Un tremblement de terre, plus étendu que celui qui s’est fait sentir en 1755 renversa la plupart des villes de Syrie et de ce petit État de Jérusalem ; la terre engloutit en cent endroits les animaux et les hommes. On prêcha aux Turcs que Dieu punissait les chrétiens ; on prêcha aux chrétiens que Dieu se déclarait contre les Turcs ; et on continua de se battre sur les débris de la Syrie.
(Voltaire, Essai sur les mœurs, chap. LVI, De Saladin)
Dans les sociétés médiévales, les catastrophes naturelles et les défaites militaires étaient en général vécues comme des châtiments envoyés par Dieu pour punir les hommes de leurs fautes ; et les victoires comme autant de récompenses pour leurs bonnes actions. La responsabilité des gouvernants s’en trouvait-elle allégée pour autant ? Non, car c’est à eux qu’il revenait de bien gouverner afin d’attirer la faveur divine. Dans le cas du souverain musulman, son premier devoir était de défendre l’islam. Il lui fallait donc être entièrement au service de Dieu, de Son messager le Prophète, et du successeur de celui-ci, le calife. Dans l’intérêt de ses sujets, il devait répandre la justice, la paix et la prospérité. Saladin s’est-il conformé à ce modèle de bonne gouvernance ? A-t-il réussi à en assumer la double tâche : imposer la loi islamique, d’une part, et concilier, de l’autre, ses combats contre les Zenguides et les Francs avec la pacification de ses États et l’octroi du bien-être attendu de ses sujets ?
Dans le domaine religieux, l’action d’un souverain sunnite tel que Saladin pouvait s’exercer de multiples façons. Il lui fallait d’abord donner l’exemple dans l’exercice de sa foi mais il devait aussi soutenir la propagation de la loi islamique, veiller à son application, défendre les institutions religieuses et les lieux saints et, enfin, lutter contre toute forme d’hérésie.
Saladin s’efforça – nous l’avons vu – d’observer autant que possible ses devoirs de croyant. Il tenta aussi, avec plus ou moins de succès, d’étendre ce respect de la loi islamique à l’ensemble de son territoire. Les mesures qu’il prit, chaque fois qu’une ville tombait entre ses mains, sont à cet égard significatives. Dès 1171, au lendemain de la mort du calife fatimide, il fit supprimer toutes les taxes illégales (mukûs) prélevées dans la capitale égyptienne. Les seuls impôts canoniques en islam sont, en effet, la zakât, aumône payée par tous les musulmans à partir d’un certain niveau de revenus, le kharâj, impôt foncier pesant sur certaines terres, et la jizya, capitation imposée aux non-musulmans. Tous les autres impôts, notamment les nombreuses taxes artisanales et commerciales, prélevées sur certaines activités ainsi que sur la circulation et la vente des marchandises, étaient considérés comme illégaux et, en principe, interdits ; ils restaient néanmoins très souvent tolérés car ils rapportaient d’importants revenus à l’État. Leur suppression par un souverain signifiait donc sa volonté d’appliquer très strictement la loi religieuse. Ce faisant, il acquérait aussi un surcroît de popularité auprès de sa population. Au moment de leur suppression par Saladin, le montant total de ces taxes illégales, prélevées dans l’agglomération du Caire, s’élevait à quelque cent mille dinars par an, une somme considérable, signe patent d’une vie économique intense dans la capitale1. L’application de cette mesure alla de pair avec la « conversion » personnelle de Saladin qui, d’après son entourage, renonça aux boissons alcoolisées et aux divertissements futiles pour observer une attitude pieuse et dévote. Nul doute qu’il cherchait ainsi à marquer la rupture avec la période fatimide précédente et à se poser en instaurateur d’une nouvelle voie, dans la lignée de Nûr al-Dîn qui avait imposé les mêmes règles en Syrie2. Quand Saladin entra dans Damas, quelques mois après la mort de son prédécesseur, il fit supprimer les taxes illégales qui venaient d’y être rétablies et, pour parfaire son image de pieux souverain, il alla prier dans la Grande Mosquée des Omeyyades3. Durant sa campagne en Jéziré et en Syrie du Nord, en 1182 et 1183, il supprima ainsi les mukûs de toutes les villes qu’il réussit à conquérir – Alep en particulier – et le fit savoir très largement, à l’intérieur comme à l’extérieur de ses territoires.
Toutefois, cette image de redresseur de torts ne fut pas répandue par tous. Al-Subkî, grand juriste chafiite du XIVe siècle, suggère qu’il ne se résolut à abolir certaines pratiques illégales que sous la pression de juristes intransigeants. Il raconte ainsi que peu avant la bataille de Ramla contre les Francs, en 1177, le cheikh al-Khubûshânî, un homme au caractère irascible, vint saluer Saladin en le priant de supprimer plusieurs impôts non canoniques. N’ayant pas obtenu satisfaction, le cheikh prédit au sultan que Dieu lui enverrait la défaite. Emporté par la colère, il alla même jusqu’à le frapper de son bâton, au point que Saladin en perdit sa qalansuwa (sorte de calotte portée par le sultan et les militaires). Après sa déroute face aux Francs, Saladin serait revenu baiser la main du cheikh et aurait reconnu son erreur. Al-Subkî dit encore qu’al-Khubûshânî accusa, un jour, le neveu de Saladin, Taqî al-Dîn ‛Umar, de posséder des magasins de boissons alcoolisées. Saladin aurait alors dit à ce dernier : « Nous ne pouvons rien contre ce cheikh, donne-lui donc satisfaction4. »
D’autres indices permettent de constater qu’il n’était pas toujours facile de ramener la population à plus de vertu. Ainsi, en 1178-1179, al-Fâdil dresse un tableau bien sombre de toutes les pratiques répréhensibles qui avaient encore cours en Égypte (prostitution, usure, gains illicites) et des mesures qui avaient été prises pour les faire cesser. Il dit aussi qu’al-‛Âdil, ayant convoqué l’un de ses gouverneurs pour lui remettre les instructions de Saladin et le réprimander vertement, s’était attiré cette réponse :
Si le roseau était droit, son ombre ne serait pas tortueuse. Si tu t’abstenais, les autres s’abstiendraient aussi. Mais tu es un frein à leur condamnation car tu y participes5.
On peut, certes, voir dans cette anecdote le signe que la classe dirigeante ne donnait pas toujours le bon exemple, mais on peut aussi en déduire la volonté de Saladin de mettre fin à ces pratiques et de faire appliquer strictement la loi musulmane, même si les résultats ne furent pas toujours à la hauteur de ses espérances.
Le titre honorifique de « Salâh al-Dîn », rendu en Occident par « Saladin », pourrait se traduire par « Rectitude de la religion ». Durant tout son règne, Saladin prétendit agir au nom de l’intérêt de l’Islam et de son chef suprême, le calife abbasside. Dans sa propagande comme dans sa correspondance avec le calife de Bagdad, il fut toujours présenté comme l’artisan de la chute des Fatimides et donc comme le principal défenseur de la dynastie abbasside. Là où tous ses prédécesseurs avaient échoué, Saladin, lui, avait réussi et méritait pour cela la reconnaissance des musulmans sunnites qui se considéraient comme les défenseurs de la Voie droite ou « orthodoxie » de l’Islam. De même, sa conquête du Yémen n’avait été qu’une guerre contre un hérétique qui avait blasphémé, en donnant à la tombe de son père le nom de Kaaba, et qui avait réduit en esclavage un grand nombre de pieux musulmans6.
Ces idées, il était d’autant plus nécessaire de les répandre que dans les milieux chiites d’Égypte on lui reprochait de s’en être pris à une dynastie alide, c’est-à-dire à des descendants de la famille du Prophète. Le satiriste al-Wahrânî raconte, à ce sujet, l’un de ses rêves : Shîrkûh, l’oncle de Saladin, et Ayyûb, son père, s’apprêtent à comparaître devant le Prophète, le jour de la Résurrection. Ils avancent revêtus chacun d’une double robe d’honneur (khil‛a), celle du jihad et celle du pèlerinage. Shîrkûh espère obtenir du Prophète une troisième khil‛a pour la conquête de l’Égypte, mais Ayyûb, craignant que cette affaire égyptienne n’ait mécontenté le Prophète, lui conseille de se taire. Shîrkûh répond qu’ils n’ont rien à craindre. Les généalogistes n’ont-ils pas démontré qu’il n’y avait aucun lien de parenté entre les Fatimides et le Prophète, et quand bien même il y en aurait un, cela n’avait aucune importance puisqu’ils n’avaient été ni tués ni trahis, et qu’aucun de leurs enfants n’avait été emprisonné. N’étaient-ce pas les Fatimides, au contraire, qui avaient comploté et proposé de remettre l’Égypte aux infidèles ? De toute manière, disait Shîrkûh, se trouvait auprès du Prophète un nombre suffisant de proches et de Compagnons – al-‛Abbâs notamment – pour leur être reconnaissants d’avoir rétabli la prière au nom des Abbassides. Ils intercéderaient en leur faveur. Ayyûb, peu convaincu par les arguments de son frère, le prie à nouveau de ne point parler de l’Égypte et de lui épargner « ce mal de tête ». Shîrkûh obéit et tous deux s’approchent du Prophète afin lui présenter Saladin. Tandis que ce dernier lui baise les pieds, le Prophète lui impose la main sur la tête et invoque Dieu en sa faveur en lui enjoignant de prendre soin des faibles et des opprimés7. Ainsi le satiriste rappelle-t-il au souverain, par le biais d’un songe, son rôle de protecteur des sujets maltraités dont il estimait faire partie. Au travers de son récit, apparaît donc non seulement une critique voilée des attaques portées contre les Fatimides, mais aussi l’importance de l’héritage d’Ayyûb et de Shîrkûh dans la légitimité accordée à Saladin.
Défenseur du califat sunnite, Saladin se posait également en protecteur des lieux saints de l’Islam. En 1181, puis en 1183, lors des attaques de Renaud de Châtillon, il proclama que ses troupes se battaient avec acharnement pour empêcher les Francs d’arriver jusqu’à Médine et La Mecque tandis que ses adversaires zenguides en profitaient pour s’emparer d’Alep, rompre leurs serments et s’allier avec ceux-là même que Saladin combattait, c’est-à-dire les Francs et les Assassins hérétiques8. Ce n’était point là simple rhétorique. Saladin prit des mesures très concrètes en faveur des pèlerins et des émirs des lieux saints, même s’il difficile, dans ce domaine, d’ignorer l’interférence du politique et du religieux. En effet, l’extension de son influence dans le Hijâz s’inscrivait aussi dans le prolongement de sa domination sur le Yémen. En tout état de cause, il noua, dès le début de son règne, des contacts avec la dynastie des Sharîfs Banû Hâshim qui dirigeaient La Mecque, déployant beaucoup d’efforts pour encourager le pèlerinage et assurer l’approvisionnement en vivres des villes saintes. En 1174, la région de Naqâda, à l’ouest de Qûs, fut constituée waqf en faveur des serviteurs du tombeau du Prophète. Ainsi le blé continua d’arriver au Hijâz depuis la Haute-Égypte, comme à l’époque fatimide. En 1177, Saladin demanda aux Sharîfs de renoncer aux taxes exorbitantes qu’ils prélevaient sur les pèlerins en leur offrant, en échange, du blé et des iqtâ‛s en Haute-Égypte. Il abolit lui-même, cette année-là, les taxes prélevées sur les pèlerins par les fonctionnaires égyptiens dans le port de ‛Aydhâb et fit de même, en 1181, dans la ville de Qûs9.
Toutes ces mesures accrurent considérablement sa popularité auprès de la population, même si, à en croire Ibn Jubayr, elles ne furent pas toujours strictement appliquées. Elles ouvrirent néanmoins la voie à une politique nouvelle, qui sera suivie par plusieurs de ses successeurs mamelouks ; une politique qui consistait à assurer des revenus aux dirigeants des villes saintes en échange de la suppression des taxes sur les pèlerins10. Le témoignage d’Ibn Jubayr indique aussi que dès 1183, la suzeraineté de Saladin fut reconnue à La Mecque11. Son nom était alors prononcé dans la khutba de la Grande Mosquée, après celui du calife abbasside de Bagdad et de l’émir de La Mecque, provoquant l’enthousiasme des foules. D’autres sources attestent aussi qu’en 1186, des dinars furent frappés en son nom dans la ville sainte12. Saladin semble avoir entretenu également de très bons rapports avec le gouverneur de Médine. En 1184, les cercueils de son père et de son oncle furent envoyés du Caire à Médine pour y être enterrés dans une madrasa, à proximité de la tombe du Prophète et, trois ans plus tard, Saladin réserva le meilleur accueil à l’émir venu lui rendre visite après la victoire de Hattîn, lui offrant de l’accompagner dans son expédition de 1188 contre les Francs de Syrie du Nord13.
Indissociable de la défense du califat abbasside de Bagdad, le renforcement du sunnisme avait débuté en Syrie à l’arrivée des Seljoukides, à la fin du XIe siècle. Quelques décennies plus tard, Nûr al-Dîn lui donna un nouvel essor en s’efforçant de maintenir un juste équilibre entre les quatre écoles juridiques du sunnisme. Après lui, Saladin – même s’il privilégia l’école chafiite à laquelle lui-même appartenait – s’efforça de suivre son exemple en se fixant pour objectif la lutte contre toute forme d’hérésie et surtout la formation d’une élite religieuse dont le soutien lui était nécessaire pour assurer le succès de la réunification musulmane et du jihad. Il n’existe pas, à ce jour, d’ouvrage de synthèse sur la vie religieuse et culturelle des États de Saladin. Nous n’avons pas ici pour ambition de combler cette lacune, mais d’insister seulement sur les mesures prises par Saladin pour renforcer le sunnisme, tant au niveau des grandes fonctions religieuses que dans le domaine des édifices cultuels et des nouvelles fondations d’enseignement du droit et des hadiths.
Nous avons déjà dit qu’après sa prise de pouvoir en Égypte, en 1169, Saladin rétablit progressivement et prudemment la loi sunnite : suppression de l’appel à la prière chiite, réintroduction des noms des trois premiers califes dans la khutba du vendredi, nomination au côté du grand cadi chiite d’un juriste chafiite, fondation de plusieurs collèges de droit sunnite (madrasas) et enfin, en 1171, remplacement du grand cadi chiite par un grand cadi chafiite et suppression définitive de la khutba chiite au profit de la khutba abbasside sunnite14. Les écoles juridiques chafiite et malékite sortirent renforcées de toutes ces mesures et le nombre de chiites diminua considérablement. La Grande Mosquée al-Azhar cessa de dispenser ses traditionnelles séances d’enseignement ismaïlien et perdit son statut de mosquée du vendredi. Le bandeau d’argent qui ornait son mihrâb et sur lequel étaient inscrits les noms des califes fatimides fut arraché. La mosquée, reconvertie en édifice sunnite, continua de vivre au ralenti jusqu’à l’époque mamelouke où elle fut restaurée15. La population égyptienne, restée en majorité sunnite sous le règne des Fatimides, réagit peu à tous ces changements qui s’effectuèrent donc sans violence ni contrainte.
En fait, avant même l’arrivée des Ayyoubides, le sunnisme avait commencé à redresser la tête sous l’influence d’oulémas d’origine maghrébine venus s’installer en grand nombre en Égypte, dans le sillage des Fatimides. Depuis la fin du XIe siècle, d’autres Maghrébins s’étaient établis en Haute-Égypte, au retour de leur pèlerinage. Deux madrasas chafiites avaient été fondées à Alexandrie, dès l’époque fatimide, pour permettre à des personnalités sunnites comme Abû l-Tâhir al-Silafî d’y enseigner16, ainsi qu’une madrasa au Caire. Saladin n’eut donc pas grand mal à imposer le sunnisme, en Égypte, même s’il fallut parfois agir avec précaution. Ainsi, en 1173, lors de la restauration de la mosquée de Qûs, en Haute-Égypte, l’inscription votive commençait encore par une formule religieuse chiite afin de ménager la population d’une région restée plus attachée au chiisme que le reste du pays17.
Les écoles juridiques dominantes, au sein du sunnisme, sous le règne de Saladin, furent le malékisme et le chafiisme en Égypte, le chafiisme, le hanafisme et le hanbalisme en Syrie18. Un héritage légué par ses prédécesseurs que Saladin s’employa à consolider. À Fustât, au sud du Caire, était enterré al-Shâfi‛î, fondateur du chafiisme, qui avait passé là les dernières années de sa vie, au début du IXe siècle, d’où l’importance de son école en Égypte. Le culte qui lui était rendu n’avait pas attendu Saladin pour se développer. Dès la fin du XIe siècle, après la tentative vaine des Seljoukides d’obtenir son cercueil et le miracle qui s’était ensuivi, sa tombe était devenue un lieu de pèlerinage très visité. Les sunnites s’y pressaient en foule et la petite mosquée, qui jouxtait le tombeau, devint rapidement trop petite pour les accueillir19.
Le malékisme fut lui aussi introduit en Égypte, du vivant de son fondateur, Mâlik ibn Anas (m. 795), par plusieurs de ses disciples qui firent d’Alexandrie le deuxième centre de cette école juridique après Médine. Il était donc naturel que cette région accueillît, sous le règne des Fatimides, un grand nombre d’oulémas maghrébins de rite malékite qui vinrent renforcer le poids de cette école en Égypte. Même si Saladin, en arrivant au pouvoir, confia la fonction de grand cadi à un chafiite kurde, Sadr al-Dîn Ibn Durbâs, il n’en demeura pas moins très bien disposé à l’égard du malékisme. Nous savons notamment par Ibn Jubayr que le sultan institua des subventions mensuelles en faveur des étrangers maghrébins. Ces derniers aimaient à se retrouver dans la vieille ville du Caire, à l’intérieur de la mosquée d’Ibn Tûlûn où ils logeaient très fréquemment. Nulle autre école n’avait autorité sur eux20. Saladin les consultait parfois sur des questions de droit comme il le faisait avec les chafiites21. Les malékites égyptiens avaient leur chef qui fut un temps le cheikh Ibn ‛Awf al-Zuhrî, à Alexandrie, dont Saladin aimait beaucoup suivre l’enseignement de hadiths22.
Quant aux hanbalites et aux hanafites, ils restèrent minoritaires en Égypte, même si leur nombre augmenta un peu avec l’arrivée d’oulémas orientaux23. Cela n’empêcha nullement les hanbalites de s’opposer ouvertement aux chafiites qui leur reprochaient notamment leur anthropomorphisme. La personnalité hanbalite la plus en vue était le jurisconsulte, exégète et sermonnaire Zayn al-Dîn Ibn Najâ, petit-fils par sa mère de l’un des principaux propagateurs du hanbalisme en Syrie24. Ibn Najâ quitta la Syrie pour s’installer en Égypte vers la fin du règne de Nûr al-Dîn et contribua à déjouer la conspiration contre Saladin en 117425. Il devint ensuite un proche d’al-Fâdil et du sultan qui prenait souvent conseil auprès de lui. C’est lui également qui fut chargé de prononcer le sermon du 9 octobre 1187 à Jérusalem ; un sermon qui arracha des larmes à la foule venue l’écouter. Au Caire, il se trouva souvent mêlé aux violentes disputes qui opposaient les hanbalites aux chafiites menés par Shihâb al-Dîn al-Tûsî et al-Khubûshânî26. Ce dernier fit même déterrer, un jour, les restes d’un poète accusé d’anthropomorphisme au motif qu’il reposait trop près, à son goût, du tombeau d’al-Shâfi‛î.
En 1184, un nouveau conflit surgit entre hanbalites et chafiites ash‛arites sur un sujet de théologie spéculative (kalâm) que Taqî al-Dîn, représentant de Saladin au Caire, se vit contraint d’arbitrer27. Les démêlés d’Ibn Najâ avec les ash‛arites continuèrent après la mort de Saladin, et débouchèrent, en 1199, sur une véritable crise28. Ces tensions et querelles persistantes au sein du sunnisme, en dépit des efforts déployés par Saladin pour rassembler autour de lui des juristes d’horizons divers, expliquent son impatience. Il fit part à ses proches de la désapprobation que lui inspiraient toutes ces disputes juridiques qu’il voyait comme autant de creusets de division et de haine. Il songea même à les interdire. ‛Imâd al-Dîn raconte, à ce propos, comment il lui fallut garantir un jour au sultan la respectabilité des protagonistes d’une séance de controverse, afin qu’il acceptât de suivre leurs débats29.
En Syrie-Palestine, à l’arrivée de Saladin, le chafiisme et le hanafisme dominaient largement ; le hanbalisme jouait un rôle important, à Damas surtout, tandis que le malékisme était beaucoup moins influent. Qu’il se soit agi de Damas, Alep ou Jérusalem, Saladin fit toujours le choix de confier à des chafiites les grandes fonctions religieuses, telles que la judicature suprême ou la fonction de prédicateur dans la Grande Mosquée30, sans s’aliéner pour autant les hanafites et les hanbalites. Ainsi plusieurs membres de l’importante famille hanbalite des Banû Qudâma, installée à Damas depuis le milieu du XIIe siècle, participèrent à sa propagande en faveur du jihad et à ses campagnes militaires31. Le juriste damascain al-Nâsih ‛Abd al-Rahmân, de la grande famille hanbalite des Banû l-Shirâzî, l’accompagna lors de ses expéditions de 1187 et lui prodigua souvent des conseils en matière de droit32. De même à Alep, les grandes familles hanafites, très influentes dans cette ville, continuèrent d’occuper une place majeure dans la vie religieuse et politique33.
Si le nombre de juristes influents et les nominations aux grandes fonctions religieuses permettent d’apprécier le poids respectif des écoles juridiques, la construction de nouvelles madrasas et la nomination des professeurs de droit participent elles aussi de la politique religieuse voulue par Saladin. Le sultan et ses proches firent construire un nombre relativement important de madrasas, en particulier dans les villes qui en étaient peu pourvues34. Rappelons que ces collèges juridico-religieux, qui se répandirent au XIe siècle, en Iran puis en Irak, sous l’influence des Turcs seljoukides, apparurent en Syrie dès les premières années du XIIe siècle. Destinés à former une élite religieuse capable de répandre le sunnisme et de s’opposer au chiisme et à toute forme d’hérésie, ils étaient affectés à une ou plusieurs écoles juridiques et accueillaient des étudiants qui pouvaient loger sur place et suivre une formation axée sur le droit, le Coran et la langue arabe. Chacune de ces madrasas qui accueillaient, selon les cas, entre une dizaine et une quarantaine d’étudiants, était dirigée par un professeur nommé par le pouvoir en place ou par le fondateur. Ce professeur se faisait souvent assister par un ou plusieurs jurisconsultes. Le salaire des professeurs, la nourriture des étudiants et l’entretien du bâtiment étaient assurés grâce aux waqfs, biens de mainmorte en principe inaliénables, dont le revenu était affecté par le fondateur au fonctionnement de sa madrasa. Le nombre de ces madrasas s’accrut considérablement dans les grandes villes syriennes et mésopotamiennes sous le règne de Nûr al-Dîn qui s’attacha à maintenir l’équilibre entre les deux principales écoles de Syrie, l’école hanafite à laquelle il appartenait, comme la plupart des Turcs, et l’école chafiite à laquelle se rattachait une grande partie de la population. Saladin poursuivit cette politique de construction des madrasas en affichant toutefois sa préférence pour le chafiisme. Il développa les madrasas en Égypte, où elles étaient encore peu nombreuses en raison de la domination chiite des Fatimides, et en Syrie-Palestine – à Jérusalem en particulier –, où elles n’avaient pu être construites jusque-là en raison de l’occupation franque.
En Égypte, à l’époque fatimide, ce sont les mosquées qui jouaient le premier rôle dans l’enseignement du droit et des sciences religieuses : mosquée de ‛Amr dans la vieille ville de Fustât, d’al-Hâkim et surtout d’al-Azhar, dans la ville d’al-Qâhira. Al-Azhar était devenue, avec la Maison de la Sagesse fondée par le calife al-Hâkim (996-1021), le grand centre de propagation de la doctrine ismaïlïenne35. Avec Saladin, la mosquée d’al-Azhar perdit de son importance. La mosquée de ‛Amr, qui avait souffert du grand incendie de Fustât de 1168, fut quant à elle dotée de nouveaux waqfs et entièrement restaurée en 1172-1173. Sur son mihrâb de marbre, Saladin fit inscrire le nom du calife abbasside al-Mustadî’ et le sien36. En revanche, on ne prononça plus dans ces deux mosquées la khutba du vendredi qui fut désormais réservée à la seule mosquée d’al-Hâkim, la plus spacieuse, une mesure conforme à la doctrine chafiite qui recommande de n’avoir qu’une mosquée à khutba par ville, si la taille de l’édifice permet de contenir la communauté musulmane réunie pour la prière du vendredi37.
Quant aux madrasas, nous l’avons dit, l’Égypte n’en possédait que trois à l’arrivée de Saladin : deux madrasas chafiites à Alexandrie, construites en 1138 et 1151, et une madrasa au Caire en 115738. L’accession de Saladin au pouvoir eut pour effet la fondation de plusieurs autres au Caire et à Fustât. La plus importante fut celle qu’il fit édifier à Fustât, en 1176-1177, contre le tombeau d’al-Shâfi‛î. Est-ce par respect pour l’imâm qu’il ne voulut pas lui donner son propre nom ? Elle ne fut, en effet, connue sous le nom d’al-Salâhiyya que tardivement. Saladin la dota de waqfs et en confia la direction à al-Khubûshânî. Aucun vestige, sinon une inscription datée de 1180, aujourd’hui conservée au musée du Caire, ne subsiste de ce monument dont Ibn Jubayr dit que nulle madrasa en Égypte « ne l’égale par la grandeur de ses dimensions et par l’importance de ses constructions39 ». L’objectif poursuivi, c’est-à-dire la propagation du sunnisme et la lutte contre toute forme d’hérésie, était exprimé en toutes lettres dans l’inscription de fondation :
Cette madrasa a été bâtie sur les instances du cheikh, du jurisconsulte, de l’imâm [...] de l’ascète Najm al-Dîn, le pilier de l’islam, modèle des humains, mufti des sectes (al-firaq), Abû l-Ba[rakât ibn] al-Muwaffaq al-Khubûshânî – Que Dieu fasse durer sa réussite – pour les juristes disciples d’al-Shâfi‛î – que la satisfaction de Dieu soit sur lui – caractérisés par les principes unitaires ash‛arites contre les fausses incisions doctrinales et autres hérésies. Ceci [fut achevé] au mois de ramadan [57]5 [février 1180]40.
Saladin donna, en effet, une forte impulsion, en Égypte, non seulement au chafiisme mais aussi à l’ash‛arisme, une école théologique à laquelle il adhérait comme de nombreux autres chafiites41.
Le sultan fit aussi installer dans le mausolée d’al-Shâfi‛î, en 1178, un nouveau cercueil en bois. Il le fit faire par un menuisier alépin qui appartenait probablement à la même famille que l’un des artisans jadis chargés par Nûr al-Dîn de construire la chaire en bois sculpté destinée à la mosquée al-Aqsâ de Jérusalem42. En mettant ainsi en valeur ce lieu lié à la mémoire du fondateur du chafiisme, Saladin, comme ses successeurs ayyoubides, manifesta clairement sa volonté de se placer sous son patronage. De nos jours encore, la tombe d’al-Shâfi‛î fait l’objet d’une grande dévotion et sa fête ou mawlid est célébrée chaque année avec beaucoup de faste.
La madrasa de Saladin, annexée au tombeau d’al-Shâfi‛î, fut symboliquement la plus importante dans la capitale égyptienne, mais elle ne fut ni la seule ni la première. Dès l’automne 1170, alors qu’il n’était encore que vizir, Saladin avait fondé deux autres madrasas à Fustât : une madrasa chafiite appelée al-Nâsiriyya construite à l’emplacement d’une prison (Dâr al-Ma‛ûna), au sud de la mosquée de ‛Amr43 et une madrasa malékite (al-Qamhiyya), dans le même quartier, à l’emplacement d’une ancienne halle au fil (Dâr al-Ghazl)44. Dans le sanctuaire al-Husaynî où était conservée la tête de Husayn, fils de ‛Alî, à l’intérieur de l’enceinte des anciens palais fatimides, Saladin créa aussi un lieu d’enseignement du droit45. En mars 1177, dans la ville d’al-Qâhira, à proximité du marché des épées (suyûf), il fonda la première madrasa hanafite (al-Suyûfiyya), en reconvertissant une partie du palais de l’ancien vizir fatimide al-Ma’mûn al-Batâ’ihî46. Dès le XIIIe siècle, Ibn Khallikân remarquait, non sans raison, que les madrasas de Saladin, si nombreuses et si bien dotées en waqfs, ne furent, en général, pas connues sous son nom. Il en concluait que de telles « aumônes secrètes », c’est-à-dire dépourvues de toute publicité, étaient aussi les plus méritantes47.
Avec la fondation de ces cinq nouvelles madrasas, Saladin affichait clairement son programme de rétablissement de la loi sunnite dans la capitale égyptienne et plusieurs membres de son entourage suivirent son exemple. Son frère al-‛Âdil fonda à Fustât une madrasa chafiite à une date qui se situe sans doute après la mort de Saladin48. En 1171, son neveu Taqî al-Dîn ‛Umar s’était installé dans un ancien palais fatimide (Manâzil al-‛Izz), surplombant le Nil, qu’il avait racheté au Trésor public. Lorsque, quelques années plus tard, il quitta l’Égypte pour la Syrie, il transforma cette demeure en madrasa chafiite49. En 1174-1175, un émir kurde fonda à al-Qâhira une nouvelle madrasa chafiite (al-Qutbiyya)50. Toujours à al-Qâhira, al-Fâdil fonda, près de sa maison, une madrasa qui porta son nom, la Fâdiliyya, consacrée aux rites chafiite et malékite. Terminée en 1184, al-Fâdil y nomma pour enseigner le Coran le fameux lecteur andalou Abû l-Qâsim al-Shâtibî51 et désigna un juriste, originaire d’Alexandrie, pour y enseigner le droit malékite et chafiite52. Cette madrasa fut dotée d’une magnifique bibliothèque qui comptait, disait-on, quelque cent mille volumes. Il faut dire qu’al-Fâdil avait récupéré une partie des livres de l’ancienne bibliothèque des califes fatimides ainsi que ceux de la très riche bibliothèque d’Âmid. Lui-même dépensait la plus grande partie de ses revenus à l’enrichir. Il ne manquait jamais une occasion d’acheter des livres rares, tel ce Coran précieux, en caractère coufiques, attribué au calife ‛Uthmân (644-656), qu’il acquit, dit-on, pour plus de trente mille dinars et qu’on pouvait encore admirer dans sa madrasa au XVe siècle. Des copistes et des relieurs travaillaient aussi sans relâche pour lui. La plus grande partie de cette bibliothèque fut malheureusement dispersée, un siècle plus tard, pendant la grande famine de 1295, lorsque les étudiants affamés vendirent des livres en échange d’un morceau de pain.
Les hanbalites d’Égypte voulurent eux aussi se doter d’une madrasa. Un hanbalite originaire de Damas, ‛Izz al-Dîn ‛Abd al-Hâdî, dont le père avait accompagné Shîrkûh au Caire, entreprit d’en construire une. Il mourut, toutefois, avant son achèvement, ce qui explique sans doute qu’elle ne fut jamais terminée53. Au moins neuf madrasas furent ainsi fondées dans la capitale égyptienne, sous le règne de Saladin, toutes pourvues d’abondants waqfs pour en assurer le fonctionnement54. Ailleurs en Égypte, d’autres madrasas furent construites. À Alexandrie, en 1182, Saladin en édifia une au-dessus de la tombe de son frère al-Mu‛azzam Tûrânshâh, mort deux ans auparavant55. Dans la ville principale de Moyenne-Égypte, Madînat al-Fayyûm, Taqî al-Dîn fonda aussi deux collèges, l’un pour les chafiites et l’autre pour les malékites56. En Haute-Égypte, en revanche, où le chiisme était mieux implanté, ce n’est qu’après la mort de Saladin qu’apparurent les premières madrasas57.
Si les fondations personnelles de Saladin furent moins nombreuses en Syrie qu’en Égypte – sans doute parce que le sunnisme avait déjà été bien renforcé par Nûr al-Dîn –, l’essor des madrasas n’en fut pas moins très actif sous l’impulsion de membres de son entourage58. Le sultan fit faire des travaux dans la mosquée des Omeyyades de Damas où la coupole de l’Aigle au-dessus de la nef centrale fut restaurée, le revêtement de marbre de certains piliers entièrement refait59 et la zâwiyachafiite, située à l’intérieur de la mosquée, dotée de nouveaux waqfs60. Son action se concentra aussi sur la partie nord de l’édifice. Ayant constaté que la mosquée principale ne suffisait plus à contenir tous les fidèles, Nûr al-Dîn avait ajouté, en 1160, à l’extérieur du mur septentrional de la mosquée, une annexe appelée al-Kallâsa, du nom du quartier où elle se situait et où jadis se préparait la chaux (kils). Cette construction avait brûlé lors d’un grand incendie, en août 1174, en même temps que le Minaret de la Fiancée qui lui était adjacent. Saladin la fit restaurer, en améliora l’adduction d’eau, y réinstalla un imâm pour diriger la prière et une zâwiya pour l’enseignement du droit chafiite. Les historiens modernes ont tous eu tendance à considérer que ce bâtiment fut, dès l’origine, une madrasa fondée par Nûr al-Dîn61. Pourtant tous les auteurs syriens, du XIIe au XIVe siècle, le considèrent comme une extension de la Grande Mosquée et non comme une madrasa indépendante. Al-Kallâsa est, en effet, toujours incluse dans la description de la mosquée des Omeyyades et son imâm est très souvent mentionné seul ou avec les autres imâms de cette mosquée62. Ibn Jubayr, dans son chapitre consacré à la mosquée des Omeyyades, ne laisse planer aucun doute à ce sujet :
Sur le côté nord de la cour, il y a une grande porte qui conduit à un vaste oratoire (masjid), au milieu duquel il y a une cour où s’arrondit un grand bassin circulaire en marbre ; l’eau y coule constamment d’une vasque octogonale en marbre blanc qui est dressée, au milieu du bassin, sur un pilier creux, à l’intérieur duquel l’eau monte. Cet endroit est appelé al-Kallâsa (four à chaux). Notre ami le juriste, ascète et traditionniste, Abû Ja‛far al-Fanakî al-Qurtubî, y dirige aujourd’hui la prière rituelle, et les fidèles se pressent en foule pour y faire la prière derrière lui, pour en gagner la baraka et pour jouir de la beauté de sa voix63.
Assez rapidement, des cheikhs vinrent enseigner dans ce lieu et au XIIIe siècle, plusieurs professeurs prestigieux s’y succédèrent. L’appellation « madrasa al-Kallâsa » mit toutefois du temps à s’imposer et ce n’est qu’au XVe siècle qu’elle fut couramment employée64. À l’époque de Saladin, il ne s’agissait encore que d’une extension de la Grande Mosquée et de même que celle-ci comprenait un grand nombre de cercles d’enseignement, de même al-Kallâsa comprenait une zâwiya où l’on enseignait le droit chafiite65. C’est dans ce même quartier qu’al-Fâdil fonda un établissement spécialisé dans l’enseignement des traditions du Prophète66. Nûr al-Dîn avait été le premier à introduire en Syrie ce type d’école sur le modèle de ce qui se pratiquait dans les régions orientales d’Iran. Indépendants, ou rattachés à un autre établissement religieux, il en existait deux à Damas et trois à Alep, du temps de Saladin67.
Damas comptait déjà, en 1174, une vingtaine de madrasas dont neuf ou dix avaient été construites sous le règne de Nûr al-Dîn à Damas (1154-1174)68. Sous celui de Saladin (1174-1193) qui dura à peu près le même nombre d’années, on compta au moins une douzaine de madrasas de plus, en majorité chafiites et hanafites69. Même si la plupart d’entre elles furent construites par des membres de sa famille ou des émirs de son entourage, leur remarquable essor témoigne d’une politique religieuse voulue et encouragée par Saladin.
On a toujours considéré que Saladin, à Damas, n’avait pas construit de nouveaux établissements d’enseignement et s’était contenté de restaurer ou de terminer ceux qui avaient été fondés par son prédécesseur70. Or j’ai montré, ailleurs, qu’il fut aussi, probablement, le fondateur d’une madrasa malékite, située à proximité de l’hôpital de Nûr al-Dîn, plus tard connue sous le nom d’al-Salâhiyya71. Force est de reconnaître que les sources sont assez confuses sur le sujet72. Ibn ‛Asâkir attribue à Nûr al-Dîn la fondation d’une madrasa malékite dans un quartier de Damas appelé la Pierre d’Or. D’autres sources parlent d’une madrasa malékite, située à proximité de l’hôpital de Nûr al-Dîn, fondée par Saladin mais ne portant pas son nom. Les historiens modernes en ont déduit qu’il n’y eut qu’une seule madrasa malékite, fondée par Nûr al-Dîn à proximité de son hôpital et sans doute terminée par Saladin. Leur conclusion repose essentiellement sur l’hypothèse que le quartier de la Pierre d’Or s’étendait jusqu’à l’hôpital de Nûr al-Dîn qu’on peut encore admirer aujourd’hui, au sud-est de la citadelle. Or les indications données par la quasi-totalité des sources médiévales situent le quartier de la Pierre d’Or, connu pour ses belles demeures résidentielles, à l’angle nord-ouest de la ville entre la citadelle à l’ouest, le rempart au nord et la Grande Mosquée à l’est73. Sa limite sud est plus difficile à déterminer avec précision, mais il est très improbable qu’il se soit étendu jusqu’au quartier de l’hôpital de Nûr al-Dîn.
Il semblerait, en fait, qu’il y eût deux madrasas malékites bien distinctes : l’une fondée par Nûr al-Dîn dans le quartier de la Pierre d’Or et l’autre fondée par Saladin dans le quartier de l’hôpital al-Nûrî. Nûr al-Dîn ayant aussi fondé un cercle d’enseignement pour les malékites dans la Grande Mosquée74, on peut en conclure que ceux-ci disposaient, à Damas, à la fin du règne de Saladin, de trois lieux d’enseignement. Attribuer la fondation d’une telle madrasa à Saladin n’est pas sans importance, car cela signifie qu’il manifesta aux malékites de Syrie – dont le nombre augmentait à mesure que l’immigration maghrébine croissait – sinon le même intérêt qu’en Égypte, où cette communauté était plus nombreuse et mieux implantée, du moins une assez grande attention.
À Alep, une importante communauté chiite avait retardé la construction des madrasas au début du XIIe siècle. À l’arrivée de Saladin, en 1183, il en existait neuf (cinq chafiites et quatre hanafites), ainsi que deux zâwiyas au sein de la Grande Mosquée (une hanbalite et une malékite). Saladin n’ajouta aucune nouvelle madrasa dans cette ville où son oncle Shîrkûh et son neveu Husâm al-Dîn Ibn Lâjîn en avaient déjà fondé une chacun, sous le règne de Nûr al-Dîn75. Quant à la Grande Mosquée, dévastée par un incendie en 1169, elle venait d’être entièrement reconstruite et agrandie par Nûr al-Dîn qui l’avait aussi dotée de nouveaux waqfs. Elle semble avoir bien résisté au grand tremblement de terre qui affecta la Syrie en 1170 car, même si son minaret fut ébranlé, Saladin n’y fit pas faire de grands travaux76.
Le sultan accorda, en revanche, une attention toute particulière à Jérusalem, où il institua de nombreux waqfs pour rendre à l’islam plusieurs monuments religieux77. Il commença par restaurer les édifices emblématiques de l’esplanade des mosquées. Trois inscriptions commémorant ces restaurations ont été conservées, dont une in situ dans la Coupole du Rocher78. Il veilla personnellement aux nominations et au choix du personnel religieux attaché à la mosquée al-Aqsâ (prédicateur, imâm, muezzins) et à la Coupole du Rocher (imâm) et leur attribua de généreux revenus.
Saladin décida également de transformer l’église et le couvent Sainte-Anne, situés au nord de l’esplanade des mosquées, en madrasa chafiite (al-Sâlahiyya). Peut-être envisagée dès 1187, cette fondation ne fut achevée qu’en 1192, comme l’indique son inscription de fondation. Les revenus de terres, de jardins, de sources et de bains, de boutiques, d’un four et d’un moulin, furent affectés à son entretien. Tous ces biens de mainmorte furent confisqués aux institutions religieuses franques et rachetés au Trésor public par Saladin qui voulait ainsi marquer la dimension privée de sa fondation. Le texte de fondation stipulait aussi très précisément les conditions de l’enseignement. Le professeur devait commencer chaque matin ses cours par des versets du Coran et par une prière en faveur de Saladin et de tous les musulmans. Les cours de droit devaient être suivis d’une disputatio et pouvaient être complétés par des leçons de sciences religieuses. Le professeur était tenu d’enseigner lui-même et n’était autorisé à se faire remplacer qu’en cas de force majeure. Il était rémunéré sur les revenus du waqf à hauteur de quinze dinars par mois auxquels s’ajoutaient quelques mesures de blé. Des jurisconsultes, placés sous sa direction et son autorité, répétaient les leçons aux étudiants qui étaient tenus de résider sur place s’ils étaient célibataires. Enfin, c’est à son ami Ibn Shaddâd que Saladin confia l’honneur d’être le premier professeur de cette madrasa79.
Ainsi, en Syrie-Palestine comme en Égypte, l’école chafiite fut celle qui profita le plus des fondations de Saladin et de ses proches, mais les autres écoles, notamment le malékisme en Égypte et le hanafisme en Syrie, réussirent à maintenir l’influence qu’elles avaient acquise durant les décennies précédentes. Ce renforcement du sunnisme officiel ne signifia nullement la disparition d’une forme de religiosité populaire dans laquelle se reconnaissaient tous les musulmans, sunnites et chiites. Les nombreux lieux de pèlerinage au Caire et dans le Delta, fréquentés par les uns et par les autres, en sont une très bonne illustration80. De même, les sunnites n’hésitaient pas à participer aux fêtes chiites, comme Ghadîr Khumm et ‛Âshûrâ’, dont les Fatimides avaient fait des célébrations officielles81. Quand il prit le pouvoir, Saladin s’empressa aussi de récupérer à son profit le prestige du sanctuaire chiite du Caire qui abritait la tête d’al-Husayn, fils de ‛Alî. C’est au milieu du XIIe siècle que cette précieuse relique avait été rapportée d’Ascalon pour être mise à l’abri de l’occupation franque dans l’enceinte même du palais califal. Saladin fit agrandir le sanctuaire et le dota de très riches présents, l’intégrant ainsi, comme la mosquée al-Azhar toute proche, dans le culte sunnite :
Le monument de si grande vénération, qui marque dans la ville du Caire le lieu où est le chef d’al-Husayn, fils de ‛Alî ibn Abî Tâlib, est un coffre d’argent, enfoui sous terre, sur quoi l’on a construit un édifice magnifique, qui défie toute description et que l’esprit ne peut concevoir tout entier. Tapissé de diverses sortes de brocart, il est entouré de cierges pareils à de gros piliers de cire blanche et par d’autre cierges plus petits, fixés pour la plupart, dans des candélabres d’argent pur, quelques-uns dorés. Des lampes d’argent y sont suspendues. La partie supérieure du monument est entourée de sortes de pommes d’or, de manière à figurer un jardin, dont le charme et la beauté enchantent les regards. Il y a là divers genres de mosaïque de marbre d’un art exquis, d’un travail magnifique, telles que les gens d’imagination ne sauraient s’en figurer de pareilles, et que nulle description n’en pourrait approcher que de loin. [...] En somme, je n’imagine point qu’il y ait en tout ce qui existe un ouvrage plus magnifique, un édifice dont l’aspect soit plus merveilleux et splendide. Dieu veuille sanctifier la noble partie de corps qu’il renferme, par sa bonté et sa munificence82.
Ce lieu ne cessa d’attirer les foules et demeura par la suite l’un des pôles de l’islam populaire égyptien. Comme souvent en pareil cas, l’historiographie sunnite justifia cette appropriation par un événement extraordinaire, en l’occurrence l’invulnérabilité de celui qui avait jadis transporté la tête de Husayn d’Ascalon vers Le Caire83. Cette dévotion à l’égard de la famille du Prophète n’est pas sans rappeler celle qui entourait les sanctuaires chiites d’Alep où l’historiographie sunnite reprit à son compte les miracles qui avaient accompagné la fondation de ces édifices pour expliquer l’attention que leur portèrent ensuite les souverains sunnites. Saladin et son fils al-Zâhir s’y rendirent en pèlerinage et dépensèrent de fortes sommes pour leur entretien de même que, plus tard, le sultan mamelouk Baybars fit remettre en état l’un, au moins, de ces monuments84.
De manière générale, les lieux de pèlerinage, qui offraient un moyen d’expression à la dévotion populaire, attiraient des gens de confessions différentes et cela pour toutes sortes de raisons : parce qu’ils recouvraient des traditions cultuelles parfois très anciennes, parce qu’ils se développaient autour de personnages vénérés dans les trois religions monothéistes, ou tout simplement parce que les miracles qu’on leur prêtait étaient attendus et espérés par tous. Les États de Saladin ne firent pas exception et un pèlerin chrétien comme Thietmar, au début du XIIIe siècle, ne manqua pas de remarquer qu’à Saydnâya, au nord de Damas, l’icône de la Vierge guérissait les musulmans aussi bien que les chrétiens, qu’à Hébron tout le monde se recueillait sur le tombeau des patriarches, et qu’au monastère Sainte-Catherine du Sinaï, « même le grand sultan roi de Babylone (du Caire), lors de sa venue, avait vénéré ce lieu avec humilité et y était entré pieds nus85 ».
À côté des lieux d’enseignement sunnites, les villes syriennes avaient vu s’élever, tout au long du XIIe siècle, des établissements (khânqah ou ribât) destinés aux soufis. Ces institutions participaient elles aussi du renouveau sunnite initié par les Seljoukides et leurs épigones. Sous l’influence des Iraniens venus dans le sillage des Seljoukides, le soufisme avait ainsi connu un nouvel essor en Syrie dans sa forme la plus populaire. À l’époque de Saladin, il n’y avait pas encore en Syrie de confréries bien constituées, mais les soufis se regroupaient néanmoins à l’intérieur de leurs établissements pour se consacrer à la prière et tenter de s’élever jusqu’à Dieu par l’extase. Des concerts de musique et de danse mystiques les y aidaient et il n’était pas rare que des personnalités soient invitées à y assister. Une grande méfiance opposa au début certains milieux religieux à cette forme de mysticisme, à Alep, en particulier, où l’on jugea, au début du XIIe siècle, que l’oisiveté des soufis et leurs coutumes étranges donnaient un très mauvais exemple aux habitants.
Encouragés par Nûr al-Dîn, ces établissements finirent néanmoins par s’imposer. À l’avènement de Saladin, on en comptait déjà une dizaine à Damas et neuf à Alep86. C’est à lui que revint leur introduction en Égypte où certains les accueillirent avec la même circonspection, voire hostilité, que jadis les Alépins. Significative est, à cet égard, la réaction d’al-Wahrânî qui, pour satirique qu’elle fût, n’en reflétait pas moins l’image qu’on se faisait dans certains milieux de cette forme de soufisme. Dans l’une de ses histoires, il raconte que des soufis croisent le chemin du Prophète, le jour de la Résurrection. Celui-ci demande qui ils sont. On lui répond que ce sont des membres de sa communauté, mais néanmoins des paresseux qui ont abandonné leur métier pour se retirer dans des oratoires où ils se consacrent à boire et à manger. À une question du Prophète sur leur utilité, on lui dit qu’ils ne sont utiles à rien ni à personne et ressemblent au ricin qui, dans un jardin, absorbe l’eau et rétrécit l’espace. Le Prophète poursuit alors son chemin et refuse de leur accorder la moindre attention87. Ailleurs, al-Wahrânî se moque encore des soufis célébrant la fête du sacrifice qui clôt le pèlerinage : Après avoir écouté quelques vers de poésie amoureuse, ils crient, hurlent et trépignent si fort que le plancher s’effondre sous leurs pieds. Les morts sont enterrés alors que certains soufis, insensibles à ce qui se passe autour d’eux, continuent de danser88.
Ces critiques n’eurent aucun effet sur Saladin qui témoigna aux mystiques, comme aux ascètes qui se retiraient du monde, le plus grand respect. Au Caire, il fonda au profit des soufis étrangers la Khânqâh Sa‛îd al-Su‛adâ’, dans une demeure fatimide, face à l’ancien palais viziral dont il avait fait sa résidence89. Il y nomma un cheikh et plaça sous son autorité tous les soufis d’Égypte. Le salaire du cheikh, la nourriture des soufis et l’entretien du bâtiment étaient assurés par les biens waqfs attribués à la fondation en 1173-1174. L’acte de fondation prévoyait que tout héritage d’un soufi qui n’excèderait pas vingt dinars ne pourrait être saisi par le Trésor public et reviendrait aux soufis de l’établissement. À proximité du bâtiment, il leur fit aussi construire un hammâm. Cette première khânqâh d’Égypte fut rebaptisée, à l’époque mamelouke, Duwayrat al-Sûfiyya (Petit Couvent des Soufis). Les voyageurs musulmans ayant besoin d’un gîte pouvaient, alors, y trouver refuge et la population du Caire venait, chaque vendredi, y recevoir la bénédiction des soufis qu’ils accompagnaient ensuite, en procession, jusqu’à la mosquée d’al-Hâkim. Au XVe siècle, quelque trois cents soufis y étaient encore entretenus90. Au Caire toujours, la demeure d’un ami du père de Saladin, qui avait l’habitude de recevoir ses amis chez lui au bord du Nil, fut elle aussi transformée après sa mort, selon ses vœux, en demeure pour soufis91.
En Syrie-Palestine, Saladin encouragea ce même type de fondations. À Jérusalem, il transforma l’Hôtel du patriarche, en face du Saint-Sépulcre, en une khânqâh (al-Salâhiyya),à laquelle il affecta de nombreux waqfs (moulin, four, maisons, terres, bain, citerne), anciennes propriétés du patriarche latin, des Hospitaliers et du Saint-Sépulcre, et il nomma, à sa tête, un chafiite92. L’acte de fondation stipulait que l’établissement recevrait des soufis de tous âges et de toutes origines, mariés ou célibataires, qui réciteraient le Coran et prieraient en faveur du fondateur et de tous les musulmans. La fonction de cheikh, c’est-à-dire de chef des soufis, était héréditaire, mais elle devait, en l’absence d’héritier, revenir au meilleur d’entre eux. À Jérusalem, comme ailleurs, avaient également cours d’autres formes de vie ascétique. Certains dévots préféraient vivre seuls, retirés du monde, dans un petit oratoire, une cave ou une grotte. Saladin prit diverses mesures en leur faveur. Il affecta, par exemple, les revenus du mont des Oliviers à l’entretien de deux d’entre eux93 et, en 1191, il permit à un ascète de s’installer dans un ancien édifice byzantin, au sud de l’esplanade des mosquées94. De même, dans les villes du littoral qu’il parvint à reconquérir, Saladin fonda d’autres établissements pour soufis. Celui d’Ascalon, Duwayrat al-Khadrâ’ (le Couvent Vert), fut abandonné lors de la destruction de la ville, en 119195. À Acre, l’ancien Hôtel des Hospitaliers fut partagé en deux : une moitié fut transformée en établissement pour soufis et l’autre en madrasa96. À Damas, enfin, la maison que Saladin avait jadis occupée, lorsqu’il avait été nommé gouverneur de la ville par Nûr al-Dîn, fut elle aussi transformée, à une date inconnue, en khânqâh (al-Nâsiriyya)97.
Toutes ces actions témoignent du grand intérêt de Saladin pour le soufisme. Précisons, toutefois, que son action fut toujours celle d’un protecteur et jamais celle d’un adepte, même s’il se plaisait à assister à des concerts soufis de musique mystique, comme à Hama en 118798.
Grande fut sa méfiance, en revanche, à l’égard de tous les courants mystiques ou philosophiques qui pouvaient apparaître suspects aux yeux de l’« orthodoxie » sunnite, c’est-à-dire des juristes de son entourage. « Il détestait les philosophes, ceux qui nient les attributs de Dieu, les matérialistes et tous ceux qui s’écartent obstinément de la loi sacrée » disait de lui Ibn Shaddâd99. Une opinion que partageait ‛Imâd al-Dîn :
Que de fois il mit en déroute la sottise de ceux qui philosophaient ! Que de fois il guida par ses bienfaits vers la vraie connaissance ! Sans cesse il défendait la Foi, domptait les hérétiques en les dispersant, faisait resplendir la règle établie par le Prophète, trouvait à son goût les fruits du paradis, professait le rite chafiite dans ses principes et ses applications, croyait à ses éléments rationnels et traditionnels100.
Ces accusations visaient essentiellement les courants philosophiques et théologiques rationalisants. Toutefois, la frontière entre les courants mystiques « orthodoxes » et ceux qui étaient qualifiés d’« hétérodoxes » voire d’hérétiques, n’était pas toujours facile à tracer. Il arrivait que des mystiques adoptent des pratiques ascétiques curieuses et parfois excessives. Tel ce mystique iranien Rûzbihân al-Kâzarûnî qui passa quelques années de sa vie à Alep, puis à Damas et enfin au Caire où il mourut. Partout où il allait, il avait l’habitude de crier très fort, y compris le vendredi, dans la Grande Mosquée, au cours de la prière ou au milieu d’un sermon. Les oulémas, indisposés par ses cris, n’osaient rien dire car on lui attribuait des miracles (karamât). Entouré de ses disciples, de flûtistes et de chanteurs, il se promenait dans les rues les cheveux défaits, une petite hache à la main, et vivait de mendicité101.
Ces hommes-là, pour originaux qu’ils fussent, n’étaient pas considérés comme dangereux. Plus graves étaient les comportements de ceux qui niaient l’action créatrice de Dieu, minimisaient la Révélation coranique et le rôle prophétique de Muhammad et se proclamaient parfois eux-mêmes prophètes. Ainsi, en 1174, Saladin annonça à Nûr al-Dîn qu’il venait d’arrêter, à Alexandrie, un hérétique nommé Qadîd al-Qaffâs qui avait déjà fait beaucoup de dégâts en Syrie et en Égypte102. Sans doute fut-il enclin à en exagérer la menace, pour convaincre Nûr al-Dîn des dangers qu’il devait affronter en Égypte et qui, du même coup, l’empêchaient d’aller le rejoindre en Syrie. À peu près à la même époque, un homme d’origine maghrébine se prétendit prophète à Mashgharâ, un village de la région de Damas où de nombreux paysans se rallièrent à lui103. Ces hommes étaient régulièrement accusés de séduire ceux qu’on jugeait les plus faibles et les plus crédules, c’est-à-dire les paysans, les gens du peuple et les femmes.
Tout autre fut le cas du grand philosophe et homme de sciences iranien, Shihâb al-Dîn Yahyâ al-Suhrawardî al-Maqtûl. Son exécution à Alep, en 1191, illustre bien la méfiance de Saladin à l’encontre de toute pensée philosophique ou rationalisante. Les raisons qui sont à l’origine de son installation à Alep, vers 1183-1184, demeurent obscures. S’il s’installa dans la madrasa hanafite d’al-Hallâwiyya c’est sans doute parce que tous les professeurs qui s’étaient succédé dans cet établissement, depuis sa fondation en 1149-1150, étaient, comme lui, originaires d’Iran ou de Transoxiane. Très vite il se fit remarquer par son intelligence, sa maîtrise de la dialectique et son influence sur le fils de Saladin, al-Zâhir Ghâzî, alors en charge d’Alep. La « philosophie de l’Illumination » (Ishrâq) qu’il prônait et cherchait à répandre était une combinaison de philosophie platonicienne, de sagesse persane et d’hermétisme. Il se proposait de construire un nouveau système philosophique fondé sur l’harmonisation de la connaissance intuitive et de la connaissance déductive, qui devait conduire à la véritable connaissance, objectif de la philosophie de l’Illumination104.
Ses idées rencontrèrent une très forte résistance de la part des jurisconsultes d’Alep. On lui reprocha sa pensée philosophique imprégnée d’influences grecques et persanes, ses sympathies ismaïliennes, son hermétisme. Sommé de répondre à la question de savoir si Dieu pouvait envoyer un nouveau prophète, il répondit par l’affirmative en arguant de la toute-puissance divine. On l’accusa alors de revendiquer la prophétie, de se livrer à la magie et à l’alchimie, de rejeter la loi sacrée. Les oulémas alépins firent pression sur Saladin afin qu’il ordonnât à son fils de le faire exécuter pour hérésie. Al-Zâhir fit la sourde oreille jusqu’au moment où une seconde lettre de son père, menaçant de lui retirer Alep, l’obligea à obéir à contrecœur. Nul doute que derrière les arguments religieux, auxquels Saladin fut certainement sensible, se dessinaient aussi des mobiles plus politiques. Son pouvoir à Alep était encore récent et fragile et il ne pouvait se permettre de s’aliéner les milieux religieux. Par ailleurs, le chiisme, qui n’était pas éradiqué en Syrie du Nord, risquait à tout moment de renaître. Enfin la situation en Palestine face aux Francs et son échec devant Acre l’incitaient à la prudence et il ne pouvait prendre le risque de déclencher une crise religieuse en Syrie du Nord. Al-Suhrawardî fut donc exécuté et son corps exposé publiquement, durant plusieurs jours. Sa pensée n’en connut pas moins un grand succès en Iran. À Alep même, à la fin du XIIIe siècle, on trouvait encore au moins cinq de ses ouvrages dans les bibliothèques de la ville105.
Parmi les autres formes d’hétérodoxie contre lesquelles Saladin dut lutter, au début de son règne, figure également le chiisme extrémiste des Assassins de Syrie. Au Proche-Orient, à cette époque, le chiisme se présentait sous des formes diverses. Le chiisme ismaïlien d’Égypte avait perdu son influence avec la chute des Fatimides. Le chiisme duodécimain, dominant en Syrie du Nord jusqu’au milieu du XIIe siècle, était sorti, lui aussi, très affaibli du règne de Nûr al-Dîn. Certes, les chiites d’Alep avaient retrouvé un peu de vigueur sous le règne de son fils. Ils avaient notamment obtenu, avec l’aide du régent turc Gümüshtegin, la restitution de plusieurs de leurs droits : celui de prier dans la partie orientale de la mosquée des Omeyyades, de lancer l’appel chiite à la prière (« Venez à la meilleure des œuvres »), d’évoquer publiquement, dans les marchés ou lors des funérailles, les noms de leurs douze imâms, de prononcer la prière chiite des morts et enfin de conclure des mariages sous l’autorité de leur imâm106. Mais leur poids religieux et politique n’était plus en mesure de concurrencer celui des sunnites.
La secte des Assassins représentait-elle au début du règne de Saladin une menace plus sérieuse ? Née d’une crise de succession au califat fatimide, à la fin du XIe siècle, cette secte d’ismaïliens extrémistes proclamait que le califat devait revenir à Nizâr, le fils aîné du calife al-Mustansir (1036-1094), qui avait été écarté du pouvoir. Expulsée d’Égypte, elle s’était d’abord implantée dans le nord de l’Iran, autour de la forteresse d’Alamut où résidait son chef, Hasan-i Sabbâh, avant d’essaimer en Syrie dans les premières années du XIIe siècle. Très vite, les Assassins gagnèrent des adeptes parmi les couches populaires et paysannes de Syrie et firent du meurtre des personnalités sunnites ou chiites qui s’opposaient à l’instauration de leur loi une véritable arme politique. C’est en ce sens qu’on peut les qualifier de véritables terroristes. Le nom d’Assassins, qui fut retenu par les Occidentaux – les auteurs arabes préfèrent les appeler bâtiniens, nizârites ou ismaïliens107– dérive de l’arabe « hashîshiyya », un terme sans doute employé par les populations locales, non parce qu’ils se droguaient au hashish – comme on le croit généralement –, mais parce que leur comportement excessif rappelait celui de gens sous l’emprise de la drogue. Il devint par la suite un nom commun pour désigner, dans la plupart des langues européennes, un meurtrier avec préméditation108.
À l’époque de Saladin, les Assassins de Syrie étaient dirigés par Rashîd al-Dîn Sinân, que les Francs appelaient le « Vieux de la Montagne » en raison du siège de son pouvoir qui se situait, en Syrie centrale, dans les massifs montagneux du Jabal Bahrâ’, entre la ville de Hama et le littoral. Son influence idéologique, toutefois, était loin d’égaler celle qu’avait eue en son temps Hasan-i Sabbâh en Iran. La puissance de la secte, à cette époque en Syrie, reposait davantage sur la terreur qu’elle inspirait aux populations et sur les services qu’elle rendait aux dirigeants soucieux de se débarrasser de leurs rivaux.
En 1164, un important tournant religieux avait été pris par les Assassins. Rappelons, pour en prendre la mesure, que dans la doctrine ismaïlienne Ismâ‛îl, le septième imâm dans la descendance de ‛Alî, cousin et gendre du Prophète, a disparu mais doit réapparaître un jour pour abroger la loi de l’islam, révéler le sens caché des choses (bâtin) et établir le règne de la justice en mettant fin au monde physique. Or en plein mois de ramadan 1164, le chef des ismaïliens d’Alamut proclama soudain la fin de la loi islamique et déclara avoir reçu un message de l’imâm caché faisant de lui son vicaire et lui demandant d’abroger la loi sacrée. En Syrie cet abandon de la loi musulmane donna lieu à toutes sortes de rumeurs dont les milieux sunnites se firent volontiers le relais : « Hommes et femmes se mêlèrent dans des séances de beuveries et pratiquèrent l’inceste », écrit l’historien alépin Ibn al-‛Adîm, « les femmes portèrent des vêtements d’hommes. Certains proclamèrent Sinân comme Dieu109 ». En 1184, Ibn Jubayr renchérit de son côté :
Sur les flancs de la montagne du Liban se dressent les forteresses des hérétiques ismaïliens, secte qui s’est séparée de l’islam et qui prétend trouver en un être humain les caractères de la divinité. Il leur a été réservé par le destin un démon à forme humaine, appelé Sinân, qui les a égaré par des mensonges et des forgeries. Il les a séduits par ces procédés et les a ensorcelés par leur absurdité même. Ils l’ont donc pris pour divinité qu’ils adorent, sacrifiant pour lui leurs personnes, entièrement soumis à son obéissance et à l’exécution de ses ordres110.
Les sources occidentales reprirent ces rumeurs et les diffusèrent à leur tour comme en témoigne le rapport remis par Burchard de Strasbourg à Frédéric Barberousse, en 1175, au retour de sa mission en Syrie :
Cette race d’hommes vit sans lois ; ils mangent de la chair de porc contre la loi des Sarrasins et disposent de toutes les femmes, sans distinction, y compris leurs mères et leurs sœurs111.
Meurtre, idolâtrie, inceste, mélange et inversion des sexes, les Assassins furent accusés de toutes les transgressions généralement attribuées par l’imaginaire populaire aux sectes suspectées d’hérésie.
Saladin allait-il se laisser impressionner ? Avant lui, certains dirigeants de Syrie avaient été amenés à composer avec les Assassins, par peur ou par opportunisme, pour obtenir leur appui et combattre leurs rivaux. Ce fut notamment le cas du prince seljoukide Ridwân (1095-1113) à Alep et, dans une moindre mesure, de l’atabeg Tughtegin (1104-1128) à Damas. Ceux qui luttèrent ouvertement contre eux le payèrent souvent de leur vie, tel le prince Bûrî à Damas (1128-1132) ou le calife fatimide al-Âmir (1101-1130) au Caire. La politique très anti-chiite des Zenguides, de Nûr al-Dîn en particulier, poussa les Assassins à les combattre aux côtés des Francs. C’est ainsi qu’en 1149, lors de la bataille d’Inab, ils renforcèrent les troupes de Raymond d’Antioche contre celles de Nûr al-Dîn. En 1173, le roi Amaury de Jérusalem reçut une ambassade du « Vieux de la Montagne » venue lui proposer une nouvelle alliance. Guillaume de Tyr donne sa version des événements :
Ce peuple est dans l’usage de se donner pour le gouverner un maître, non par droit héréditaire, mais par droit de mérite, et de l’élire précepteur ; ils l’appellent au mépris de tout autre nom de dignité le Vieux. [...] Depuis environ quatre cents ans, ils pratiquaient la loi des Sarrasins avec beaucoup de zèle, la respectaient et jugeaient que tous les autres étaient des traîtres par rapport à eux. Mais il arriva que de nos jours, ils se donnèrent pour maître un homme doué d’éloquence, d’habileté et d’un esprit extrêmement ardent. Passant outre les habitudes des siens, cet homme entra en possession des livres des évangiles et du recueil apostolique. [...]
Comparant alors cette douce et honnête doctrine du Christ et des siens avec ce que le misérable séducteur Mahomet avait apporté à ses complices et à ses dupes, il en vint bientôt à mépriser ce qu’il avait « bu avec le lait » et à prendre en abomination les ordures du séducteur susdit. Il instruisit son peuple de la même manière, fit cesser les pratiques de son culte superstitieux, renversa les oratoires dont on s’était servi jusqu’alors, mit fin à leurs jeûnes et permit le vin et la viande de porc. Voulant ensuite s’instruire plus à fond de la loi de Dieu, il envoya au seigneur roi un homme sage rempli de prudence dans le conseil, éloquent, respirant la doctrine de son maître, nommé Boadelle, avec mission de lui porter en secret des propositions verbales. Le premier et le plus important article était ceci : si les frères de la milice du Temple, qui possédaient des châteaux forts limitrophes, voulaient abandonner les deux milles pièces d’or qu’ils avaient coutume de prélever tous les ans sur leurs hommes quasiment en tribut, et observer désormais une charité fraternelle, eux-mêmes se convertiraient à la foi du Christ et recevraient le baptême112.
Sur le chemin du retour, les ambassadeurs tombèrent néanmoins dans un guet-apens tendu par des templiers de la région de Tripoli. Amaury envoya ses excuses à Sinân et l’affaire en resta là. Que le désir de conversion, exprimé par les Assassins, n’ait été qu’une interprétation erronée des Francs de l’abandon par les Assassins de la loi islamique ou une ruse de Sinân pour obtenir la levée du tribut versé aux Templiers, l’alliance projetée ne vit jamais le jour. Ces échanges éclairent néanmoins les raisons pour lesquelles Saladin accusa maintes fois les Assassins, au début de son règne, non seulement d’hérésie mais aussi de collusion avec les Francs.
C’est dans ce contexte qu’intervint le conflit de Saladin avec la famille zenguide de Nûr al-Dîn. Gümüshtegin exerçait alors, à Alep, la régence au nom du jeune al-Sâlih mais ne pouvait compter sur l’appui des émirs syriens qui lui étaient, pour la plupart, hostiles. Aussi rechercha-t-il l’aide des Assassins pour consolider son pouvoir et surtout pour se débarrasser de Saladin. Par deux fois, celui-ci fut victime de tentatives d’assassinat. La première eut lieu au début du mois de janvier 1175, alors qu’il assiégeait Alep. Treize assassins, armés de poignards, réussirent à s’introduire dans le camp de son armée. L’un de ses émirs, Khumartegin, seigneur du château de Bû Qubays dont les terres jouxtaient celles des Assassins, les reconnut et sacrifia sa vie en tentant de les arrêter. Une mêlée s’ensuivit à l’issue de laquelle tous les assassins furent tués, non sans avoir eux-mêmes tué quelques soldats et proches de Saladin. Celui-ci raconta, par écrit, tous ces événements à son neveu Farrûkhshâh, alors en charge de Damiette, l’encourageant à rester sur ses gardes et à choisir ses collaborateurs avec le plus grand soin afin d’éviter pareille mésaventure113.
Les précautions dont il s’entoura ne l’empêchèrent pas d’être victime d’une seconde tentative d’assassinat, l’année suivante. Le 22 mai 1176, alors qu’il assiégeait ‛Azâz, au nord d’Alep, quatre assassins, déguisés en soldats de son armée, parvinrent à entrer dans le camp et l’un d’eux se jeta sur lui alors qu’il observait les combats depuis la tente de l’un de ses émirs. Protégé par son casque ainsi que par sa brigandine qu’il ne quittait jamais par crainte des attentats, il fut néanmoins jeté à terre par son agresseur et ne dut son salut qu’à l’intervention d’un ancien mamelouk de Shîrkûh, Sayf al-Dîn Yâzkûj, qui tua l’agresseur. D’autres émirs de Saladin accoururent et tuèrent deux de ses compagnons ; le quatrième, qui tentait de s’enfuir, fut mis en pièces par les hommes du camp. Saladin s’en sortit avec une blessure superficielle à la joue, mais sa frayeur avait été grande et l’un de ses émirs mourut des suites de ses blessures. Les mesures de protection furent renforcées autour de lui. Une palissade en bois fut même dressée autour de sa tente et seuls les gens qu’il connaissait furent désormais autorisés à s’approcher de lui114.
Il faut dire que l’habileté des Assassins à s’infiltrer sous divers déguisements dans l’entourage proche des souverains était impressionnante, ainsi qu’en témoigne cette anecdote :
Mon frère – que Dieu lui fasse miséricorde – me raconta que Sinân avait envoyé un messager à Saladin – que Dieu lui fasse miséricorde – lui ordonnant de ne délivrer son message qu’en privé. Saladin le fit fouiller et, n’ayant rien trouvé de dangereux sur lui, renvoya l’assemblée à l’exception de quelques-uns et lui demanda de dire son message. Celui-ci répliqua : « Mon maître m’a commandé de ne le délivrer [qu’en privé]. » Alors Saladin fit partir tout le monde, hormis deux mamelouks, puis déclara : « Donne-nous ton message. » L’autre répondit : « J’ai reçu l’ordre de ne le délivrer qu’en privé. » Saladin répliqua : « Ces deux hommes ne me quittent jamais. Si tu le veux délivre ton message, sinon, retourne-t’en. » Alors il dit : « Pourquoi ne renvoies-tu pas ces deux hommes-là comme tu as renvoyé les autres ? », et Saladin répondit : « Je les considère comme mes propres fils ; eux et moi sommes comme une seule personne. » Le messager se tourna alors vers les deux mamelouks et leur dit : « Si je vous ordonnais au nom de mon maître de tuer le sultan que voici, le feriez-vous ? » Ils répondirent qu’ils le feraient, et, tirant leur épée, déclarèrent : « Ordonne ce que tu veux de nous. » Le sultan Saladin fut stupéfait et le messager partit, les emmenant avec lui. Alors Saladin se disposa à faire la paix et à entretenir avec lui des relations amicales. Dieu est le meilleur juge115.
La plupart de nos sources insinuent que Gümüshtegin fut le commanditaire de ces tentatives d’assassinat contre Saladin. L’année suivante, en 1177, c’est contre son ancien allié, le vizir Shihâb al-Dîn Ibn al-‛Ajamî, membre d’une famille influente d’Alep, que Gümüshtegin dirigea les poignards des Assassins. Il ne tira toutefois aucun profit de ce nouveau meurtre. Convaincu par ses proches que Gümüshtegin cherchait à le renverser pour s’emparer du pouvoir et qu’il était prêt à vendre aux Francs sa forteresse de Hârim, à l’est d’Antioche, le jeune prince al-Sâlih le fit arrêter à la fin de l’été 1177. Devant son refus de restituer Hârim, aucune torture ne lui fut épargnée : suspendu par les pieds, sous les murs de sa forteresse, il fut plongé dans le vinaigre et la chaux, comprimé entre des pièces de bois, et finalement étranglé avec une corde d’arc. Il eut les mains et le cou brisés et son corps fut jeté dans le fossé qui entourait la ville116.
Il est cependant probable que les Assassins ne faisaient pas que répondre aux demandes de Gümüshtegin, qu’ils avaient d’autres motifs de s’en prendre à Saladin. D’autant que nul n’ignorait alors que ce dernier, après être entré à Damas, entendait dominer toute la Syrie, y compris les territoires contrôlés par les Assassins. D’où ses raids contre Sarmîn, Ma‛arrat Misrîn et le Jabal Summâq – régions dans lesquelles les Assassins étaient bien implantés – dès le printemps 1175, une fois les villes de Homs et Hama soumises117. La seconde tentative d’assassinat contre lui ainsi que l’accord conclu avec Alep, le 29 juillet 1176, le décidèrent à poursuivre l’offensive en attaquant la base même de leur pouvoir : la puissante forteresse de Masyâf qui servait de résidence à Sinân, à l’ouest de Hama. Des mangonneaux furent dressés sous la muraille et les soldats commencèrent à ravager les terres alentour, quand, une semaine plus tard environ, Saladin ordonna brusquement de lever le siège.
Les raisons de cet abandon n’ont jamais été totalement élucidées. Certains l’expliquent par les menaces qu’auraient fait peser les Assassins sur l’oncle maternel de Saladin, maître de la ville voisine de Hama. Ce dernier aurait tenté de tempérer les ardeurs de son neveu, dans un contexte marqué, de surcroît, par la lassitude de l’armée ainsi que par celle des émirs qui aspiraient à rentrer chez eux. D’autres lient ce retrait à l’offensive des Francs dans la Béqaa et au recul de Tûrânshâh118. Ce sont sans doute toutes ces raisons conjuguées qui poussèrent Saladin à lever le siège. Elles n’expliquent pas, cependant, la fin du conflit entre Saladin et les Assassins, sachant que les hostilités cessèrent, d’un côté comme de l’autre, durant les années suivantes. Y eut-il un accord secret entre Sinân et Saladin pour le maintien d’une trêve qui convenait aux deux camps ? C’est ce que laisse entendre une relation ismaïlienne, certes déformée par la légende, selon laquelle Saladin, effrayé par les pouvoirs surnaturels de Sinân, aurait accepté de se retirer après que le prince de Hama eut intercédé en sa faveur. Sinân lui aurait accordé un sauf-conduit et les deux hommes seraient ensuite devenus très bons amis119. Que Saladin ait vraiment craint les Assassins ou qu’il ait jugé que ses priorités étaient ailleurs, dans sa lutte contre les Zenguides et les Francs, on ne le saura sans doute jamais. Ce qui est sûr, c’est que l’historiographie sunnite retint plutôt l’image que son entourage avait cherché à répandre, celle d’un souverain violemment hostile à toute forme d’hérésie. Pour Sibt Ibn al-Jawzî, par exemple, Saladin n’abandonna jamais l’idée de combattre les Assassins ; il s’apprêtait, nous dit-il, à les attaquer, après avoir conclu la trêve avec les Francs, lorsque la mort l’en empêcha120.
S’ils laissèrent Saladin tranquille, les Assassins n’en continuèrent pas moins leurs attentats contre les Alépins puis contre les Francs. En 1179-1180, après une attaque d’al-Sâlih contre un village peuplé d’ismaïliens au sud-est d’Alep, Sinân envoya ses hommes mettre le feu aux souks d’Alep. L’incendie ravagea une grande partie des marchés et engloutit des richesses considérables sans qu’un seul Assassin ne se fît prendre121. Le 28 avril 1192, les Assassins réussirent aussi à tuer, dans le port franc de Tyr, le marquis Conrad de Montferrat, qui venait d’être élu roi de Jérusalem mais n’avait pas encore eu le temps de se faire couronner122. Cet assassinat eut un grand retentissement en Occident. Les chroniqueurs répandirent toutes sortes d’histoires sur les Assassins, leurs méthodes, leur mœurs, leur dévouement extrême à leur maître, au point qu’ils firent même leur apparition dans la littérature courtoise : « Tout comme les Assassins servent leur maître sans faillir, dit un troubadour, j’ai servi l’Amour avec une loyauté inébranlable123. »
Leurs nombreux assassinats et la peur qu’ils inspiraient frappèrent si bien les imaginations occidentales qu’il devint fréquent de leur attribuer des assassinats ou des tentatives d’assassinat jusqu’au cœur de l’Europe. Dans le conflit qui opposait la France à l’Angleterre, on disait tantôt que le roi de France avait recours à leurs services pour tuer le roi d’Angleterre et tantôt le contraire. Rigord, auteur d’une Histoire de Philippe Auguste, nous apprend que des lettres « d’outre-mer » parvinrent au roi de France, à Pontoise, l’informant que des Assassins (Arsacides) avaient été envoyés pour le tuer sur ordre du roi d’Angleterre :
En effet, ils avaient déjà tué outre-mer le Marquis, cousin du roi, un homme vaillant au combat, qui gouvernait la Terre sainte avec une vaillance admirable, de toutes ses forces et de toute sa puissance, avant l’arrivée de ces rois. Le roi Philippe, enflammé de colère en apprenant la teneur de ces lettres, quitta aussitôt ce château et demeura plusieurs jours dans la plus grande inquiétude.
Toujours d’après Rigord, Philippe Auguste envoya des messagers au « Vieux de la Montagne » pour s’assurer de la véracité de cette rumeur :
Mais, entre-temps, pour plus de précaution, le roi établit des gardes du corps qui avaient toujours en main des masses d’airain et qui toute la nuit veillaient sur lui à tour de rôle. Au retour de ses messagers, le roi apprit par les lettres du Vieux que les rumeurs étaient fausses et, grâce au rapport de ses messagers qui avaient consciencieusement cherché et connu la vérité, la fausse rumeur ayant été écartée, son esprit libéré de ce faux soupçon, trouva le repos124.