sa propre chair ») et le temps du verdict se confond avec le temps de l’exécution (entre la dénonciation du soldat par son capitaine et le moment de l’exécution, une heure seulement s’est écoulée). Il aura suffi qu’un supérieur se plaigne auprès de l’officier pour que ce dernier, qui exerce « les fonctions de juge », décide de l’exécution sur-le-champ : « Le principe en vertu duquel je décide est que la faute est toujours hors de doute. » Tout cela paraît barbare aux yeux du lecteur habitué à un système judiciaire démocratique, transparent et équilibré, ainsi qu’à ceux du voyageur (« L’injustice de la procédure et le caractère inhumain de l’exécution étaient hors de doute » ; « “Je suis un adversaire de ces méthodes”, dit alors le voyageur ») et du nouveau Commandant « qui avait manifestement l’intention d’instituer, assez lentement à vrai dire, une nouvelle procédure ». Mais l’officier, en revanche, tient ces choses pour « évidentes » (« “Il n’a pas eu l’occasion de se défendre”, dit l’officier en portant ses regards de côté, comme s’il se parlait à lui-même et voulait éviter d’humilier le voyageur en lui exposant des choses aussi évidentes »). Offrir la possibilité à l’accusé de se défendre, ce serait prendre le risque qu’il « mente » et que l’exécution soit retardée, puisque la culpabilité ne fait aucun doute. Dans La Colonie pénitentiaire comme dans Le Procès (1914) ou dans Le Château, le pouvoir part du principe que la faute est toujours certaine et qu’il ne peut jamais commettre d’erreur. L’infaillibilité du pouvoir est consubstantielle au pouvoir tyrannique, absolu.
Et pour compléter le tableau de la procédure, le verdict qui s’inscrit sur le corps du condamné est quasiment indéchiffrable. Lorsque l’officier donne à lire l’inscription au voyageur, il ne parvient pas à la comprendre. L’officier maintient que le message « est pourtant clair » mais qu’« il faut du temps pour la lire ». C’est donc en souffrant dans sa chair et en s’efforçant longuement de déchiffrer le verdict qui s’inscrit sur son corps, toujours de plus en plus profondément, que le condamné va apprendre, avec un peu de temps, ce qu’on lui reproche. Mais alors qu’il est parvenu à déchiffrer le message, il meurt69. Au total, l’exécution dure douze heures, et il faut attendre la sixième heure pour que « l’homme commence seulement à déchiffrer l’inscription », non pas « avec ses yeux » (il n’est pas en position de pouvoir la voir), mais « avec ses plaies ». Il lui faut six heures supplémentaires pour tout déchiffrer. « Mais, à ce moment, explique l’officier au voyageur, la herse l’embroche complètement et le jette dans la fosse où il s’effondre bruyamment sur l’eau sanguinolente et sur l’ouate. La justice a fait son œuvre ; nous n’avons plus qu’à enterrer le corps, le soldat et moi. »
Cinq ans avant sa Lettre au père qui explicitera sur un mode moins métaphorique les mêmes mécanismes socio-psychiques, Kafka fait ici travailler l’un des problèmes centraux de son existence : le fait de s’être toujours senti coupable, sans avoir jamais su exactement ce qu’on lui reprochait et de quoi il était accusé, mais en souffrant dans sa chair d’un jugement négatif (essentiellement paternel) intériorisé. Kafka rend compte ici de la somatisation du rapport de domination qui fait que le dominé ressent dans son corps le regard stigmatisant, condamnatoire que le dominant porte sur lui. Il apprend à déchiffrer, peu à peu, ce qui lui est reproché en souffrant dans sa chair (tout d’abord « le condamné continue à vivre à peu près comme par le passé, à ceci près qu’il souffre »), commence à y parvenir arrivé au milieu de son existence (« Mais quelle paix s’établit alors dans l’homme, à la sixième heure ! L’esprit vient alors aux plus stupides »), mais au moment où il le découvre, il est parvenu à la fin de sa vie. Comme dans Lors de la construction de la muraille de Chine où les enfants sont préparés très tôt à répondre aux injonctions du pouvoir, Kafka entend souligner le fait qu’une telle organisation des relations d’autorité fonctionne aussi comme une méthode d’éducation, qui est donnée en exemple aux enfants. Ceux-ci avaient dans le passé l’habitude d’assister aux exécutions : « Le Commandant [l’ancien], dans sa sagesse, avait prescrit de donner avant tout priorité aux enfants ; […] il m’est arrivé souvent d’être accroupi, avec, à droite et à gauche, deux petits enfants dans les bras. Comme nous étions tous là, à recueillir l’expression d’extase sur le visage du torturé. »
En évoquant un Commandant plus moderne, entouré de dames bienveillantes pour les condamnés, tenté par la réforme du système dans le sens d’une justice moins arbitraire et moins brutale (« la tendance à la douceur »), Kafka semble dire que des rapports sociaux moins violents, moins arbitraires et plus justes ne peuvent manquer de s’instaurer. L’insistance de Kafka sur l’importance des femmes dans ce nouvel état plus euphémisé et plus doux des relations sociales rejoint son image de la femme (et notamment celle de sa mère) comme figure apaisante, pacifique, douce, conciliatrice. Dans sa Lettre au père, écrite environ cinq ans plus tard, Kafka parle de sa mère comme d’une personne « infiniment bonne » pour lui, qui le « gâtait », le « protégeait », avait des « paroles raisonnables » et « intercédait en sa faveur » auprès de son père. Mais on peut noter, à l’inverse, que ces dames si douces participent malgré tout du système de domination et, contribuant à le rendre plus supportable, lui donnent la possibilité de perdurer sous d’autres formes. Cet aspect-là du rôle des femmes sera d’ailleurs aussi présent dans la Lettre, Kafka analysant la fonction ambiguë remplie par sa mère dans un système de domination où le père occupe la place centrale. « Sans le savoir, écrit Kafka à propos de sa propre mère, elle jouait le rôle du rabatteur à la chasse. »
Après que le voyageur a signifié à l’officier tout le mal qu’il pensait de cette procédure, ce dernier libère le condamné et se place lui-même sous la machine qui est censée inscrire sur son corps « Sois juste »70. Mais elle se dérègle et le tue dans d’atroces souffrances. Ainsi, le dernier représentant et défenseur de ce système est tué par la machine qui, elle-même, se désarticule et se brise. On a là sans doute chez Kafka l’espoir exprimé de voir advenir un autre ordre de relations humaines. Contrairement à l’image que l’on a de lui comme un auteur fondamentalement pessimiste, certains de ses textes, dont cette Colonie pénitentiaire, ouvrent sur la possibilité d’un avenir qui n’est, certes, pas idyllique (un mode d’exercice du pouvoir cède la place à l’autre plus adapté aux conditions modernes de vie, mais on n’assiste pas à une sortie de toute relation de pouvoir), mais certainement moins sombre. Kafka se sert de son œuvre littéraire pour expérimenter le monde et envisager les solutions ou les « issues » possibles.