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Saladin et la souffrance

La maladie et le deuil

À l’approche de la cinquantaine, Saladin tomba gravement malade et faillit mourir. À partir de cette date et jusqu’à la fin de ses jours, sa santé resta fragile et il dut souvent faire preuve d’un grand courage physique pour supporter la fatigue et la douleur. Il semble avoir souffert d’une maladie du système digestif, à en croire ses proches qui évoquent, à plusieurs reprises, de très violentes coliques100. Les premiers signes du mal se firent sentir devant Mossoul, en décembre 1185. Il refusa alors de se faire transporter sur une litière et poursuivit son chemin à cheval jusqu’à Harrân. Là, il fut forcé de s’aliter et l’on fit venir ses médecins de Syrie. Son état était si désespéré qu’il entreprit de dicter ses dernières volontés à ‛Imâd al-Dîn, qui l’assistait jour et nuit. Pour se préparer à affronter le jugement de Dieu, il se préoccupa de faire le bien autour de lui. Il fit donner de l’argent aux gens qui se pressaient devant sa tente et se lamentaient de le voir si malade. Les gouverneurs d’Égypte et de Syrie furent instruits de l’ordre de distribuer partout des aumônes aux pauvres. Saladin demanda également au gouverneur de Damas de distribuer autour de lui cinq mille dinars de Tyr (sûrî). À ‛Imâd al-Dîn qui lui fit remarquer que le gouverneur ne disposait que de dinars égyptiens (misrî) valant le double, il répondit que ceux-ci feraient très bien l’affaire et que Dieu lui attribuerait ainsi une double récompense. Il fit le vœu, enfin, au cas où Dieu lui accorderait la guérison, de consacrer le reste de sa vie au jihad101. En 1190, dans la plaine d’Acre, ce sont des furoncles très douloureux qui lui couvrirent le corps. Saladin affronta toutes ces épreuves avec un grand courage :

Je le vis dans la plaine d’Acre, atteint d’une maladie extrêmement pénible : une quantité de pustules étaient apparues entre la taille et les genoux, si bien qu’il ne pouvait plus s’asseoir ; il se couchait sur le flanc quand il était sous sa tente et il lui était impossible de se faire servir la nourriture car il ne pouvait s’asseoir ; il en faisait distribuer les portions à ceux qui étaient présents. Malgré tout il restait dans sa tente de campagne à proximité de l’ennemi ; il avait disposé ses troupes en aile droite, aile gauche et centre, en ligne de bataille, et il se tenait à cheval du petit matin à la prière de midi et du début de l’après-midi jusqu’au coucher du soleil, inspectant les bataillons et résistant à la douleur que lui causaient les élancements de ces abcès. Comme je m’en émerveillais, il me disait : « Quand je monte à cheval, la douleur disparaît jusqu’à ce que le descende. » Un véritable effet de la Providence divine102 !

Dans les sept dernières années de sa vie, c’est-à-dire celles de toutes ses conquêtes sur les Francs, Saladin se savait malade et se sentait proche de la mort. À la veille de la bataille de Hattîn, il réunit ses émirs et leur dit : « Le voici venu le jour que j’attendais. Dieu a permis à nos armées de se réunir. Je suis vieux et je ne sais quand le terme de ma vie doit arriver. Quant à vous tirez profit de cette journée et combattez non pour ma cause, mais pour celle de Dieu103. » On se souvient aussi de l’avertissement que lui donna son frère al-‛Âdil : « Si tu meurs d’une crise de coliques ce soir, Jérusalem restera entre les mains des Francs104. » De même, en 1188, après sa campagne en Syrie du Nord, contrairement aux prévisions de son entourage, il ne resta pas longtemps à Damas et repartit s’emparer de Kérak et Kawkab en disant qu’il valait mieux reprendre tout de suite les forteresses qui restaient aux mains des Francs car la vie était courte et la mort pouvait l’atteindre à tout instant105.

Nombreuses furent les rechutes avant l’épreuve finale qui devait l’emporter au début de l’année 1193106. Saladin fit face à toutes ces crises avec la même force et la même détermination, au risque d’inquiéter ses proches. Son fidèle conseiller al-Fâdil étaient de ceux qui n’avaient de cesse de l’inciter à la prudence. Il alla jusqu’à l’exhorter à considérer le soin de son corps comme l’un de ses jihads car sur lui reposait la communauté musulmane, tel un édifice sur ses fondations107. Autour de lui, gravitaient de nombreux médecins qui profitèrent largement de ses faveurs, au point que la richesse de certains contribua à répandre l’image du médecin âpre au gain. Quand le grand savant ‛Abd al-Latîf al-Baghdâdî vint en Syrie, en 1191, il reçut de Saladin trente dinars mensuels auxquels s’ajoutèrent ce que lui donnèrent ses fils et il parvint ainsi à gagner jusqu’à cent dinars par mois, c’est-à-dire une fortune108. En outre, il arrivait souvent qu’un médecin qui parvenait à guérir le sultan ou un membre de sa famille reçût des dons qui pouvaient atteindre plusieurs milliers de dinars109. Dans l’une de ses lettres, al-Fâdil demande lui-même à ‛Imâd al-Dîn de veiller à ce que les médecins ne se disputent pas autour du lit de Saladin et s’efforcent réellement de le guérir sans penser à s’enrichir110.

Les citadelles de Damas et d’Alep avaient chacune un médecin attitré, nommé par décret, chargé de soigner le souverain, sa famille et sa cour111, mais bien d’autres furent aussi appelés à venir à son chevet. Quand il prit le pouvoir, en Égypte, Saladin garda au sein de sa cour les médecins renommés qui avaient servi les califes fatimides. Il reprit aussi à son service d’anciens médecins de Nûr al-Dîn, tel l’Irakien Muhadhdhab al-Dîn Ibn al-Naqqâsh, installé à Damas112.

Ces hommes de sciences, qui avaient pour la plupart beaucoup voyagé pour se former, étaient aussi souvent des hommes de lettres très cultivés. Musulmans, chrétiens ou juifs, ils venaient de régions très diverses. D’Andalousie, en particulier. Le célèbre médecin et théologien juif Ibn Maymûn (Maïmonide), né à Cordoue en 1135 et mort au Caire en 1204, s’était installé, après 1166, en Égypte où al-Fâdil lui accorda sa protection113. Al-Jilyânî aussi était originaire des environs de Cordoue. Médecin, ophtalmologue, il était également poète. Lorsqu’il arriva à Damas, il s’installa dans les souks pour soigner la population. Remarqué et comblé par Saladin, il lui consacra des vers élogieux et lui dédia plusieurs ouvrages dont un livre sur ses conquêtes qui n’est malheureusement pas parvenu jusqu’à nous114. Comme lui, Abû Zakariyâ al-Bayâsî était andalou. Médecin, mathématicien, géomètre et musicien, il accompagna Saladin dans plusieurs de ses campagnes avant d’obtenir de résider à Damas où un salaire lui fut versé115.

Toute expédition militaire un peu lointaine était accompagnée d’au moins un médecin. Durant le long siège d’Acre, outre les combats, les épidémies (notamment la dysenterie) firent de très nombreuses victimes parmi lesquelles plusieurs émirs proches de Saladin116. Les deux fils de Saladin, al-Afdal et al-Zâfir Khadir furent malades ainsi que l’émir Gökbörî, le gouverneur militaire de Damas et Ibn Shaddâd117. À ‛Imâd al-Dîn qui se plaignait alors du manque de médecins, al-Fâdil répondit qu’ils étaient encore moins nombreux et surtout moins fiables en Égypte. Ibn Shaddâd ajoute, de son côté, que les épidémies firent bien plus de victimes parmi les Francs que parmi les musulmans. Richard Cœur de Lion, pour ne citer que lui, tomba gravement malade à son arrivée en Terre sainte, en 1191, et c’est très probablement son mauvais état de santé qui accéléra son retour en Occident, à l’automne de l’année suivante118.

Quand Saladin dut s’aliter à Harrân, en 1186, on fit venir de Damas pour le soigner ses deux médecins personnels, Ibn al-Mutrân et al-Rahbî. Le premier, un chrétien converti, compta parmi les plus grands médecins de son temps. ‛Imâd al-Dîn, guéri par lui à Baalbek, en 1185, ne tarit pas d’éloge à son sujet. Il vante son dévouement, son intelligence et sa science119. Né à Damas, dans une famille de médecins, il s’était formé en Irak mais aussi en territoire « chrétien », sans doute byzantin. Très vite il acquit auprès de Saladin une place privilégiée et devint, de ce fait, fort riche. Il se déplaçait rarement sans sa suite de mamelouks et possédait, au sein de sa luxueuse maison de Damas, une bibliothèque de quelque dix mille ouvrages. Trois copistes salariés y étaient employés à plein temps. Lui-même écrivit plusieurs ouvrages dont un, dédié à Saladin, contenait des conseils pour rester en bonne santé120. Saladin lui témoigna son amitié et sa reconnaissance en lui offrant pour épouse l’une de ses concubines, dame d’honneur de sa femme. Non seulement il la dota d’un très riche trousseau mais il offrit aussi le banquet de la noce. Celui-ci prit cependant une étrange tournure : convié, le soir du mariage, par des soufis de Damas pour assister à leurs danses, Ibn al-Mutrân n’osa pas leur dire qu’il s’apprêtait à fêter ses noces. Il accepta leur invitation et transféra le banquet chez eux. Habillées pour la fête, son épouse et les femmes de son entourage l’attendirent toute la nuit. Ibn al-Mutrân ne soignait pas seulement Saladin et ses proches. Il exerçait aussi son art dans l’hôpital de Damas construit par Nûr al-Dîn – aujourd’hui transformé en musée de la médecine –, où il soignait gratuitement les pauvres gens. Il lui arrivait aussi d’intercéder en faveur des chrétiens, ses anciens coreligionnaires. Quand il mourut, en 1191, il fut enterré sur le mont Qâsiyûn à proximité de la maison de sa femme.

Quant à Radî al-Dîn al-Rahbî (mort en 1233 presque centenaire), il était, lui, Irakien d’origine et de formation. Il s’était installé à Damas sous le règne de Nûr al-Dîn, en 1160, et avait ouvert une boutique dans les souks où il soignait les gens. Remarqué pour son talent, il fut médecin à l’hôpital et soigna Saladin et ses proches dans la citadelle. Le sultan lui attribua un salaire mensuel de trente dinars mais ne parvint pas à le convaincre de le suivre dans ses déplacements. Ses compétences furent diversement appréciées. Certains l’accusent d’avoir été, par ses saignées, à l’origine de la mort de Saladin121. Radî al-Dîn al-Rahbî avait la particularité de n’accepter parmi ses élèves – sauf exception – que des musulmans. Pourtant, dans le milieu des médecins se côtoyaient encore à cette époque de nombreux musulmans, chrétiens et juifs. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus loin.

 

Saladin ne souffrit pas seulement dans son corps. Il fut aussi confronté à la souffrance morale, celle du deuil en particulier, et laissa paraître en plusieurs occasions son émotion. Les larmes, au Moyen Âge, n’étaient pas réservées aux femmes. Comme l’ont bien montré plusieurs historiens du Moyen Âge occidental, elles faisaient partie du langage social, accompagnant et parfois supplantant la parole122. Elles témoignaient de la compassion d’un souverain et de sa capacité à s’émouvoir de la souffrance de son peuple. Il n’était donc pas anormal qu’un homme, un guerrier, voire un roi, pleurât publiquement. Saladin eut des larmes de souffrance, d’humiliation, d’émotion et de joie, des larmes parfois inspirées par la crainte de Dieu. Il pleura d’abord la disparition d’êtres chers. En 1183, devant les murs d’Alep, quand il apprit que son plus jeune frère Bûrî, âgé d’une vingtaine d’années, était mourant, il pleura, mais voulut contenir sa peine pour ne pas gâcher la fête qui suivit la prise de la ville. Sa retenue fut appréciée par l’historien Ibn al-Athîr123. Le 1er novembre 1191, en lisant la lettre qui lui annonçait la mort de son neveu Taqî al-Dîn pour lequel il avait une très grande affection, Saladin versa d’abondantes larmes et l’assistance pleura de le voir pleurer avant même d’en connaître la raison. Ibn Shaddâd lui ayant toutefois rappelé que tel était le décret divin, Saladin demanda humblement pardon à Dieu et affirma que les hommes Lui appartiennent tous et à Lui retourneront. À la mort de son fils, Ismâ‛îl, tout juste pubère, Saladin, très affligé, versa une larme mais ne montra pas d’autre signe de chagrin afin de ne pas perturber son entourage alors en pleine expédition contre les Francs124. Car s’il était admis qu’un souverain pleurât, il était aussi convenu qu’il devait le faire avec mesure. En Islam, le contrôle de soi (hilm) est une qualité très prisée ; les hommes sont donc invités à ne pas montrer leurs émotions trop ouvertement125. Dans un autre contexte, mais pour les mêmes raisons, Joinville manifestait sa désapprobation des excès de manifestations de deuil chez Saint Louis126.

Il n’en reste pas moins que Saladin était facilement ému aux larmes et si son entourage y fait volontiers allusion c’est qu’il y voyait le signe de sa sincère humanité, de sa sensibilité au malheur des hommes. Ainsi le voyait-on pleurer en des situations de nature très diverse : en recevant la fille de Nûr al-Dîn venue lui réclamer la forteresse de ‛Azâz en 1176, en écoutant réciter certains passages du Coran et de la Sunna ou encore en accueillant les pèlerins de retour de La Mecque où lui-même n’avait pu se rendre127. Quand al-Mansûr, le fils de son regretté neveu Taqî al-Dîn, vint le rejoindre dans son camp de Latrun, entre Jérusalem et Ramla, il le prit dans ses bras en pleurant « et pendant un bon moment toute l’assistance pleura en sympathie128 ». Si dans la chrétienté médiévale le « don des larmes » exprimait la grâce accordée par Dieu de pouvoir pleurer, signe de sainteté et de présence divine chez l’homme129, dans le monde musulman, les pleurs s’inscrivaient dans la crainte eschatologique de Dieu. Parler des larmes de Saladin c’était donc aussi le rapprocher d’une certaine forme de sainteté. « Ils tombaient prosternés en pleurant quand les versets du Miséricordieux leur étaient communiqués », dit un verset du Coran (XIX, 58) à propos de ceux que Dieu a comblés de sa grâce. « N’entrera pas en Enfer, celui qui pleure par crainte de Dieu » écrit encore, au XIe siècle, al-Qushayrî, célèbre théologien et mystique arabe130. À Jérusalem, en 1192, alors qu’il se préparait à résister aux Francs, Ibn Shaddâd vit ainsi les larmes couler sur la barbe grise de Saladin prosterné sur son tapis de prière dans la mosquée al-Aqsâ131.

Mais les larmes de Saladin ne furent pas uniquement inspirées par la crainte de Dieu, l’affection ou la tristesse. Elles eurent parfois le goût amer de l’humiliation, de la colère ou du désespoir. Ainsi en 1190, quand les Francs défaits réussirent à regagner leur camp parce que Saladin, malade, était dans l’incapacité de les poursuivre ou, pire encore, lorsque les prisonniers musulmans furent massacrés à l’extérieur d’Acre, l’année suivante132. En juillet de cette année, devant Acre, Saladin le guerrier, animé par la flamme du dernier espoir, galopait « de bataillon en bataillon, exhortant les soldats au djihad [...] et, les yeux remplis de larmes, poussait le cri de ralliement : “En avant pour l’Islam133 !” »

C’est de joie, en revanche, qu’il pleura, au lendemain de la bataille de Hattîn134 : « Les fronts sont encore prosternés en prière et les larmes (de joie) ne sont pas séchées », écrivit alors al-Fâdil135. C’est encore de joie que les yeux de Saladin s’emplirent de larmes, le jour où il retrouva Ibn Shaddâd à Damas, quelques semaines avant sa mort136. Sensible, Saladin le fut aussi aux larmes des autres. On se souvient ainsi de sa compassion à l’égard d’une Franque venu l’implorer de lui rendre son enfant : « Elle pleurait, le feu de sa douleur brûlait, ses larmes ruisselaient ; elle soupirait péniblement, gémissait avec ardeur, s’étouffait de sanglots ». Le sultan « compatit à son malheur et eut pitié d’elle » puis les « yeux remplis de larmes », il ordonna de lui rendre l’enfant sous les yeux d’une assistance elle aussi en pleurs137 ».

La mort de Saladin

Le mercredi 4 mars 1193, à Damas, en début d’après-midi, une foule entière fondit en larmes et se répandit en lamentations à la vue du corps de Saladin enveloppé de son linceul138. Submergée par son chagrin, la population en oublia l’heure de la prière. Cela faisait plusieurs semaines déjà que la santé de Saladin se détériorait. Il avait pourtant retrouvé Damas avec plaisir, en ce début de novembre 1192, profitant de la trêve qu’il venait de conclure avec les Francs pour aller chasser en compagnie de son frère al-‛Âdil et de plusieurs de ses fils. Mais trois mois plus tard, le 16 février 1193, Ibn Shaddâd, en arrivant à Damas, le trouva fatigué et sans appétit. Saladin fit, en effet, sa dernière sortie à cheval le 19 février. En compagnie de son fils al-Afdal et de quelques proches, il alla, ce jour-là, à la rencontre des pèlerins de retour de La Mecque. Au milieu de ce grand bain de foule, Ibn Shaddâd constata avec inquiétude qu’il ne portait pas la brigandine qui jamais ne le quittait dans ses déplacements. Notre auteur vit un mauvais présage dans cet oubli et dans le fait que son maître d’armes resta introuvable.

Dès le lendemain, Saladin, en proie à la fièvre, dut s’aliter139. Ses fidèles amis et conseillers, al-Fâdil et Ibn Shaddâd, lui rendirent visite plusieurs fois par jour. Quand Saladin ne fut plus en état de les recevoir, ils continuèrent à venir jusqu’à sa porte pour prendre régulièrement de ses nouvelles. À leur sortie du palais, la population devinait à l’expression de leur visage l’état de santé de leur souverain. Entouré de ses femmes, Saladin était soigné par plusieurs médecins. Au quatrième jour de sa maladie, la décision fut prise, sur les conseils d’al-Rahbî, de le saigner, ce qui accrut son état de faiblesse. À partir du sixième jour, il fut pris de tremblements et son esprit commença à divaguer. Les laxatifs et les lavements qu’on tenta de lui administrer n’y firent rien, bien au contraire. Son entourage se prépara alors au pire et son fils aîné al-Afdal entreprit d’organiser son accession au trône et de demander aux grands émirs syriens de lui prêter serment de fidélité. La plupart d’entre eux acceptèrent en posant parfois comme condition de rester en possession de leurs terres et de n’être pas obligés de se battre contre ses frères, les autres fils de Saladin. Ibn Shaddâd a conservé le texte de ce serment :

Le 1er mars, Saladin perdit plus ou moins conscience et n’entendit plus que par intermittence les versets du Coran qu’un pieux imâm lui récitait. À l’aube du mercredi 4 mars, il poussa son dernier soupir, en présence de son ami al-Fâdil141. Le prédicateur de la Grande Mosquée de Damas, al-Dawla‛î, fut chargé de faire la toilette du défunt tandis qu’al-Afdal recevait les condoléances des émirs et des enturbannés dans la citadelle. Le trésor du sultan était totalement vide si bien qu’il fallut, nous dit-on, emprunter de l’argent pour organiser les funérailles. Le corps de Saladin fut d’abord montré à la foule qui pria pour lui sous la direction du grand cadi Muhyî al-Dîn Ibn al-Zakî. Les marchands avaient non seulement fermé boutique dans les souks, mais aussi retiré et mis à l’abri leurs marchandises les plus précieuses, car il n’était pas rare que l’annonce de la mort d’un souverain soit aussitôt suivie de pillages.

Saladin fut enterré ce même jour, en milieu d’après-midi, à l’intérieur de la citadelle, sous le portique ouest de sa résidence. Son fils al-Afdal écrivit aussitôt à son oncle et à ses frères absents pour leur annoncer la triste nouvelle. Il continua le lendemain de recevoir les condoléances des oulémas venus réciter le Coran et prier sur la tombe du sultan. De son vivant, Saladin n’avait pas eu le temps, ni peut-être la volonté, de se faire construire un mausolée, mais il semble avoir exprimé le souhait d’être enterré dans le faubourg méridional de Damas, au sud de l’Hippodrome des Cailloux, sur la route des caravanes et des expéditions armées, afin que chacun puisse, chemin faisant, prier pour lui. L’entourage d’al-Afdal lui conseilla de faire construire une madrasa funéraire près de la mosquée d’al-Qadam142. Un tel emplacement, lui dit-on, permettrait aussi à son frère al-‛Azîz d’aller prier sur la tombe de leur père sans avoir besoin d’entrer dans Damas. Cette précaution en dit long sur la méfiance qui commençait à naître entre les deux frères. Mais à peine les travaux avaient-ils commencé qu’al-‛Azîz vint justement mettre le siège devant Damas et détruisit ce qui venait d’être construit.

Al-Afdal acheta alors, au cœur de la ville, la demeure d’un pieux personnage, contiguë à la façade septentrionale de la Grande Mosquée des Omeyyades. Il y fit construire un édifice à coupole (qubba) muni d’une fenêtre ouvrant sur la mosquée. Les fidèles pouvaient ainsi apercevoir la sépulture de Saladin et prier pour lui. Son cercueil y fut transporté le 15 décembre 1195, jour de ‛Âshûrâ’, correspondant au 10 muharram du calendrier musulman, qui dans la tradition sunnite est un jour de jeûne superfétatoire au cours duquel, aujourd’hui encore au Maghreb, on honore les tombes des morts143. Le cercueil de Saladin fut porté par ses anciens mamelouks, ses serviteurs et ses proches tandis qu’al-Afdal avançait en tête. Après avoir quitté la citadelle par la porte orientale, le cortège pénétra dans la Grande Mosquée par la porte occidentale nommée Porte de la Poste (Bâb al-Barîd). Le cercueil fut alors déposé au seuil de la grande porte de la salle de prière144, où le cadi Muhyî al-Dîn Ibn al-Zakî prononça une prière, puis transporté dans son mausolée où il repose encore de nos jours. Certaines sources affirment qu’il fut enterré avec son épée, symbole de son jihad et de ses combats contre les Francs. Al-Fâdil aurait même dit : « C’est sur cette épée qu’il s’appuiera pour entrer au paradis145. »

Son mausolée, vers lequel se pressent aujourd’hui encore de nombreux pèlerins et visiteurs, est un petit édifice carré à coupole. Accolée au mur est de l’édifice, s’élevait la madrasa al-‛Azîziyya qu’al-‛Azîz fit construire après s’être emparé de Damas, en juin 1196 ; sans doute avait-il choisi ce lieu dans l’intention d’associer son nom à celui de son père et de bénéficier ainsi des prières des étudiants146. Seul en subsiste aujourd’hui l’arc de l’îwân nord. À l’intérieur du mausolée, les vitraux de plâtre et les revêtements de faïence qu’on peut voir datent du XVIIe siècle. Deux cénotaphes s’y trouvent côte à côte. Le plus ancien, en noyer sculpté, à décor géométrique et floral, date en grande partie de l’époque ayyoubide147. Le second cénotaphe, en marbre blanc, beaucoup plus récent, est celui que fit restaurer l’empereur allemand Guillaume II, à la suite de sa visite à Damas en 1898148.

La nouvelle de la mort de Saladin mit quinze jours à parvenir jusqu’à Bagdad. Quelques mois plus tard, al-Afdal envoya une ambassade au calife afin d’obtenir son investiture et sa reconnaissance comme héritier légitime de son père. En hommage au calife, il envoya l’équipement guerrier de Saladin (épée, cotte de mailles, cheval), ainsi que de nombreux cadeaux et une lettre, dans laquelle il se livrait, sous la plume de ‛Imâd al-Dîn, à un long panégyrique du sultan :

Durant toute sa vie, jusqu’à l’heure de sa mort, mon bienheureux père, le vaillant, le juste, le destructeur de l’idolâtrie, s’est maintenu sur le terrain du zèle, a dépensé de grand cœur tous ses efforts pour accomplir les obligations de la guerre sainte, épuisé ses richesses pour des actes qui lui ont valu vos augustes faveurs, travaillé de toutes ses forces à l’œuvre de la Foi qui dirigeait sûrement son regard et son entendement. [...] L’Égypte – que dis-je ? le monde entier – fut témoin de son zèle pour la guerre sainte ; monts et plaines, tout était égal au regard de son action. Jérusalem fut une de ses conquêtes et la royauté de ce monde fut un des résultats de ses résolutions. [...] C’est lui qui subjugua les princes infidèles et leur mit la chaîne au cou ; c’est lui qui captura les suppôts de l’idolâtrie et les chargea de liens ; qui dompta les adorateurs de la Croix et leur brisa les reins ; qui unifia les Croyants, les préserva et mit en ordre leurs moyens ; qui ferma nos frontières, dirigea sûrement nos affaires, humilia tout ennemi devant votre auguste Maison et la protégea du bras de tout audacieux. [...] Quand Allah le reprit sa justice régnait partout, son autorité était respectée ; il avait déposé son fardeau et son œuvre se rattachait au bien. [...] Il n’abandonna, derrière lui, ni affaire qu’il n’eût réglée, ni voie qu’il n’eût tracée. [...] Quand il quitta ce bas monde, il était scrupuleusement rangé sous l’obédience de l’Imâm ; il s’est acheminé vers l’éternel séjour, emportant le salaire de sa loyauté149.