Le Procès (1914)

Dès la première phrase du roman71, le lecteur est au fait que Joseph K., fondé de pouvoir dans une banque, fonctionnaire sérieux et ponctuel, est innocent (« On avait sûrement calomnié Joseph K., car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin »). On arrête donc un innocent sans lui dire de quoi il est coupable (le peintre Titorelli dira même à Joseph K. « qu’une fois l’accusation portée le tribunal est fermement convaincu de la culpabilité de l’accusé »). Erreur judiciaire, critique de l’arbitraire bureaucratique et de l’absurdité de son fonctionnement ? Ce pourrait être cela — et la connaissance du monde social réel rend possible une telle lecture — si le procès était un vrai procès et que les fonctionnaires de justice chargés de faire fonctionner la machine judiciaire étaient de vrais fonctionnaires. Mais il n’en est rien. D’ailleurs Kafka désamorce lui-même une telle lecture (ce qui n’a pas empêché de nombreux lecteurs, parmi les plus érudits, de s’y livrer) via les questions de Joseph K. qui s’interroge sur la nature exacte des « inspecteurs » venant l’arrêter alors qu’il vit dans un État de droit : « Quels hommes étaient-ce donc là ? De quoi parlaient-ils ? À quel service appartenaient-ils ? K. vivait pourtant dans un État constitutionnel. La paix régnait partout ! Les lois étaient respectées ! Qui osait là lui tomber dessus dans sa maison ? » État institutionnel et état de paix étant posés comme une évidence, l’objectif de Kafka n’est donc pas de dénoncer l’arbitraire bureaucratique, politique ou judiciaire72.

Dans sa Lettre au père, Kafka établit un lien entre l’histoire de ses relations avec son père et l’écriture du Procès. Évoquant la conclusion du livre, il écrit : « Il me suffit d’ailleurs de rappeler des choses révolues : par ta faute, j’avais perdu toute confiance en moi, j’avais gagné en échange un infini sentiment de culpabilité (en souvenir de cette infinité, j’ai écrit fort justement un jour au sujet de quelqu’un : “Il craint que la honte ne lui survive”). » Cette remarque signifie que c’est bien en deçà des correspondances plus ou moins directes entre des personnes réelles et des personnages fictionnels ou entre des événements réels et des événements fictionnels que se joue — au moins chez un écrivain comme Kafka — le processus de transposition des expériences socialisatrices en scènes ou intrigues littéraires. De la longue relation avec son père, il conserve essentiellement le sentiment de culpabilité et le processus indissociablement psychique et social qui conduit un individu donné à se comporter tel qu’il le fait étant donné la culpabilité qu’il a intériorisée.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Kafka avait projeté d’introduire son roman par une dispute entre Joseph K. et son père73. En effaçant finalement toute trace paternelle (Joseph K. est finalement présenté comme ayant été très tôt orphelin de père), Kafka non seulement fait un pas de plus vers la sublimation littéraire de ses expériences personnelles (par rapport au Verdict ou à La Métamorphose où les figures du père, de la mère et même, dans le second cas, de la sœur sont présentes ou évoquées), mais il veut dépersonnaliser ou départiculariser les problèmes qu’il essaie d’éclaircir à travers les différentes scènes qui composent le roman74. En opérant de la sorte et en construisant un roman débarrassé de toute anecdote et de tout détail réaliste sur les personnages (on ne sait pas, par exemple, à quoi ressemble Joseph K.75 ; pas plus qu’on ne connaît son histoire personnelle), un roman qui ne propose pas vraiment une histoire classique avec des étapes, et notamment des crises, par lesquelles passerait le personnage principal et les évolutions qui en découleraient (on pourrait dire que dans Le Procès il y a bien un début et un dénouement, mais pas vraiment une suite d’événements ou d’intrigues qui mènerait narrativement de l’un à l’autre), Kafka tend presque vers le roman d’analyse. Chaque chapitre ou chaque scène est l’occasion de reposer inlassablement les mêmes questions ou de faire apparaître les mêmes mécanismes ou les mêmes logiques76.

Si dans L’Amérique Kafka fait intentionnellement varier les situations de domination et de rapports de force entre les différents personnages, dans Le Procès il resserre son propos et présente, avec intensité et profondeur, le monde vu à travers les yeux d’un personnage, Joseph K., qui vit un sentiment de culpabilité permanent et essaie vainement de comprendre ce qu’on lui reproche et quelle est la faute qu’il aurait bien pu commettre. Tout se passe comme si, après avoir balayé l’étendue des rapports de domination, Kafka se concentrait sur la description dense de l’univers mental du dominé, victime de son rapport dominé au dominant. Kafka objectivera en 1919, dans sa Lettre au père, le comportement paternel comme un comportement tyrannique qui ne repose pas sur des règles explicites, connaissables et maîtrisables, mais sur l’arbitraire le plus pur. Comme Joseph K., qui se demande bien quelle loi il a pu enfreindre pour être arrêté et quelle faute il a pu commettre (« Je ne connais pas cette loi, dit K. » ; « je suis accusé sans pouvoir arriver à trouver la moindre faute qu’on puisse me reprocher » ; « les procédés de notre justice exigent naturellement que l’on soit condamné non seulement innocent mais encore sans connaître la loi ») et « quelle est l’autorité qui dirige le procès », Kafka se sent coupable en toute innocence (« diabolique en toute innocence », selon sa propre expression), c’est-à-dire sans jamais savoir ce qu’il a mal fait et sans pouvoir, du même coup, se justifier ou se défendre (« La défense n’est pas, en effet, disait encore Me Huld, expressément permise par la loi ; la loi la souffre seulement, et on se demande même si le paragraphe du Code qui semble la tolérer la tolère réellement »)77.

Dans Le Procès, les gardiens, Franz et Willem sont dans l’incapacité de répondre aux questions que leur pose Joseph K. et ne sont en contact avec « les autorités » que « par les grades inférieurs ». Même le vieil avocat Huld, « avocat des pauvres », qui est censé conseiller Joseph K., ne fait qu’évoquer des instances supérieures et obscures avec lesquelles il n’a jamais été en contact. Il n’en sait en définitive pas plus que lui sur le chef d’accusation ou sur l’instruction en cours et lui explique que c’est seulement à partir des « questions que l’on pose à l’inculpé » lors des interrogatoires qu’il a une petite chance « de distinguer ou de deviner les divers chefs d’accusation et les motifs sur lesquels ils s’appuyaient ». L’« ultime instance » (nom par lequel Kafka désignait la figure paternelle dans sa Lettre au père) est inatteignable. Mais Kafka écrit aussi que les « fonctionnaires de justice » (son père), caractérisés par une « irritabilité » qui se manifeste « souvent à l’endroit des accusés de la façon la plus blessante », ont « beaucoup à apprendre des avocats » de la défense (de lui).

Comme à son habitude, Kafka se sert d’une métaphore — ici, la métaphore judiciaire du « procès » et du « tribunal » — qu’il littéralise78. Il ne dit pas explicitement que ce qu’il vit ressemble à un procès permanent ou que sa vie sociale et subjective est comparable à un tribunal, mais raconte une histoire de procès et de tribunal d’une manière tellement étrange — de quel genre peut bien être l’arrestation de Joseph K. pour le laisser libre d’aller au travail et de vaquer à ses activités ordinaires79 ? — que le lecteur est obligé de se dire qu’il n’a sans doute pas affaire à un tribunal ou à un procès réel80. Dans la Lettre à son père, Kafka parlera du « terrible procès qui est en suspens » entre lui et ses enfants, ne laissant aucun doute plané sur ce dont traite Le Procès débuté cinq ans auparavant et laissé inachevé. Il exploite les ressources et les potentialités d’une scène judiciaire qu’il connaît bien en tant que docteur en droit et conseiller juridique d’une compagnie d’assurances pour objectiver ses expériences81, à la fois extérieures (les rapports qu’il entretient avec les personnes de son entourage et leurs jugements) et intérieures (le tribunal intérieur). L’ensemble des personnages et des scènes renvoie donc parfois à des scènes extérieures entre personnes différentes, mais le plus souvent à des scènes intérieures entre des tendances ou des pulsions internes propres à Kafka (les personnages étant, en quelque sorte, les représentants de ses différentes tendances internes).

Ainsi, ce n’est pas un hasard si Kafka s’amuse à appeler Franz l’un des deux gardiens qui viennent l’arrêter, s’il établit un lien non explicite de complicité entre ces deux gardiens et Joseph K. (les deux inspecteurs « devenaient presque tristes chaque fois que K. criait »), ou bien s’il présente les deux bourreaux du chapitre conclusif comme étant presque soudés au corps de Joseph K.82, donnant à penser que les bourreaux en question ne sont que des parties de lui-même et que l’exécution finale est une autopunition83 : « Aussitôt la porte franchie, ils s’accrochèrent à ses bras de la plus bizarre façon : K. ne s’était encore jamais promené ainsi avec personne. Ils collaient leurs épaules par-derrière contre les siennes, et, au lieu de lui donner le bras, enlaçaient ceux de K. dans toute leur longueur en lui maintenant les mains en bas par une prise irrésistible qui était le fruit d’un long entraînement. K. marchait entre eux tout raide ; ils formaient maintenant à eux trois un tel bloc qu’on n’aurait pu écraser l’un d’entre eux sans anéantir les deux autres. Ils réalisaient une cohésion qu’on ne peut guère obtenir en général qu’avec de la matière morte. » Par ailleurs, avec l’épisode où Franz et Willem, dans un cabinet de débarras de la banque, sont fouettés par un bourreau vêtu de cuir noir parce que Joseph K. s’était plaint de leur comportement (la plainte n’avait aucun caractère officiel, mais les deux gardiens étant des sortes de représentants de tendances internes à l’auteur, il y a comme une communication silencieuse et souterraine immédiate entre Joseph K., les autorités qui ont décidé de les faire fouetter, le bourreau et les gardiens), Kafka met en scène ses propres tendances à l’autopunition et au combat entre tendances internes contraires84.

Joseph K. est, à l’image de Kafka empêtré dans ses peurs, son autodénigrement, son indécision et son sentiment de culpabilité engendrés dans le cadre de ses relations avec son père, hanté par « son procès » qui prend le pas sur tout le reste, envahit ses pensées et pénètre dans tous les secteurs de son existence, des plus privés aux plus professionnels (au point que son travail à la banque s’en ressent et que le directeur adjoint en profite pour « s’approprier » ses clients, le concurrencer et le marginaliser85). Le procès devient une obsession et marque sa présence embarrassante partout où Joseph K. se trouve parce que le procès est autant une réalité qu’il porte en lui et qui caractérise son retour inquiet sur lui-même qu’une réalité décrivant ses relations avec les autres. Et comment faire sentir au lecteur cette envahissante présence obsessionnelle du procès sinon en faisant entrer les fonctionnaires de justice dans la sphère la plus intime du personnage ? Alors qu’il se lève tout juste, des hommes sont déjà là pour l’arrêter, mangent son petit déjeuner, volent ses vêtements et ne respectent aucunement sa sphère privée.

Parler de procès permet à Kafka non seulement de mettre au cœur de l’histoire la question de la culpabilité ou de la faute, mais aussi de faire apparaître son héros comme un personnage à la recherche de la vérité et de la justice. C’est lui qui s’enquiert des raisons de son arrestation et du procès qu’on lui intente. Le procès de Joseph K. est à la fois une réalité imposée de l’extérieur et le moyen par lequel Joseph K. vise à faire un peu de vérité sur lui-même, de même que Kafka est à la fois victime de la relation conflictuelle nouée avec son père (et, au-delà, avec le monde de ceux qui sont du côté des puissants) et en recherche littéraire d’une certaine vérité sur cette relation. D’ailleurs, devant la lenteur ou le laisser-aller de l’avocat Huld, Joseph K. ne décide-t-il pas de rédiger lui-même une requête ? La requête est au procès ce que les tentatives autobiographiques (dont la Lettre à son père), les notes dans le journal et les textes littéraires sont à la vie tourmentée de Kafka. Écrire pour comprendre et se justifier aux yeux de ses accusateurs, et tout d’abord de soi-même, voilà ce que cherchent à faire Joseph K. autant que son créateur : « L’idée de son procès ne le lâchait plus, il s’était déjà demandé souvent s’il ne serait pas bon de préparer un rapport écrit pour sa défense et de l’envoyer au tribunal : il y aurait exposé brièvement son existence en expliquant, à propos de tous les événements un peu importants qui lui étaient arrivés, les motifs qu’il avait eus d’agir comme il l’avait fait, et en jugeant ensuite ces motifs suivant ses opinions présentes ; il eût donné pour terminer les raisons de ce dernier jugement. » Et comme Kafka devant l’énormité de la tâche autobiographique (il est même question dans le roman d’une consultation des « archives judiciaires », un peu à l’image d’un retour vers les souvenirs d’enfance), Joseph K. se rend compte de la difficulté de l’entreprise : « Il était écrasé par la difficulté de rédiger la première requête. » À essayer de comprendre et de justifier son existence, il en oublie même de vivre. Dès lors, l’écriture de cette requête (ce « triste travail ») et le procès lui-même lui prennent tellement de temps que, comme Kafka dans la vie réelle, il envisage de demander un congé à sa banque pour pouvoir y consacrer tout son temps86.

Dans l’extrait suivant, on voit bien que la requête est en fait le travail d’écriture (effectué par Kafka chaque nuit ou durant des périodes de congé), qu’il comporte une dimension clairement autobiographique, avec la difficulté (soulignée dans la Lettre à son père) de se remémorer les expériences passées, et qu’il prend tout le temps et toutes les forces de son auteur qui y gâche en quelque sorte sa jeunesse et impliquerait presque de cesser toute activité professionnelle : « S’il n’arrivait pas à en trouver le temps au bureau, ce qui était très probable, il la rédigerait chez lui pendant la nuit. Si les nuits ne suffisaient pas il demanderait un congé ; l’essentiel était de ne pas prendre de demi-mesures, car c’était la pire méthode, non seulement en affaires mais toujours et partout. Cette requête constituait évidemment un travail presque interminable. Sans être d’un caractère inquiet, on pouvait facilement penser qu’il serait impossible de jamais la finir. Non par paresse ou par calcul (ces raisons ne pouvaient valoir que dans le cas de Me Huld), mais parce que, dans l’ignorance où l’on était de la nature de l’accusation et de tous ses prolongements, il fallait se rappeler sa vie jusque dans ses moindres détails, l’exposer dans tous ses replis, la discuter sous tous ses aspects. Et quel triste travail, pour comble ! Il était peut-être bon pour occuper l’esprit affaibli d’un retraité et l’aider à passer les longs jours. Mais maintenant que K. avait besoin de recueillir toutes ses forces cérébrales pour son travail, que chaque heure passait trop vite […] maintenant qu’il voulait jouir comme un jeune homme de ses courtes soirées et de ses brèves nuits, c’était maintenant qu’il devait se mettre à la rédaction de cette requête ! […] Une défense minutieuse — et nulle autre n’avait de sens — n’exigeait-elle pas nécessairement qu’il renonçât à tout travail ? »

La visite par Joseph K. des archives, comme le travail d’anamnèse que s’efforce de faire Kafka, est épuisant. Joseph K. se sent rapidement « fatigué », « oppressé », avec un sentiment de « vertige » et a peur de se perdre devant la multiplicité des chemins qui se présentent à lui. Une jeune fille lui explique qu’il est normal qu’il ressente un pareil « malaise » car « on éprouve presque toujours une crise de ce genre quand on met les pieds ici pour la première fois ». Elle le rassure toutefois en lui disant qu’avec l’habitude on supporte mieux les choses : « Mais on finit par s’habituer parfaitement à l’atmosphère de l’endroit. Quand vous reviendrez pour la deuxième ou la troisième fois, vous ne sentirez presque plus cette oppression ; ne vous trouvez-vous pas déjà mieux ? »

Lorsque Kafka parle dans son journal de son travail d’écriture, il souligne souvent l’épuisement qui est le sien au sortir de ces épreuves. Ainsi, le 2 octobre 1911, il écrit : « Je crois que cette insomnie tient uniquement au fait que j’écris. Car si peu et si mal que j’écrive, il n’en reste pas moins que ces petits ébranlements m’éprouvent ; je sens, vers le soir et surtout le matin, l’approche, la possibilité imminente de grands états exaltants qui me rendraient capable de tout, mais ensuite, au milieu du bruit général qui est en moi et auquel je n’ai pas le temps de donner des ordres, je n’arrive pas à trouver le repos. En fin de compte, ce bruit n’est qu’une harmonie réprimée, contenue, qui, laissée libre, me remplirait entièrement, plus même, pourrait me dilater sans cesser de me remplir. Mais pour l’instant, à côté des faibles espoirs qu’il fait naître, cet état ne me fait que du mal. » Et plusieurs années après la rédaction du Procès, le 7 février 1918, il explicite dans son journal tout ce qui est implicitement transposé dans ces passages du roman. L’objectif de l’écriture est de se libérer de toutes les tensions, de toutes les contradictions et de toutes les angoisses qui l’épuisent et l’oppressent87 : « À partir d’un certain degré de connaissance, la fatigue, l’insatisfaction, le sentiment d’oppression, le mépris de soi-même doivent disparaître, et précisément en ce point où j’ai la force de reconnaître pour mon être propre ce qui auparavant me vivifiait, me contentait, me libérait, me soulevait en tant que quelque chose d’étranger. » À peine sorti des archives judiciaires, lors de sa seconde visite, il semble à Joseph K. que « toutes ses forces lui revenaient d’un coup ». Cette situation, analogue à la sortie d’écriture, est proche de celle que Kafka décrira dans Le Terrier où l’animal retrouve de « nouvelles forces » à chaque sortie de son terrier, lieu de sa création. À l’idée romanesque selon laquelle « la grande requête […] le libérerait complètement » font écho les propos de Kafka parlant des soirées consacrées à son travail littéraire comme de soirées « destinées à [sa] libération » (lettre à Felice Bauer, 4-5 décembre 1912). La métaphore judiciaire permet ici de jouer sur le mot « libération », qui est judiciaire dans le roman et thérapeutique dans l’esprit de Kafka.

Même l’insistance sur la saleté du tribunal et sur son aspect « répugnant » (« “Que tout est sale ici !”, dit K. en hochant la tête » ; « l’intérieur de cette justice était aussi répugnant que ses dehors » ; « C’est si dégoûtant, ici ! dit-elle ») n’est pas sans lien avec l’impression que pouvait avoir Kafka en écrivant d’aller remuer la boue qui était en lui. Il écrit ainsi dans son journal le 11 février 1913 : « À l’occasion de la correction des épreuves du Verdict, je note, dans la mesure où elles me sont présentes à l’esprit, toutes les associations qui ont pris un sens clair pour moi dans l’histoire. Cela est nécessaire, car ce récit est sorti de moi comme une véritable délivrance couverte de saletés et de mucus » (spm). Quelques années plus tard, le 15 septembre 1917, il écrit encore : « Si tu veux pénétrer en toi, tu n’éviteras pas la boue que tu charries. Mais ne t’y vautre pas. » Kafka a une conception de l’écriture comme plongée en soi, et comme en lui il ne voit que des choses sombres, complexes, torturées, il utilise l’image de la boue, des saletés ou du mucus.

Tout se passe comme si Kafka rêvait de pouvoir écrire tous les arguments possibles pour sa défense et sa justification (ce qu’il fera en quelque sorte dans sa Lettre au père) et de forcer son père — y compris en s’aidant de sa mère — à lire cette défense : « Il faudrait harceler chaque jour les employés, les faire assiéger par les femmes ou par quelque tiers que ce fût, et les contraindre à s’asseoir à leur table et à étudier la requête au lieu de regarder dans le couloir à travers le grillage de bois. Nulle relâche dans ces efforts, il faudrait tout organiser et surveiller parfaitement ; il fallait que la justice se heurtât une bonne fois à un accusé qui sût se défendre. »

Filer la métaphore judiciaire permet aussi à Kafka de parler le langage de la « Loi ». Il semble se demander à travers son héros : « Quelle loi (au sens politique) m’impose-t-on ? » et « Quelle loi (au sens social et psychique) gouverne mon comportement et régit mes rapports à autrui ? » Et finalement, Kafka découvre qu’il n’y a procès qu’avec la complicité et la participation objective de celui qui est accusé. Cela se marque tout au long du roman par des incongruités ou des bizarreries qui sont toutes là pour souligner le caractère subjectif de l’affaire et le rôle actif qu’y joue la victime. Ainsi, Joseph K. se rend compte qu’il ne devrait pas parler avec l’un des deux hommes qui viennent l’arrêter à son domicile, car en entrant en relation avec lui et en lui posant des questions sur les raisons de sa présence et de son arrestation, il accepte au fond de se laisser emporter par un processus (un procès) qui va le dépasser : « L’idée lui vint bien aussitôt qu’il n’eût pas dû parler ainsi à haute voix, car il avait l’air, en le faisant, de reconnaître en quelque sorte un droit de regard à l’étranger. » De la même façon, il explique à sa logeuse, Mme Grubach, qu’il aurait suffit qu’il ne prête pas attention aux événements du matin de son « arrestation » pour l’éviter et ne pas s’engager dans un procès : « Si je m’étais levé à mon réveil, sans me laisser déconcerter par l’absence d’Anna [la cuisinière], et si j’étais allé vous trouver sans m’occuper de qui pouvait me barrer le chemin, si j’avais déjeuné pour une fois dans la cuisine et si je m’étais conduit raisonnablement, il ne serait rien arrivé, tout aurait été étouffé dans l’œuf. »

Par la suite, il est bizarrement convoqué un dimanche — jour de repos qui lui est proposé pour ne pas l’empêcher d’aller au bureau mais qu’on se propose, si cela ne lui convient pas, de changer pour un interrogatoire de nuit88 ! — pour une audience au tribunal, sans précision de lieu ni d’heure et il décide de s’y rendre pour une heure donnée (9 heures) qu’il imagine pouvoir être la bonne, or on lui fait le reproche d’être arrivé en retard lorsqu’il se présente vers 10 heures ; puis il y retourne le dimanche suivant, alors qu’il n’a cette fois aucune convocation, et tout le monde semble (étrangement) toujours l’attendre au moment où il se présente89. Joseph K. ne s’inquiète pas outre mesure de l’absence de précision concernant la salle où il doit se rendre car, « jouant en pensée avec l’expression de l’inspecteur Willem qui lui avait dit que la justice était “attirée par le délit” », il pensait que « la pièce cherchée se trouverait forcément au bout de l’escalier que K. choisissait par hasard ».

Comble de l’absurdité par laquelle Kafka alerte encore son lecteur sur le statut métaphorique de cette affaire, on le fait entrer à sa demande chez une personne (le menuisier Lanz) dont il vient tout juste d’inventer le nom pour pouvoir visiter les appartements sans par trop attirer l’attention. Le tribunal est donc omniprésent parce qu’il s’agit, en partie, du tribunal intérieur où se joue un combat de soi à soi. Le 1er octobre 1917, Kafka écrit à Felice : « Que deux hommes luttent en moi, tu le sais. […] Pendant cinq ans, tu n’as pas manqué d’être informée du déroulement de ce combat […]. Tu es mon tribunal humain. Ces deux qui se battent en moi, ou, plus exactement, dont le combat, à part un petit reste martyrisé, est ce qui me constitue, ces deux-là sont un homme bon et un mauvais ; par moments, ils échangent leurs masques, le combat confus n’en devient que plus confus encore » (spm). Dans la salle de son premier interrogatoire, Joseph K. se retrouve bien à répondre aux questions d’un juge d’instruction en face d’un public qui semble d’abord se diviser en deux camps (la partie droite qui l’applaudit et la partie gauche qui résiste), et qui s’avère finalement composé de personnes appartenant à un seul et même groupe. Le juge d’instruction, ainsi que les personnes composant l’audience — ceux de droite comme ceux de gauche — portent tous les mêmes insignes. Kafka se sert ici de cette image pour indiquer qu’ils constituent tous autant qu’ils sont des parties différentes de lui-même.

L’abbé, que Joseph K. rencontre dans l’église, lui signifie aussi que la justice à laquelle il croit avoir affaire n’est pas extérieure à lui, mais bien intérieure : « La justice ne veut rien de toi. Elle te prend quand tu viens et te laisse quand tu t’en vas. » Une fois encore, Kafka prend conscience que le dominé participe à sa domination, que la victime va au-devant de son bourreau et qu’il « suffirait » qu’il rompe la croyance qu’il entretient à l’égard de celui qui le domine pour cesser d’être dominé. Mais il n’est pas question ici de volonté ou de manque de volonté90. Kafka a bien conscience — tout son roman le montre — que la relation subjective que le dominé entretient avec le dominant est en quelque sorte nécessaire, au sens où elle s’impose à lui indépendamment de sa volonté. Le problème est insoluble : pour ne pas être affecté par les jugements de son père, Kafka devrait pouvoir rester indifférent à ces jugements ; mais pour rester indifférent à ces jugements, il faudrait tout simplement que ce ne soient pas ceux de son père. La question reste donc pour lui de savoir comment « faire avec » ou comment composer avec cette imposante nécessité (les effets non voulus des relations d’interdépendance qui se sont nouées, depuis son enfance, avec son père). Trois solutions lui sont proposées qui se réduisent en définitive à deux : l’« acquittement réel » avec reconnaissance de l’innocence complète de l’accusé (mais que personne n’a jamais atteint), l’« acquittement apparent » (comme acquittement provisoire qui n’interdit pas de futures arrestations) et l’« atermoiement illimité » permettant presque d’oublier l’affaire, de ne pas trop en souffrir en maintenant un contact ordinaire régulier avec le juge et en veillant à « se conserver ses faveurs ». On a bien le sentiment ici que Kafka avait en tête les rapports avec son père qu’il essayait de maintenir à un niveau de tension tolérable91. Mais le choix de l’atermoiement illimité est celui d’une certaine docilité car l’accusé ne se défend plus, ne crie plus son innocence mais doit en permanence se présenter devant le juge (le père) « pour faire son devoir d’accusé » (répondre à des interrogatoires et accepter régulièrement les reproches)92.

Déjà maître Huld conseillait à Joseph K., au lieu de « méditer des projets de réforme, gaspillant un temps et des forces qu’il pourrait employer beaucoup plus utilement », de « s’accommoder de la situation telle qu’elle était » (« seule méthode raisonnable » selon lui). « Il fallait [toujours selon maître Huld] éviter à tout prix de se faire remarquer, rester tranquille même si on y éprouvait la plus grande répugnance, tâcher de comprendre que cet immense organisme judiciaire restait toujours en quelque sorte dans les airs et que si l’on cherchait à y modifier quelque chose de sa propre autorité on supprimait le sol sous ses pas, se mettant ainsi en grand danger de tomber. »

L’abbé, quant à lui, présente à Joseph K. le problème de son procès à partir d’une parabole : celle de l’homme de la campagne attendant toute sa vie durant devant les portes de la Loi93. Cette histoire met en scène le thème de l’attente éternelle et celui de l’impossible atteinte d’un but pour celui qui ne s’autorise pas à surmonter les obstacles qui se présentent devant lui94. Elle raconte ainsi les obstacles que rencontre cet homme venu de la campagne pour accéder à la Loi (qui est en fait sa loi, au sens où il s’agit de sa voie), et sans doute à une certaine vérité sur lui-même. La loi est une prescription émanant d’une autorité souveraine qui sépare l’autorisé de l’interdit, mais c’est aussi, dans un sens scientifique, ce qui constitue la logique propre d’un phénomène. L’homme en question se présente donc devant la porte de la Loi, mais un gardien en bouche l’entrée et lui interdit d’y pénétrer. L’homme de la campagne tente de le convaincre, le supplie, mais le gardien se montre intraitable et le menace (« Mais fais attention : je suis puissant »). L’homme reste donc en fin de compte toute sa vie devant la porte par peur des représailles du gardien (« quand il regarde mieux maintenant le gardien de la porte dans sa pelisse de fourrure, qu’il voit son nez pointu, sa barbe longue et rare, une barbe noire de Tartare, il se résout malgré tout à attendre plutôt le moment où il aura l’autorisation d’entrer ») et apprend, avant de mourir et de voir la porter se refermer sous ses yeux, que cette entrée était la sienne et que personne d’autre que lui ne pouvait y accéder (« Ici, personne d’autre que toi ne pouvait avoir droit d’accueil, car cette entrée n’était destinée qu’à toi seul. Je m’en vais maintenant fermer cette porte »). C’est le point de vue du dominé que met en scène Kafka dans ce passage ; le point de vue de l’homme qui n’est pas suffisamment sûr de lui pour braver les obstacles, le point de vue de celui qui aurait pu franchir le seuil de la Loi, mais s’est laissé effrayer par un gardien (qui n’est sans doute que la métaphore d’un obstacle et d’une peur intérieurs) et aura attendu toute sa vie une autorisation qui n’est jamais venue. L’attente (« Il resta assis là des jours et des années ») est la caractéristique du dominé qui se soumet au bon vouloir du dominant. Mais le dominé est surtout mentalement ou psychiquement dominé par le dominant dans la mesure où l’obstacle extérieur est aussi blocage intérieur. Malgré le fait qu’il ait appris à connaître dans le moindre détail ses obstacles intérieurs (« comme, au cours des longues années où il a étudié le gardien, il a fini par connaître aussi les puces dans son col de fourrure, il supplie également les puces de l’aider et de fléchir le gardien »), rien n’y a fait95.

Un message impérial (mars 1917). Ce sont les thèmes de l’incommunicabilité, des obstacles permanents qui rendent les choses impossibles et de l’attente éternelle du dominé qui sont au cœur de ce court récit96. Le lecteur a le sentiment d’un arrêt du temps, ou d’une action qui ne s’achève jamais, un peu comme dans l’« atermoiement illimité » ou l’attente sans fin de l’homme de la campagne devant les portes de la Loi dans Le Procès. Kafka ne parvient pas à communiquer avec son père et il attend de lui un signe d’intérêt, d’affection, d’encouragement, de gratification, qui n’arrive pas et qui n’arrivera jamais. Dans ce récit, c’est l’empereur qui « dit-on » — l’affaire n’est donc pas sûre du tout et n’est peut-être qu’une simple rumeur — a envoyé un message au « plus lamentable de ses sujets », « ombre infime qui cherche abri dans le plus lointain du lointain devant l’éclat du soleil » (un peu à la manière de Kafka s’efforçant de vivre sur une partie du territoire que ne couvrirait pas son père, pour reprendre la métaphore qu’il utilise dans sa Lettre au père). Si l’affaire était vraie, l’empereur aurait donc chuchoté son message sur son lit de mort à un messager qui, malgré le fait qu’il soit « vigoureux, infatigable », ne parviendrait pas à se frayer un chemin à travers la foule. Et s’il y parvenait, de nombreux autres obstacles ralentiraient sa course et l’empêcheraient de livrer le message en question à son destinataire. Durant le temps de cette course sans fin d’un messager qui n’est peut-être que purement imaginaire, le sujet reste assis à sa fenêtre et rêve du message en question.

Entre l’empereur et ses sujets, la distance est donc infinie et les éventuels messages envoyés par l’empereur ne parviennent jamais jusqu’à leurs destinataires. De nombreux obstacles, contretemps ou malentendus font que les messages sont toujours en route sans jamais pouvoir arriver à bon port97. On voit là l’importance du temps dans l’exercice du pouvoir, et plus précisément de la situation d’attente perpétuelle et d’espoir perpétuellement déçu dans laquelle sont placés les sujets. La morale de l’histoire, si l’on peut exprimer les choses ainsi, est que dans une relation de domination celui qui est dominé participe lui-même de sa situation de subordination par le fait même qu’il attende un geste (de reconnaissance, d’admiration, d’explication, etc.) de la part de celui qui le domine, alors qu’il n’y a en fait rien à attendre car aucun message n’arrivera jamais. L’attente inquiète du dominé par rapport au jugement du dominant participe du rapport de domination et le fonde.

L’abbé rapporte ensuite une série d’interprétations (de gloses) possibles de cette parabole, tout en précisant que ces gloses sont souvent « l’expression du désespoir des glossateurs ». Parmi les gloses, il y en a qui font du gardien quelqu’un de beaucoup plus « aimable » qu’on ne pourrait le croire au premier abord : il tolère la présence de l’homme de la campagne, supporte qu’il lui parle et accepte ses présents. Par ailleurs, plutôt que son supérieur, il serait plutôt inférieur à l’homme de la campagne : il est au fond moins libre que lui, attaché qu’il est à garder cette porte, et comme cette porte est celle de l’homme de la campagne et seulement la sienne, le portier est donc son subalterne. De plus, tournant le dos à l’entrée, il ne voit même pas « l’éclat qui brille à travers la porte de la Loi » (« la sentinelle reste inférieure en savoir à l’homme »). K. en déduit que le gardien est « dupe », mais que « l’homme est trompé » puisqu’il attendait sans savoir qu’il pouvait entrer. On retrouve là la manière dont Kafka présentera, dans sa Lettre au père, la relation d’interdépendance entre son père et lui dans laquelle l’un comme l’autre est innocent mais contribue à faire souffrir l’autre. L’abbé dit à Joseph K. que ce que dit le gardien n’est pas forcément « vrai » mais qu’il faut le tenir pour « nécessaire » (il ne peut faire autrement que de dire et de faire ce qu’il dit et fait).

Parmi les personnages mis en scène, M. Block, un « pauvre négociant », est une sorte d’autocaricature de la face la plus dominée de Kafka, l’image la plus négative de lui ou celle à laquelle il pourrait ressembler s’il allait au bout de la logique de l’autodénigrement et de la détestation de soi. Block en est à sa cinquième année de procès, a consacré à celui-ci tout son temps, tout son argent et toute sa « puissance de travail », et, sans avoir « jamais pu constater un seul progrès dans [son] procès », est descendu au plus bas de l’échelle de la considération humaine98. Ne se respectant plus lui-même (il a des attitudes de dominé docile), personne ne le respecte : ni son avocat, maître Huld, ni Joseph K. « Agenouille-toi, rampe à quatre pattes, et fais tout ce que tu voudras. Je ne m’en inquiéterai pas », dit Joseph K. à Block. Et le narrateur précise à son propos : « Ce n’était plus un client, c’était le chien de l’avocat. Si celui-ci avait commandé d’entrer sous le lit en rampant et d’y aboyer comme du fond d’une niche, il l’aurait fait avec plaisir. » Tout se passe comme si son attitude appelait et justifiait l’humiliation. À la manière de Robinson dans L’Amérique, Block se tient prostré et est traité comme un « esclave » ou comme un chien. Joseph K., qui participe à l’humiliation, va finalement lui aussi être tué « comme un chien », à l’aide d’un « long et mince couteau de boucher à deux tranchants »99. L’autopunition amène à l’humiliation ou, par épuisement engendré par le procès, à la mort100. Pour preuve du caractère suicidaire (ou autopunitif) de cette fin101, on peut noter que lorsque les deux bourreaux arrivent pour le chercher, Joseph K. les attendait et s’était habillé de noir en prévision de leur venue. Cependant, malgré cette mort autoprogrammée, Kafka montre qu’il est conscient du fait que peu de chose est en mesure de ranimer une vie qui n’a plus de sens. Avant que ses bourreaux ne l’exécutent, il voit un homme au loin qui ouvre la fenêtre de son appartement et lui tend les bras. Cela lui redonne un moment l’espoir et l’envie de vivre. Par ce détail au moment même où tout s’achève, Kafka semble vouloir dire que la vie de chaque individu dépend du regard ou de l’attention portés par les autres sur lui. De même qu’il a intériorisé le jugement négatif que son père porte sur lui, il pourrait être sauvé par l’amour, la bienveillance ou l’intérêt que d’autres marquent à son égard. Pierre Bourdieu avait raison, à ce propos, d’écrire que « l’image du Tribunal, réalisation du pouvoir symbolique absolu, n’est peut-être qu’une manière de désigner ce terrible jeu de société où s’élabore, dans l’affrontement incessant de la dénonciation et de la défense, de la calomnie et de l’éloge, le verdict du monde social, cet impitoyable produit du jugement innombrable des autres102 ».

Un rêve (1914-1917). Dans ce récit103, qui devait initialement être inséré dans Le Procès mais qui ne l’a pas été du fait sans doute de son caractère purement onirique, Kafka met en scène le conflit interne entre deux parties de lui-même : l’employé d’une compagnie d’assurances et l’écrivain. Les deux parties sont, dans ce récit un peu fantastique, représentées par deux personnages différents (Joseph K. et l’artiste qui tente avec difficulté d’écrire son nom sur une pierre tombale104). Joseph K. (Kafka-employé) rêve qu’il est attiré dans un cimetière par « une tombe fraîchement ouverte » : « Ce tertre exerçait sur lui une attraction presque irrésistible et il pensait ne pas pouvoir y arriver assez vite. » On comprend en fin de récit qu’il s’agit de sa propre tombe et qu’il est donc attiré par sa mort. S’approchant de l’endroit, il voit deux hommes ficher une pierre tombale dans la terre dès son arrivée et un artiste (Kafka-écrivain) avec un « crayon ordinaire » à la main qui commence « à dessiner des lettres sur le haut de la pierre avec son crayon », mais qui éprouve les plus grandes peines pour continuer à écrire (il sait en fait qu’en écrivant, après « Ci-gît… », le nom de Joseph K., il le fait mourir). Le lecteur ressent confusément qu’entre lui (l’artiste) et K. (l’employé de banque) un lien indéfinissable existe car il est dit, ce qui est un peu déroutant, que « K. ne pouvait se consoler de la fâcheuse situation de l’artiste » et qu’il « se mit à pleurer et sanglota longuement, le visage dans les mains ». Avant cela, la complicité intime entre l’artiste et K. se marque dans le fait que K. remarque que l’artiste est « dans un grand embarras » et qu’il en conçoit « à son tour de l’embarras » ou encore dans le fait qu’ils échangent tous deux des « regards désemparés ». De son côté, l’artiste « ne voyait pas d’autre solution » que de continuer à écrire sur la pierre tombale (donc à condamner Joseph K. à la mort), mais « donna un coup de pied furieux dans le tertre », n’étant visiblement pas satisfait de cette situation.

De son côté, K. vit « comme une délivrance » la première lettre que l’artiste écrit sur la pierre tombale (il s’agit d’un J, l’initiale, bien sûr, de Joseph) et comprend « enfin » l’artiste (l’artiste qui est en lui). Mais, précise le narrateur, « il n’était plus temps de lui demander pardon » (que l’employé demande pardon à l’artiste, sans doute pour tout ce qu’il lui a empêché de réaliser, mais aussi pour le faire mourir avec lui). Il tombe au fond du trou et « au moment d’être accueilli par les profondeurs insondables, son nom se dessin[e] soudain en immenses arabesques sur la pierre ». Joseph K. se réveille comme libéré ou heureux d’avoir rêvé de sa propre mort : « Enchanté du spectacle, il s’éveilla. »

Comme dans L’Amérique ou dans Le Château, Kafka met dans Le Procès l’accent sur l’écart entre ce que l’on se représente de la grandeur des dominants et ce qu’ils sont en réalité. Le dominé (la victime) est davantage impressionné par l’image qu’il se fait de celui qui le domine que par ce que celui-ci est vraiment. Et Kafka souligne le rôle des artistes dans cette présentation flatteuse des dominants. Titorelli travaille « pour le tribunal » et peint les portraits de juges sur commande. Malgré sa pauvreté et sa marginalité, il est un artiste officiel, habilité à représenter les dominants. Et il parvient à transformer des juges médiocres en personnages importants et dignes. Quand Joseph K. remarque une grande toile chez son avocat représentant majestueusement un juge (« un homme en robe de juge, assis sur un trône élevé dont la dorure éclaboussait tout le tableau »), Leni lui signale qu’elle connaît la personne qui a été peinte et qu’elle ne ressemble en rien à la représentation avantageuse qu’on en a faite : « Il est impossible qu’il lui ait jamais ressemblé car le vrai juge est extrêmement petit. Cela ne l’empêche pas de s’être fait représenter immense, car il est énormément vaniteux, comme d’ailleurs tous ici. » Et quand Joseph K. s’étonne de ce qu’un « simple juge d’instruction » soit assis sur un trône, Leni lui répond : « Tout cela n’est qu’invention […]. En réalité, il s’assied sur une chaise de cuisine sur laquelle on pose une vieille couverture de cheval pliée en quatre. » Lors de sa rencontre avec Titorelli, Joseph K. voit le même genre de tableau d’un juge fait sur commande assis sur un trône et le peintre lui explique qu’il ne s’est en réalité « jamais assis sur un pareil trône ». Joseph K. s’étonne alors qu’il se soit tout de même fait peindre « dans une attitude si solennelle » et qu’il se tienne « comme un président de cour », mais il se voit répondre par Titorelli ce que Leni lui disait déjà : « Oui, ces messieurs sont assez vaniteux […]. Mais l’autorité supérieure les autorise à se faire représenter ainsi105. »

Un autre thème récurrent du Procès, c’est le rapport de Joseph K. aux femmes et, notamment, au désir sexuel. Kafka met en scène ses pulsions et attirances sexuelles irrépressibles qu’il a, du temps de sa jeunesse, eu l’occasion d’assouvir auprès de prostituées ou de serveuses de cabaret106. Ce désir sexuel est vécu par Kafka comme une sorte de tyrannie dont il aimerait cesser d’être dépendant. Il écrit le 2 juin 1916 dans son journal : « Que d’égarements provoqués par les femmes, en dépit de mes maux de tête, de mon insomnie, de mes cheveux grisonnants et de mon désespoir. Je compte : il y en a eu au moins six depuis cet été. Je ne peux pas résister ; si je ne cède pas au besoin d’admirer une fille qui en est digne et de l’aimer jusqu’à épuisement de mon admiration, c’est positivement comme si on m’arrachait la langue de la bouche. » Puis le 18 janvier 1922, il note : « Le désir sexuel me presse, me torture jour et nuit ; pour le satisfaire, il me faudrait surmonter ma peur, ma pudeur et sans doute aussi ma tristesse ; mais, d’autre part, il est certain que je profiterais aussitôt, sans tristesse ni crainte ni honte, de la première occasion qui serait à ma portée immédiate et s’offrirait complaisamment. » Ainsi, les femmes que Joseph K. rencontre déclenchent souvent immédiatement en lui le désir de les posséder ou se présentent comme des femmes pleines de désir pour lui ou pour d’autres : il se jette sur Fräulein Bürstner en l’embrassant sur la bouche, « puis sur tout le visage, comme un animal assoiffé qui se jette à coups de langue sur la source qu’il a fini par découvrir », et enfin dans le cou ; lors de son premier interrogatoire, il est « interrompu par un glapissement venu du fond de la salle », qui émane d’un couple qui semble en pleine activité sexuelle et dont il ne peut faire cesser les ardeurs (Joseph K. veut « aller immédiatement rétablir l’ordre » mais les membres de l’assistance ne le laissent pas passer) ; il se sent aussi irrémédiablement attiré par la femme de l’huissier dont il réprouve tout d’abord la conduite avec son amant étudiant et qui se jette rapidement à son cou ; il attire très rapidement Leni, l’infirmière de son avocat, qui s’approprie son corps de manière très « animale » (« Hâtivement, la bouche ouverte, elle grimpa sur ses genoux ; K. la regardait stupéfait. Maintenant qu’elle était tout près de lui il remarquait qu’elle dégageait un parfum amer et brûlant, une sorte d’odeur de poivre ; elle attira la tête de K. sur sa poitrine, se pencha dessus, mordit et embrassa son cou, elle donna même des coups de dents dans ses cheveux »), etc.

Mais le thème du rapport aux femmes, qui mêle à la fois la question de la vie en couple et de la sexualité, ne se surajoute pas au reste. Kafka commence le roman en mettant en scène la vague attirance de Joseph K. pour Fräulein Bürstner (les initiales F. B. renvoyant de toute évidence à celles de Felice Bauer)107, une voisine de palier, et l’achève sur une évocation de la même personne (Joseph K. croit la voir alors qu’il est emmené par les deux bourreaux qui vont procéder à sa mise à mort). Le brigadier qui vient l’arrêter le premier matin avec les deux gardiens s’est même installé dans la chambre de cette demoiselle et se sert de sa table de nuit comme d’un bureau, comme si l’auteur voulait indiquer l’importance de cette jeune femme dans le procès qui débute. De la même manière que Kafka demandant pardon à Felice de mettre du désordre dans sa vie par ses hésitations perpétuelles et ses oscillations permanentes à son égard, Joseph K. s’excuse le soir même de son arrestation auprès de Mlle Bürstner pour le désordre dans sa chambre : « Votre chambre a donc été un peu dérangée ce matin, et par ma faute en quelque sorte : ce sont des étrangers qui l’ont fait malgré moi, et pourtant à cause de moi comme je vous l’ai déjà dit : c’est de quoi je voulais vous prier de m’excuser. » L’analogie des situations (réelle et fictionnelle) permet de comprendre que Kafka avait conscience que ses démons intérieurs et ses incessantes tergiversations étaient indépendants de sa volonté (« Je n’y peux rien, dit K. ») et qu’ils étaient comme des étrangers intervenant sans qu’il le décide. Ce qu’il faisait vivre à Felice était à la fois de son fait (à cause de lui) et indépendant de sa volonté (malgré lui). La chambre n’étant que l’image de la vie de Felice, on ne s’étonne donc pas de lire la réaction de la jeune femme : « Ma chambre ? demanda Mlle Bürstner en scrutant le visage de K. au lieu d’examiner la pièce. » Et lorsque Mlle Bürstner accepte de jouer un rôle de « conseillère » à propos de son affaire mais lui demande « de quoi il s’agit », Joseph K. lui répond : « C’est bien là le hic, dit K., je ne le sais pas moi-même. »

Il n’est pas jusqu’à Mlle Montag, amie de Mlle Bürstner qui vient s’installer chez elle à la suite de la visite de Joseph K., qui ne rappelle le personnage de Grete Bloch, amie de Felice Bauer et jouant le rôle de médiatrice entre elle et Kafka. Mlle Montag s’adresse à Joseph K. de la manière suivante : « J’aurais simplement quelques mots à vous dire de la part de mon amie. Elle voulait venir elle-même, mais elle se sent un peu fatiguée aujourd’hui, et elle vous prie de l’excuser et de m’écouter à sa place. Elle n’aurait d’ailleurs rien pu vous apprendre d’autre que ce que je vais vous annoncer ; je pense même que je peux vous en dire plus long qu’elle, puisque je suis relativement moins intéressée à cette affaire. Ne le croyez-vous pas aussi ? » Kafka semble régler ses comptes à l’égard de Grete Bloch lorsqu’il présente, à travers les yeux de Joseph K., Mlle Montag comme une intrigante moins désintéressée qu’elle ne le prétend et cherchant en fin de compte à l’éloigner de Mlle Bürstner. Joseph K. associe la jeune fille « à un groupe de conjurés qui, tout en se donnant l’apparence la plus inoffensive et la plus désintéressée, travaillait secrètement à le tenir éloigné de Mlle Bürstner ».

Le procès qui torture Kafka a été en effet déclenché ou puissamment réveillé, tel un volcan qui entrerait en phase d’éruption, à l’occasion de ses relations, essentiellement épistolaires, avec Felice Bauer. Et d’ailleurs, Joseph K. n’est étonnamment pas « très surpris » par son arrestation : le procès couvait et il aura fallu cette relation avec Felice pour révéler toute l’ampleur du problème. Occasion du développement ou du déploiement du « procès », la relation avec Felice Bauer n’en est cependant pas la cause et Kafka en est tout à fait conscient. Il transpose littérairement cette situation en faisant mentionner par Joseph K., qui raconte son histoire à son oncle, le nom de Mlle Bürstner, tout en indiquant qu’elle n’a aucun lien avec l’affaire : « Il ne mentionna qu’une fois, et de façon superficielle, le nom de Mlle Bürstner ; mais cela n’entamait pas sa loyauté puisque la jeune fille n’avait rien à voir avec le procès. » Il voit bien en revanche le lien qui noue les deux questions : « Ses relations avec Mlle Bürstner semblaient être restées en suspens en même temps que son litige… »

Quelques mois avant d’écrire Le Procès, le 23 juillet 1914, Kafka parle dans son journal du « tribunal à l’hôtel », désignant par là le moment de la rupture des fiançailles qu’il vient de vivre (le 12 juillet) à l’hôtel Askanisher Hof de Berlin en présence de Felice Bauer, de Grete Bloch, de ses parents et d’Ernst Weiss. Et pour renforcer l’hypothèse du lien entre l’événement de la rupture des fiançailles et le roman, on remarquera que Kafka écrit à Grete Bloch quelques mois plus tard que s’il s’est senti jugé par elle à l’hôtel, son autocondamnation et son sentiment de culpabilité étaient au cœur du procès : « Certes, vous vous êtes dressée en juge en face de moi à l’Askanisher Hof, cela a été affreux pour vous, pour moi, pour tout le monde, mais ce n’était qu’une apparence : en réalité, j’étais assis à votre place et j’y suis encore en ce moment » (15 octobre 1914).

Par ailleurs, le lien entre Felice et son père, c’est-à-dire entre la future épouse potentielle et le père tyrannique et imposant est explicité en partie dans la Lettre à son père où Kafka écrit que sa « tentative de libération » la plus « grandiose » et la plus « prometteuse » a consisté dans ses « tentatives de mariage ». Mais à chaque fois, Kafka s’est heurté à l’image idéalisée d’un père dominant sur le terrain du mariage et plaçant la barre trop haut pour lui : « Il m’arrive d’imaginer la carte de la terre déployée et de te voir étendu transversalement sur toute sa surface. Et j’ai alors l’impression que seules peuvent me convenir pour vivre les contrées que tu ne recouvres pas ou celles qui ne sont pas à ta portée. Étant donné la représentation que j’ai de ta grandeur, ces contrées ne sont ni nombreuses ni très consolantes, et surtout, le mariage ne se trouve pas parmi elles. »

Dans le roman, le personnage de la propriétaire de l’immeuble, Mme Grubach est, comme la cuisinière en chef de l’Hôtel Occidental dans L’Amérique, une figure maternelle par excellence : « vieille femme », douce, compréhensive, attentionnée, mais aussi intrusive dans la vie de Joseph K. Lorsque ce dernier passe la voir en s’excusant de venir si tard, elle lui répond gentiment qu’« il savait bien […] qu’elle était toujours là pour lui et qu’il était son locataire préféré ». Elle avoue avoir écouté aux portes quand les inspecteurs et le brigadier étaient là — fin 1912, la mère de Kafka avait lu une des lettres de Felice adressées à son fils et lui en avait envoyé une, ce qui avait rendu furieux Franz Kafka108 — et avoir eu des confidences de la part des deux inspecteurs. Elle lui parle alors étrangement de son « bonheur » — mais cela cesse d’apparaître étrange si on considère que Kafka met en scène un analogon de sa mère qui s’inquiète du bonheur de son fils avec Felice et des tourments que lui cause l’idée de mariage — et ajoute que « c’est une question qui [lui] tient vraiment à cœur ». Que le bonheur d’un locataire soit une question importante aux yeux de sa logeuse, Kafka en souligne le caractère étrange pour mettre le lecteur sur la piste : « C’est une question qui me tient vraiment à cœur, peut-être plus qu’il ne convient, car je ne suis que votre propriétaire » (spm). Par ailleurs, Mme Grubach qualifie l’affaire de Joseph K. d’une drôle de manière (si on s’imagine qu’il s’agit d’un procès classique), mais qui caractérise finalement assez bien le complexe mélange de doutes, d’angoisses, de peurs, de sentiment de culpabilité que vit Kafka depuis deux ans avec Felice : « Quand on est arrêté comme un voleur, c’est grave, tandis que votre arrestation… elle me fait l’impression de quelque chose de savant — excusez-moi si je dis des bêtises — elle me fait l’impression de quelque chose de savant que je ne comprends pas, c’est vrai, mais qu’on n’est pas non plus obligé de comprendre109. »

On pourrait dire que Le Procès est la mise en scène d’une affaire purement personnelle (les effets d’une relation conflictuelle père-fils). Et c’est bien de cela qu’il s’agit. Mais Kafka ne réduit pas l’histoire à celle de Joseph K. Lorsque ce dernier se rend au tribunal, il voit de nombreux autres accusés attendre dans les couloirs. Ces derniers appartiennent tous aux « meilleures classes de la société » et, malgré leur « supériorité » sociale, ils sont tous aussi démunis par rapport à leur affaire que Joseph K. par rapport à la sienne : l’un d’entre eux à qui Joseph K. demande ce qu’il attend, et « qui devait être très maître de lui en tout autre lieu », se trouve dans l’incapacité de répondre. Ils ont tous en commun d’avoir connu des « humiliations » et d’être extrêmement « sensibles ». Alors que Joseph K. ne fait que toucher « très légèrement » le même homme à qui il demandait les raisons de sa présence au tribunal, ce dernier « pouss[e] un hurlement comme si K. l’avait saisi avec des tenailles rougies au feu au lieu de l’effleurer du doigt ».

Lorsqu’il s’adresse au juge d’instruction et au public lors de son premier interrogatoire, Joseph K. entend parler au nom de tous ceux qui vivent la même expérience : « Ce qui m’est arrivé […] n’est pas un cas isolé ; il n’aurait donc pas grande importance, car je ne le prends pas au tragique, s’il ne résumait la façon dont on procède avec bien d’autres qu’avec moi. C’est pour ceux-là que je parle ici et non pour moi. » Il est applaudi par une personne de l’assemblée qui lui crie bravo, mais bien qu’il prenne cette réaction pour un encouragement, il ne vise au fond, comme Kafka avec ses textes littéraires, qu’à provoquer la réflexion : « Il n’estimait plus nécessaire que tout le monde l’applaudît ; il suffisait que la plupart des gens fussent poussés à la réflexion et qu’il en persuadât quelqu’un de temps à autre. » Lorsqu’il parle à ses interlocuteurs (avocat, peintre, oncle ou abbé) de son procès, on lui répond toujours en faisant référence à d’autres accusés, à d’autres procès et même à l’histoire des procès. Joseph K., comme Kafka, n’est donc pas un cas isolé : il est le produit d’une situation que Kafka s’efforce justement d’expliciter à travers son récit. Certes, tous les accusés ne réagissent pas de la même manière, mais les possibilités ne sont pas illimitées.

Lors de la construction de la muraille de Chine (mars 1917)

Ce récit sur l’histoire de la construction de la muraille de Chine110 par un narrateur-historien (en position de relative extériorité par rapport aux événements rapportés) est une manière pour Kafka de s’interroger sur le pouvoir, les modalités de son exercice et, plus fondamentalement encore, sur ceux qui acceptent de s’y soumettre. L’analogie entre l’empereur et le père, tous deux distants, inaccessibles, avec qui aucune communication véritable n’est possible, s’impose au lecteur qui sait sur quel arrière-plan existentiel repose ou se fonde le récit.

On peut se demander si la construction du mur, bien peu rationnelle du point de vue de l’objectif de protection officiellement visé, n’a pas eu essentiellement pour fonction d’occuper ceux qui y ont participé, de leur donner un but, une œuvre commune à défaut de pouvoir leur apporter autre chose111. En effet, s’il s’était vraiment agi de « protéger le pays contre les peuples du Nord », pourquoi n’aurait-on pas procédé à une construction « continue » ? Pourquoi avoir fait construire des tronçons qui, en définitive, pouvaient laisser passer tous les ennemis ? L’hypothèse d’une œuvre commune contribuant à souder tout un peuple autour d’un objectif de défense commun se renforce en considérant la manière dont le pouvoir a procédé en plaçant l’art de la construction au sommet des valeurs impériales et en inculquant aux enfants, depuis leur plus jeune âge, l’importance de ce savoir : « On ne s’était pas mis à l’œuvre à la légère. Cinquante ans avant le commencement de la construction, on avait décrété dans toute la Chine destinée à être entourée par le mur, que l’architecture et particulièrement l’art de la maçonnerie étaient les sciences essentielles ; tout le reste n’était admis que dans la mesure où il se rapportait à ces sciences. Je me rappelle encore fort bien que, quand nous étions enfants, à peine capables de tenir sur nos jambes, on nous faisait construire, dans le petit jardin de notre maître, une sorte de mur avec des cailloux ; le maître soulevait sa robe, s’élançait contre le mur qui naturellement s’écroulait, et il nous faisait de tels reproches à cause de la fragilité de notre construction que nous partions tous en pleurant à chaudes larmes, chacun de son côté, pour aller rejoindre nos parents. Ce n’est là qu’un infime épisode, mais il est caractéristique de l’esprit de cette époque. »

En procédant ainsi, le pouvoir façonne les futurs maçons qui sont fortement investis dans la construction. Devenus maçons, « dès la première pierre qu’ils avaient fait poser, [ils] se sentaient liés corps et âme à la construction du mur ». Ce sont de véritables croyants (ils ont développé une « énergie spirituelle ») qui, « outre le désir de travailler avec la plus grande conscience », éprouvent « l’impatience de voir enfin le mur achevé dans toute sa perfection ». En revanche, les simples « manœuvres » ne connaissent pas ce sentiment d’impatience car ils n’occupent pas une position telle qu’ils auraient pu former puis entretenir la croyance en l’importance de la construction. L’« appât du gain » est pour eux le motif principal de leur activité. Pour cette raison, il était impossible de faire construire le mur pendant de trop longs mois ou de trop nombreuses années par des ouvriers qui, par « absence d’horizon », ne voyaient pas le but de ce « travail laborieux ». La construction par tronçon répond donc à une double nécessité : donner une occupation et une œuvre commune autour desquelles les hommes puissent se rassembler et ne pas désespérer ceux dont la croyance en l’importance de l’œuvre commune est trop faible pour pouvoir être maintenue durant de trop longues années. « Il fallait environ cinq années pour achever cinq cents mètres ; à ce moment-là, les maîtres d’œuvre étaient, en règle générale, trop épuisés, ils avaient perdu toute confiance en eux, toute confiance dans la construction et dans le monde. C’est pourquoi, tandis qu’ils étaient encore pris par l’exaltation de la fête de jonction des mille mètres de murailles, on les expédiait loin, très loin. »

Et Kafka poursuit avec précision sa description de toutes les techniques de manipulation symbolique que le pouvoir utilise pour mobiliser les travailleurs. Ces techniques de manipulation consistent en quelque sorte à créer, par l’éducation, certaines envies et certaines attentes (ceux qui construisent la muraille sont « semblables à des enfants qui vivent dans un perpétuel espoir »), à capter l’énergie sociale des individus façonnés à son profit et à entretenir de différentes manières cette énergie. Le pouvoir remet ainsi des décorations aux travailleurs pour les féliciter du travail accompli. Ces derniers entendent aussi les « cris de joie poussés par les nouvelles armées de travailleurs » de même que « dans les lieux saints les cantiques des dévots qui [prient] pour l’achèvement de la construction ». En les faisant retourner dans leur pays natal, le pouvoir compte aussi sur le « réconfort » des proches qui écoutent avec intérêt les récits de la construction et contribuent de cette manière à « tendre les cordes de l’âme » des travailleurs. Toute la fierté éprouvée les incite à repartir « travailler à nouveau au grand œuvre national », soutenus par la ferveur populaire, les « oriflammes » et les « drapeaux ».

Lorsqu’il décrit ce sentiment de solidarité collective utilisé par le pouvoir pour mettre au travail tout un peuple (« Union ! Union ! On était cœur contre cœur, le peuple entier formait une immense ronde ; le sang n’était plus enfermé dans les limites misérables d’un corps, il s’écoulait délicieusement à travers la Chine immense avant de revenir à son point de départ »), Kafka a sans doute à l’esprit toutes les manifestations de patriotisme dont il a été, durant les années de guerre, un observateur critique. Il écrivait ainsi dans son journal trois ans auparavant : « Défilé de l’artillerie sur le Graben. Fleurs, acclamations, hourras et nazdar [“acclamations” en tchèque] […]. Défilé patriotique. Discours du bourgmestre. Il disparaît, puis revient, et on entend l’acclamation allemande : “Vive notre monarque bien-aimé ! Vivat !” J’assiste à cela avec mon regard méchant. Ces défilés sont l’un des plus répugnants phénomènes qui accompagnent accessoirement la guerre. Ils sont dus à l’initiative de commerçants juifs qui sont tantôt allemands, tantôt tchèques, qui, certes, se l’avouent, mais n’ont jamais l’occasion de le crier aussi fort qu’en ce moment. Bien entendu, ils ne laissent pas d’entraîner du monde. C’était bien organisé. Le défilé doit se répéter tous les soirs ; demain dimanche, il aura lieu deux fois » (Journal, 6 août 1914).

Le narrateur-historien évoque aussi la vision faussée qu’un savant avait développée à l’époque même de la construction du mur dans un livre. Il y comparait la muraille et la tour de Babel en prétendant que la muraille était « une fondation sûre pour une nouvelle tour de Babel ». Mais il ne s’expliquait pas sur la façon dont un mur en forme de demi-cercle pourrait servir de fondation à une tour. Et le narrateur est obligé alors de faire le constat qu’« il y avait, en ce temps-là — ce livre n’est qu’un exemple — beaucoup de confusion dans les cerveaux, peut-être précisément parce que tant de gens essayaient d’unir leurs efforts en vue d’un même objectif ». L’idéologie nationaliste (impériale) empêche, même aux plus grands savants, le minimum de lucidité. Le narrateur qui n’est pas plongé au cœur de l’événement semble donc plus objectif : « Je puis, dit-il, par conséquent, chercher une explication de la construction fragmentaire qui aille plus loin que celle dont on se contentait en ce temps-là. »

Mais Kafka donne à voir au lecteur que le même narrateur-historien qui se rend compte des élucubrations de savants du passé participe lui-même aux illusions de son époque. Ainsi, le narrateur dit, comme beaucoup d’autres, n’avoir pris conscience « qu’en ressassant les ordonnances de la Direction suprême » et avoir compris que « sans la Direction » ni sa « sagesse scolaire » ni son « intelligence humaine » n’auraient suffi « pour accomplir l’humble fonction » qui était la sienne « à l’intérieur du grand Tout ». Accordant à la Direction suprême le pouvoir de tout penser et de tout dominer, il en tire la « conclusion » que « la construction continue » n’a pas été souhaitée par elle et que « la construction fragmentaire entrait dans les vues de la Direction ». Et comme de toute évidence la construction fragmentaire était « mal adaptée » à l’objectif visé, le narrateur en tire une seconde conclusion : « La conclusion s’impose donc que la Direction voulait qu’il fût mal adapté. » Kafka montre ainsi que celui qui, comme c’est le cas de son narrateur, est sous l’emprise symbolique de la domination prête plus d’intention et de raison à celui qui domine qu’il n’en a en réalité. De manière ironique par rapport à son narrateur, il lui fait écrire qu’au fond il ne faut pas trop chercher à comprendre les ordres et décisions de la Direction : « Autrefois, la maxime secrète de beaucoup de gens, et même des meilleurs, était celle-ci : Cherche de toutes tes forces à comprendre les commandements de la Direction, mais seulement jusqu’à une certaine limite ; après, mets fin à tes réflexions. C’était une maxime très raisonnable. » Si Kafka est si conscient de ces illusions des dominés, c’est parce qu’il a passé son temps (et continuera à le faire) à objectiver le rapport qu’il pouvait entretenir avec son père, cette autorité arbitraire dont les commandements n’avaient finalement pas de fondement autre que celui de répondre à son envie et à ses intérêts du moment.

Même s’il est encore pris dans un rapport enchanté au pouvoir présent, le narrateur peut prendre toutefois ses distances par rapport au pouvoir passé. Il s’interroge d’abord sur les prétendus ennemis venant du Nord qui ne menacent aucunement les Chinois du Sud. Ce qu’il y a de sûr en revanche, c’est l’idéologie qui diffuse l’image de ces ennemis et qui entretient en permanence la peur de l’ennemi. Cela passe par les livres ou les images que les artistes créent en vue de maintenir cette peur parmi les adultes comme parmi les enfants : « Nous lisons des récits à leur sujet dans les livres des Anciens, les cruautés qu’ils commettent conformément à leur nature nous arrachent des soupirs à l’abri de nos paisibles tonnelles. Sur les images fidèles de nos artistes nous voyons ces visages de maudits, ces bouches grandes ouvertes, ces mâchoires armées de crocs pointus et dressés, ces yeux à demi fermés qui paraissent déjà loucher vers la proie que leurs dents vont déchirer et broyer. Quand les enfants ne sont pas sages, nous leur faisons voir ces images et ils se réfugient en pleurant sur notre poitrine. Mais nous n’en savons pas plus long sur ces peuples du Nord. Nous ne les avons pas vus et, si nous restons dans notre village, nous ne les verrons jamais. »

La peur de l’ennemi et l’inculcation précoce (Kafka insiste beaucoup sur le fait que les enfants sont très tôt travaillés au corps, et à l’émotion, par ces idéologies nationalistes) de l’importance de la tâche expliquent que, malgré l’absence d’ennemis véritables, les gens quittent leur terre, leurs parents, leurs épouses, leurs enfants pour rejoindre les groupes de travail. Le narrateur dit qu’à la question de savoir pourquoi de tels renoncements sont consentis, on peut répondre : « Demande à la Direction. Elle nous connaît. »

Pratiquant ce qu’il appelle une « histoire comparée des peuples », le narrateur dit qu’il peut constater que les Chinois « possèdent des institutions populaires et politiques d’une incomparable clarté, mais d’autres institutions aussi qui sont d’une incomparable obscurité ». Et parmi ces dernières, on trouve « la dignité impériale ». Les « professeurs de droit constitutionnel et d’histoire [des] grandes écoles » prétendent comprendre cette institution, mais plus on descend et moins les gens qui n’ont qu’une « demi-culture » et ne maîtrisent en définitive que des « dogmes inculqués depuis des siècles » doutent de leur savoir.

Kafka semble dire que le pouvoir impérial (qui n’est que l’image du pouvoir en général) ne tient que grâce à l’apathie ou à l’accord silencieux et tacite de ses sujets. Il tient aussi grâce aux légendes qui existent à son propos (« on entendait beaucoup d’histoires »). Comme il le soulignera dans sa Lettre au père deux ans plus tard, la curiosité vis-à-vis du pouvoir — qui est un thème majeur de discussion parmi les dominés — fait partie intégrante du système : « Nous étions certes toujours anxieux d’apprendre quelque chose à ce sujet — c’était même la seule curiosité qu’on nous connût. » Et Kafka laisse clairement entendre que c’est davantage cette existence légendaire qui maintient les sujets en état de sujétion que l’existence et l’action réelles de l’Empereur, car il peut avoir cessé de régner et continuer d’exister encore dans l’esprit des paysans vivant dans les zones les plus reculées. Certains d’entre eux sont même persuadés être gouvernés par des empereurs qui sont pourtant morts depuis bien longtemps : « Des empereurs morts depuis longtemps sont considérés comme régnants dans nos villages, et tel qui ne vit plus que dans nos chants vient tout juste de promulguer un édit dont le prêtre donne lecture devant l’autel. […] quant aux souverains d’aujourd’hui, il les confond avec les morts. […] Si on voulait conclure de tous ces faits qu’au fond nous n’avons pas d’Empereur, on ne serait pas très éloigné de la vérité. »

Mais le narrateur fait la différence, comme Ernst Kantorowicz112, entre la fonction d’empereur (et l’Empire) et l’empereur réel qui occupe temporairement cette fonction et qui ressemble à n’importe quel autre homme. D’un côté, le pays est si grand que « la grandeur la plus fabuleuse n’égale pas la sienne » et l’Empereur « est si grand qu’il dépasse tous les étages du monde ». De l’autre, « l’Empereur vivant, un homme semblable à nous, est couché comme nous sur un lit de repos, dont sans doute on n’a pas mesuré chichement les dimensions, mais qui peut-être est cependant étroit et court. » Comme tout un chacun, l’Empereur réel s’étire et bâille quand il est fatigué. Si « l’Empire est immortel », chaque Empereur particulier « tombe et s’écroule » sans que le peuple en soit toujours bien informé. Et la distance entre le pouvoir et le peuple est infinie, Pékin étant « aussi étranger aux gens du village que la vie d’outre-tombe ».

La Requête (automne 1920)

Dans cette nouvelle113, qui explore une fois de plus la question du consentement des dominés à leur propre domination, le narrateur, qui se situe lui-même dans le monde de la bourgeoisie, parle de sa « petite ville » qui est située très loin de la capitale. On apprend que le pays est en guerre à ses frontières et que la petite ville en question parvient à avoir des nouvelles des combats, mais plus difficilement de la capitale. Malgré cette distance et les contacts très faibles entre les habitants de la ville et le pouvoir, ce dernier parvient à exercer son autorité114 : « Or, il est remarquable, et je ne cesse de m’en étonner, que nous nous pliions tranquillement, dans notre petite ville, à tous les ordres que nous recevons de la capitale. »

Comme dans Lors de la construction de la muraille de Chine, le pouvoir peut même connaître de nombreux bouleversements, les souverains se succéder, les dynasties s’éteindre ou être renversées par d’autres, tout cela ne change rien à la vie des habitants de cette petite ville qui ont leur administration et notamment leur colonel, Percepteur principal des impôts. Il est, dit le narrateur, « le maître de la ville » même s’il n’y est autorisé par aucun document officiel. Comment donc a-t-il pu s’imposer comme tel (et comme Percepteur principal des impôts, ce qui n’est pas davantage certain) alors qu’« il n’a pas pris le pouvoir par la violence » et que « ce n’est pas un tyran » ? La réponse est à trouver du côté des habitants qui acceptent d’être dépossédés et ne remettent pas en cause la légitimité de la domination qui s’exerce sur eux : « On a presque l’impression que, chez nous, les gens lui disent : “Maintenant que tu nous a pris tout ce que nous avions, daigne nous prendre nous aussi, par-dessus le marché.” » Tout le monde plie devant la tradition qui « établit que le Percepteur principal des impôts est le premier fonctionnaire ».

Le colonel « est cependant très différent des citoyens ordinaires », selon le narrateur. Il raconte comment, lors de la comparution de délégations devant lui, le silence se fait. Par ailleurs, des soldats sont là pour surveiller et inspirent aux gens « la peur ». Ils ont de grandes dents et « parlent un dialecte » totalement « inintelligible » par les habitants, ce qui contribue à leur caractère « fermé, inaccessible ». Devant les soldats comme devant le colonel, le peuple, « pourtant si plein de vie, fait silence ».

Lors de ces cérémonies de réception de délégations, le colonel suit un rituel immuable contribuant à asseoir sa légitimité. Il est debout et tient dans ses mains « deux longues tiges de bambous » : « C’est une vieille coutume, qui signifie à peu près : c’est ainsi qu’il soutient la Loi, c’est ainsi qu’elle le soutient. » Et, dans de telles conditions, celui qui est « désigné pour prendre la parole » au nom de la délégation perd tous ses moyens, « saisi du même effroi ». Le narrateur se souvient d’une séance de la sorte, lorsqu’il était enfant, où celui à qui fut donnée la parole « se retira à nouveau dans la foule en avançant différents prétextes ». Puis, on se mit à chercher d’autres orateurs qualifiés dans toute la ville. Entre-temps, le premier orateur reprenant courage réussit à « formuler sa requête » : à la suite d’une « grande catastrophe », il demandait « une exemption d’impôts pour un an » et peut-être même moins (« une diminution du prix du bois de construction des forêts impériales »). Une fois son discours achevé, il « s’incline profondément » et « reste prosterné », de même que l’ensemble des personnes de la délégation présentes. Tout ce cérémonial est perçu à travers les yeux candides d’un enfant (Kafka prend à dessein le point de vue d’un être qui n’a pas totalement intériorisé la légitimité du pouvoir) qui, alors, « trouvait ce spectacle ridicule ». Le cérémonial s’achève par une fin de non-recevoir que le colonel fait annoncer par un fonctionnaire, manière encore de maintenir ses distances : « Le petit homme frappa dans ses mains, sur quoi tout le monde se redressa, et il annonça : “La requête est refusée. Écartez-vous.” »

Mais cela n’avait rien d’une expérience exceptionnelle : « C’est ainsi qu’il en va généralement […] quand il s’agit d’affaires importantes, la population de la ville peut toujours être sûre d’un refus. » Et si, parfois, des « petites requêtes » sont accordées aux plaignants, elles se présentent comme des sortes de passe-droits ou de grâces extraordinaires (« le colonel le faisait sous sa propre responsabilité, en tant que personne privée douée de pouvoir »), et dépendent de l’arbitraire et du bon vouloir du colonel. Cela n’empêche pas les délégations de continuer à quémander, solliciter l’autorité à chaque fois avec la même conviction : « C’est toujours l’esprit frais et avec gravité qu’on y va, et qu’on en revient, pas particulièrement réconforté et heureux, mais ni déçu ni lassé cependant. » L’ordre inégal et injuste des choses se maintient ainsi grâce à l’acceptation tacite de ceux qui en sont les principales victimes. Le narrateur précise que c’est seulement à l’intérieur d’une « certaine classe d’âge », celle composée par des « jeunes gens entre dix-sept et vingt ans environ », que s’observe un certain « mécontentement ». On pourrait faire l’hypothèse ici que ces adolescents qui viennent de quitter les rives de l’enfance (état dans lequel on peut encore trouver ces cérémonies ridicules) et s’approchent de celles de la vie adulte avec ses diverses responsabilités sociales (professionnelles, conjugales, parentales) sont les plus enclins à voir l’injustice et à être suffisamment irresponsables pour les remettre en question.

La situation décrite par Kafka dans La Requête ressemble étonnamment à celle que vivait régulièrement Kafka au sein de sa compagnie d’assurances, et au sujet de laquelle il ne cessait de marquer son étonnement. Max Brod raconte ainsi comment Kafka lui dit un jour, complètement stupéfait, à propos d’ouvriers victimes d’accidents du travail et venant demander à la compagnie d’assurances une aide financière avec une grande humilité : « Comme ces hommes-là sont humbles […]. Ils viennent nous solliciter. Au lieu de prendre la maison d’assaut et de tout mettre à sac, ils viennent nous solliciter115. »

Le Château (1922)

Roman inachevé, Le Château116 raconte l’histoire de K., un étranger arrivant un soir dans un lieu comportant un village et un Château (propriété du comte Ouestouest), pour travailler en tant qu’arpenteur. Il dit avoir été engagé par le Château, mais tout le monde le considère tout d’abord avec beaucoup de suspicion (avant même d’avoir établi la légalité de sa présence on le traite déjà de « vagabond »)117. Tout au long du roman K. va tenter d’établir l’officialité de son engagement en tant qu’arpenteur sans jamais pouvoir obtenir satisfaction et sera en attendant embauché comme concierge d’école. Très rapidement, le décor symbolique est planté : il y a le haut (le Château) et le bas (le village) qui fait partie du domaine comtal, les seigneurs et fonctionnaires du Château (les dominants) et le peuple (les dominés) au sein duquel les paysans occupent la position la plus basse. Pour marquer le lien d’interdépendance entre les dominants et les dominés, Kafka laisse d’ailleurs entendre que la physionomie des paysans est le produit de cette relation de domination. L’oppression se marque ainsi dans la chair même des dominés : « [Les paysans] le regardaient bouche bée avec leurs lèvres boursouflées et leurs visages torturés ; leur crâne avait l’air d’avoir été aplati à coups de maillet et il semblait que les traits de leur visage se fussent fermés dans la douleur de ce supplice. » Les paysans ont une forme de crâne modelée par les coups reçus d’en haut et leur visage est sculpté par la douleur des coups reçus118.

K. ne parvient pas à distinguer le « grand Château » qu’il s’attendait à voir. Malgré le fait qu’il ait « les yeux levés vers ces hauteurs », celles-ci semblent désespérément « vides ». K., lui, est l’étranger, extérieur au Château comme au village, et qui arrive sans connaître les habitudes mentales et comportementales des membres de cette société. Il demande à pouvoir se reposer dans l’auberge du village et c’est sur « une paillasse dans la salle » qu’il va lui-même chercher au grenier qu’il s’apprête à passer la nuit quand un jeune homme nommé Schwarzer, qui se présente comme le fils du portier du Château, vient le réveiller pour lui demander de quitter le domaine de son maître.

Histoire et personnages

Au moment où Kafka se lance dans l’écriture du Château, il s’est éloigné de Milena et la littérature reprend alors ses droits pour faire travailler, une fois de plus, sa situation et ses souffrances les plus personnelles : le combat (ou le procès en instance) avec son père, ses peurs et angoisses liées au mariage, l’oscillation entre désir de mariage (en tant que désir d’intégration dans la communauté et la vie par le mariage) et désir de littérature, etc.119. Les liens sont d’ailleurs nombreux entre les personnages et, plus généralement, les éléments du roman et les éléments présents dans la vie de Kafka : Frieda, la serveuse de l’hôtel des Seigneurs, comporte de nombreux traits empruntés à Milena (elle devient notamment la fiancée de K.) ; Klamm occupe la place du mari de Milena (Ernst Polak120) et Kafka fait de l’amour de Frieda pour Klamm l’obstacle qui empêche le mariage de K. et de Frieda ; Gardena, l’hôtelière à l’auberge du village est, comme nombre d’autres figures maternelles présentes dans les textes de Kafka (la cuisinière en chef de l’Hôtel Occidental dans L’Amérique, la logeuse de Joseph K., Mme Grubach, dans Le Procès, etc.), à l’image de la mère de Kafka décrite dans sa Lettre au père, à la fois bienveillante (c’est elle qui accorde le logis à K.) et complice du pouvoir de Klamm qu’elle sacralise et protège contre les actions de K.121 ; l’auberge d’en haut (« l’hôtel des Seigneurs »), le Herrenhof, est le nom du café qu’Ernst Polak fréquentait à Vienne avec des amis écrivains de renom (Franz Werfel, Otto Pick, Egon Erwin Kisch et Otto Gross)122, etc. Certains commentateurs (dont le plus connu est certainement Klaus Wagenbach123) voient même dans le village une représentation de Osek, village des grands-parents paternels de Kafka (ce qui n’est pas absurde étant donné la thématique père-fils qui domine une fois encore ce roman)124.

Mais Milena, qui a opposé une résistance à un père tyrannique et a prouvé à maintes reprises ses capacités d’indépendance et les libertés qu’elle savait prendre par rapport aux convenances de son milieu, peut aussi se retrouver en partie dans le personnage lucide, insoumis, fier, radical et inflexible d’Amalia. Frieda est alors la part de Milena qui accepte de faire des compromis avec son mari (Ernst Polak) pour ne pas mettre complètement en danger sa vie125. Et ce n’est pas un hasard si Kafka fait parler Olga et K. des différences entre Frieda et Amalia, Olga résumant la situation en disant que « Frieda a fait ce qu’Amalia a refusé ». Amalia n’est pas non plus très loin d’Ottla, la sœur préférée de Kafka, dont il dit, dans sa Lettre au père, qu’elle a perdu tout contact avec son père (comme Amalia qui a rompu tout lien avec le Château) par son caractère intransigeant : « Ottla a perdu tout contact avec toi, il lui faut chercher son chemin seule, comme moi, et ce qu’elle a de plus que moi en fait d’assurance, de confiance en soi, de santé et d’absence de scrupules, la rend d’autant plus méchante et plus perfide que moi à tes yeux. » De son côté, Frieda peut aussi, par certains aspects, renvoyer à Felice (Bauer). Et l’inaccessible, mystérieux et tyrannique Klamm revêt, à de nombreuses reprises, des traits caractéristiques du père de Kafka.

Sur ce dernier point, on ne comprendrait pas certains passages du roman si l’on ne voyait pas que Klamm (dont l’homophone « klam » signifie en tchèque « illusion » ou « duperie »126) joue, selon les moments, un rôle proche de celui d’Ernst Polak ou un rôle semblable à celui du père de Kafka. N’a-t-il pas été successivement l’ami de l’aubergiste du Pont, Gardena, puis de Frieda (qui a l’âge d’être sa fille et qu’il appelle « petite mère ») ? En procédant de la sorte, Kafka brouille un peu plus les pistes biographiques encore aisément déchiffrables dans Le Verdict ou La Métamorphose et opacifie même son texte d’une manière qu’on peut juger littérairement assez remarquable de précision et de condensation. S’il confond ou condense volontairement les personnes réelles auxquelles il se réfère, c’est parce que, pour lui, toute personne puissante est perçue à l’image (primitive, au sens de première) du père. Ernst Polak, comme le père de Milena ou son propre père sont conçus comme des personnages puissants, des hommes d’action peu embarrassés dans leur vie ordinaire par des doutes existentiels et l’hôtel des Seigneurs est l’établissement qui accueille tous les puissants, tous les dominants. Kafka se sent inférieur à tous ceux qui montrent qu’ils ont réussi à vivre plus « normalement » que lui, c’est-à-dire qui ont réussi à s’intégrer et à s’adapter au monde (K. ne dit-il pas : « je suis un néant devant Klamm » ?). Parlant à Milena de son mari, Ernst Polak, il écrit : « D’où me viendrait la prétention de juger, à moi qui, à tous les égards — mariage, travail, courage, abnégation, pureté, liberté, autonomie, véracité —, vous suis si inférieur à tous deux qu’il m’est même odieux de parler de ces choses ? » (Lettre à Milena datée du 6 juin 1920127.) Quelques semaines plus tard, alors qu’il vient de lui conseiller de quitter Vienne et qu’il se rend compte qu’il lui propose, en définitive, de quitter son mari, Kafka se prend à réfléchir aux conséquences de sa demande, en se mesurant à Ernst Polak. L’idée qu’il pourrait détruire un couple et occuper la place du mari de Milena lui paraît impensable étant donné l’idée qu’il se fait de sa faiblesse et de sa position subalterne. Il utilise alors la métaphore du jeu pour dire à quel point il ne se sent aucune légitimité à gagner, ni même à participer au jeu en question : « Ce que je crains, c’est seulement cette conjuration intérieure qui est dirigée contre moi (et que tu comprendras mieux par ma lettre à mon père, encore qu’imparfaitement parce que cette lettre n’est orientée que vers son but particulier) ; le prétexte de cette conjuration, c’est en gros que moi, qui ne suis même pas sur le grand échiquier le pion d’un pion, je veux maintenant, contre la règle et pour la confusion de tout jeu, prendre la place de la reine, — moi, pion du pion, une figure qui n’est pas, une figure qui ne saurait jouer —, et que je veux peut-être même prendre celle du roi en personne, si ce n’est pas tout l’échiquier » (lettre du 23 juin 1920, spm).

Klamm (celui qui fait illusion) est celui que Gardena, l’hôtelière, conseille à K. de ne pas nommer, mais d’appeler « Lui » (de même que Kafka appelle parfois son père « il » dans certains passages de son journal). Kafka laisse aussi entendre que Klamm et K. entretiennent des liens affectifs souterrains (de père à fils) lorsqu’il écrit à propos de la présence nocturne de K. à l’hôtel des Seigneurs : « Si Klamm l’avait surpris ici, il eût été gêné, comme s’il avait commis quelque incongruité, comme s’il avait, par exemple, fait de la peine à quelqu’un à qui il aurait dû de la reconnaissance » (spm). Et le Château (Klamm) est l’instance contrôlante qui, sans intervenir directement, surveille K. en permanence. Ce dernier reçoit deux lettres de Klamm, remises par le messager Barnabé, qui mentionne cette omniprésence : « Je ne vous perds pas de vue. » Comme si Klamm (Hermann Kafka) gardait toujours un œil sur les agissements de K. (Franz Kafka). Il ne le quitte pas des yeux parce que K. vit en fait, intérieurement, en permanence sous son regard, comme Kafka mène sa vie en la jugeant à l’aune des critères paternels.

Comme dans d’autres de ses textes, les personnages peuvent autant être les représentants de personnes distinctes dans la vie de Kafka que des tendances internes qui sont objectivées par le procédé de la personnification. Ainsi, traitée en paria, la « famille Barnabé » (Barnabé est celui qui tente d’entrer en contact avec le Château en se faisant le messager de K., seule personne à lui avoir confié un message) semble parfois construite à l’image de la famille populaire juive de Julie Wohryzek, cette jeune Tchèque rencontrée fin 1918 en pension à Schlesen et dont le père était un petit cordonnier parlant encore le yiddish. Ce n’est pas un hasard si Kafka attribue à Barnabé le métier de savetier. Kafka se fiance avec elle et provoque la colère de son père qui y voit le signe du déclin social d’un fils qui prouve une fois encore par ses fréquentations qu’il n’a pas le sens (et surtout le respect) des hiérarchies sociales. Et c’est Milena qui demandera à Kafka de quitter Julie, de même que Frieda dit l’avoir « sauvé de la famille Barnabé » (et notamment d’Olga, la sœur de Barnabé128). Barnabé et sa famille sont aussi semblables aux acteurs juifs polonais, qui s’expriment en yiddish, d’une troupe de théâtre ambulante avec lesquels Kafka a noué des liens forts en 1911 et que son père voit d’un très mauvais œil.

Mais la même famille Barnabé peut aussi représenter la partie la plus faible, la plus dominée et aussi la plus pure de Kafka. Kafka s’est, en effet, souvent identifié symboliquement aux Juifs de l’Est mal vus par les Juifs assimilés d’Europe centrale, aux Tchèques dominés par les Allemands, au personnel (tchèque) maltraité par son père (le « parti du personnel ») car il se sent occuper une position (celle du faible, du dominé) semblable à celle qu’occupent ces populations dans les rapports de domination (culturels, économiques ou sociaux). K., qui est lui-même considéré comme un personnage infréquentable par les gens du village et traité en conséquence, se sent donc attiré par cette famille (« lié à cette famille »), tout en ressentant intimement l’horreur qu’elle peut représenter aux yeux des dominants (et des dominés qui sont dominés par le regard dominant).

Le célibataire Barnabé, tout entier tourné vers sa mission comme Kafka pouvait l’être vers la littérature, est une sorte de double pitoyable de K., qui essaie comme K. d’atteindre le Château, quoique de manière plus exclusive. K. se sent immédiatement en grande complicité avec Barnabé sans savoir pourquoi : « La présence de cet homme lui faisait du bien. » Et l’on apprend, dans la dernière partie du roman, que Barnabé n’est pas un messager officiellement reconnu et qu’il vit exactement la même situation incertaine que K. par rapport à son statut d’arpenteur. Barnabé ne fait donc pas « partie du personnel officiel » et n’essaie pas vraiment d’y prétendre car « la candidature de quelqu’un dont la famille ne jouirait pas d’une réputation parfaite serait rejetée d’avance ». Un tel candidat est un peu dans la même position que celle, mise en scène dans Le Procès, de l’homme de la campagne devant les portes de la Loi, à savoir qu’il aura attendu toute sa vie pour rien : « Et il apprend au bout de longues années, dans sa vieillesse, il apprend le refus du Château, il apprend que tout est perdu et que sa vie a été vaine. » Parfois les autorités font durer « indéfiniment les formalités d’admission qui ne reçoivent aucune sanction définitive » mais qu’on « arrête après la mort de l’homme ».

Kafka semble ainsi projeter en Barnabé une image à la fois idéale (Barnabé est un personnage entièrement dédié à sa vocation) et négative (c’est l’homme du refus de la vie et, comme le dit très bien Claude David, de la « réclusion spirituelle129 ») de lui-même. En faisant de Barnabé une figure un peu pitoyable, on comprend que Kafka portait sur sa tendance à réduire sa vie à la littérature un regard peu complaisant : le regard négatif que son père portait sur cet aspect de sa vie. Quant à Olga, la sœur, K. ressent pour elle aussi une grande affinité en dépit des réticences qu’il éprouve vis-à-vis de cette famille : « Il était agréable d’aller avec elle, presque autant qu’avec son frère. K. se défendit de ce sentiment de bien-être, mais le sentiment persista malgré tout. »

De la même façon, Arthur et Jérémie, les deux « aides » indissociables (et indistinguables par K. : « vous ne faites qu’un pour moi ») envoyés par le Château, et qui n’ont aucune compétence en matière d’arpentage (ce qui n’est pas commun chez des « aides »130) sont, comme souvent les personnages secondaires accompagnant le héros dans les textes de Kafka (stagiaires, inspecteurs, gardiens, balles de celluloïd, etc.), des parties inconscientes de soi. Comme les deux bourreaux du Procès qui font corps avec Joseph K. au point de donner l’impression qu’on a affaire à un seul et même individu, les deux aides se « pressent toujours contre » le corps de K., de sorte qu’il est obligé de « les repousser à coups de coude ». Ces « jumeaux diaboliques et innocents », comme les appelle Marthe Robert, ressemblent beaucoup aux clowns du théâtre populaire juif et tout porte à croire que Kafka s’en est inspiré131. Mais la question à se poser, si on ne veut pas réduire le processus créatif à une logique formelle ou thématique d’emprunts littéraires, est la suivante : pourquoi Kafka s’empare-t-il de ce procédé et qu’en fait-il pour son projet propre ? Ici, il s’agit de personnages enfantins, puérils, parfois même animalisés (ils poussent des cris et on ne peut pas toujours les comprendre), qui sont tantôt d’une « docilité ridicule » et tantôt facétieux, capricieux, insolents et perturbateurs, qui introduisent en permanence la distraction ou le désordre dans le quotidien de K. (c’est le Château qui leur a expressément demandé de « distraire » K. parce que celui-ci « prend tout au tragique »). Se comportant comme des enfants, ils sont de toute évidence des sortes de tendances inconscientes de K.132, mais dont l’origine est tout de même liée au Château. Klamm écrivait dans sa lettre à K. qu’il ne le perdrait pas des yeux, or il se trouve que ces deux aides envoyés par le Château sont de « redoutables observateurs » et qu’« ils ne lâchaient jamais K. du regard ». K. s’en plaint même auprès de Frieda en disant : « Ils passent leur temps à m’épier ; c’est stupide, et insupportable. » Et Frieda disant à K. qu’« il n’y a que trop de Klamm en ces lieux », elle indique à K., interloqué, que ce sont les aides, ces « émissaires de Klamm », qu’elle vise essentiellement dans son propos : « Comment, dit Frieda, tu n’as pas remarqué qu’à l’Auberge du Pont on ne parvenait jamais à les chasser de notre chambre, que l’un d’entre eux dernièrement s’est couché à ma place sur la paillasse et qu’ils ont aujourd’hui témoigné contre toi pour te faire chasser, pour causer ta perte, et pour être seuls avec moi ? Tu n’as rien remarqué de tout cela ? » K. comprend même que Jérémie « était chargé, entre autres choses, de détruire [la] liaison » entre Frieda et lui et que Klamm a chargé ces deux aides — la part intériorisée de Klamm dans les têtes de Frieda133 et de K. — de rendre impossible cette liaison : « Voyons, si quelqu’un avait voulu te détacher de moi, sans violence, mais en calculant son coup le plus prudemment possible, c’eût été nécessairement aux deux aides qu’il aurait eu recours. »

Il constate même une complicité entre Gardena (sa quasi-mère qui a été amoureuse de Klamm, son quasi-père), gardienne des traditions, et les deux aides, de même qu’entre Frieda (amie de Klamm, qui « supportait aimablement leurs impertinences » et « avait l’ait d’être de connivence » avec eux) et ces mêmes aides. Ces liens tendent à renforcer l’idée selon laquelle les deux aides sont des représentants du pouvoir et de tous ceux qui y sont associés : « Madame l’hôtesse, dit K. […], ce sont là mes aides ; or vous les traitez comme s’ils étaient les vôtres, et mes gardiens par surcroît. » Si l’interprétation est correcte, on comprend alors pourquoi Gardena ironise sur l’interdiction lancée par K. de leur parler : « Je n’ai donc pas le droit de vous parler, dit l’hôtesse, et ils se mirent à rire tous trois, l’hôtesse ironiquement, mais avec plus de calme que K. ne s’y fût attendu, les aides à leur manière habituelle qui signifiait tout et rien et ne les engageait jamais. » La même situation se répète avec une autre autorité officielle, à savoir le maire du village, qui dit à K. que, contrairement à lui, Arthur et Jérémie ne le gênent pas et que « ce sont de vieilles connaissances ». En laissant « son regard errer des aides au maire et du maire aux aides », K. constate alors « le même sourire sur leurs trois bouches ».

Très éclairant pour la compréhension du récit est aussi le personnage du petit Hans Brunswick qui entretient un rapport avec K. tel qu’on peut penser qu’il est comme une sorte de K. en devenir. Avec Hans, K. se retrouve en présence d’une version enfantine de soi. Ses parents sont construits un peu à l’image des parents de Kafka. Malgré le fait qu’ils ne se connaissent guère, le père de Hans éprouve une « antipathie » pour K., mais Hans dit qu’il « pourrait peut-être parler à la mère à condition que le père n’en sût rien ». Hans entretient un rapport privilégié avec sa mère mais celle-ci, comme la mère de Kafka décrite dans sa Lettre au père, ne contredit jamais son père, qu’il ait raison ou tort : « Elle ne faisait jamais rien contre la volonté du père, elle lui obéissait toujours, même dans des cas où Hans lui-même voyait nettement que le père avait tort. » Par ailleurs, le père de Hans, M. Brunswick est celui qui, selon le maire du village, a demandé la venue d’un arpenteur et K. se demande alors « comment expliquer son aigre accueil du premier jour et l’aversion dont parlait Hans », alors même qu’il devrait être « heureux » de sa venue au village. Retraduit en des termes biographiques, Kafka se demande comment cela se fait qu’alors que son père a voulu un enfant, il soit finalement si mécontent de sa présence. Il poursuit son raisonnement de la manière suivante : « Peut-être Brunswick n’avait-il été précisément fâché que parce que K. ne s’était pas adressé d’abord à lui pour trouver de l’aide, peut-être existait-il aussi entre eux quelque autre malentendu qui pouvait être dissipé en quelques mots. »

Sans hypothèse sur le fond biographique des rapports entre Kafka et son père, on ne comprendrait pas quel genre de malentendu pourrait bien s’installer entre deux parfaits inconnus et pourquoi Brunswick manifestait une telle hostilité à son égard. Quand K. évoque le fait que Brunswick pourrait peut-être, puisqu’il avait demandé un arpenteur, mettre ses « moyens » à « sa disposition », on ne peut alors s’empêcher de penser que Kafka avait à l’esprit l’aide financière que son père aurait pu lui accorder (comme celui de Franz Werfel par exemple) pour se consacrer à l’écriture. Et lorsque Frieda demande à Hans ce qu’il veut devenir, l’enfant répond qu’il aimerait devenir ce K. dont il prédit le grand avenir malgré son actuelle situation : « Il ne réfléchit pas longtemps, et répondit qu’il voulait devenir un homme comme K. Puis, quand on s’enquit de ses raisons, il ne sut que dire et quand on demanda s’il voulait faire un concierge d’école il dit catégoriquement que non. Ce ne fut qu’à force de questions qu’on découvrit les détours par lesquels son désir lui était venu. La situation présente de K. n’avait rien d’enviable, au contraire, elle était triste, elle était méprisée, Hans s’en rendait parfaitement compte […] c’était elle [sa mère] qui lui donnait à penser que K., si bas qu’il fût encore, si repoussante que fût sa situation, finirait tout de même, — à vrai dire c’était dans un avenir inconcevablement lointain, — par surpasser tout le monde. Mais ce lointain absolument fou et la brillante évolution qui devait y conduire étaient précisément ce qui séduisait Hans ; pour un tel prix il acceptait le K. présent. Ce qu’il y avait de précocement mûr dans ce désir, c’était que Hans regardait K. de haut, comme un cadet dont l’avenir eût été plus vaste que le sien, un grand avenir de petit garçon. » Kafka paraît ainsi vouloir dire, d’une manière détournée, qu’il croit en son succès en tant qu’écrivain quoique peut-être de manière posthume ou, pour le moins, très tardive.

Emporté par le fort sentiment de vocation littéraire qu’il a contracté durant l’enfance (représentée par Hans), Kafka est convaincu qu’il doit se concentrer sur cet objectif, accepter de faire des compromis (en supportant un travail rémunérateur qui ne l’enchante guère) pour pouvoir survivre économiquement et, enfin, abandonner toute idée de mariage et de vie de famille qui le détourneraient de sa seule voie d’avenir possible. Il transpose cette problématique dans Le Château de la manière suivante : « Sa conversation avec Hans lui avait fait concevoir de nouveaux espoirs, invraisemblables soit, sans aucun fondement, mais qui ne pouvaient plus s’oublier […]. S’il cédait à ces espoirs — et il ne pouvait faire autrement — il fallait qu’il concentrât toutes ses forces sur eux, qu’il ne se souciât de nulle autre chose, qu’il ne s’inquiétât ni des repas, ni de la maison, ni des autorités du village, ni même de Frieda, — c’était d’ailleurs, au fond, d’elle seule qu’il s’agissait car le reste ne l’inquiétait qu’à cause d’elle. C’est pourquoi il devait chercher à conserver cette situation qui assurait quelque sécurité à Frieda et ne devait pas se repentir de supporter à cet effet les caprices de l’instituteur plus qu’il ne l’eût fait en d’autres circonstances. Rien de tout cela n’était bien pénible, ces ennuis rentraient dans la catégorie des petites peines courantes de la vie, elles n’étaient rien en comparaison de ce que K. ambitionnait, il n’était pas venu ici pour y vivre paisiblement dans les honneurs. »

Si Kafka transpose littérairement une réalité extralittéraire, ce n’est pas à un niveau factuel et superficiel que cela se joue. Il transpose des logiques de comportement ou de raisonnement, des mécanismes psychiques ou relationnels, mais plus rarement des personnes, des objets, des lieux ou des événements précis. D’ailleurs, comme dans bien d’autres de ses textes, les personnages n’ont pas une consistance narrative bien différente de celle des personnages de fable, de conte ou de légende. Le personnage de K. est central et c’est à travers ses pérégrinations que les autres personnages apparaissent ou disparaissent au fur et à mesure des chapitres. Mais il n’existe que de manière bien peu incarnée, comme le résume fort bien Marthe Robert : « Il y a ainsi, de L’Amérique au Château, un effacement progressif de la personne du héros qui est à lui seul une indication : tandis que Karl Rossmann nous est montré comme un garçon dont la force et la jeunesse, si elles ne suffisent pas à détourner de lui le malheur, agissent cependant sur son entourage, Joseph K. n’existe plus que par quelques traits indistincts, et l’Arpenteur, que le regard des autres effleure sans le voir, n’a plus pour nous ni corps ni visage. Esthétiquement parlant, le personnage de Kafka est donc aussi neutre que les objets inanimés134. »

Une lutte pour la reconnaissance

Ce qui est au cœur de l’histoire, c’est la lutte pour obtenir une place reconnue de tous (et d’abord des autorités) dans le monde, la lutte pour exister en tant qu’arpenteur. Comme cette place n’a rien de très assuré, K. entend en découdre avec les autorités du Château, dont Klamm, le chef du Xe Bureau. Celui-ci n’est en fait qu’un membre parmi bien d’autres d’un Château dirigé par un mystérieux comte Ouestouest135. D’emblée, son rapport avec les autorités du Château est présenté comme une « lutte » ou un « combat ». Mais il ne s’agit pas simplement d’un combat pour obtenir le poste d’arpenteur puisque Schwarzer, le fils du portier du Château, vient de recevoir un coup de téléphone à l’auberge lui signifiant justement qu’on attend bien un arpenteur, et que tout le monde croit désormais que K. est bel et bien nommé à ce poste. Le lecteur a du mal à comprendre de quel combat parle K. qui devrait se réjouir de la nouvelle et considérer que l’affaire est close. Comme toujours, Kafka introduit une réflexion ou un événement étranges ou inadaptés pour attirer l’attention du lecteur sur le caractère complexe de son histoire qui n’est pas à prendre à la lettre et parle en fait de tout autre chose que d’une simple prise de poste : « K. dressa l’oreille. Le Château l’avait donc nommé arpenteur. D’un côté c’était mauvais ; cela montrait qu’au Château on savait de lui tout ce qu’il fallait, qu’on avait pesé les forces en présence et qu’on acceptait le combat en souriant. Mais d’autre part c’était bon signe aussi, car cela prouvait, à son avis, qu’on sous-estimait ses forces et qu’il aurait plus de liberté qu’il n’en eût pu espérer de prime abord. Si l’on croyait pouvoir le tenir en état de crainte constante en reconnaissant ainsi sa qualité d’arpenteur — ce qui donnait évidemment au Château la supériorité morale, — on se trompait ; il en éprouvait bien un petit frisson passager, mais c’était tout » (spm). Un lecteur qui ignorerait tout du caractère agonistique des rapports qu’entretient Kafka avec les puissants, en commençant biographiquement par son père, ne pourrait que passer à côté du sens de cette bizarrerie.

L’histoire du roman est celle des obstacles que K. affronte et des questions qu’il se pose à propos des moyens de parvenir à son but : entrer en contact avec le Château et engager le combat direct avec lui. Parmi ces moyens, il y a le mariage envisagé (puis remis en question) avec Frieda, par lequel on sait que Kafka se retrouvait en plein combat avec son père136 : en se mariant, Kafka aurait certainement occupé symboliquement la même place que son père. Mais la crainte de l’impuissance sexuelle et la peur tout aussi grande de perdre toute possibilité d’écrire le paralysaient. Ce que veut K., c’est affronter Klamm face à face et lui demander, parmi d’autres choses, ce qu’il pense de son mariage : « Je veux d’abord le voir de près, ensuite je veux entendre sa voix, ensuite je veux qu’il m’apprenne ce qu’il pense de mon mariage. Ce que je lui demanderai par la suite dépend de l’évolution de l’entrevue. Il peut se faire que nous parlions de bien des choses, mais l’essentiel est pour moi de me trouver en face de lui. » Frieda lui reproche même de se servir d’elle comme simple « moyen » d’arriver jusqu’à Klamm et de ne pas « avoir de temps » à lui consacrer.

À l’instant même où il voit Frieda, K. sent dans son regard qu’elle peut être une solution à ses problèmes, sans qu’on sache de quels problèmes il pourrait s’agir et comment une parfaite inconnue peut être perçue en l’espace d’un instant comme une espèce de salvatrice : « Quand ce regard tomba sur K., il lui sembla que ces yeux avaient déjà réglé certaines choses qui le concernaient, qu’il ignorait encore lui-même, mais dont ils lui imposaient la conviction qu’elles existaient. » Un peu plus tard, il lui avoue : « Vos yeux, Mademoiselle Frieda — ne vous moquez pas de moi, je vous en prie, — vos yeux me parlent moins des luttes passées que du combat à venir. » Comment deux parfaits inconnus peuvent-ils s’entendre ou se comprendre aussi instantanément ? En fait, avec Kafka on a quitté le cadre du roman réaliste qui installerait peu à peu l’histoire entre Frieda et K., pour aller vers la mise en scène transfigurée d’un drame existentiel dont les éléments les plus prosaïques ne sont jamais livrés au lecteur. K. et Frieda se rencontrent. Avant même de lui parler, K. pressent que Frieda va jouer un rôle important dans son existence et à peine a-t-il connaissance du fait qu’elle est l’amie de Klamm qu’il lui propose de le quitter et de vivre avec lui (« Cherchez-vous à me détourner de Klamm, Ah ! Mon Dieu ! et elle joignit les mains. — Vous m’avez deviné, dit K., comme fatigué de tant de méfiance, c’était précisément ma plus secrète intention. Vous devriez lâcher Klamm et devenir mon amie »). Tout cela s’enchaîne très rapidement, et de manière totalement improbable du point de vue du rythme habituel du roman réaliste. Et c’est à la suite de cela que K. et Frieda font l’amour durant plusieurs heures « étendus dans les flaques de bière et les autres saletés dont le sol était couvert ». Le lendemain matin Frieda décide de quitter Klamm pour vivre avec K.

De manière générale, K. passe son temps à tenter de contacter le Château en cherchant l’aide des femmes (Frieda, Gardena) sans jamais pouvoir l’atteindre. Le pouvoir pourtant omniprésent est toujours invisible, inatteignable et le combat n’aura pas lieu. K. rêverait de pouvoir regarder Klamm en face, les yeux dans les yeux, de même que Kafka aimerait avoir une explication générale, définitive et libératrice avec son père (ce qu’il a tenté quelques années plus tôt avec sa Lettre au père, qui ne sera jamais remise au principal intéressé), mais cette situation ne se présente jamais à lui. Klamm ne lit jamais les procès-verbaux que l’on établit (K. refuse même de se prêter au jeu de l’interrogatoire et du procès-verbal dans l’incertitude qu’il est de voir Klamm s’intéresser à lui par cette voie-là) et n’aime pas lire les messages qu’on lui porte (Barnabé, le messager, explique qu’il est même « fâché » quand il le voit venir). Cette situation n’est pas sans rappeler celle que vivait Kafka à chaque fois qu’il offrait un de ses livres à son père (« Pose-le sur la table de nuit ! »). L’inaccessibilité est si grande qu’il est même difficile de parvenir au Château par la rue principale, sans qu’on sache exactement par quelle voie il faudrait passer pour l’atteindre : à un certain moment, cette rue s’écarte et garde dès lors la même distance d’avec le Château, donnant l’image d’une totale inaccessibilité. Comme l’écrivait Kafka quelques années auparavant : « Il y a un but, mais pas de chemin. Ce que nous nommons chemin est hésitation » (Journal, 18 novembre 1917137).

L’examen du pouvoir

Comme le tribunal dans Le Procès, le Château (le pouvoir) est impénétrable et sa logique inconnaissable, comme le père décrit dans la Lettre à son père. Le pouvoir se présente comme nécessairement parfait, rationnel et incapable d’erreur : « L’un des principes qui règlent le travail de l’administration, dit le maire à K., est que la possibilité d’une erreur ne doit jamais être envisagée. Ce principe est justifié par la perfection de l’organisme. » Cette version officielle est maintenue malgré toutes les illustrations contradictoires qui sautent aux yeux de K. et du lecteur (dossiers ou papiers égarés, décisions contradictoires de deux bureaux différents, procès-verbaux inutiles, lettres reçues et qui témoignent d’une connaissance très approximative de sa situation, division poussée du travail bureaucratique qui conduit à des situations anarchiques, grand désordre causé par la seule présence inopportune de K., etc.138). Il n’est pas utile ici d’évoquer une transcendance divine (comme le fait Régine Robin à la suite de Max Brod) pour interpréter cet aspect du roman139. En effet, pourquoi faire une lecture spécifiquement religieuse quand on sait le rapport plutôt distant et parfois même ironique de Kafka à l’égard de toute idée de Dieu ? Durant ses années de lycée, Kafka se déclare athée et cherche même à convertir avec plus ou moins de conviction certains de ses amis, tels que Hugo Bergmann, à cet athéisme140. Et lorsqu’il évoque Dieu dans une lettre à Oskar Pollak datée du 9 novembre 1903, c’est d’une manière qui n’est pas dénuée de distance ironique : « Dieu ne veut pas que j’écrive, mais moi, je dois. »

Mais surtout l’interprétation religieuse du texte paraît inutilement risquée quand il suffit de constater qu’on a affaire à un pouvoir absolu et arbitraire (la question de sa nature étant presque secondaire). Or, dans l’existence concrète de Kafka, c’est son père qui s’est comporté comme un dieu tyrannique, forcément parfait et avec lequel le fils veut en découdre. C’est bien ce même père qui fonde la légitimité de ses décisions sur sa personne, c’est-à-dire sur le seul fait que c’est lui qui les prend. Dans le roman, Gardena énonce ainsi cette loi (au sens social et non juridique du terme) qui gouverne la politique de tout tyran : si Klamm prend une décision, elle est forcément correcte (« si je n’avais plus le droit d’aller voir Klamm c’était la décision de Klamm. Tout était donc correct »)141. Comme dans L’Amérique où Karl Rossmann est mû, d’abord et avant tout, par une volonté de justice (son oncle lui rappelant les nécessités de la hiérarchie et de la discipline), dans Le Château, K. ne souhaite pas obtenir des « cadeaux du Château » mais demande seulement « son droit » : le droit d’exister en tant qu’arpenteur, de même que Kafka demande à son père de reconnaître son droit à exister en tant qu’écrivain.

C’est fondamentalement sur la base de ce modèle de comportement qu’il s’efforce de déchiffrer les relations de pouvoir, et sans doute toute relation de pouvoir reposant sur l’intériorisation initiale par le dominé du regard dominant142. Si rien n’empêche le lecteur de voir dans le Château une image de Dieu, de l’État ou de la Bureaucratie et, dans les figures de dominés ou de parias, le Juif, le malade, le condamné, l’homosexuel, le marginal, le « nègre143 », etc., et si Kafka lui-même est loin d’être insensible à ces dimensions sociales plus générales, il n’empêche qu’il cherche d’abord et avant tout à faire travailler son problème personnel et utilise différents registres métaphoriques pour cela, parmi lesquels les registres judiciaire ou politique sont très présents144.

L’arpenteur-écrivain

L’activité d’arpenteur est, de toute évidence, à l’image de celle d’écrivain. K. dit tout d’abord avoir été « appelé » dans cette fonction, à la manière d’un artiste qui ressent l’appel d’une vocation. Il décrit ensuite cette activité qui s’effectue, un peu comme celle de l’écrivain à sa table de travail, seul devant une table à dessiner (« travailler tranquillement sur une table de dessin, comme un petit arpenteur que je suis »145). Et, enfin, l’arpenteur est celui qui prend des mesures (landvermesser contient l’idée de « mesure ») et établit une vérité objective sur le territoire comme l’écrivain qui, selon Kafka, vise à produire une vérité sur son existence et sur le rapport qu’il entretient avec le monde dans lequel il vit. Dans sa Lettre au père (novembre 1919), il parle de son père comme « la mesure de toutes choses ». Or l’arpenteur — « Professionnel des techniques de calcul et mesure des surfaces et des relèvements de terrains » (Petit Robert) — est justement celui qui mesure objectivement la réalité et qui ne prend pas les vues du pouvoir comme « mesures de toutes choses ». La dialectique entre la certitude que peut avoir K. d’être appelé et la non-reconnaissance officielle (par le Château) de son engagement comme arpenteur est une façon pour Kafka de traduire le double sentiment qu’il a vis-à-vis de son activité littéraire. Ainsi, lorsqu’il met en scène, dans un texte intitulé Nocturne, son impression d’être un « veilleur », il ajoute immédiatement à la suite, dans la marge, un commentaire sarcastique sur les folles prétentions sur lesquelles reposent une telle conception : « Un veilleur ! Un veilleur ! Que veilles-tu ? Qui t’a engagé ? Une seule chose, ton dégoût de toi-même, te rend plus riche que le cloporte, qui est couché sous la vieille pierre et veille. » Appelé mais pas vraiment engagé et jugé indésirable par beaucoup : voilà ce que représente K.

Si Kafka transpose sa réalité de cette manière, alors on pourrait dire que l’histoire est celle de la tentative d’exister en tant qu’arpenteur-écrivain, d’être accepté et reconnu comme tel par la puissance gouvernante (Klamm-Hermann Kafka), de la nécessité, en attendant de savoir s’il peut exercer ou non comme arpenteur-écrivain, d’exercer une activité rémunératrice pour laquelle il n’a aucun plaisir (concierge d’école/employé dans une compagnie d’assurances), de son désir d’avoir une vie amoureuse avec Frieda et de s’intégrer, par le mariage, dans la communauté et, pour atteindre ses objectifs, de ses efforts pour affronter les puissants : Klamm-Polak ou Klamm-Hermann Kafka146. La perte de Frieda (qui le quitte) est liée au fait que K. la « néglige » pour continuer ses recherches auprès de la famille Barnabé et poursuivre sa quête de contact avec le Château au lieu de s’occuper d’elle : mariage ou littérature-combat, intégration dans la communauté ou solitude de l’homme de vocation ou de mission, voilà l’alternative mortelle mise en scène que Kafka n’a que trop expérimentée dans ses rapports réels avec Felice puis Milena. Le propos de Frieda-Felice/Milena est suffisamment clair pour pouvoir être interprété à partir des inquiétudes existentielles de Kafka sur le risque d’être détourné de sa vocation en cas de mariage (et de contraintes économiques supplémentaires que la fondation d’un foyer lui imposerait) : « Délivré de moi tu pourrais peut-être réaliser tous tes desseins. C’est par égard pour moi que tu te soumets à cet instituteur tyrannique, que tu acceptes de misérables situations, que tu te tues à chercher à obtenir une audience de Klamm. C’est pour moi que tu fais tout cela, et je t’en récompense si mal ! »

Mais K. imagine aussi — l’oscillation entre les deux visions est bien réelle dans les lettres envoyées à Milena — que Frieda pourrait représenter très exactement l’inverse pour lui : la possibilité de dépasser ses contradictions et ses tensions. Il dit à Olga qu’« en l’attaquant c’est [son] existence qu’on attaque », comme Kafka pouvait écrire à Milena : « Et cependant ce n’est pas toi que j’aime, c’est bien plus, c’est mon existence qui m’est donnée à travers toi » (lettre du 13 juillet 1920). Et K. continue en disant que « c’est surtout à elle qu’il doit ses possibilités d’avenir » : « J’ai, si petits qu’ils soient, un poste, un vrai métier, j’ai une fiancée qui me décharge du travail de ma profession quand d’autres affaires m’appellent, je l’épouserai et je deviendrai membre de la commune. » Les autres affaires font, bien entendu, référence à l’activité littéraire de Kafka.

Au lieu d’un Joseph K. qui est arrêté au petit matin sans comprendre ce qui lui arrive, sans avoir jamais rien fait de mal, et qui se débat avec un procès qui s’impose à lui, on a le personnage de K. qui est bien décidé à en découdre avec les autorités, à affronter les puissants et à faire reconnaître la légitimité de son existence en tant qu’arpenteur-écrivain147. Dans les deux cas cependant, ce sont des êtres inquiets qui attendent un jugement ou une reconnaissance et qui dépendent fondamentalement dans leur existence d’une autorité (un tribunal ou un château) à laquelle ils prêtent toute légitimité. Qu’espérait secrètement (il l’écrira dans sa Lettre au père) Kafka de la part de son père ? On l’apprend de façon détournée via le personnage de K., lorsque, attendant la venue de Klamm près de son traîneau, le héros boit le cognac qui le rend ivre et lui permet d’imaginer, dans son ivresse, qu’il reçoit la reconnaissance, les gratifications, les louanges tant attendues : « Sans le vouloir, il dut sourire, tellement doux et caressant était le parfum, comme si quelqu’un entendait, par une personne qui lui est très chère, des louanges et des bonnes paroles et ne savait même pas précisément à propos de quoi et ne voulait même pas le savoir et qu’il était seulement heureux dans la conscience que c’est justement cette personne qui parle de cette façon. »

La figure de l’étranger

L’une des caractéristiques de K., c’est le fait qu’il est un étranger (comme le visiteur de la Colonie pénitentiaire) et qu’il est, en tant que tel, étranger aux codes de conduite et aux évidences qui brouillent la vue et ensorcellent les natifs du lieu148. Kafka se donne ainsi les moyens fictionnels d’un regard interrogateur, naïf ou candide, mais aussi souvent critique, désenchanté ou désillusionné sur le monde : un regard quasi sociologique ou quasi ethnologique qui soulève les voiles déformants à travers lesquels ceux qui ont toujours vécu dans le village et en lien avec le Château ne cessent de se représenter le monde. Comme l’écrit Kafka dans un passage rayé de sa main, en prêtant sa voix à Olga qui s’adresse à K. : « Tu es étonnant, lui dit Olga. Tu domines les choses d’un coup d’œil, il t’arrive de m’aider d’un mot. C’est sans doute parce que tu viens de l’étranger. Nous, au contraire, les gens d’ici, avec nos tristes expériences et nos continuelles frayeurs, la crainte nous trouve sans résistance ; nous prenons peur au moindre craquement du bois. » Kafka n’a pas voulu trop insister sur le caractère étrange de cet étranger en faisant de K. un éternel décalé (ce qu’il était lui-même), étranger aux situations malgré sa fréquentation régulière de ces mêmes situations. Mais c’est ce qu’il écrivait dans l’un des fragments du roman retrouvés. Parlant de K., un personnage disait : « Il y a pourtant longtemps qu’il vit avec nous au village, mais il y reste aussi étranger que s’il était arrivé d’hier ; il est encore capable de se perdre dans nos trois misérables rues. Ce n’est pas de la distraction ; il se tue à observer, il s’acharne à ses entreprises comme un chien s’acharne à la chasse, seulement voilà, il n’a pas le don de s’acclimater. »

Deux ans auparavant, à l’automne 1920, Kafka faisait déjà le récit du sentiment d’extranéité et d’illégitimité dans un texte intitulé Le Grand Nageur149. Le narrateur est un nageur qui revient des Jeux olympiques avec un record mondial de natation. Il est accueilli en héros dans sa ville natale. Une foule se presse, une jeune fille lui remet une écharpe avec une inscription en langue étrangère qui signifie : « Au Vainqueur Olympique » et une voiture officielle vient le chercher. C’est la voiture du maire qui l’amène dans une salle de réception où, là encore, tout est fait pour lui signifier l’importance qu’il a prise aux yeux de tous (présence d’un ministre, chœur qui chante en son honneur, repas, discours officiel, etc.). Mais quand on lui donne la parole pour qu’à son tour il s’exprime, il tient un discours assez surprenant consistant à dire qu’il ne sait pas comment il a pu remporter un record du monde et pourquoi son pays a pu l’envoyer aux Jeux olympiques puisqu’il ne sait « absolument pas nager » et qu’il n’a jamais eu l’occasion d’apprendre. Il ajoute qu’il n’est pas dans son pays natal et qu’il ne comprend rien à la langue dans laquelle on lui parle mais que tout le monde semble se satisfaire de cette incompréhension mutuelle (« le fait de ne pas vous comprendre ne me gêne pas beaucoup et vous-mêmes, vous ne semblez pas non plus très gênés de ne pas comprendre mes paroles »). Non seulement le héros-narrateur se sent totalement étranger à l’acte héroïque (un record sportif) pour lequel on le félicite, mais il se sent étranger à son pays et à sa ville natale. Avec cette fable, Kafka parvient en très peu de mots à faire ressentir au lecteur le sentiment qu’il pouvait avoir de ne pas être à sa place : le narrateur ne se sent pas chez lui dans son propre pays, il ne comprend pas sa langue maternelle, ne se sent pas capable des performances qu’on lui attribue et pense ne pas mériter les éloges qu’on lui adresse.

Dans Le Château, en revanche, K. n’est pas en odeur de sainteté. Par sa simple présence perturbatrice, il est immédiatement perçu comme un danger potentiel, un fauteur de troubles que tout le monde évite et traite comme le dernier des hommes (il n’est guère mieux toléré que la famille Barnabé). Le seul — avec la rebelle Amalia — qui voit à peu près clair dans l’arbitraire du pouvoir est traité comme un paria par ceux (les villageois) qui pourraient pourtant avoir intérêt à s’approprier cette vérité. L’aubergiste du village qui le reçoit est immédiatement « surpris et déconcerté » par sa présence comme s’il pressentait la remise en question du rapport doxique, ininterrogé au monde qu’introduit cet étranger. De son côté, le maire, à qui il rend visite pour son travail d’arpenteur, le prévient que le Château — comme Hermann Kafka — tolère mal les remarques ou les questions embarrassantes : « Cet organisme est d’une susceptibilité au moins égale à sa minutie. Quand une affaire est sur le tapis depuis longtemps, il peut se produire, même avant qu’on ait fini de tout peser, qu’elle se trouve liquidée à la vitesse de l’éclair par une décision fort juste en général mais arbitraire cependant. On dirait que l’organisme administratif ne peut plus supporter la tension, l’irritation qu’il a endurées des années par la faute de la même affaire, peut-être infime en soi d’ailleurs, et qu’il prononce de lui-même le verdict sans le secours des fonctionnaires. » K. est à l’image de l’écrivain qui, aux yeux de Kafka, se définit par son « acte-observation » et par le bond qu’il effectue « hors du rang des meurtriers ». Il n’y a cependant rien de révolutionnaire dans l’attitude de K. qui remet en cause symboliquement l’ordre social mais ne s’occupe en définitive que de son propre sort et de son combat personnel contre le Château. Il n’appelle personne à la révolte et ne remet jamais en question autrement que symboliquement les rapports de domination. K. peut bien entrevoir la vérité objective du pouvoir, l’interroger et le mettre temporairement en crise, le monde continue néanmoins son cours sans changement. Tout se passe comme si Kafka se montrait ici lucide quant à l’action et l’effet possible de la littérature. Un roman peut réveiller ceux qui veulent bien se faire réveiller (« briser la mer gelée qui est en nous » disait-il), mais il n’a pas le pouvoir de changer la vie.

Karl Rossmann était expulsé du giron familial vers l’Amérique, Joseph K. arrêté de vivre normalement et forcé de s’occuper et de se préoccuper de son procès, et K. est tout juste toléré dans un monde où les autorités ne lui reconnaissent pas clairement le droit d’exister comme tel (il a bien reçu une lettre de confirmation de son engagement comme arpenteur, mais elle ne semble avoir aucun caractère officiel). Dans la même période où il écrit Le Château, Kafka note encore dans son journal à propos de ses relations avec son père et de l’« autre monde » (celui de la solitude et de la littérature) dans lequel il a été forcé de s’établir : « Il est vrai que, là encore, je reviens à la “faute”, car pourquoi voulais-je sortir du monde ? Parce qu’“il” ne me laissait pas vivre dans le monde, dans son monde. Maintenant cependant, je ne peux plus en juger de façon aussi catégorique, car maintenant, je suis d’ores et déjà citoyen de cet autre monde qui est, avec le monde ordinaire, dans le même rapport que le désert avec une contrée agricole (il y a quarante ans que j’erre au sortir de Chanaan) ; c’est en étranger que je regarde derrière moi, je suis assurément, même dans cet autre monde, le plus infime et le plus craintif de tous — c’est là la part de mon héritage paternel — et je ne suis capable d’y vivre qu’en vertu de l’organisation spéciale des choses de là-bas, selon laquelle les plus humbles peuvent être élevés de façon fulgurante, mais aussi écrasés comme sous des pressions océaniques millénaires. Ne me faut-il pas être reconnaissant, malgré tout ? Devais-je donc nécessairement trouver le chemin qui mène à ce monde ? “Banni” de là-bas, rejeté d’ici, n’aurais-je pu être écrasé à la frontière ? La puissance de mon père n’a-t-elle pas donné au décret d’expulsion assez de force pour que rien ne puisse lui résister (à lui, mais pas à moi) ? » (Journal, 28 janvier 1922, spm.)

Le désenchantement

En racontant cette histoire de quête d’une place et de sens de son existence, Kafka fait l’analyse du pouvoir, de son fonctionnement, de la représentation que ceux qui ont toujours vécu en position dominée sont amenés à se faire des puissants. Une fois de plus, Kafka semble dire au lecteur que les dominés contribuent activement, par leur rapport mi-enchanté mi-craintif, à faire des puissants ce qu’ils sont et à maintenir ainsi leur condition de dominé. Dans un passage biffé où K. s’adresse à Olga (la sœur de Barnabé), Kafka faisait dire à son personnage principal : « Le Château est déjà par lui-même infiniment plus puissant que vous. On pourrait se demander pourtant s’il gagnera ; mais vous n’exploitez pas ce doute. Au contraire, on dirait que vous faites tous vos efforts pour assurer certainement sa victoire ; c’est pourquoi vous vous mettez soudain à craindre sans raison en plein combat et vous augmentez par là votre impuissance. »

Le premier fait que souligne le roman, c’est que le pouvoir existe presque autant dans les représentations que l’on s’en fait, les croyances ou les fantasmes que l’on développe à son sujet que dans la réalité des faits. Si le Château reste le plus souvent silencieux, le pouvoir et les puissants font parler d’eux150 et chacun ajoute son commentaire personnel à la légende contribuant, finalement, à faire du pouvoir quelque chose d’inaccessible, d’enviable et d’inquiétant à la fois. Comme le dit fort bien Rose-Marie Ferenczi : « Autrement dit, ce que désire le Château, c’est que les gens du village s’inventent de “belles” histoires, se créent des fictions, se bercent d’illusions et baignent dans le mystère. […] En réalité, il [Klamm] laisse dire et faire parce que ces rumeurs lui conviennent, le servent, sont nécessaires au maintien de son pouvoir et de celui du Château tout entier151. »

De même que dans Le Procès on découvre qu’il suffirait en fin de compte à Joseph K. de ne pas aller au-devant de son procès, de ne pas se prêter au jeu et de rester indifférent à ce qu’on lui reproche pour être libéré, de même la lecture du Château donne à penser que c’est parce qu’on le craint, qu’on le sollicite ou qu’on cherche (en vain) à entrer en contact avec lui, qu’on le couvre de commentaires et qu’on ne s’y montre pas indifférent qu’on fait exister un pouvoir finalement bien peu présent. Dépourvu, en tant qu’étranger, de toute connaissance mais aussi et surtout de toute croyance déformante, K., quant à lui, ne croit que ce qu’il voit et ne parle que de ce qu’il a pu observer. La vision étrangère, candide est ainsi désillusionnante, désenvoûtante et là où les villageois ne voient qu’« ignorance » ou méconnaissance, il faut au contraire déceler le début d’un regard lucide sur les situations et les personnes152. Gardena s’évertue à lui expliquer ce qui « paraît si naturel » à tous les gens du village. En disant qu’il souhaite parler à Klamm, K. montre à ses yeux qu’il est inconscient du fait que cela serait une folie sociale qui ne peut avoir lieu : « Écoutez-moi, monsieur l’arpenteur, monsieur Klamm est un monsieur du Château ; cela suppose, quelle que soit d’ailleurs la situation de Klamm, un rang très élevé. Mais vous, qu’êtes-vous, vous dont nous recherchons si humblement le consentement ? Vous n’êtes pas du Château, vous n’êtes pas du village, vous n’êtes rien. […] Klamm parlerait avec vous ! Mais il ne parle même pas avec les gens du village, il n’a encore jamais parlé personnellement avec personne du village. » Mais l’inconscience le fait braver les interdits, dépasser les limites et ne suivre que ce que lui dicte son sens pratique. C’est K. lui-même qui suggère les vertus de l’ignorance lorsque la connaissance pratique se fait complice du pouvoir et n’est en fait qu’une série d’us et coutumes ininterrogés : « Évidemment je suis très ignorant, la vérité n’en existe pas moins, et c’est très triste pour moi, mais cela présente un avantage : l’ignorant ose plus, aussi suis-je tout prêt à supporter encore un peu l’ignorance et ses conséquences — mauvaises, soit — tant que mes forces suffiront. »

Ainsi, K. ne voit dans le Château si puissant et redouté qu’une petite ville aux habitations toutes décrépies. Aux yeux du non-croyant, la triste réalité du Château153 apparaît dans sa piètre nudité. Mais comme K. compare mentalement ce qu’il voit du Château (ce « prétendu château ») à la majesté de l’église de son village natal, on peut se demander si Kafka ne compare pas deux visions assez radicalement différentes : celle, enchantée, de l’enfance (le père est alors fascinant, puissant et admirable) et celle, désenchantée, de l’adulte-écrivain en exil (en rupture, en doute, en interrogation critique) qu’il est devenu. Et comme les villageois continuent à magnifier le pouvoir et à croire en sa perfection, manière d’accepter leur sort et d’adoucir les souffrances attachées à leur condition dominée, Kafka semble nous dire, en creux, qu’ils ont gardé en quelque sorte des yeux d’enfants émerveillés (et terrorisés) par le pouvoir : « K. poursuivit son chemin, les yeux braqués sur le Château ; rien d’autre ne l’inquiétait. Mais en se rapprochant il fut déçu ; ce Château n’était après tout qu’une petite ville misérable, un ramassis de bicoques villageoises que rien ne distinguait, sinon, si l’on voulait, qu’elles étaient toutes de pierre, mais le crépi semblait parti depuis longtemps et cette pierre semblait s’effriter. Un souvenir fugitif vint frapper l’esprit de K. : il songea à sa ville natale. Elle le cédait à peine à ce prétendu Château ; si K. n’était venu que pour le voir, ç’aurait été un voyage perdu et il aurait mieux fait d’aller revoir sa patrie où il n’était plus retourné depuis si longtemps. Il comparait en pensée le clocher de son village avec la tour qui se dressait là-haut. Celle du clocher, sûre d’elle, montait tout droit sans une hésitation et se rajeunissait en haut, terminée par un large toit qui la couvrait de tuiles rouges ; c’était un bâtiment terrestre, bien sûr, — que pouvons-nous construire d’autre ? — mais qui plaçait son but plus haut que le plat ramassis des petites maisons et qui prenait une expression plus lumineuse au-dessus des tristes jours et du travail quotidien. La tour d’ici — la seule que l’on vît — était la tour d’une maison d’habitation — on s’en rendait compte maintenant ; — peut-être celle du corps principal du Château. »

C’est encore Klamm dont chacun se fait une représentation particulière en fonction de ce qu’il a pu entrevoir de lui154, mais toujours très flatteuse (Gardena, l’hôtelière, le compare à un aigle155), mais dont K. a tout d’abord une vision plus prosaïque en l’observant par le trou d’une serrure assis devant une bière (« C’était un homme gros, lourd, de taille moyenne. Son visage n’était pas encore ridé, mais ses joues s’affaissaient déjà un peu sous le poids de l’âge. Sa moustache noire était très longue, et ses yeux recouverts d’un pince-nez posé de guingois dont le verre reflétait la lumière »). Klamm est un homme ordinaire mais que sa position fait paraître surnaturel : les personnes de pouvoir sont en réalité toujours plus petites, plus communes qu’on ne les voit lorsqu’on est impressionné par elles. Même le « joli châle » de Gardena, cadeau de Klamm, n’apparaît en fait, aux yeux désenchantés de K., que comme « un morceau de laine quelconque ». K. adopte cependant une attitude compréhensive vis-à-vis de Gardena en constatant que, dans son comportement même, Klamm peut être en effet comparé à un aigle : « Klamm était loin. L’hôtelière, une fois, l’avait comparé à un aigle, et K. avait trouvé cela fort ridicule, mais maintenant il revenait sur son jugement ; il songeait à l’éloignement de Klamm, à l’intangibilité de sa demeure, à son mutisme constant qui ne pouvait être coupé que par des cris tels que K. n’en avait jamais entendus, à son regard de haut en bas qui ne se laissait jamais surprendre ou contredire, et aux cercles qu’il décrivait, trop haut pour que K. pût les troubler, d’après des lois indescriptibles, si haut qu’on ne le voyait jamais que par instants… : tout cela était commun et à l’aigle et à Klamm. » Cette vision ne contredit pas la précédente mais la complète : Klamm n’est pas un homme hors du commun, mais tout le monde le considère comme tel et lui-même se comporte comme s’il en était un.

Si Kafka a perdu ce rapport enchanté au père (et au pouvoir), c’est à la fois du fait des mauvaises conditions de transmission de l’héritage paternel et du fait de la position exotopique (extérieure au lieu) qu’il a su conquérir grâce à la littérature. Et nombre de ses notes dans son journal sont consacrées à des descriptions de grands personnages (rabbin, théosophe) qui les humanisent (alors que le regard admiratif les sacralise) et finissent même parfois par les ridiculiser en faisant apparaître la banale ou médiocre réalité de leurs comportements156.

Par ailleurs, comme dans L’Amérique, c’est la pensée magique attachée au pouvoir que continue à décortiquer Kafka à travers les yeux de son personnage. Selon cette pensée, tout ce qui touche au pouvoir est sacré et tout ce qui peut s’y rattacher devient intouchable : les gens du village finissent par ne pas faire de différence entre le plus petit représentant du Château et les plus hautes autorités du Château (l’aubergiste du village explique à K. que le père de Schwarzer qui n’est que « sous-portier, et encore l’un des derniers », est « puissant lui aussi ») ; les chefs de bureau sont aussi impressionnants que le comte Ouestouest, les secrétaires des chefs de bureau sont respectés comme s’ils étaient des parties de la même entité puissante et sacrée et Gardena comme Frieda tiennent une grande partie de leur prestige et du respect qu’on leur témoigne au fait qu’elles ont été les amies de Klamm157. Le mécanisme est mis en scène dès les premières pages du roman, lorsque K., suspecté en tant qu’étranger et traité de « vulgaire vagabond », tout juste toléré pour passer la nuit à l’auberge du village sur une paillasse, est soudain traité avec déférence — on le considère désormais comme un « monsieur » — dès lors qu’un coup de téléphone du Château semble reconnaître la légitimité de sa présence : celui qui le traitait de vagabond s’approche « timidement » de lui, on le « presse » de s’installer « dans la chambre même de l’hôte », on lui donne à boire et de quoi se laver, etc. Toutes les personnes présentes au départ craignent même de subir les conséquences du mauvais accueil de K. : « Tout le monde se retira vivement en détournant la tête pour ne pas risquer d’être reconnu le lendemain. »

Inversement, ceux qui ont rompu le lien avec un fonctionnaire ou résisté à son autorité voient leur vie, ainsi que l’ensemble de leur famille, entièrement déterminée par cet événement. Ils sont conduits à une forme de mort sociale (qu’Olga appelle une « malédiction »). C’est le cas des membres de la famille d’Amalia (ses parents, sa sœur Olga, son frère Barnabé) qui sont traités par tout le village comme des parias ou des réprouvés (sorte de pestiférés qu’on n’ose plus fréquenter ni même regarder) du seul fait qu’Amalia ait osé déchirer la lettre inconvenante (et même particulièrement obscène) qu’un messager lui avait apportée de la part d’un fonctionnaire du Château (du nom de Sortini). En commettant un tel acte et en refusant de se donner à un fonctionnaire, ce qui paraît aller de soi aux yeux de K. qui ne comprend pas qu’elle ait pu pâtir de cet acte étant donné son bon droit et « la conduite infâme de Sortini », Amalia fait pourtant apparaître la docilité de toutes les femmes du village qui n’ont jamais résisté au pouvoir et ont intériorisé la légitimité de cette appropriation sexuelle de leur corps. La domination du Château sur le village est donc, à quelques exceptions près, quasi totale. Les villageois sont traités comme des objets, et les villageoises comme des objets de plaisir158.

Amalia est, avec K., le personnage qui fait preuve de la plus grande lucidité concernant la réalité des rapports de pouvoir entre le Château et les villageois (« elle était face à face avec la vérité »). Elle est la seule femme à ne pas être envoûtée ou charmée par le pouvoir. Et ce n’est pas un hasard si Kafka insiste sur le fait que, durant la fête qui a précédé l’événement de la lettre déchirée, Amalia soit la seule à ne pas boire. Olga raconte à K. : « Nous étions un peu fous ce jour-là et tous, sauf Amalia, légèrement étourdis par le vin sucré du Château quand nous revînmes à la maison passé minuit » (spm). C’est Amalia qui, par un cri suivant la lecture de la lettre de Sortini, réveille toute la famille de son « sommeil bachique ». Kafka était tout à fait conscient du rôle social que peut jouer l’alcool. Alors qu’il s’occupe d’une exploitation agricole à Zürau avec sa sœur Ottla, il écrit à son ami Oskar Baum pour le remercier ironiquement de lui avoir envoyé une recette pour faire de la bière : « Tous nos remerciements pour la recette de fabrication de la bière. Nous allons bientôt l’essayer et tâcher avec cela d’ensorceler tout le pays. Il faut ensorceler si on veut obtenir quelque chose de substantiel » (lettre à Oskar Baum, mi-septembre 1917, spm). L’alcool est un moyen efficace d’endormir le peuple, de lui interdire de regarder la réalité telle qu’elle est et de lui faire accepter son (triste) sort.

Tout se passe comme si la légitimité ou l’illégitimité d’une personne fonctionnait comme une tache d’huile qui s’étend à tout ce qui est en lien ou qui peut être associé à cette personne. Être associé objectivement ou symboliquement à un puissant, c’est bénéficier d’une parcelle de légitimité et, par conséquent, d’une certaine protection symbolique. C’est pour cette raison que l’on rêve (Gardena, Frieda et Pepi, sa remplaçante à l’Auberge du Pont) de l’approcher et de le connaître. Pour cette raison encore que l’on quête le moindre signe de familiarité et d’attention dont témoigne le pouvoir (le simple fait d’être appelée par son prénom par Klamm est interprété par Frieda comme le signe qu’elle est sa bien-aimée). Et toujours pour cette raison que le pouvoir est — sexuellement — attirant. Car aimer et se faire aimer du pouvoir est une manière de s’en approcher159. Manière de dominée, certes, manière illusoire de s’approcher du pouvoir sans le posséder vraiment, sans doute, mais quand l’illusion est collectivement partagée, elle permet malgré tout d’engranger des profits symboliques qui ne sont pas négligeables. Kafka se révèle cruellement lucide sur les relations d’attirance entre les femmes du village et les fonctionnaires du Château, c’est-à-dire de tous ceux dont on peut penser qu’ils détiennent du pouvoir160. Le pouvoir fascine, attire et rend plus beau, plus élégant, plus raffiné tout ce qui s’y rapporte161. Kafka laisse entendre que la vision des femmes est souvent travestie, faussée — on voit ici poindre la critique compréhensive, que Kafka faisait dans sa Lettre au père, du comportement de sa mère à l’égard du père — du fait de cette dépendance par rapport au pouvoir qui fait qu’elles sont prisonnières du charme qu’il exerce sur elles (K. parle de « légende forgée dans l’esprit des jeunes filles qui ont joui de la faveur de Klamm »). On comprend, a contrario, le caractère subversif du regard, puis du geste d’Amalia lorsque, percevant l’obscénité de la demande du fonctionnaire Sortini (là où d’autres verraient le signe inespéré d’un intérêt du pouvoir162), elle déchire la lettre devant le messager et lui en jette les morceaux à la figure en guise de réponse.

L’Amoureux éconduit (1907-1908). Dans un très court récit sur la situation d’un « amoureux éconduit163 », Kafka imaginait déjà ce genre de situation. La « jolie fille » qui ne cède pas aux avances du narrateur ne le trouve pas assez bien socialement pour elle (la dimension sociale est forte dans les pensées que le narrateur prête à la jeune fille : « Tu n’es pas un duc au nom prestigieux, tu n’es pas un Américain à la carrure de Peau-Rouge, etc. »). Le narrateur imagine alors pouvoir lui répondre qu’elle-même n’est pas dans une situation très exceptionnelle tant socialement (« Tu oublies qu’aucune automobile ne te berce à grandes envolées de par les rues ; je ne vois pas les seigneurs de ta suite, serrés dans leurs habits, rangés derrière toi en strict demi-cercle et marmonnant pour toi leurs formules de bénédiction ») que physiquement. Le récit s’achève sur le constat fait par la jeune fille d’une incompatibilité mutuelle.

Mais, inversement, être désavoué ou mal vu par un puissant (ou simplement par une personne qui est en lien avec des puissants), c’est risquer de plonger toute sa communauté (familiale) et tous ceux qui sont proches de soi dans l’opprobre et la marginalité. Dans un tel processus, le Château (le pouvoir) n’a pas grand-chose à faire : il lui suffit de laisser se développer la peur d’être associé à cette famille. C’est le village, avec la force de ses croyances, l’inertie de ses habitudes à la docilité, la crainte diffuse du pouvoir ou l’envie de montrer qu’il se distingue de ces réprouvés, qui fait l’essentiel du travail de mise en quarantaine : « Celui qui prend le parti de nous mépriser, dit Olga à K., entre aussitôt dans la plus haute société. » Le pouvoir est seulement coupable de ne rien faire pour contredire les rumeurs et faire cesser le processus de stigmatisations164. Mais cela ne commence pas par le mépris. Il s’agit d’un long processus : les gens prennent plus rapidement congé d’eux, on se tait ou on détourne son regard en les voyant, l’un des employés de la cordonnerie les quitte pour s’établir à son propre compte, les clients viennent vite payer leurs dettes pour couper tout lien avec eux (« les gens étaient contents du moment qu’ils pouvaient couper vite et complètement toute liaison avec nous »), le capitaine des pompiers renvoie le père du corps des pompiers (qui « devait veiller plus que jamais à la parfaite pureté de son renom ») et lui demande de rendre son diplôme, les invitations et les visites cessent, etc. Plus qu’une « punition » nette et précise, il s’agit d’un processus d’« abandon » progressif qui se termine par une « exclusion » complète : « On rendait définitive notre situation provisoire en nous excluant de partout. On ne parlait plus de nous comme d’êtres humains, on ne prononçait plus notre nom de famille. »

La situation est si perverse qu’évidemment les plaintes auprès du Château ne peuvent aboutir. Le Château n’ayant jamais porté plainte contre la famille Barnabé (ou Amalia) et n’étant pas directement lié à ce qui se passe avec les gens du village, il dégage toute responsabilité : « Le Château a toujours si beau jeu ! Que demandait-il [le père Barnabé] donc ? Que lui était-il arrivé ? Que voulait-on qu’on lui pardonnât ? Quand avait-on jamais remué au Château le bout du petit doigt contre lui ? Qui l’avait fait ? Oui, il était devenu pauvre, il avait perdu ses clients ; etc., etc., mais c’étaient là événements quotidiens, affaires de métier, résultats des lois de l’offre et de la demande, le Château devait-il donc s’occuper de tout ? »

Mais ceux qui sont victimes prennent leur part aussi dans ce processus. Ils ont, par leur attitude, donné à voir qu’ils se sentaient concernés par cette affaire, et montré qu’ils endossaient un statut de victime : « Si nous étions venus tout simplement nous proposer, si nous avions renoué nos anciennes relations sans même souffler mot de l’histoire de la lettre, cela aurait suffi, tout le monde aurait renoncé de grand cœur à reparler de cette histoire ; c’était surtout, la peur à part, à cause du côté gênant de cette affaire qu’on s’était séparé de nous, pour n’en rien savoir, pour n’en pas parler, n’y point penser, ne pas risquer d’être atteint de façon ou d’autre. […] Si donc, oubliant le passé, nous avions fait le simple geste de venir, et montré par notre attitude que l’affaire ne nous inquiétait plus, quel que pût être le motif de notre paix, et si le public avait acquis ainsi la conviction que cette histoire, quelle qu’elle eût été, ne reviendrait pas sur le tapis, tout eût été réglé, nous aurions retrouvé partout la serviabilité de jadis ; même si nous n’avions oublié l’affaire qu’imparfaitement on l’eût compris et on nous eût aidés à l’enterrer complètement. Mais au lieu de cela nous restions au logis. » La famille s’enferme, rumine et passe en revue tous les détails de l’histoire en acceptant, du même coup, d’en faire son affaire : « Il était si naturel de discuter l’histoire de la lettre ! Nous la retournions sous toutes ses faces, nous en scrutions tous les détails certains, nous passions en revue toutes les possibilités douteuses. Nous rivalisions d’inventions pour trouver une bonne solution ; c’était si naturel et si inévitable ! Mais ce n’était pas bon, nous ne faisions que nous enfoncer plus profondément dans l’envoûtement auquel nous aurions dû chercher à échapper » (spm).

Kafka va même plus loin en montrant que la destitution du père conduit à son dépérissement physique. C’est ainsi que le père d’Amalia est passé, en l’espace de trois ans seulement, du statut « jeune homme » actif, troisième chef de manœuvre des pompiers, rempli d’énergie et de force (« quand il regardait le ciel par la fenêtre ouverte son visage était si jeune, si heureux, si plein d’espoir ! ») à celui de vieillard impotent. Du moment où il doit rendre son diplôme de pompier qui faisait sa fierté, le père baisse les bras et se laisse dépérir : « De ce moment, c’était la fin ; il ne sortit même pas le diplôme du cadre, il remit le tout tel quel à Seemann [le capitaine des pompiers]. Puis il s’assit dans un coin, ne bougea plus, ne parla plus à personne et nous dûmes régler nous-mêmes tant bien que mal les affaires des derniers clients. » Kafka met en scène le personnage de K. qui fait preuve d’une certaine naïveté liée à son extranéité. En effet, celui-ci fait mine de ne pas comprendre les raisons du dépérissement du père Barnabé, à savoir la destitution symbolique qui retire toute fierté à cet homme. L’institution a droit de vie et de mort sociale et symbolique sur les individus qui s’en sont remis à elle. Si le père Barnabé n’avait pas cru en la légitimité de l’institution (et l’institution, par la bouche du capitaine des pompiers, dit de lui qu’il est la « parure de notre compagnie » et « un modèle pour la postérité »), s’il n’avait pas puisé en elle énergie, espoir et fierté, alors il aurait la même réaction que K. devant l’acte de retrait du diplôme : « Ce diplôme qu’était-ce au fond ? L’attestation de ses capacités, mais ne les conservait-il pas ? » Mais il y a cru, il a été heureux grâce à l’institution et ne peut qu’être malheureux quand l’institution le rejette.

Pouvoir de vie et de mort

On voit bien que, pour Kafka, les institutions (dont celles dites « de pouvoir ») détiennent le pouvoir de vie et de mort symbolique sur tous ceux qui s’en remettent à elles. Et comment faire autrement que de s’en remettre à leurs jugements (et à leurs sanctions) quand tout est organisé dans toute société, depuis la naissance, en vue de cette dépendance. L’homme est un animal social et c’est pour cela que son salut dépend aussi fondamentalement des jugements portés sur lui. Convaincu de ce fait, Kafka pouvait ainsi écrire que seul lui importait « le tribunal des hommes et des bêtes » (lettre à Max Brod, début octobre 1917). Dans l’histoire des sociétés humaines, « le ciel est muet » (Journal, 7 décembre 1917), et il n’existe rien d’autre que des hommes et leurs relations d’interdépendance.

La seule chose que puissent espérer les individus d’une société donnée, c’est soit d’être en mesure de cumuler les jugements positifs dans les différents univers qu’ils sont amenés à fréquenter et dont ils dépendent à un degré ou à un autre dans leur vie, soit de voir les jugements négatifs être contrebalancés par des jugements positifs. Dans la vie sociale réelle, il n’y a bien que l’institution familiale qui possède — pendant un temps donné — le quasi-monopole du pouvoir de gratification et de reconnaissance des enfants, qui n’est au fond rien moins que le pouvoir d’attribuer des raisons d’exister ou, plus radicalement encore, des autorisations d’exister. Mais toute institution — scolaire, professionnelle, politique, religieuse, culturelle — tend à avoir ce genre de prétention. Et c’est cela que Kafka décèle dans le monde social. En tant que Juif, mais aussi en tant qu’héritier en rupture d’héritage et en rapports conflictuels avec sa famille, et tout particulièrement son père, il a éprouvé dans sa chair les effets d’une marginalité, d’une a-normalité, d’une dé-considération et d’une stigmatisation. « Je ne me suis jamais trouvé sous le poids d’une autre responsabilité que celle qui m’a été imposée par l’existence, le regard, le jugement des autres hommes », écrit-il dans son journal le 17 septembre 1920.

Erving Goffman avait suggéré le possible développement d’une réflexion sociologique qui relèverait d’une espèce de théorie des morts sociales. Lorsque le monde social — telle ou telle partie de ce monde — ferme les portes, empêche certains rêves de se réaliser, déçoit les espoirs et impose aux acteurs, comme on dit ordinairement, de « faire leur deuil » de certains projets ou de certaines ambitions, il révèle son pouvoir de faire vivre ou mourir des potentialités. Goffman écrivait ainsi qu’« un jobard qui a besoin d’être calmé ne peut plus tenir un de ses rôles sociaux. Il est sur le point d’en être privé, c’est quelqu’un qui est sur le point de perdre une de ses vies sociales, de mourir une de ses morts. Cela nous amène à étudier nos manières d’aller — ou d’être envoyés — à la mort dans chacune de nos facultés sociales165 ». Il avait notamment en tête l’étude menée, sous cet angle, des « processus sociaux d’expulsion et du licenciement ; de la retraite volontaire ou forcée ; des adieux et des séparations ; de la déportation, de l’excommunication, de la prison ; de la défaite au jeu, aux concours, ou à la guerre ; de l’abandon d’un cercle d’amis ou d’une relation sociale intime ; de la faillite économique de la retraite de personnes âgées ; et, enfin, des morts qui intéressent leurs héritiers166 ». Or, on peut dire que Kafka avait toutes les expériences sociales lui permettant d’être sensible et attentif à ce genre de situations et qu’il s’est efforcé d’en donner une traduction sous une forme particulièrement précise et subtile dans une grande partie de son œuvre littéraire.