UNE LETTRE DE M. PAUL VALÉRY 1

Depuis trois ans, on attend l’apparition de l’Alphabet, cette suite de poèmes en prose où le génial créateur de Monsieur Teste veut enfermer le cycle des heures et dont la typographie magistrale doit être établie par les Éditions Au Sans Pareil, avec le concours de Louis Jou.

Les souscripteurs de ce volume de la « Grande Collection » ont, à différentes reprises, montré un impatient désir de connaître l’œuvre qui leur a été promise, mais que l’auteur remet sans cesse sur le métier 2.

Nous sommes heureux de pouvoir imprimer ici, avec l’autorisation de M. Paul Valéry, la lettre qu’il a adressée à l’éditeur du futur Alphabet et qui fournira aux admirateurs du grand écrivain l’explication de leur attente et les raisons de nos espoirs :

 

Samedi.

 

Cher monsieur Hilsum,

 

Sachez bien que l’Alphabet ne cesse de me préoccuper. Je l’ai pris et repris à chaque éclaircie. [Je touche, il me semble, au moment où je pourrai l’attaquer une bonne fois et arriver à la décision. 3]

Mais j’ai eu contre moi l’idée de le traiter en poème, c’est-à-dire en chose infinie, et surtout l’accumulation des ennuis, des besognes, de l’activité des fâcheux.

On ne sait pas ce que j’ai à régler, à expédier, à faire et à supporter. Mais enfin, je refuse tous engagements.

Le médecin m’ordonne impérieusement le repos.

Si je le trouve, l’Alphabet en sera le premier fruit.

Voilà ce qu’il faut dire de ma part aux réclamants. Dites-leur aussi que j’ai refait la lettre E quinze fois de quinze façons et n’en suis pas encore content.

Patience, patience.

Tout vôtre.

 

Paul VALÉRY

1Plaisir de Bibliophile, gazette trimestrielle publiée par le Sans Pareil, n° 18, juillet 1929.
2 Le 15 mars 1926, René Hilsum écrit à Valéry : « J’ai appris avec plaisir pour votre tranquillité que votre réception [à l’Académie française] n’aurait probablement pas lieu avant la fin de l’année et qu’ainsi vous avez gagné un peu de répit du moins de ce côté-là, et égoïstement, je formule des vœux pour l’achèvement de l’Alphabet ! » (in P. Fouché, Au Sans Pareil, éd. citée, p. 68).
3 A la demande de Valéry, et probablement parce qu’elle marquait un engagement qu’il savait ne plus pouvoir ou vouloir tenir, cette phrase entre crochets ne fut pas publiée (voir P. Fouché, Au Sans Pareil, éd. citée, p. 68).