Comme le temps est calme, et la jeune fin de la nuit délicatement colorée 1 ! Les volets repoussés à droite et à gauche par un acte vif de nageur 2, je pénètre dans l’extase de l’espace. Il fait pur, il fait vierge, il fait doux et divin. Je vous salue, grandeur offerte à tous les actes d’un regard, commencement de la parfaite transparence ! 3 Quel événement pour l’esprit qu’une telle étendue ! Je voudrais vous bénir, ô toutes choses, si je savais !... Sur le balcon qui se propose au-dessus des feuilles, sur le seuil de la première heure et de tout ce qui est possible, je dors et je veille, je suis jour et nuit, j’offre longtemps une amour infinie, une crainte sans mesure. L’âme s’abreuve à la source du temps, boit un peu de ténèbres, un peu d’aurore, se sent femme endormie, ange fait de lumière, se recueille, s’attriste, et s’enfuit sous forme d’oiseau jusqu’à la cime à demi nue dont le roc perce, chair et or, le plein azur nocturne. Quelque oranger respire là dans l’ombre. Il subsiste très haut peu de fines étoiles à l’extrême de l’aigu 4. La lune est ce fragment de glace fondante 5. Je sais trop (tout à coup) qu’un enfant aux cheveux gris contemple d’anciennes tristesses à demi mortes, à demi divinisées, dans cet objet céleste de substance étincelante et mourante, tendre et froide qui va se dissoudre insensiblement. Je le regarde comme si je n’étais point dans mon cœur. Ma jeunesse jadis a langui et senti la montée des larmes, vers la même heure, et sous le même enchantement de la lune évanouissante 6. Ma jeunesse a vu ce même matin, et je me vois à côté de ma jeunesse... Divisé, comment prier ? Comment prier quand un autre soi-même écouterait la prière ? - C’est pourquoi il ne faut prier qu’en paroles inconnues 7. Rendez l’énigme à l’énigme, énigme pour énigme. Élevez ce qui est mystère en vous à ce qui est mystère en soi. Il y a en vous quelque chose d’égal à ce qui vous passe 8.

1 Ce poème, dont un état antérieur appartient au Cahier ABC, fut également publié dans Commerce en 1925.
2 L’euphorique présence au monde est souvent liée à la liquidité. Voir le bain de la lettre D et « l’eau profonde » de la lettre Z.
3 On lit dans un Cahier de 1924 : « Le matin, sur le balcon, déchirant fracas des volets repoussés, je me produis, je me mets au jour et je regarde toutes choses. Le tout – ouverture du tout. Le mot et le mouvement de Salut ! – Salve, natura, me viennent à l’esprit » (C.X.4). Ce sont aussi bien les mots de La Jeune Parque : « Salut ! Divinités par la rose et le sel/Et les premiers jouets de la jeune lumière,/ Iles... » (v. 348-350), ou encore l’incipit, dans Mauvaises Pensées, des « Notes d’Aurore » : « SALUT... Choses visibles ! » (Œ.II.859).
4 Apparues ici, après les deux premières lettres, elles réapparaîtront avant les deux dernières.
5 L’insensible passage de la nuit au jour se retrouve dans un autre poème de Mélange : « Aube - Ce n’est pas l’aube. Mais le déclin de la lune, perle rongée, glace fondante, et une lueur mourante à qui le jour se substitue peu à peu [...] » (Œ.I.311 sq.).
6 La montée des larmes, également présente à la lettre P (p. 93), n’évoque pas seulement La Jeune Parque (v. 280-285) : « Je n’implorerai plus que tes faibles clartés,/ Longtemps sur mon visage envieuse de fondre,/Très imminente larme, et seule à me répondre,/Larme qui fais trembler à mes regards humains/Une variété de funèbres chemins. » C’est également un thème qui trouve sa source profonde chez Valéry lui-même : « Il me semble d’être un stylet qui aurait envie de pleurer. Certaines choses que j’ai écrites sont de cette arme à larmes » (lettre inédite du 14 septembre 1934, coll. privée). Et l’on songe naturellement à L’Ange de 1945 qui « essayait de se sourire [et] se pleurait » (Œ.I.205).
7 Mimant une réponse de soi à soi, le tiret divise la parole elle-même.
8 Sur une feuille volante, la note suivante semble renvoyer pour une part à ce poème :« Alphabet/Réponse de l’âme à la beauté du jour./Tout à coup, le fond émotif, craintif, la précarité essentielle du vivant que cache la vie même d’ordinaire, se distingue au travers de ce limpide instant, obscurcit le visage du monde au soleil. »