Joëlle Bonnin-Ponnier

LA GASTRONOMIE DANS LE ROMAN NATURALISTE

Le projet romanesque réaliste-naturaliste conduit tout naturellement à envisager la gastronomie. Comme on le sait108, les romanciers naturalistes ont délaissé l’homme psychologique et « métaphysique » pour l’« homme physiologique », choisissant de décrire

le corps de l’homme dans ses phénomènes cérébraux et sensuels, à l’état sain et à l’état morbide109.

Cet homme physiologique est soumis aux influences du milieu, ce qui entraîne des variations dans sa peinture. Le roman se fait alors, pour reprendre une expression des Goncourt dans la préface de Germinie Lacerteux, « enquête sociale » portant sur la réalité contemporaine. C’est ainsi que, parmi les thèmes privilégiés de ce vaste corpus romanesque, on rencontre celui de la nourriture qui permet d’articuler la description du corps en proie au besoin ou à la recherche du plaisir avec celle des lieux de table, différents certes selon les diverses classes sociales mais toujours bien présents.

Très sensibles aux évolutions et aux particularités de leur époque (soit la deuxième moitié du XIXe siècle), les romanciers qui ne négligent aucun référent géographique mais privilégient indubitablement Paris, sont amenés à prendre en compte la question de la gastronomie, ne serait-ce que parce qu’elle s’est démocratisée depuis les grandes heures du XVIIIe et du début du XIXe, célébrées entre autres par Grimod de la Reynière. Leur volonté encyclopédique, notamment chez Zola, leur fait passer en revue tous les milieux et tous les usages, donnant ainsi un panorama très complet souvent semblable à celui des gastronomes. Il nous sera facile de dénombrer de nombreux points de convergence entre la représentation et le discours du roman et les propos des spécialistes. Néanmoins le roman naturaliste, en dépit de sa volonté référentielle hautement proclamée, sinon toujours suivie à la lettre, ne se borne pas à restituer fidèlement un phénomène d’époque. Ses exigences esthétiques et philosophiques entraînent des orientations, des choix, voire des déformations si bien qu’il propose une vision de la table « naturaliste », déviant du discours dominant.


Trouve-t-on un éloge de la gastronomie comparable à celui des grands textes de référence dans le corpus romanesque ? Sans citer Brillat-Savarin dont la Méditation III de la Physiologie du goût est consacrée à ce sujet, indépendamment de ses pages sur la gourmandise ou le plaisir de la table, on pourrait rapprocher les propos de Charles Monselet d’une déclaration enthousiaste d’un personnage d’une nouvelle de Maupassant, Le rosier de Mme Husson. Pour Monselet

la gastronomie est la joie de toutes les situations et de tous les âges. Elle donne la beauté et l’esprit [...]. Elle donne la mansuétude et la galanterie. S’attaquant à tous les sens à la fois, elle résume toutes les poésies [...]. Elle va du matérialisme le plus effréné au spiritualisme le plus exquis.110

L’amateur de la nouvelle développe abondamment ce dernier point de vue avec un enthousiasme digne des meilleures pages de la littérature gastronomique :

Il n’y a que les imbéciles qui ne soient pas gourmands. On est gourmand comme on est artiste, comme on est instruit, comme on est poète. Le goût [...] c’est un organe délicat, perfectible et respectable comme l’œil et l’oreille. Manquer de goût, c’est être privé d’une faculté exquise, de la faculté de discerner la qualité des aliments, comme on peut être privé de celle de discerner les qualités d’un livre ou d’une œuvre d’art ; c’est être privé d’un sens essentiel, d’une partie de la supériorité humaine ; c’est appartenir à une des innombrables classes d’infirmes, de disgraciés, et de sots dont se compose notre race ; c’est avoir la bouche bête, en un mot, comme on a l’esprit bête111.

Le pays d’élection de la gastronomie, de l’avis général, est la France. Tous sont d’accord pour célébrer son incontestable supériorité, surtout en ce qui concerne les tables parisiennes. Eugène Briffault dans Paris à table écrit :

La France est le pays le plus succulent de l’Europe [...]. Ces chefs-d’œuvre sont demandés à notre sol et à nos fourneaux par le monde entier.

À côté de ce mouvement centrifuge, il note un mouvement centripète en direction de la capitale :

Quand Paris se met à table, la terre entière s’émeut ; de toutes les parties de l’univers connu, les choses créées, les produits de tous les règnes [...] tous accourent se pressent et se hâtent afin d’obtenir la faveur d’un regard, d’une caresse ou d’un coup de dents. Pour la France, le dîner de Paris est la grande affaire du pays. La plaine, la colline, la montagne et la vallée, le bois, la forêt le vignoble et les guérets, le potager et le verger, la terre et l’eau sont ses tributaires. Tous ne désirent la fécondité et n’enfantent des prodiges que pour plaire à cette ville souveraine dont la voracité les réjouit et fait leur opulence et leur félicité112.

Nestor Roqueplan, dans Parisine, est tout aussi catégorique : « Hors de la France, toute nourriture est impossible », déclare-t-il, avant d’exalter les grands restaurants parisiens, ceux précisément dont le Guide Paris-Diamant de 1867 précise qu’il serait presque inutile de les citer tant leur renommée a dépassé les frontières :

Entrez aux Frères Provençaux, à la Maison Dorée, au café Anglais, chez Bignon, chez Brébant, au café Riche, chez Voisin, au café Foy, vous y trouverez le premier choix de toutes les denrées que la promptitude des communications et la belle organisation des marchés ont mises à la disposition exclusive de ces établissements hors-ligne113.

Or le référent gastronomique parisien est abondamment représenté dans les romans. Zola a consacré tout Le Ventre de Paris à décrire le fonctionnement des Halles, en mettant particulièrement en évidence leur rôle centralisateur ainsi que les capacités d’absorption de la « ville gourmande ». Par ailleurs on retrouve d’un auteur à l’autre les noms des établissements prestigieux : le café Riche dans La Curée ou encore Bel-Ami de Maupassant, le café Anglais et Foyot dans Pot-Bouille, Véfour dans Fromont jeune et Riesler aîné d’Alphonse Daudet, etc. Pour les gastronomes, les tables de Paris l’emportent sur celles de sa banlieue. Les romanciers, à leur tour citent peu cette dernière sauf Maupassant qui fait apparaître dans Bel-Ami et Monsieur Parent le Pavillon Henri IV à Saint-Germain-en-Laye. La banlieue se caractérise plutôt par ses parties de campagne pour lesquelles les gastronomes se montrent moins exigeants, tout en jugeant possible d’y introduire des raffinements, ce dont nous trouverions un écho dans L’accident de M. Hébert de Léon Hennique, où le chapitre central s’attache à décrire les préparatifs, le couvert élégant et le menu d’une équipée bourgeoise en pleine campagne.

Gastronomes et romanciers s’accordent aussi pour désigner les lieux privilégiés de la bonne cuisine qui sont de deux sortes : les établissements publics, synonyme d’excellence, et les tables privées distinguées mais aussi familiales. Zola a situé la grande scène gourmande des Rougon-Macquart (Pot-Bouille) dans un restaurant, au café Anglais. Dans La Curée, il déploie les fastes d’un dîner de gala donné dans la somptueuse salle à manger de l’hôtel particulier d’Aristide Saccard. Chez Huysmans on trouve plutôt l’éloge d’un autre aspect de la restauration parisienne, toujours mentionné à part dans les guides spécialisés, les tables de caractère. Ainsi André, le héros de En ménage, s’attable avec sa maîtresse dans une brasserie allemande pour se délecter d’une succulente choucroute, tandis que Des Esseintes, dans À rebours, voyage sur place grâce aux mets roboratifs d’une taverne anglaise. Huysmans est par ailleurs le tenant de la cuisine de ménage dont les vertus sont exaltées à travers la description dans En ménage, d’une mirobolante potée ainsi que, dans Là-bas , celle d’un pot-au-feu hors pair.

Le corpus romanesque illustre également abondamment un phénomène caractéristique de l’époque selon E. Briffault, l’aspiration générale de la société à la bonne chère :

Ces fêtes sont de tous les logis ; les plus pauvres y trouvent encore des instants de gaieté et d’oubli114.

Les naturalistes, plus que les grandes célébrations dans les classes favorisées, décrivent souvent des agapes petites bourgeoises ou populaires dont les participants ont toujours à cœur de consommer la meilleure chère qui soit. Maupassant, dans L’héritage, met en scène un employé de bureau soucieux de corser élégamment le menu qu’il compte offrir à un supérieur hiérarchique, par l’adjonction d’un pâté de foie et d’une bouteille de champagne. Une des plus grandes pages gastronomiques romanesques, du moins dans son genre, est celle du festin organisé par Gervaise, la blanchisseuse de L’assommoir, scène exemplaire des bombances populaires par la quantité et la qualité des mets servis. Toutes les classes, de plus, ressentent le désir de bien manger au restaurant. Une petite bourgeoise comme Mme Duhamain, personnage d’Une belle journée d’Henri Céard, entend au cours d’une escapade amoureuse faire « un bon petit-déjeuner » aux Marronniers, restaurant alors célèbre de Bercy. Dans le roman d’Alphonse Daudet, Riesler est invité à fêter un succès professionnel dans un restaurant à prix fixe du Palais-Royal dont le décor clinquant et la mise en scène du couvert représentent pour son ami Sigismond le comble du luxe. Les guinguettes suburbaines attirent le dimanche les citadins avides de nourriture champêtre. Mme Dufour dans Une partie de campagne, la célèbre nouvelle de Maupassant, commande d’un air important un menu duquel elle attend beaucoup. Pauline, la vendeuse de Au bonheur des dames de Zola, dévore allègrement au déjeuner puis au dîner poulet sauté et matelotte. Le petit peuple, comme on le voit dans Germinie Lacerteux des frères Goncourt, préfère pour des raisons d’économie pique-niquer mais n’ignore pas tout à fait les jouissances du restaurant. Coupeau et Lantier, les deux hommes de Gervaise (L’assommoir), s’entendent en effet pour écumer tous les restaurants des barrières dont ils connaissent les spécialités. Dans Jack, d’Alphonse Daudet, un humble colporteur invite au restaurant pour son mariage tous ses amis. Tous sont éblouis par le faux luxe du couvert et la carte mystérieuse de l’établissement, spécialisé en noces et banquets du pauvre.

Toutes les occasions sont bonnes pour bien manger, disent les gastronomes. La diversité des situations romanesques en fournit la preuve. La bonne chère accompagne en effet l’existence entière d’un roman à l’autre. Elle est de tous les grands moments, les mariages (la noce de Madame Bovary ou des paysans de La terre), les fêtes de famille (L’Assommoir), les triomphes politiques (le festin final de La Fortune des Rougon de Zola, roman initiateur de la série des Rougon-Macquart), mais est également inscrite dans le quotidien. Outre les grands dîners, certains rites bourgeois, raffinés sur le plan culinaire comme le thé du soir ou le goûter d’enfants figurent dans Une page d’amour de Zola avec un grand luxe de détails gourmands. L’éducation sentimentale de Flaubert préfigure bien d’autres romans avec ses repas de garçons et son escapade amoureuse dans un restaurant champêtre. L’escapade gourmande, qu’on retrouve par exemple dans L’Œuvre de Zola, voisine avec la partie fine en cabinet particulier, placée sous le double signe de l’amour et de la table, comme le démontre exemplairement le roman d’Henri Céard, Une belle journée, essentiellement consacré au récit d’une séduction dans un bon restaurant.


Pour autant le rôle des femmes dans le domaine de la table est diversement apprécié. Si l’on s’en tient à la confection, le discours gastronomique et le roman s’accordent à célébrer les bonnes cuisinières. Huysmans met en scène des personnages féminins qui excellent dans les plats de ménage ; Zola s’attarde sur la cuisine rutilante et les talents de la petite bonne Rosalie dans Une page d’amour. Quand il s’agit de la dégustation les avis sont partagés. La gourmandise des femmes est souvent considérée comme un charme, notamment par Brillat-Savarin :

Rien n’est plus agréable à voir qu’une jolie gourmande sous les armes : sa serviette est avantageusement mise ; une de ses mains est posée sur la table ; l’autre voiture à sa bouche de petits morceaux élégamment coupés, ou l’aile de perdrix qu’il faut mordre ; ses yeux sont brillants, ses lèvres vernissées, sa conversation agréable, tous ces mouvements gracieux ; elle ne manque pas de ce grain de coquetterie que les femmes mettent à tout. Avec tant d’avantages elle est irrésistible ; et Caton le Censeur lui-même se laisserait émouvoir115.

Le portrait que Zola brosse de Renée, l’héroïne de La curée, attablée dans un cabinet du café Riche, fait écho à cette page :

C’était avec de petits frémissements d’aise que Renée promenait ses fines mains de sa fourchette à son couteau, de son assiette à son verre116.

Le narrateur parle alors d’« adorable débauche ». Tout aussi élégante, Mme Duhamain, dans Une belle journée,

« mang[e] [...ses fraises] une à une, en femme qui déguste un mets délicat »117.

Néanmoins Grimod de la Reynière et à sa suite bon nombre de théoriciens considèrent que la femme n’a pas de rélles compétences gastronomiques. Nestor Roqueplan, parlant du dîner en ville, précise :

Si c’est une partie de gourmandise, cela devient alors un rendez-vous sérieux, une épreuve grave, et la première chose à faire, si on consulte les gourmands, les buveurs fins, les raffinés de la table, ce serait d’en exclure les femmes118.

Pour Chatillon-Plessis,

les repas entre hommes sont plus favorables à l’intelligente appréciation des mets, la compagnie d’une femme charmante étant désastreuse, à cause des devoirs absorbants que la politesse exige119.

Il est notable que la scène gastronomique par excellence du corpus romanesque, le festin de Pot-Bouille, se passe volontairement de femmes :

C’était au Café anglais que l’oncle Bachelard avait invité Duveyrier [...]. Il avait amené en outre Trublot et Gueulin, quatre hommes et pas de femmes, car les femmes ne savent pas manger : elles font du tort aux truffes, elles gâtent la digestion120.

On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, que les spécialistes en la matière soient essentiellement des personnages masculins. Le corpus romanesque comporte en effet quelques belles figures de gourmets éclairés. Le gastronome le plus dispendieux est précisément Bachelard, le personnage de Pot-Bouille. C’est un riche commerçant habitué des plus grands restaurants :

On connaissait l’oncle sur toute la ligne des boulevards pour ses dîners fastueux, quand un client tombait chez lui du fond de l’Inde ou du Brésil, des dîners à trois cents francs par tête, dans lesquels il soutenait noblement l’honneur de la commission française. Une rage de dépense le prenait, il exigeait tout ce qu’il y avait de plus cher, des curiosités gastronomiques, même immangeables [...] ; et c’était encore des primeurs extraordinaires [...] puis un luxe de fleurs, d’argenterie, de cristaux, un service qui mettait le restaurant en l’air ; sans parler des vins, pour lesquels il faisait bouleverser la cave, réclamant des crus inconnus, n’estimant rien d’assez vieux, d’assez rare, rêvant des bouteilles uniques à deux louis le verre121.

Dans L’Œuvre, le couple de l’écrivain Sandoz, transposition transparente du couple Zola, très amateur de bonne chère, fête ses amis selon ses moyens, assez modestement d’abord avec une succulente bouillabaisse, plus fastueusement par la suite quand Sandoz a conquis la notoriété :

Le ménage avait le goût des curiosités gastronomiques, venues des quatre coins du monde. Cette fois, on se décida pour un potage queue de bœuf, des rougets de roche grillés, un filet aux cèpes, des raviolis à l’italienne, des gélinottes de Russie, et une salade de truffes, sans compter du caviar et des kilkis en hors-d’œuvre, une glace pralinée, un petit fromage hongrois couleur d’émeraude, des fruits, des pâtisseries. Comme vin, simplement, du vieux bordeaux dans les carafes, du chambertin au rôti, et un vin mousseux de la Moselle au dessert, en remplacement du vin de champagne, jugé banal122.

À côté des amphitryons accomplis, on trouve les viveurs à l’aise en cabinet particulier, prompts à commander un souper fin comme Maxime dans La curée ou le mari d’une nouvelle de Maupassant, Imprudence, qui sait immédiatement ce qui convient à une soirée érotique. Les poètes de la table existent chez les Goncourt. Dans Manette Salomon un peintre raté, Anatole, et un cuisinier au chômage trompent une faim bien réelle en s’offrant un festin en paroles qui détaille les mérites de la cuisine russe et qui culmine par la recette du faisan à la Géorgienne. De même chez Huysmans, toujours dans En ménage, Cyprien, au moment de commander le vin au restaurant, se livre à une rêverie gastronomico-esthétique sur les noms des bourgognes :

La romanée et le chambertin, le clos-vougeot et le corton faisaient défiler devant lui des pompes abbatiales, des fêtes princières, des opulences de vêtements brochés d’or, embrasés de lumière ! Le clos vougeot surtout l’éblouissait. Ce vin lui semblait être le sirop des grands dignitaires. L’étiquette brillait devant ses yeux, comme ces gloires munies de rayons, placées dans les églises, derrière l’occiput des Vierges123.

Le narrateur fait à son tour preuve de compétence dans l’appréciation de la table. Sans intervenir directement comme le veut la technique naturaliste, il approuve implicitement les jugements favorables de ses personnages, par exemple le choix du menu dans Pot-Bouille qualifié de « simple et grand » :

un potage crème d’asperges, puis des petites timbales à Pompadour ; deux relevés, une truite à la genevoise et un filet de bœuf à la Chateaubriand ; deux entrées, des ortolans à la Lucullus et une salade d’écrevisses ; enfin comme rôt un cimier de chevreuil, et comme légumes des fonds d’artichauts à la jardinière, suivis d’un soufflé au chocolat et d’une sicilienne de fruits124.

Son savoir, tous romanciers confondus, sur les restaurants, les mets, les usages, est inépuisable. C’est à la fois un boulevardier très au fait des ressources culinaires de la capitale, un gastronome capable de classer les plats selon les milieux et les circonstances et un arbitre du bon goût, ce qui l’amène notamment à juger de beaux buffets chez Huysmans ou des tables somptueusement servies chez Zola (La curée, Son Excellence Eugène Rougon) mais aussi chez Maupassant sensible au couvert raffiné du café Riche dans Bel-Ami. On mettra à part Alphonse Daudet pour ses Paysages gastronomiques où il exalte des mets typiques consommés dans un cadre naturel (bouillabaisse de pécheurs par exemple, dégustée sur la plage).


Ce panorama pourrait laisser croire que discours gastronomique et discours romanesque sont entièrement superposables. En fait, en dépit d’indéniables ressemblances, leur visée est différente sur plusieurs points.

La scène de table est en effet soumise à des contraintes génériques. Elle doit s’inscrire dans une intrigue romanesque et ne peut donc se borner à être un simple document. Les écrivains ne l’envisagent pas uniquement ou même essentiellement pour décrire les mœurs, pour représenter les différents modes de la consommation alimentaire. Elle est surtout un moyen commode, notamment pour Zola, de réunir les personnages d’un roman à des points clefs de l’intrigue et, ce faisant, elle est au service de la fiction. Ainsi L’argent s’ouvre sur une grande scène de restaurant. On y voit le financier Saccard, ruiné, commander son déjeuner chez Champeaux. La scène sert à Zola à planter le décor, grâce à la position stratégique de ce célèbre établissement situé en face de la Bourse, à présenter la plu-part des personnages du roman, tous des boursiers qui fréquentent le restaurant et qu’on retrouve ultérieurement, à définir l’état d’esprit du héros avide de prendre sa revanche et très indifférent à ce qu’il mange. Le tableau de genre, très animé au demeurant, vaut pour sa valeur d’exposition et ne renseigne que fort peu sur la cuisine du lieu. Introductive, la scène de table peut être aussi conclusive. Tel est le cas dans La fortune des Rougon qui s’achève sur un festin donné par les Rougon en l’honneur de leur triomphe sur Plassans, à l’issue du Coup d’État du 2 décembre. La scène, à travers les débordements de la gourmandise, peint surtout l’ivresse de la victoire, ainsi qu’en contrepoint, ses sordides dessous, sans s’astreindre à une description exhaustive des mets consommés. La grande scène en cabinet particulier de La curée correspond pour sa part à la crise majeure du roman ; elle renseigne certes sur le menu d’une partie fine, mais le récit de la consommation est subordonné à l’évolution de la relation entre les protagonistes jusqu’à l’inceste final.

Dans toutes ces scènes, le discours des personnages sur la nourriture est peu privilégié, parce qu’il s’agit, grâce aux dialogues, de faire avancer l’intrigue, ce à quoi est impuissante une parole simplement laudative ou critique sur les mets. En matière de dégustation ce serait même le silence qui serait préférable, selon un gastronome :

On ne doit en dînant entendre que [le bruit] que font les mâchoires, et le léger susurrement des conversations de voisin à voisine ; – il faut s’entendre manger au moins jusqu’au dessert125.

Une telle suspension dans une scène romanesque conduirait à une impasse narrative, du moins chez les naturalistes qui sont encore tributaires du modèle théâtral de la scène à faire, où parler c’est agir. C’est pourquoi, en général, les personnages ne s’absorbent guère dans leurs sensations ou parlent peu de ce qu’ils mangent mais beaucoup de ce qui leur tient à cœur.

Leurs projets ne sont pas d’ailleurs fondamentalement axés sur la table. Ils se promettent plutôt les joies de la convivialité, tel Georges Duroy, le héros de Bel-Ami, tout ému à la pensée de dîner à quatre au café Riche, ou de l’amour, comme Trudon, le personnage d’Une belle journée, qui n’entraîne sa compagne au restaurant que dans l’intention de la séduire. Les grandes bombances huysmansiennes sont souvent de bonnes surprises inattendues plutôt que le fruit d’une intention gourmande. Sur le moment la consommation est traversée par des préoccupations psychologiques qui peuvent rendre indifférent à la nourriture. L’héroïne d’Imprudence, tout excitée de se trouver en cabinet particulier, n’attache aucune importance au menu choisi. Le désintérêt est total quand un drame survient à table, faisant passer au second plan toute satisfaction gustative. Ainsi, malgré un repas indéniablement raffiné, ni Renée dans La Curée, ni Mme Duhamain dans Une belle journée, ne s’attarde sur leurs sensations parce que, en cours de consommation l’une connaît la honte de la faute et l’autre la désillusion amoureuse. De bons repas peuvent être aussi traversés par une menace qui en rend la réussite secondaire. La fête de Gervaise, dans L’Assommoir, est perturbée par le retour de son premier amant Lantier, figure du mal absolu ; le pique-nique d’Une partie de campagne de Maupassant, par la présence de deux canotiers aux intentions conquérantes.

Si les personnages se laissent ainsi distraire des jouissances de la bouche, c’est parce qu’ils ne sont pas fondamentalement gastronomes. Seul Bachelard, dans Pot-Bouille, fait figure de spécialiste. Sinon on a affaire, conformément aux présupposés du naturalisme, à des individus ordinaires, pourvu d’une exigence et d’un savoir limités en matière de restauration, même si tous désirent bien manger. Souvent contentés à peu de frais, ils expriment leur satisfaction banalement. On chercherait donc en vain, sauf exception, dans les romans, des appréciations culinaires fines portant sur des repas subtilement médités. L’impression générale est plutôt celle du tout-venant venant s’inscrire dans la trame quotidienne de la vie.

Par ailleurs, l’objectivité affichée dans le compte-rendu du réel est un principe constamment violé. On note parfois une tendance à l’esthétisation dans la description de la nourriture. Les naturalistes en effet privilégient la vue, au détriment du registre gustatif, pour faire de la nourriture un pur spectacle. Ainsi Le Ventre de Paris comporte toute une série de morceaux de bravoure consacrés à de nombreuses denrées organisées en natures mortes mais pas une seule scène de confection ni de consommation. Huysmans, pour sa part, affectionne la description des buffets ou des vitrines où la nourriture s’exhibe sans être dégustée par la suite. Plus généralement la tendance à la satire modifie le sens du texte-document. Le narrateur naturaliste montre ironiquement l’envers du décor en débusquant impitoyablement les calculs présidant aux agapes bourgeoises. Ainsi Bachelard, loin d’être un pur gastronome, recherche plutôt l’ostentation pour épater ses invités. De plus dans cette scène, la satisfaction, au dessert, ne parvient pas à dilater les cœurs :

Tous quatre, ils se regardèrent en ricanant. Ils avaient la peau tendue, la digestion lente et égoïste de quatre bourgeois qui venaient de s’emplir, à l’écart des ennuis de la famille. ça coûtait très cher, personne n’en avait mangé avec eux [...]126.

Toujours dans Pot-Bouille, la mise en scène ne parvient pas à dissimuler le caractère sordide des dîners de famille ou des thés prétendument mondains servis avec parcimonie. Outre les faux-semblants dictés par la gêne ou l’avarice, les romanciers sont également sensibles aux erreurs gastronomiques commises par les personnages. De nombreuses scènes suggèrent que le plaisir éprouvé, notamment par les personnages populaires, est mal fondé : Les deux amoureux des Sœurs Vatard, roman de Huysmans, croient faire une grande sortie au restaurant. Or, ils

dînèrent bien et pour pas trop cher. Ils avaient eu une bouteille, une soupe, un fricandeau et du fromage pour trois francs soixante-dix centimes127.

Dans L’Assommoir, les invités de Gervaise se délectent, comme de mets délicats, d’une blanquette de veau à la sauce épaisse, « trembl[ant] comme une gelée » ainsi que d’une épinée de cochon « flanquée de grosses pommes de terre rondes »128. Dans Manette Salomon, les Goncourt délèguent leur jugement sur les compétences gustatives du parisien à l’un de leurs personnages qui s’exclame :

C’est l’animal du monde ! du monde ! le plus facile à nourrir ! Il mange et boit de tout ! du lait filtré ! du vin colorié !1 du bouillon économique ! du chevreuil de restaurant !!! Il y en a même des espèces ! qui digèrent! un dîner à quarante sous !!!129

On est à l’opposé de l’avis du Paris-Guide pour qui le Parisien est le convive raffiné par excellence, impossible à tromper.

Il est vrai que les présupposés philosophiques du naturalisme sont peu compatibles avec l’aimable vision du monde des gastronomes. Pour le premier le corps est toujours suspect de bestialité. Le Grand Larousse du XIXe siècle, à l’article « Gastronomie », fait une distinction révélatrice :

Depuis Brillat-Savarin on ne rougit plus d’être gastronome mais on ne voudrait à aucun prix passer pour un gourmand ou un ivrogne. Le gourmand ne sait qu’engloutir [...]. Le gastronome vit dignement et doit être doué de sens sûrs, de jugement et de tact, tant mieux s’il est riche.

Or les naturalistes confondent communément gastronomie, gourmandise et gloutonnerie. Nul dans les romans n’est à l’abri d’un abandon sans retenue aux instincts. Cas exemplaire, l’un des gourmands des Rougon-Macquart, Chanteau, personnage de La joie de vivre, en dépit d’une goutte opiniâtre qui fait de lui un pitoyable infirme, est un monomaniaque, incapable de se maîtriser et non un amateur éclairé.

Loin de dispenser les plaisirs à profusion, la réalité des naturalistes est fondamentalement décevante. Il est rarissime d’assister à une scène de table pleinement réussie. L’œil critique du narrateur décèle des défaillances dans les restaurants élégants comme le café Riche (dans La curée et Bel-Ami), là où les guides sont enthousiastes. En particulier le regard jeté sur les fins de repas, au moment où le gastronome célèbre l’euphorie du dessert, enregistre la débandade du couvert et la présence des taches :

Un verre de chartreuse renversé venait de poisser la nappe toute noircie de la cendre des cigares130,

telle est la dernière image emportée à la fin du dîner au Café anglais, comparable en cet instant par son laisser-aller à n’importe quelle gargote.

Dans ces conditions il serait vain de vouloir trouver dans les romans le discours optimiste sur la restauration d’un Brillat-Savarin qui, au chapitre des restaurateurs à prix fixe, félicite ces derniers d’avoir su

joindre la bonne chère à l’économie [... et] en se rapprochant des fortunes médiocres [...] de s’assurer ainsi de la foule des consommateurs131.

Le roman du corpus consacré au restaurant, À vau l’eau de Huysmans, raconte le calvaire d’un petit employé célibataire, M. Folantin, qui souhaite se nourrir correctement sans jamais y parvenir. Bouillons, table d’hôte, établissements à prix fixe ne lui procurent que de navrantes expériences.

Enfin, l’être humain, du point de vue naturaliste, est incapable de fonder son bonheur sur la table. Les réussites en la matière demeurent sans lendemain. Elles demeurent de simples parenthèses au sein d’une existence plate, voire désastreuse. Les célébrations conviviales de L’Œuvre, auxquelles les maîtres de maison ont consacré tous leurs soins, en dépit d’alléchants menus, sont marquées par la dégradation de l’amitié. C’est bien pire quand une crise amoureuse traverse le bon repas. Ainsi la partie fine de La curée ou l’escapade d’Une belle journée sont de lamentables échecs érotiques qui ruinent complètement les joies gustatives. Nul personnage ne parvient à conjuguer les joies de l’amour et celles de la bonne chère.



On ne peut que mettre en avant la sensibilité du naturalisme au phénomène contemporain de la gastronomie. Les romanciers ont perçu l’air du temps en en montrant la démocratisation tout en privilégiant, grâce à leur parisianisme, les grandes tables, honneur de la restauration française. On veut bien manger, on mange beaucoup, et souvent bien dans tous ces romans. Le discours romanesque reprend à son compte les normes et les exigences du bien-vivre que l’on trouve sous la plume des gastronomes. Mais, plus profondément, les contraintes narratives et surtout la vision du monde naturaliste interdisent la multiplication des scènes gastronomiques. Plutôt que l’ex-ception française ou la souveraineté de Paris qui caractérisent l’époque, le naturalisme s’intéresse à la nature humaine qu’il juge étroitement rivée aux bas instincts ainsi qu’aux échecs sans grandeur d’une existence fondamentalement décevante. C’est pourquoi les scènes de table sont souvent entachées de grossièreté ou de vulgarité, là où le gastronome célèbre l’accord des sens et le raffinement du goût. Pour le naturalisme l’art de vivre est impossible, la fête condamnée d’avance. Subsistent néanmoins quelques belles pages gourmandes qui font exception à la règle en s’écartant du pessimisme propre au courant. Ainsi on peut considérer la gastronomie comme l’instant de grâce du roman naturaliste.