Dans les mois et les années qui suivirent, la résistance au pouvoir de Saladin prit la forme de plusieurs révoltes menées par des tribus arabes de Haute-Égypte soutenues, à partir de 1171, par les nostalgiques de la dynastie fatimide. Les historiens se sont interrogés, à juste titre, sur la nature de ces révoltes et se sont même demandés si Saladin n’avait pas eu tendance à en majorer la menace, voire à en provoquer certaines, afin de trouver là un excellent prétexte pour éliminer ses opposants87. Il est évidemment très difficile de répondre à ces questions. Aucune source ne permet de trancher dans un sens ou dans l’autre et, de nos jours encore, l’actualité continue de fournir des exemples de conflits dont on ne sait pas toujours s’ils masquent, au nom d’une menace imaginaire, des intérêts inavouables. Aussi, plutôt que de nous risquer à des conjectures invérifiables, resterons-nous sur le terrain du discours qui nous renseigne, lui, sur les objectifs recherchés par Saladin et sur les moyens mis en œuvre pour y parvenir.
La Haute-Égypte, peuplée de tribus arabes originaires du nord et du sud de l’Arabie (Qaysites et Yéménites), a toujours été, sous la domination islamique, une région difficile à contrôler, en raison de l’éloignement géographique du pouvoir central mais aussi de la proximité avec la Nubie88. Celle-ci, bien que liée aux Arabes par un pacte conclu en 651, aux termes duquel elle devait payer un tribut en esclaves, ne s’était jamais réellement soumise. Régulièrement des incursions nubiennes semaient le trouble et le désordre dans la région. La Haute-Égypte avait aussi souvent servi de refuge à des contingents de l’armée égyptienne en dissidence89.
Les révoltes des tribus arabes de Haute-Égypte, au début du règne de Saladin, n’avaient donc pas pour seule cause sa prise de pouvoir, même s’il est incontestable que le renversement du califat chiite leur donna une nouvelle impulsion. Les partisans de la dynastie déchue trouvèrent, en effet, assez facilement des appuis dans cette région où le chiisme était relativement bien implanté et où les groupes tribaux acceptaient mal la mise en place du système de l’iqtâ‛ que les troupes turques tentaient de leur imposer. En 1170, avant même le renversement du régime fatimide, une révolte avait rassemblé des Arabes et des Noirs mécontents de se voir réclamer l’impôt foncier (kharâj). Ce mouvement avait été rapidement réprimé par l’un des émirs de Saladin. Peu de temps après, Saladin confia la région en iqtâ‛ à son frère Tûrânshâh. En février 1172, celui-ci mata une deuxième révolte et rapporta, à cette occasion, un important butin90.
Mais le répit fut de courte durée. Dès la fin de l’année 1172, les rescapés noirs et arméniens du Caire qui s’étaient retrouvés en Nubie, près de la frontière égyptienne, lancèrent une expédition contre Assouan et sa région, plus motivés par le butin que mus par un véritable projet politique. Tûrânshâh accourut du Caire pour mater la rébellion mais épargna les paysans et le petit peuple qui s’étaient joints au mouvement, peut-être par souci de ne pas ruiner l’économie rurale. Il porta le fer jusqu’en Nubie où il s’empara d’Ibrîm et de sa citadelle, à une cinquantaine de kilomètres au nord d’Abû Simbel. D’après un auteur copte, il ne fit pas de quartier : il pilla la ville, son église, soumit son évêque à la torture et emmena une grande partie des habitants en esclavage91. Vaincre les populations noires musulmanes ou chrétiennes de cette région, au mode de vie très primitif92, ne présentait guère de difficultés, mais se maintenir en Nubie était une autre affaire, en raison notamment des barrières naturelles que formaient les cataractes du Nil. Certes, la présence de mines d’or au sud d’Assouan donnait à cette région un certain attrait. Mais le jeu en valait-il la chandelle ? Pas vraiment, d’après Ibn al-Athîr, qui pensait qu’en organisant cette expédition Saladin et sa famille cherchaient surtout un territoire de repli au cas où Nûr al-Dîn leur enlèverait l’Égypte. Espoir de conquête rapidement déçu, puisque deux ans plus tard les troupes de Saladin durent évacuer Ibrîm et abandonner toute idée de s’installer en Nubie93.
La Haute-Égypte n’en ressortait pas pacifiée pour autant. En août-septembre 1174, une nouvelle révolte secoua la région, menée par un ancien émir fatimide94. L’un des premiers gestes des rebelles fut de s’en prendre aux possesseurs d’iqtâ‛s récemment installés par Saladin. Outre les enjeux politiques, ces révoltes exprimaient bien une réaction arabe à l’introduction de l’élément turc en Haute-Égypte. Mais leurs efforts furent vains, car Saladin dépêcha son frère al-‛Âdil qui vint rapidement à bout des rebelles et de leurs chefs.
Cet échec ne découragea pas totalement les partisans des Fatimides de Haute-Égypte. Quelques années plus tard, une nouvelle révolte agita la localité de Qift, l’ancienne Coptos, à quelques kilomètres au nord de Qûs95 :
En 1176-1177, il y eut une grande révolte dans la ville de Qift. La raison en fut qu’un missionnaire parmi les Banû ‛Abd al-Qawî prétendit qu’il était Dâ’ûd fils d’al-‛Âdid [dernier calife fatimide]. Des gens se regroupèrent autour de lui. Le sultan [...] envoya son frère al-Malik al-‛Âdil [...] à la tête d’une armée qui tua environ trois mille habitants de Qift, en les crucifiant sur les arbres à l’extérieur de la ville au moyen de leurs turbans et de leurs taylasân [voile qui recouvre le turban]96.
Avec cette répression sans merci, dont furent victimes non seulement d’anciens militaires mais aussi de nombreux oulémas – comme l’indique la mention des turbans –, s’effondra tout espoir de rétablir la dynastie fatimide, même si des foyers chiites subsistèrent dans le sud de la Haute-Égypte jusqu’à l’époque mamelouke.
Au Caire aussi, Saladin dut faire face à des tentatives de restauration du califat fatimide. Au printemps 1174, une conspiration hétéroclite réunit des émirs, des religieux, des administrateurs, des soldats, des Noirs, des gens du palais, un astrologue arménien chrétien et le poète ‛Umâra. Certains dirent même que le gouverneur d’Alexandrie, qui avait jusque-là appuyé Saladin, se joignit au complot. Mais des divisions surgirent rapidement parmi les conspirateurs quand il fallut s’entendre sur le choix du nouveau calife fatimide et de son vizir. L’un des conjurés décida assez vite d’avertir Saladin de ce qui se tramait97. Comme en 1169, on accusa les organisateurs du complot d’avoir sollicité l’aide des Francs et d’avoir bénéficié de l’appui de quelques secrétaires juifs et chrétiens. Ibn Abî Tayyi’ va même jusqu’à dire que les rebelles demandèrent l’appui des Assassins de Syrie, une accusation très peu vraisemblable et sans doute dictée par son hostilité maintes fois exprimée à l’encontre de cette secte chiite extrémiste.
Saladin réagit sans attendre. Il n’entreprit rien contre ses propres soldats, mais fit en revanche exiler en Haute-Égypte une partie des opposants (les courtisans du palais et les Noirs) et fit crucifier les meneurs de la révolte sur la place centrale du Caire, entre les deux palais98. Le poète ‛Umâra tenta de sauver sa tête en demandant au cadi al-Fâdil d’intercéder en sa faveur. Les deux hommes se connaissaient bien, ayant servi ensemble la dynastie fatimide, même si d’aucuns soulignent leur profonde rivalité. Contrairement à al-Fâdil, ‛Umâra ne s’était jamais sincèrement rallié à la famille ayyoubide et ses poèmes louaient plus volontiers la majesté et la puissance de Nûr al-Dîn que celle de Saladin99. S’estimant mal rétribué par ce dernier, et bien que lui-même ait été un sunnite chafiite convaincu, il n’avait cessé de vanter la générosité du calife al-‛Âdid, déplorant sa chute et attaquant ses adversaires : « Puisse-t-il, celui qui a trahi l’imâm al-‛Âdid, fils de ‛Alî, ne jamais voir le paradis créé par Dieu ! » s’exclamait-il dans l’un de ses poèmes, sans nommer Saladin100. Une attitude imprudente qui ne lui valut aucune indulgence de la part de ce dernier. Il fut donc exécuté avec ses compagnons sur la place publique.
Il est exact, comme l’ont souligné les historiens Malcolm C. Lyons et David E. P. Jackson101, que la découverte de ce complot tombait bien pour Saladin, qui trouva là un bon prétexte pour se débarrasser de toute opposition intérieure avant d’affronter l’attaque sicilienne. Ces événements lui donnèrent aussi l’occasion de prouver à Nûr al-Dîn, dont l’envoyé se trouvait justement au Caire, qu’il avait besoin de rester en Égypte pour consolider un pouvoir encore fragile. Faut-il en conclure pour autant que Saladin fut pour quelque chose dans le déclenchement de cette affaire ? Même si certains détails sont rapportés différemment d’une source à l’autre, rien ne prouve que ce complot fût inventé. Beaucoup plus étonnante eût été, au contraire, l’absence de réaction des partisans de la dynastie fatimide. L’attitude adoptée par Saladin montra en tout cas à ses adversaires qu’il était résolu à mater fermement toute velléité de rébellion. La leçon semble avoir porté, car ce fut là, au Caire, la dernière tentative sérieuse de rétablissement des Fatimides.
Dans les années qui suivirent, les timides appels à la rébellion en faveur des chiites ne rencontrèrent plus d’écho, ni dans la population ni dans l’armée, et relevèrent surtout de quelques initiatives individuelles. En 1188, la douzaine d’hommes qui parcourut les rues du Caire en criant des slogans fatimides fut vite arrêtée et al-Fâdil rassura Saladin en lui écrivant que nul n’y avait prêté attention et qu’il pouvait compter sur la fidélité de son peuple102. En 1190, deux membres de la famille d’al-‛Âdid, dont un jeune homme d’une vingtaine d’années, réussirent à s’échapper de leur résidence surveillée103. Sans doute est-ce ce même jeune homme qui, après s’être réfugié quelque temps en Haute-Égypte, revint au Caire, deux ans plus tard, pour tenter de rallier des partisans à sa cause, mais en vain. Afin d’éviter toute nouvelle idée de ce genre, décision fut prise d’envoyer tous les membres et les proches de la famille fatimide en Syrie où ils furent emprisonnés au sud de Damas104.
L’expérience nubienne de 1173-1174 n’avait guère été concluante, la région ayant paru bien pauvre et peu attrayante. Saladin, encouragé par son frère Tûrânshâh, tourna alors ses regards vers le Yémen comme l’avaient fait avant lui les califes fatimides105. Plusieurs raisons semblent l’avoir poussé plus particulièrement dans cette direction. Le Yémen, avec notamment son port d’Aden, contrôlait la route commerciale qui menait de la mer Rouge vers les côtes africaines, le golfe Persique et l’océan Indien, un commerce sur lequel se fondait une grande partie de la prospérité égyptienne. De ce pays très divisé politiquement et dont une grande partie de la population vivait à l’écart de toute civilisation, Saladin pouvait donc attendre d’importants revenus commerciaux mais aussi des renforts humains pour son armée, comme en témoignent les demandes pressantes qu’il adressa quelque temps plus tard à son frère.
Ce projet cadrait bien également avec sa politique religieuse. Plusieurs princes de cette région, qui gouvernaient de manière plus ou moins autonome, étaient, en effet, de tendance ismaïlienne, certains pro-Fatimides et d’autres non. Depuis 1159, l’un d’eux avait même osé instaurer la khutba en son propre nom et donner l’appellation de Kaaba à la tombe de son père106. Il était dès lors facile à Saladin de justifier son intervention en accusant ce prince d’hérésie, d’autant que les gouverneurs de plusieurs villes yéménites lui demandaient aussi son aide. Par ailleurs, les ambitions personnelles de Tûrânshâh n’ont sans doute pas été étrangères à l’organisation de cette expédition. Déçu par la Nubie, à court d’argent, celui-ci pensa que le Yémen, dont le poète ‛Umâra lui avait tant vanté les richesses et dont les épées étaient, disait-on, aussi réputées que celles de l’Inde, serait pour lui un gouvernement de choix. On ne peut exclure enfin l’hypothèse, avancée par Ibn al-Athîr et déjà évoquée pour la Nubie, que le Yémen pouvait être considéré par Saladin et sa famille comme un refuge en cas d’affrontement avec Nûr al-Dîn.
Pourtant, Saladin n’entreprit rien sans l’autorisation préalable de Nûr al-Dîn auprès de qui il fit surtout valoir l’argument religieux, c’est-à-dire l’abandon de la khutba abbasside dans les mosquées d’Aden. C’est avec son accord qu’au début du mois de février 1174, il expédia son frère Tûrânshâh au Yémen après l’avoir généreusement équipé en hommes, en argent et en provisions. En mai 1174, après être passé par La Mecque, Tûrânshâh mit la main sans grandes difficultés sur Sanaa, Zabîd, Ta‛izz, et enfin Aden, réalisant ainsi un début d’unification politique du pays qui survécut, du reste, à la domination des Ayyoubides. Dans chacune de ces places, la khutba se fit désormais au nom du calife abbasside et de Nûr al-Dîn et un gouverneur ayyoubide fut installé. Une fois informé de ces conquêtes, Saladin fit annoncer la nouvelle à Nûr al-Dîn qui en avertit aussitôt le calife de Bagdad. La hiérarchie des pouvoirs se trouvait ainsi, une fois de plus, parfaitement respectée.
Cependant, face aux succès de Saladin en Égypte puis au Yémen, l’inquiétude de Nûr al-Dîn allait croissant107. La plupart des sources s’accordent à le dire, la question étant surtout de savoir à partir de quelle date les relations entre les deux hommes se détériorèrent. Nous avons vu que dès l’installation de Shîrkûh et de Saladin en Égypte, Nûr al-Dîn s’était préoccupé du pouvoir acquis par ses lieutenants ; une inquiétude doublée d’une certaine contrariété, mais sans que celle-ci ne se traduise en réelle hostilité. Son appui à Saladin s’était au contraire manifesté publiquement lorsqu’il avait autorisé ses frères et son père à aller le rejoindre en Égypte.
C’est vers la fin de l’année 1171 qu’apparurent les premières véritables frictions entre Nûr al-Dîn et son lieutenant, à l’occasion d’une expédition organisée contre les Francs de Kérak et de Shawbak, au sud de la Transjordanie. Nûr al-Dîn avait demandé à Saladin de venir l’aider dans son combat et celui-ci était allé mettre le siège devant Shawbak en octobre 1171. Nûr al-Dîn, de son côté, avait installé son camp, plus au nord, devant les murs de Kérak. Moins de cent cinquante kilomètres séparaient les deux hommes et chacun s’attendait à la rencontre. C’est alors que l’entourage de Saladin le mit en garde contre Nûr al-Dîn et lui fit craindre d’être destitué et dépossédé de l’Égypte. On ne saura jamais si ces craintes étaient fondées, mais Saladin ne prit pas de risques et décida de rentrer en Égypte, à la mi-novembre 1171, prétextant la précarité de la situation en Égypte et le risque d’une nouvelle révolte. Nûr al-Dîn ne fut pas dupe et, selon Ibn al-Athîr, prit la résolution d’expulser Saladin d’Égypte le plus tôt possible. Le même historien ajoute qu’ayant appris les intentions de Nûr al-Dîn, Saladin réunit autour de lui son conseil composé de ses émirs et de membres de sa famille afin de décider quelle attitude adopter. Les intentions belliqueuses de son neveu Taqî al-Dîn ‛Umar et de quelques membres de sa famille furent vite modérées par la réponse d’Ayyûb qui prit publiquement et fortement parti en faveur de Nûr al-Dîn. Une prise de position purement tactique comme il le dit en privé à Saladin, quelques instants plus tard :
Quelle idée d’agir ainsi ! Tu sais bien que lorsque Nûr al-Dîn apprendra que nous sommes décidés à lui résister et à le combattre, il nous considérera comme sa plus importante cible, et, dans ce cas, nous ne pourrons l’emporter sur lui. Au lieu qu’à présent, lorsqu’il saura ce qui s’est passé, et quelle est notre obéissance envers lui, il nous laissera et s’occupera d’autres choses. Et le destin suivra son cours. Par Dieu ! Si Nûr al-Dîn voulait une seule canne à sucre, je le combattrais plutôt que de la lui céder et je l’empêcherais de la prendre, ou alors je périrais108.
Faut-il ne voir dans ce dialogue qu’une dénonciation par Ibn al-Athîr de la perfidie ayyoubide ? Cela est difficile à dire, mais de ce récit, se dégage surtout l’influence qu’Ayyûb, présenté comme un homme prudent et un fin politique, continuait d’exercer sur son fils. La tension avec Nûr al-Dîn retomba pendant quelque temps et en mars 1172, Saladin reçut de son maître le vêtement d’honneur envoyé par le calife qu’il revêtit pour parader dans les rues du Caire.
Durant les deux années suivantes, Nûr al-Dîn n’eut guère le temps de s’occuper de Saladin, absorbé par sa lutte contre les Francs, dans la région de Damas et de Tibériade, puis par son combat contre les Seljoukides d’Anatolie avec lesquels un accord intervint finalement vers le mois d’août 1173109. En avril-mai de cette même année, Saladin lui envoya quelque soixante mille dinars, un zèbre et un éléphant ainsi que divers objets d’orfèvrerie et pierres précieuses prélevés sur les trésors du palais fatimide110. Des cadeaux qui ne firent qu’accroître l’irritation de Nûr al-Dîn à l’égard de son lieutenant dont il attendait une contribution financière beaucoup plus importante et régulière :
Ce n’est pas de cet argent dont nous avions besoin, s’écria-t-il, car il ne pourra combler le trou de notre déficit. Saladin sait que nous n’avons pas dépensé notre or dans la conquête de l’Égypte [pour si peu] alors que cet or nous a manqué. Que représente donc ce qu’il nous envoie comparé à ce que nous avons octroyé111 !
L’envoi de cette caravane coïncida, peut-être intentionnellement, avec une nouvelle expédition de Saladin contre la forteresse de Kérak dont partaient très souvent les attaques franques sur les caravanes reliant l’Égypte à la Syrie. Par cette expédition, Saladin espérait moins prendre cette forteresse qu’agir contre les bédouins arabes qui fournissaient aux Francs des guides dans le désert. C’est ce qui ressort d’une lettre qu’il écrivit à Nûr al-Dîn pour lui expliquer son action : conscient de l’importance du jihad, il lui semblait que la meilleure façon de lutter contre les Francs était d’expulser de leurs territoires tous les bédouins arabes qui les aidaient à s’orienter sur les routes. Saladin demandait à Nûr al-Dîn d’accueillir ces guerriers arabes et de leur remettre des iqtâ‛s en Syrie afin de les fixer dans cette région ; il ajoutait – non sans une certaine ironie – qu’il aurait bien aimé les ramener en Égypte mais que ces derniers « avaient préféré la Syrie à tout autre pays d’Islam112 ». Après avoir mis le siège devant la forteresse de Kérak, ravagé la région et expulsé vers la Syrie quelque deux cents cavaliers arabes, Saladin se retira et rentra en Égypte113. Il eut la mauvaise surprise d’apprendre, en route, la mort de son père, survenue au Caire le 9 août 1173 des suites d’une chute de cheval. Celui-ci fut inhumé aux côtés de son frère Shîrkûh, et deux ans plus tard leurs restes furent transférés à Médine.
Nûr al-Dîn, toutefois, commençait à s’impatienter devant la lenteur de Saladin à lui envoyer des subsides. Aussi dans le courant de l’hiver 1173-1174, envoya-t-il en Égypte son maître des comptes pour contrôler le cadastre égyptien, recenser les ressources financières du pays et fixer la redevance annuelle que devrait lui verser Saladin. Ce dernier se justifia en disant que l’Égypte lui coûtait fort cher. Il demanda à son fidèle ami Diyâ’ al-Dîn al-Hakkârî d’aller délivrer personnellement le rapport fiscal en compagnie du maître des comptes et lui confia à nouveau de très riches présents pour Nûr al-Dîn. Celui-ci, pourtant, ne les reçut jamais car il mourut le 15 mai 1174, victime d’une grave angine, avant que la caravane n’ait eu le temps d’arriver à Damas114.
Durant les semaines qui précédèrent sa disparition, Nûr al-Dîn mobilisa à nouveau ses troupes. Pour Ibn al-Athîr, son objectif était de retirer l’Égypte à Saladin qu’il soupçonnait de vouloir faire de l’État franc un État tampon entre la Syrie et l’Égypte. Le témoignage de cet historien qui insiste, nous l’avons dit, plus que tous les autres sur les tensions entre Nûr al-Dîn et son lieutenant serait suspect s’il n’était confirmé par Ibn Shaddâd qui rapporte ainsi les propos que lui confia, un jour, Saladin :
Nous avions entendu dire que Nûr al-Dîn pourrait nous attaquer en Égypte. Plusieurs de nos compagnons étaient d’avis de lui résister ouvertement. [...] Je fus le seul à ne pas être d’accord faisant valoir qu’il n’était pas permis de dire de telles choses. Nos divergences durèrent jusqu’à ce que la nouvelle de la mort de Nûr al-Dîn nous parvînt115.
De son côté, Saladin rassembla des troupes à l’extérieur du Caire, des préparatifs qu’il justifia en disant qu’il envisageait de rejoindre Nûr al-Dîn pour une attaque conjointe sur Kérak116. S’il reste difficile, une fois de plus, de sonder ses intentions, il ne semble pas qu’il ait envisagé une guerre imminente contre Nûr al-Dîn. Si tel avait été le cas, aurait-il proposé à son frère Tûrânshâh, vers le milieu du mois de mai 1174, de lui envoyer des renforts au Yémen ? En réalité, à aucun moment Saladin n’a souhaité attaquer Nûr al-Dîn de front. Son intérêt lui dictait, au contraire, une stratégie qui consistait à l’éviter et à justifier son manque d’empressement à l’aider par la fragilité de sa situation en Égypte. D’un autre côté, il est clair que l’inquiétude de Nûr al-Dîn grandit progressivement. Celui-ci craignait de voir le pouvoir de Saladin lui échapper, ce qui l’aurait privé des bénéfices qu’il avait escomptés de la conquête de l’Égypte. Ibn al-Athîr et Ibn Shaddâd ne sont pas les seuls à en faire état. Abû Shâma le reconnaît implicitement en cherchant à réconcilier a posteriori les deux souverains :
Si Nûr al-Dîn avait su quelles conquêtes magnifiques Dieu Très-Haut réservait, après lui, à l’Islam sous la conduite de Saladin, il se serait consolé, car Saladin bâtit le jihad contre les associationnistes [les chrétiens] sur les fondations posées par Nûr al-Dîn et il le fit de la façon la plus achevée117.