Il s’élève une odeur de fruits et de sauce chaude 1. Quelque joie naïve est dans l’air. La porte qui s’entre-bâille admet une vapeur de viande cuite, et cède devant une femme rose et noire qui porte le Plat. L’arôme souverain envahit les âmes présentes. Le miracle de l’eau se fait dans toutes les bouches. Les visages brillent ; les voix sonnent au plus haut. L’un se frotte les mains devant son assiette pure. L’autre ne quitte pas des yeux ce bien fumant qui vient. La nourriture accommodée et préparée pour disparaître circule, s’incline et va s’offrir de corps en corps. Bientôt les tout-puissants esprits de la matière désirable sont montés à la tête des hommes. La politique et la littérature scintillent parmi les bruits des bouches et des cristaux. Les langues se dédoublent ; une vie, une bonté, une malice surabondantes s’exaltent dans les convives, les unissent et se dépensent en paroles entre les gorgées et les bouchées.
Le grand et beau chien, qui est assis entre deux personnes, donne à songer d’une statue de l’Attente. Il serait un dieu égyptien de basalte, si sa queue ne battait le carreau 2. Rien n’est plus prompt que l’acte net de cette bête simple, et que le coup de gueule de cette immobilité chargée de désir, quand on lui tend le relief, os ou cartilage, dont l’homme ne peut vouloir. Ce museau, magnétiquement attaché par les yeux ardents à l’unique objet de cette vie animale, est une machine infaillible à happer et à faire évanouir tout le rebut de la table humaine.
Mais notre bouche enfin se lasse de saveurs : la fraise, le café, le tabac successifs en ont épuisé les puissances, et la plénitude nous accable, réduits à nous sourire au travers de nos fumées.