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Le monde de Saladin

En 1188, sur le plateau de Hattîn, à l’ouest du lac de Tibériade, un paysage de désolation s’offrait au regard de l’historien Ibn al-Athîr. Un an après la fameuse victoire de Saladin, les innombrables cadavres des Francs jonchaient encore le sol, en partie dévorés par les oiseaux de proie. Non loin de là, Jérusalem était redevenue musulmane, la voix des muezzins avait remplacé le son des cloches, la noblesse franque avait été décapitée et Saladin était au sommet de sa gloire. Il avait tout juste cinquante ans.

L’image d’éternel combattant du jihad qu’on serait tenté de lui appliquer est toutefois trompeuse, car la guerre contre les Francs n’a pas toujours été le centre de ses préoccupations. Jeune, rien ne le prédestinait à dominer un territoire aussi étendu – de l’Égypte à la Haute-Mésopotamie – et à devenir le symbole de la lutte contre les États latins d’Orient. Né vers 1137, à Takrît, dans le nord de l’Irak, une ville dont son père Ayyûb était gouverneur pour le compte des Seljoukides, il aurait pu, lui aussi, entrer au service des sultans d’Iran et d’Irak si une série d’événements imprévus n’en avaient décidé autrement, dans un contexte politique et militaire plutôt mouvementé.

Califes et sultans : un monde marqué par la violence

Pour comprendre le règne de Saladin et les enjeux qui furent les siens, faisons un bref retour en arrière. Depuis le milieu du Xe siècle, deux grands califats rivaux s’opposaient en Orient : le calife abbasside sunnite de Bagdad dont l’autorité religieuse s’étendait de l’Indus jusqu’au rivage de la Méditerranée et le calife fatimide chiite du Caire qui, au sommet de sa gloire vers la fin du Xe siècle, contrôlait une bonne partie de l’Afrique du Nord, l’Égypte, la côte ouest de l’Arabie et une partie de la Syrie-Palestine. Tous deux prétendaient être les successeurs légitimes du Prophète et détenir le pouvoir politique et spirituel sur la communauté musulmane : le calife de Bagdad s’inscrivait dans la lignée de l’oncle du Prophète, al-‛Abbâs, le calife du Caire dans celle de ‛Alî, cousin du Prophète et époux de sa fille Fatima.

Au milieu du XIe siècle, le calife abbasside de Bagdad avait bien accueilli l’arrivée d’une nouvelle dynastie de princes turcs, les Seljoukides, qui après avoir installé leur pouvoir en Iran, se présentèrent au calife comme des défenseurs du sunnisme, le délivrèrent de la tutelle que faisaient peser sur lui les émirs chiites bouyides – une petite dynastie d’origine iranienne – et promirent de l’aider à mettre fin à la dynastie des Fatimides. Le calife leur conféra le titre de sultan, ce qui revenait à reconnaître leur pouvoir militaire tout en signifiant qu’ils tiraient leur légitimité du calife et de lui seul. Au calife revenaient donc le pouvoir religieux et le privilège d’accorder ou de refuser sa caution au pouvoir politique, caution dont les Seljoukides ne pouvaient se passer au sein du monde sunnite pour faire reconnaître leur autorité par les populations. Au sultan revenait la charge de défendre le territoire de l’islam sunnite et de l’étendre notamment aux dépens de la dynastie chiite des Fatimides. Une séparation des pouvoirs qui était loin d’être complète, le calife continuant de s’ingérer dans le pouvoir politique et tentant parfois de récupérer une réelle autorité sur les territoires autour de Bagdad, les Seljoukides mettant, de leur côté, tout en œuvre pour faire triompher le sunnisme par le développement de certaines institutions juridico-religieuses, comme les madrasas, destinées à former une élite intellectuelle sunnite.

Les terres conquises par les Seljoukides dans la seconde moitié du XIe siècle s’étendirent jusqu’en Syrie-Palestine et en Anatolie, faisant d’eux les maîtres d’un grand empire dont le centre restait en Iran et en Irak. Dans ce vaste territoire, des populations d’origines ethniques et religieuses très diverses se côtoyaient. Les conquérants arabes et leurs descendants y avaient imposé leur domination politique dès le VIIe siècle et s’étaient ensuite progressivement mêlés aux populations locales. Hormis les tribus arabes, nomades ou semi-nomades, et quelques grandes familles, notamment celles qui prétendaient descendre du Prophète, il devenait souvent difficile de distinguer les Arabes des populations indigènes arabisées. L’arabe, langue du Coran et de l’administration, avait en effet très vite gagné du terrain et l’islamisation progressait ; mais au XIe siècle, bien des régions de Mésopotamie, d’Arménie, d’Anatolie, de Syrie et d’Égypte conservaient encore d’importantes populations non musulmanes (juives et surtout chrétiennes) qui continuaient d’utiliser, outre l’arabe, leur propre langue (syriaque, copte, arménien, grec).

Bien qu’islamisés et fortement arabisés, les Iraniens, eux aussi, parlaient et écrivaient dans leur propre langue. Parmi ces derniers, les Kurdes étaient nombreux dans les régions situées à l’ouest et au sud de la mer Caspienne, et avaient commencé d’essaimer, à partir du XIe siècle, en Syrie du Nord. Les Turcs enfin, originaires des steppes d’Asie centrale, recrutés en grand nombre dans les armées califales dès le IXe siècle, s’étaient répandus en Syrie-Palestine et même en Égypte au Xe siècle, mais leur nombre s’accrut surtout après la conquête seljoukide du Proche-Orient. Leur présence s’étendit alors jusqu’en Anatolie qui passa pour la première fois sous domination turque à la fin du XIe siècle. Toute sa vie durant, Saladin eut à composer avec ces traditions multiples, kurdo-iraniennes, arabes et turques. Des traditions qui se reflètent jusque dans le choix des noms portés par Saladin et ses frères : persans pour les aînés (Shâhanshâh et Tûrânshâh), arabes pour lui-même et al-‛Âdil (Yûsuf et Muhammad), et turcs pour les autres (Tughtegin et Bûrî).

En arrivant dans cette région du monde, les Seljoukides trouvèrent un système politique héritier d’une longue tradition islamo-persane, caractérisé par le pouvoir absolu d’un monarque unique, mais ils importèrent aussi leurs propres traditions turques d’Asie centrale, où la souveraineté appartenait collectivement à la famille régnante toute entière. D’où le partage des territoires entre plusieurs membres de la famille et la création de grands apanages, placés théoriquement sous l’autorité du sultan mais en réalité indépendants. Un tel système engendra naturellement des rivalités non seulement au sein de la famille régnante mais aussi entre celle-ci et ses vassaux si bien que, très vite, particularismes régionaux, pratiques successorales et ambitions des uns et des autres aboutirent au morcellement de ce vaste empire. Lorsque les Francs débarquèrent dans la région, en 1098, ils trouvèrent en face d’eux une multitude de principautés et d’émirats rivaux, qui n’hésitaient pas, pour maintenir leur autonomie, à jouer de la rivalité entre Fatimides et Seljoukides. Ces divisions musulmanes expliquent, en grande partie, la facilité avec laquelle les Francs réussirent à s’installer en Orient et à fonder successivement le comté d’Édesse, la principauté d’Antioche, le royaume de Jérusalem et le comté de Tripoli.

Vers 1137, année de la naissance de Saladin, le sultanat seljoukide d’Irak et d’Iran était divisé entre Sanjar (1118-1157), sultan suprême dont l’attention se portait surtout sur les parties orientales de l’Iran, et son neveu Mas‛ûd (1134-1152) qui, après avoir longuement combattu son propre frère, régnait sur la partie occidentale de l’empire, c’est-à-dire essentiellement l’Irak. À l’intérieur même des territoires sous son contrôle, Mas‛ûd devait faire face aux nombreuses révoltes de ses émirs et à l’hostilité du calife de Bagdad, qui se retrouva plusieurs fois au centre de coalitions dirigées contre les Seljoukides. En 1135, le calife avait lui-même organisé une expédition contre Mas‛ûd au cours de laquelle il fut fait prisonnier. Il mourut assassiné, quelques semaines plus tard, vraisemblablement à l’instigation de l’un des deux sultans. Son successeur fut déposé dès l’année suivante par Mas‛ûd qui décida de nommer à sa place son frère, plus docile. C’est dans ce climat de violence et de luttes incessantes entre califes et sultans, entre les Seljoukides eux-mêmes, entre les Seljoukides et leurs émirs, que Saladin passa les deux premières années de sa vie. Une violence omniprésente dans les relations politiques à laquelle lui-même ne put échapper, lors de sa prise de pouvoir en Égypte.

Très peu de temps après la naissance de Saladin, son père Ayyûb et son oncle Shîrkûh entrèrent au service du Turc Zengi. Depuis une dizaine d’années, cet émir, personnage clé de ce monde en constant déchirement, régnait en maître sur Mossoul et sur Alep. Son prédécesseur avait été assassiné peu de temps auparavant, et Zengi avait écarté le très jeune fils de celui-ci, arguant du fait qu’il fallait un homme fort en Jéziré – c’est-à-dire en Haute-Mésopotamie – et en Syrie du Nord : un homme capable de s’opposer aux Francs. Un argument que Saladin ne manqua pas d’utiliser quelques décennies plus tard pour justifier sa propre investiture. Durant une grande partie de son règne, Zengi fut amené à intervenir en Irak dans les conflits entre le calife et le sultan et dans les querelles familiales seljoukides. En 1132, il avait ainsi pris parti pour le sultan Mas‛ûd contre son frère. Repoussé par l’armée adverse, Zengi blessé s’était replié sur Takrît où le père de Saladin l’avait soigné avant de l’aider à s’échapper, un geste que Zengi n’oublia jamais et qui fut à l’origine, quelque temps après, de l’entrée d’Ayyûb et de Shîrkûh à son service.

En Syrie aussi, malgré la menace franque, les luttes de pouvoir entre musulmans étaient permanentes et n’excluaient ni les complots ni les assassinats. Par Syrie à cette époque (le Shâm des sources médiévales), il faut entendre tout le territoire actuel de la Syrie, du Liban, de la Jordanie, de la Palestine et d’Israël. Damas et Alep, les deux grandes villes syriennes, cherchaient sans cesse à étendre, aux dépens l’une de l’autre, leur domination sur le reste de la région. Après avoir pris le pouvoir à Alep, en 1128, Zengi tenta à plusieurs reprises de s’emparer de Damas, profitant de la situation anarchique qui prévalait alors dans cette ville. La petite dynastie turque des Bourides, qui régnait à Damas depuis le début du XIIe siècle, devint, en effet, la proie de très nombreuses luttes de factions rivales à partir de 1134. Cette année-là, le prince régnant échappa à un premier attentat avant de sombrer progressivement dans la folie. Assassiné l’année suivante sur ordre de sa mère qui ne supportait plus ses exactions et son comportement impie, il fut remplacé par son frère qui lui aussi mourut assassiné dans son lit, cinq ans plus tard.

Malgré ce climat anarchique, Zengi ne fut pas en mesure de prendre la ville ; tout juste parvint-il à y faire reconnaître sa suzeraineté. Il réussit néanmoins à grignoter du territoire en 1138 en prenant possession de Homs, en Syrie centrale, grâce à son mariage avec la mère du prince de Damas. L’année suivante il obtint la capitulation de Baalbek où, malgré ses promesses d’épargner la garnison, il fit crucifier trente-sept combattants avant de remettre la ville à son nouveau gouverneur, Ayyûb, père de Saladin. Sept ans plus tard, en 1146, c’est dans le sang que Zengi à son tour termina sa vie, assassiné par l’un de ses esclaves d’origine franque. Ainsi en trente-deux ans, de 1114 à 1146, sur les neuf gouverneurs successifs d’Alep, cinq furent assassinés, deux furent obligés de capituler, un fut tué au combat, un seul mourut de maladie.

L’Égypte, elle aussi, sombrait dans la violence politique. Au cours du règne du calife al-Âmir (1101-1130), le puissant vizir al-Afdal avait été assassiné en 1121 (peut-être à l’instigation du calife) par des membres de la secte chiite des Nizârites également connus sous le nom de Bâtiniens ou Assassins. Née d’une querelle de succession au califat fatimide d’Égypte en 1094, cette secte extrémiste fit d’abord parler d’elle en Iran, dans les dernières années du XIe siècle, avant de se répandre en Syrie, au début du XIIe. Au-delà de la menace religieuse qu’ils représentaient, les Assassins furent aussi très souvent les bras armés de certains gouvernants désireux de se débarrasser d’un rival encombrant, d’où la difficulté parfois de connaître les véritables commanditaires des meurtres qui leur étaient publiquement attribués.

Le successeur du vizir al-Afdal fut exécuté en 1128 et le calife lui-même tomba sous les coups des extrémistes nizârites en 1130. La période qui suivit fut marquée par de nombreux autres troubles et désordres. En 1154, après l’assassinat du calife al-Zâfir par son vizir, le pouvoir fut exercé par des enfants qui n’étaient plus que des jouets aux mains de leurs tout puissants vizirs. Ces derniers, eux-mêmes victimes de ce climat d’anarchie, ne réussissaient jamais à se maintenir longtemps au pouvoir. De ces vizirs, le poète ‛Umâra disait de façon imagée qu’ils n’étaient rien d’autre que des nuages faisant la course dans le ciel1. Entre 1153 et 1164, année de la première intervention de Saladin en Égypte, sur cinq vizirs successifs, quatre furent assassinés et le cinquième fut contraint de s’enfuir en Palestine où il fut tué par les Francs.

Comment expliquer une telle violence dans les États du Proche-Orient en cette première moitié du XIIe siècle ? L’utilisation de l’assassinat comme arme politique destinée à asseoir un pouvoir était-elle si courante dans le monde musulman ? Sur quelle légitimité chaque nouveau gouvernement ainsi établi pouvait-il se fonder ? Le cas des califes, qu’ils fussent abbassides ou fatimides, ne se posait pas dans les mêmes termes que celui des gouverneurs, des émirs ou des vizirs. Les premiers détenaient une légitimité dynastique en tant que membres de la famille du Prophète, élue de Dieu, une légitimité qui pouvait être contestée à l’extérieur de leur territoire – le califat sunnite s’opposant au califat chiite – mais qui l’était rarement à l’intérieur de leurs frontières. Aucun vizir, aucun chef militaire ne pouvait espérer, en tuant le calife, prendre sa place2. En revanche, le choix du calife au sein de la famille abbasside ou fatimide pouvait, en période d’affaiblissement du pouvoir califal, revenir à certains puissants personnages (membres de la famille régnante, vizirs, émirs ou sultans), leur choix se portant très souvent sur des enfants ou des personnalités faciles à dominer. L’abdication forcée ou l’assassinat de califes n’était pas une pratique nouvelle puisque dès le IXe siècle les puissantes factions militaires étaient intervenues dans les questions de succession. Mais cette violence fut sans aucun doute encouragée par l’affaiblissement général du pouvoir central qui laissait le champ libre aux intrigues et aux convoitises des vizirs, des émirs et des gouverneurs de province. Un affaiblissement qui apparut dès le milieu du Xe siècle pour le pouvoir abbasside sunnite, un siècle plus tard pour les califes fatimides chiites, et dont furent aussi victimes les sultans seljoukides dans le premier quart du XIIe siècle. La multiplication, à cette époque, en Irak comme en Syrie, de petites principautés gouvernées par des émirs plus préoccupés d’assurer leur autonomie que de servir le sultan et le calife, favorisa sans aucun doute les luttes de factions et les complots.

L’organisation des armées musulmanes était un autre facteur d’instabilité et de troubles. À partir du IXe siècle, elles étaient composées d’une majorité d’esclaves et de mercenaires qui rêvaient d’ascension sociale. Tous pouvaient espérer devenir un jour des émirs, c’est-à-dire des chefs militaires, et même de hauts dignitaires proches du calife. Ils se montraient d’autant plus audacieux qu’ils savaient que le pouvoir politique reposait sur leur force armée. Les plus hautes fonctions ne s’obtenaient pas par la voie de l’hérédité – la noblesse de sang n’existait pas, même si les membres de la famille du Prophète jouissaient d’un prestige particulier – mais bien par la puissance militaire et donc le plus souvent par la force. Leur mode de rétribution était l’iqtâ‛, c’est-à-dire la concession des revenus fiscaux d’un territoire donné, à charge pour eux de fournir un contingent militaire proportionnel à leurs revenus. Un système qui eut souvent pour conséquence de leur conférer une autorité non seulement fiscale mais aussi administrative et politique sur de larges parties de l’empire.

Les grands sultans seljoukides eux-mêmes étaient arrivés au pouvoir en bons chefs militaires et ne s’étaient jamais considérés comme des souverains d’un empire monolithique. En assignant d’importants apanages à des membres de leur famille et en confiant l’éducation de leurs fils à de puissants tuteurs appelés atabegs, ils contribuaient à l’essor d’une élite militaire puissante. Loin de renforcer le pouvoir central, ils ne firent que créer de nouvelles occasions de le revendiquer. Dans ce contexte de divisions politiques, les chefs militaires qui parvenaient à s’emparer localement d’une ville ou d’une province n’avaient souvent pas le temps de se construire une légitimité dynastique et, de ce fait, pas les moyens de résister aux coups de force fomentés par d’autres émirs qui rêvaient, comme eux, de revanche et de puissance. La violence devenait l’arme absolue pour accéder au pouvoir. D’où la spirale, l’inéluctable répétition.

Musulmans et Francs dans la première moitié du XIIe siècle

C’est dans cet environnement politique et religieux troublé et mouvant que se maintenaient les États latins dans la région. Au début du XIIe siècle, une fois le choc de la première croisade passé, les musulmans avaient commencé à réagir avec quelque succès à l’occupation franque, sous l’impulsion d’Îlghâzî, un émir turc qui s’était rendu maître d’Alep en 1118. L’union des forces militaires de la Haute-Mésopotamie et du nord de la Syrie, aussi partielle fût-elle, lui permit de remporter la première grande victoire musulmane, en 1119, au cours d’une bataille en Syrie du Nord que les Francs surnommèrent à juste titre l’Ager sanguinis (le Champ du sang).

Mais il restait encore beaucoup de chemin à faire sur la voie de la réunification musulmane. À l’est, les califes et les sultans étaient trop absorbés par leurs luttes de pouvoir pour se préoccuper réellement de ce qui se passait en Syrie. Leur action se limitait à l’envoi, de temps à autre, d’une expédition qui revenait bredouille. En Égypte, la résistance des Fatimides, très affaiblis par leurs divisions internes, consistait surtout à défendre les villes du littoral syro-palestinien encore en leur possession : Tyr jusqu’en 1124 et Ascalon jusqu’en 1153. Ni Damas ni aucune des autres villes syriennes ne disposaient, à elles seules, de moyens suffisants pour récupérer les territoires perdus. L’arrivée de Zengi à Alep, en 1128, et la menace qu’il fit peser sur Damas incitèrent même les dirigeants de cette ville à rechercher l’alliance des Francs. Ainsi en 1140, c’est avec l’aide des Francs que l’émir, alors au pouvoir à Damas, obligea Zengi à abandonner le siège de la ville.

Dans les années qui suivirent, Zengi délaissa Damas et les Francs pour consolider son autorité sur les frontières orientales et septentrionales de son territoire de Mossoul, mais en 1144, après avoir mené une expédition contre l’émirat turc des Artukides, situé en Haute-Mésopotamie à l’est du comté d’Édesse et allié aux Francs pour la circonstance, il se dirigea vers Édesse défendue par ses seuls évêques, en l’absence du comte Jocelin. La prise de cette ville par Zengi marqua un tournant très important dans les relations entre Francs et musulmans. Ces derniers comprirent désormais que la reconquête des territoires perdus était possible, et que Jérusalem pourrait un jour redevenir musulmane. La propagande vantant ses qualités de ville sainte de l’Islam se développa alors de manière très sensible et la littérature comme la poésie s’en firent l’écho. « Si la conquête d’Édesse est la pleine mer, Jérusalem et le littoral en sont le rivage », écrivit le poète Ibn al-Qaysarânî.

À la mort de Zengi lui succéda son fils, Nûr al-Dîn (1146-1174), un personnage déterminant car, sans lui, Saladin n’aurait sans doute jamais été auréolé d’autant de gloire. C’est Nûr al-Dîn qui, le premier, donna toute son ampleur au thème de la reconquête de Jérusalem. En 1168-1169, pour bien marquer son aspiration à la reconquérir, il fit construire à Alep une magnifique chaire en bois sculpté destinée à être placée dans la mosquée al-Aqsâ, le jour où la ville de Jérusalem serait reprise aux Francs. La longue inscription qui ornait cette œuvre d’art déclinait la titulature de Nûr al-Dîn et implorait Dieu de lui accorder la faveur de conquérir la ville sainte3. Mais dans l’immédiat, d’autres tâches plus urgentes l’attendaient, à l’approche de l’armée de la deuxième croisade dépêchée d’Occident, en 1148, après la chute d’Édesse. Les croisés avaient fait le choix d’assiéger Damas plutôt que de tenter de récupérer Édesse. Ce choix s’avéra pour eux désastreux : le prince d’Alep n’eut pas le temps d’arriver que les Francs avaient déjà décidé de battre en retraite. Nûr al-Dîn profita de cette défaite retentissante pour se retourner contre les Francs d’Antioche : en juin 1149, il remporta une importante bataille au cours de laquelle le prince Raymond fut tué et sa tête envoyée en trophée au calife de Bagdad. Nûr al-Dîn occupa aussitôt les territoires francs situés à l’est de l’Oronte avant d’achever l’œuvre de son père en démantelant définitivement le comté d’Édesse.

Nûr al-Dîn fut grandement loué par ses contemporains pour son zèle au jihad et présenté par ses panégyristes comme le modèle du combattant pour la foi. Un jihad, cependant, qui ne pouvait être mené à son terme sans l’unité politique du monde musulman. En 1154, en s’emparant de Damas dont il fit sa nouvelle capitale, Nûr al-Dîn réussit là où son père avait échoué. Par la suite, ni les conflits qui l’opposèrent continuellement aux Francs, ni la menace que firent peser sur lui l’empereur byzantin puis le sultan seljoukide d’Anatolie, ni la grave maladie qui faillit l’emporter à deux reprises entre 1157 et 1159, n’entamèrent sa résolution de réunifier l’Égypte et la Syrie. Ce projet l’occupa les dix dernières années de son règne et se réalisa sous la conduite de deux de ses officiers, Shîrkûh et Saladin.