Karin Becker

« ON NE DÎNE PAS AUSSI LUXUEUSEMENT EN PROVINCE QU’À PARIS, MAIS ON Y DÎNE MIEUX ». L’ÉLOGE AMBIVALENT DES CUISINES RÉGIONALES DANS LE ROMAN FRANÇAIS DU XIXe SIÈCLE

Les romanciers du siècle bourgeois tels que Balzac, Flaubert, Zola et Maupassant participent activement à la campagne des gastronomes qui présente la cuisine française comme un patrimoine national. Ils appartiennent eux-mêmes à la « société gourmande » de leur époque, se faisant parfois écrivains gourmands, tout comme plusieurs gastronomes se font romanciers : d’un point de vue sociologique, on ne saurait les séparer, et la frontière entre littérature gastronomique d’un côté et belles-lettres de l’autre est loin d’être nette132. D’une part, le « discours gastronomique » de l’époque présente une dimension littéraire assez prononcée (métaphores, citations littéraires, etc.), d’autre part les romanciers intègrent ce discours dans leurs œuvres fictionnelles, en décrivant de multiples scènes de repas, pour lesquelles ils emploient les arguments des gastronomes d’une manière soit affirmative, soit critique. C’est ce rapport entre le discours gastronomique et son utilisation par les romanciers qui nous intéresse dans ce contexte : il s’agit de bien comprendre à quel point les romanciers approuvent l’idéologie nationale de l’hégémonie de la cuisine française dans le monde et dans quelle mesure ils contribuent à déconstruire cette valorisation mythique.

Dans leurs nombreuses descriptions de scènes de repas, les romanciers insistent surtout sur la « grande cuisine » d’une part et la « cuisine bourgeoise » d’autre part. Pour la grande majorité des romans analysés par la suite133, l’action est située dans la capitale, c’est donc la cuisine parisienne dans ses différentes variantes qui est mise en relief. Pourtant, les auteurs consacrent plusieurs passages à la « cuisine de province », et ce sont ces passages-là qui seront étudiés ici134. Avant de les aborder, résumons les caractéristiques de la cuisine parisienne, telle qu’elle est présentée dans les romans135, car la cuisine de province est toujours jugée par rapport à la gastronomie de la capitale. Quant à la « grande cuisine », elle est placée sous le signe de l’art et de la science, et l’éloge est ici unanime. Les romanciers s’identifient pleinement avec le nouveau culte, célébré dans les grands restaurants des boulevards ; la description des créations culinaires des grands chefs se fait donc dans l’optique d’une affirmation sans faille. La « cuisine bourgeoise » en revanche, souvent appelée « cuisine de ménage », a dans les romans un statut plus ambigu. D’un côté, elle est une cuisine de femme, une pratique quotidienne qui n’a pas le prestige d’une gastronomie festive et élitaire. En même temps, elle est plus « simple », les ingrédients sont moins chers, la préparation moins sophistiquée. Par rapport à la « grande cuisine », la « cuisine bourgeoise » semble donc inférieure ; cependant, elle a de considérables avantages sur celle-ci. Ainsi, elle semble plus « naturelle », c’est-à-dire « saine », le régime de ménage est donc plus proche des concepts médicaux. Ensuite, elle est le soutien de la vie de famille, de l’identité bourgeoise qui se forme au jour le jour, lors du repas familial dans la salle à manger privée. Retenons donc que l’éloge de la « cuisine bourgeoise » est plus complexe, que l’identification des auteurs s’exprime ici sur un mode plus retenu.

Si les romanciers qualifient de « naturelle » la « cuisine bourgeoise », par rapport à la « grande cuisine », ceci vaut d’autant plus pour la « cuisine de province », cette cuisine régionale qui, par sa distance géographique à la capitale, est encore beaucoup moins soumise au caractère « artificiel » de la gastronomie parisienne. Par le terme de « cuisine de province », employé par les romanciers pour désigner ce que nous appelons la cuisine régionale, nous n’entendons bien évidemment pas la cuisine paysanne, cette cuisine simple, quotidienne et apparemment éternelle de la population rurale, qui est caractérisée par la longue cuisson des produits locaux (légumes, lard...) dans une grande marmite, accrochée sur le foyer dans la cuisine de la ferme. Cette cuisine rurale traditionnelle ne nous intéresse pas dans le contexte donné, parce que le « discours gastronomique » de l’époque néglige ces pratiques paysannes, toujours fondées sur une économie de nécessité locale. Comme nous nous proposons d’analyser le rapport entre le roman et la littérature gastronomique, nous avons pris le parti de passer sous silence les différentes scènes de repas situés dans le monde rural.

En revanche, si nous parlons ici de la « cuisine de province », nous nous référons à plusieurs variantes d’une cuisine régionale, que les protagonistes rencontrent au cours de leurs voyages à travers le pays et qu’ils présentent en les comparant avec la gastronomie parisienne, qui leur est familière. Il s’agit en fait de trois types de cuisines. D’abord, nous sommes confrontés à la gastronomie bourgeoise telle qu’elle s’est établie dans les villes de province, cuisine que les protagonistes parisiens rencontrent par exemple lors d’une visite chez des parents. Ensuite, il s’agit de la cuisine offerte par les auberges de campagne aux alentours de la capitale, où les Parisiens s’amusent le week-end, faisant une petite excursion d’une journée, une de ces célèbres « parties de campagne ». Enfin, une troisième variante de la « cuisine de province » est celle pratiquée dans les régions périphériques, telles que l’Alsace, la Provence ou la Normandie, dont les spécialités peuvent pourtant faire partie intégrante de la cuisine de ménage des Parisiens, si ceux-ci ont leurs origines dans les provinces en question, auxquelles ils restent attachés par leur goût.

Constatons dès le début que pour ces trois types de la cuisine régionale, les romanciers insistent sur leur caractère « naturel », et ceci à la fois au niveau du genre des plats offerts et du comportement des mangeurs. Les observations faites par les protagonistes parisiens correspondent en fait assez souvent aux convictions personnelles des romanciers eux-mêmes, qui, malgré leur intégration dans le monde du Tout-Paris, ont chacun leurs attaches provinciales particulières. Mais en thématisant la cuisine du terroir, celle qu’ils connaissent depuis leur plus tendre enfance, les auteurs suivent aussi une tendance du discours gastronomique de l’époque, qui se consacre de plus en plus aux cuisines des provinces, en les intégrant dans le culte du patrimoine culinaire de la nation française136.

Quant à l’aspect « naturel » des cuisines de province, celui-ci est d’abord dû à la fraîcheur des produits, comme le dit Balzac dans Les paysans :

Les Parisiens, habitués à manger de la verdure, des légumes qui accomplissent une seconde végétation, exposés au soleil, à l’infection des rues, à la fermentation des boutiques, arrosés par les fruitières qui leur donnent ainsi la plus trompeuse fraîcheur, ignorent les saveurs exquises que contiennent ces produits. (B : Les paysans IX 244)

Tandis que les Parisiens achètent leur nourriture sur le grand marché anonyme, dont les mécanismes ne sont pas transparents pour le client, les provinciaux profitent d’un accès immédiat aux produits, dont l’origine est d’une proximité rassurante. C’est ainsi que Florent, dans Le ventre de Paris, est tout à fait enthousiasmé lorsqu’il quitte le monde des Halles parisiennes pour une visite à la campagne, où il découvre des produits tout frais et naturels :

Il ne connaissait les légumes que meurtris par les cahots des tombereaux, arrachés de la veille, saignants encore. Il se réjouissait, à les trouver là chez eux, tranquilles dans le terreau, bien portant de tous leurs membres. (Z VP I 803)

Bien que les Parisiens – y compris les romanciers eux-mêmes – sachent apprécier les avantages du marché alimentaire moderne et industrialisé, ils expriment ici une tendance contraire, une certaine nostalgie du terroir, qui prône les aliments « sains » et « naturels » de l’agriculture locale, qui formerait, à les croire, la base d’un art culinaire sans faux, des bons petits plats nourrissants, que l’artifice de la grande cuisine ne saurait offrir.

Ce caractère naturel de la cuisine du terroir se répercute sur le comportement des mangeurs, qui dédaignent toute mise en scène au profit d’un bon appétit spontané. C’est ainsi que le visiteur parisien décrit le mangeur provincial, avec une touche d’envie, comme une créature qui n’est pas assujettie aux contraintes de l’étiquette, qui n’est pas forcée de supprimer ses besoins primaires au profit d’une norme abstraite et collective, c’est-à-dire des « manières de table ». Ce comportement libre, complètement détaché des normes du culte gastronomique, concerne tout d’abord la quantité des nourritures englouties, car en province, les gens mangeraient des portions gigantesques, tandis que le dîneur parisien saurait refréner son appétit. Citons par exemple Balzac, dans La vieille fille : en province, on mangerait

sans honte d’avoir un bon appétit, et non comme à Paris où il semble que les mâchoires se meuvent par des lois somptuaires qui prennent à tâche de démentir les lois de l’anatomie. À Paris, on mange du bout des dents, on escamote son plaisir ; tandis qu’en province les choses se passent naturellement. (B : VF IV 880)

C’est ainsi qu’un repas à la campagne ressemblerait à une « bataille » (B : VF IV 851), qui se joue « sur des lignes de trente ou quarante plats » (B : VF IV 813) et qui peut durer jusqu’à « cinq heures » (B : R IV 443), ce que l’habitant de la capitale constate avec une certaine perplexité, sinon admiration. D’un autre côté, ce constat implique bien sûr un reproche latent, car ces « repas pantagruéliques » trahissent évidemment un comportement incontrôlé et donc peu civilisé, que les auteurs considèrent avec un certain dédain. Or, il faut tenir compte du fait que la description d’une telle « bataille » est en premier lieu un topos de la littérature héroïco-burlesque dans la tradition des goliards, où ces orgies prennent une signification quasiment symbolique.

L’éloge que les romanciers accordent à la cuisine de province est finalement assez ambivalent, et cette ambiguïté ne concerne pas seulement la quantité des nourritures incorporées, mais aussi la qualité des plats préparés. D’une part les protagonistes – et nos auteurs – jugent les « plats en usage dans la campagne » comme des mets de qualité inférieure, par rapport aux créations artistiques de la cuisine parisienne. Ainsi, dans Eugénie Grandet, le cousin parisien traite ses parents d’« arriérés », parce qu’ils ne savent pas préparer leur café selon la méthode en vogue (B : EG III 1089), et dans Madame Bovary, le pharmacien Homais s’excuse auprès du célèbre médecin qu’il reçoit dans son village normand, parce qu’il ne saurait lui offrir un repas exquis dans ce « malheureux pays » (F : MB I 585). Mais d’autre part, les romanciers n’hésitent pas à faire l’éloge de la cuisine simple, mais bonne et nourrissante qu’on pratique en province, dont la fraîcheur, l’abondance et la bonté (cf. B : IP V 257) rivalisent avec l’artifice de la grande cuisine. Citons Balzac, dans La Rabouilleuse :

On ne dîne pas aussi luxueusement en province qu’à Paris, mais on y dîne mieux ; les plats y sont médités, étudiés. (B : R IV 400)

Ainsi, on saurait rencontrer en province des cuisinières formidables, de véritables « Carêmes en jupon, génies ignorés » (B : R IV 400), dont les « talents de cuisine » pourraient montrer une « supériorité [...] sur les chefs de Paris » (B : Le Cabinet des antiques IV 1078), bien qu’ils s’appliquent aux simples « plats en honneur dans le pays » (B : VF IV 865). Il faut cependant retenir que dans les différents passages où les auteurs prônent la cuisine de province, celle-ci est surtout louée pour son abondance et moins pour sa qualité ou son goût.

Cet éloge relativisé se retrouve dans les scènes de repas qui décrivent le comportement du mangeur. Le provincial devient ainsi un être ambivalent, à mi-chemin entre le goinfre et le connaisseur, ce qui témoigne d’ailleurs de la double signification que le terme « gourmand » peut encore avoir à cette époque-là. Si nous considérons l’ensemble du corpus des romans analysés, nous constatons que la majorité des gourmands mis en scène vivent en province, où la « bonne chère » semble avoir une importance capitale pour la vie quotidienne. Pour expliquer ce phénomène, Balzac nous dit que la population des villes de province souffrirait d’une telle monotonie dans la vie de tous les jours, qu’elle se précipiterait sur la nourriture, qui remplace en quelque sorte tous les autres plaisirs. Ainsi, il écrit dans La Rabouilleuse :

En province, le défaut d’occupation et la monotonie de la vie attirent l’activité de l’esprit sur la cuisine. (B : R IV 400)

Par conséquent, la bonne chère acquiert la fonction d’un ersatz dans une ville ainsi constituée, sans aucune activité même commerciale, sans goût pour les arts, sans occupations savantes, où chacun reste dans son intérieur. (B : R IV 365).

Je répète que selon les romanciers, l’envie du gourmand provincial vise surtout la quantité et non la qualité de la nourriture, et c’est ainsi que nous observons en province une longue série de « ventres en ballon », preuve d’une adiposité pathologique, si fatale pour le gourmand du siècle bourgeois.

Tandis que les romanciers parlent de « gastronomie » dans le contexte de la cuisine parisienne, ils utilisent le vieux terme de « bonne chère » pour désigner la cuisine de province. Toutefois, en intégrant celle-ci dans leur éloge général de la cuisine française, ils insistent sur l’importance de l’art gourmand pour l’idéologie bourgeoise. En intégrant la cuisine de province dans le nouveau culte gastronomique, ils semblent l’anoblir, la réhabiliter, tout en gardant leur distance, car les auteurs eux-mêmes appartiennent à la « société gourmande », cette élite du Tout-Paris, qui ne saurait louer la province sans ironie. Car en regardant leur approbation de plus près, l’on constate un discours à double intention : lorsqu’ils évoquent le bien-être physique des provinciaux ils critiquent implicitement le caractère saturé, lourd, abruti de la bourgeoisie provinciale, à laquelle ils reprochent le désintérêt politique et l’égoïsme social. Citons, à titre d’exemple, le portrait que Maupassant fait du gourmand Marambot, dans la nouvelle Le Rosier de Madame Husson :

Toute la vie de province m’apparut, qui alourdit, épaissit et vieillit. [...] Je devinai les longs repas qui avaient arrondi son ventre, les somnolences après dîner, dans la torpeur d’une lourde digestion arrosée de cognac, et les vagues regards jetés sur les malades avec la pensée de la poule rôtie qui tourne devant le feu. Ses conversations sur la cuisine, sur le cidre, l’eau-de-vie et le vin, sur la manière de cuire certains plats et de bien lier certaines sauces, me furent révélées, rien qu’en apercevant l’empâtement rouge de ses joues, la lourdeur de ses lèvres, l’éclat morne de ses yeux. (M : Le Rosier de Mme Husson II 951)

Une telle caractérisation négative du gros bourgeois égoïste, exclusivement préoccupé de sa jouissance corporelle, se trouve, dans les romans, surtout dans la description des mœurs de province.

En résumé l’attitude des romanciers par rapport aux cuisines de province est un phénomène double et complexe. D’un côté, ils insistent, avec une certaine fierté, sur la place importante que les cuisines régionales occupent dans l’ensemble de gastronomie française. Dans ce contexte, ils font l’éloge de ses avantages, de la fraîcheur des produits, de la bonté des plats et du comportement libre, spontané, peu formalisé du mangeur. Mais ils remettent également en question leur louange, à plusieurs niveaux : tout d’abord ils comparent la simple « bonne chère » provinciale avec le caractère exquis de la « gastronomie » parisienne ; ensuite ils insistent sur l’aspect quantitatif de l’alimentation, qui fait du gourmand un goinfre ; en même temps, ils reprochent au bourgeois de province sa vie saturée et son caractère hébété ; et enfin, la gourmandise provinciale semble réduite au statut d’un simple ersatz, parce qu’elle comble le vide de l’existence, au lieu d’être une occupation privilégiée, comme elle l’est pour les gastronomes parisiens.

Passons donc à la deuxième variante de la cuisine de province, celle qui est pratiquée dans les auberges de campagne aux environs de Paris. Les romanciers nous montrent de nombreux protagonistes à table lors d’une partie de campagne, et les scènes de repas, qui ont lieu dans une auberge à midi ou le soir, sont généralement décrites d’un œil bienveillant, sinon euphorique. Il est rare qu’une auberge de campagne soit critiquée dans les romans, et dans ce cas d’exception, c’est le manque d’hygiène ou la mauvaise qualité des plats qui sont dénoncés. Normalement, une telle auberge évoque des attentes joyeuses et des souvenirs nostalgiques : une partie de campagne promet, pour les protagonistes, une évasion facile qui fait oublier la vie grise du travail quotidien en ville. L’excursion comprend à la fois une journée en pleine nature, une compagnie égayée, un bon repas bien arrosé et – dans la plupart des cas – une aventure amoureuse, qui clôt la journée. Lors d’une telle partie de campagne, les plats offerts dans les auberges sont toujours les mêmes, et c’est ainsi que l’évocation de ces mets suffit à rappeler des souvenirs de bonheur, comme le confesse Bel-Ami :

J’adore les environs de Paris, j’ai des souvenirs de fritures qui sont les meilleurs de mon existence. (M : BA 350)

Cette gamme fixe des plats de campagne se compose de plusieurs mets assez simples, mais savoureux. Il y a tout d’abord les « fritures » et « matelotes », car l’excursion mène surtout aux bords de la Seine, où le poisson ne coûte rien, de sorte qu’on parle parfois d’une « friture de Seine » (M : BA 412 ; M : Une Partie de campagne I 247). Dans la plupart des cas, il est simplement question d’une « friture » ou « matelote » (M : BA 412, Z : A II 476 ; M : Mouche II 1174) ou bien d’un « plat de poissons frits » (M : Mouche II 1175) ; mais on évoque aussi des plats particuliers, tels qu’une « friture d’éperlans » (F : MB I 525), une « friture de goujons » (Z : O IV 160 ; M : L’Héritage II 57 ; M : Mouche II 1175) ou une « matelote d’anguilles » (F : ES II 355). À part les plats de poisson, les auberges servent d’autres plats typiques comme un « poulet » (F : Un Cœur simple II 598 ; F : ES II 358), des « côtelettes » (Z : O IV 318), un « lapin » (Z : A II 476 ; M : Une Partie de campagne I 247) ou une « gibelotte » (M : BA 412). D’autres « mets bien simples » s’ajoutent au menu campagnard : une « omelette » (Z : O IV 142 et 318), des pommes de terre (Z : O IV 159 ; M : L’Héritage II 57) et de la charcuterie, des « boudins » (F : Un Cœur simple II 598) et des « saucisses » (Z : O IV 142).

Le caractère simple des plats est mis en relief par les protagonistes eux-mêmes, qui leur confèrent une dimension quasiment mythique, car ils y cherchent une sublimation du naturel, qu’ils transforment en profession de foi. Dans la perspective de l’habitant de la grande ville, les « nourritures campagnardes » (M : Le Père Amable II 742) offrent le charme pseudo-romantique d’une origine saine et naturelle, située à l’opposé de la gastronomie artificielle de la capitale. Dans une optique pleine de clichés et d’illusions, issus d’un certain rousseauisme, les personnages rêvent d’une vie simple et libre, tout en ignorant la réalité profane de leur environnement. Or, cette attitude naïve fait l’objet d’une déconstruction ironique de la part des romanciers, qui empruntent à la tradition littéraire les topoi de la satire de la vie rurale. Ainsi, dans L’Éducation sentimentale, Frédéric et Rosa-nette se mettent à table dans une « auberge au bord de la Seine », où on leur sert un « vin râpeux », un « pain trop dur » et des « couteaux ébréchés » – sans que cela perturbe leur belle illusion (F : ES II 358). D’une manière grotesque, Flaubert décrit leur lune de miel comme une suite de faux-semblants et de banalités : à la fin, on leur sert « un poulet avec les quatre membres étendus », ce qui fait du plat conventionnel une métaphore sexuelle bien ambiguë.

Mais généralement, les scènes de repas dans un « restaurant au bord de l’eau » (M : Souvenir II 126 ; cf. M : L’Héritage II 57) représentent une expérience positive, ce qui s’explique par le fait biographique que les romanciers eux-mêmes se souviennent des excursions de leur jeunesse. C’est notamment le cas pour Zola et pour Maupassant, qui cherchent très souvent à fuir le travail et la ville en s’amusant au bord de la Seine. Les deux auteurs ont une prédilection pour l’eau, et, par conséquent, une grande prédilection pour les plats de poisson, ce qui résulte aussi de leur origine régionale, le Midi pour Zola et la Normandie pour Maupassant. Ainsi, les fritures et matelotes leur rappellent leur « enfance aquatique », et leur préférence culinaire se transforme en éloge de la cuisine de province. Rappelons que la cuisine que l’homme connaît dès son enfance marque des goûts indéracinables, parce qu’elle lui rappelle le bonheur d’être choyé et protégé. Cependant, nous ne saurions réduire l’importance des fritures dans l’œuvre des auteurs à cette dimension biographique, car d’un côté ces plats servent à caractériser un milieu ou des personnages d’une manière réaliste, et de l’autre côté la part des topoi littéraires est trop importante.

L’identité régionale des romanciers devient encore plus transparente dans les textes qui thématisent la troisième variante de la cuisine de province. Lorsque des protagonistes préparent les spécialités de leur région natale, ils deviennent l’alter ego du romancier, démontrant leurs attaches provinciales à l’aide de l’art culinaire. Nous observons donc bien des Parisiens qui cuisinent des plats régionaux, pour compenser l’anonymat de la capitale, la perte de leur identité, grâce à la nostalgie de la cuisine de leur « pays ». C’est ainsi que l’écrivain Sandoz, porte-parole de Zola, sert à ses amis de jeunesse des « bouillabaisses » et des « ratatouilles », au milieu de son appartement urbain (Z : O IV 191 und 194). Dans les romans de Zola, nous rencontrons très souvent les spécialités du Midi ; prenons à titre d’exemple les préférences culinaires du Provençal Lantier, dans L’Assommoir, qui introduit l’huile d’olive dans le ménage des Coupeau. Son plat favorisé est « un certain potage, du vermicelle cuit à l’eau, très épais, où il versait la moitié d’une bouteille d’huile » (Z : A II 609) – une spécialité que les Français du Nord appellent une « horreur qu’ils mangent dans le Midi » (Z : A II 549) :

Lui seul en mangeait avec Gervaise, parce que les autres, les Parisiens, pour s’être un jour risqués à y goûter, avaient failli rendre tripes et boyaux. (Z : A II 609)

Cette passion se transmet seulement à l’intérieur de la famille Lantier, car dans le roman L’Œuvre, nous observons Claude Lantier préparer un plat similaire,

son vermicelle, une pâtée où il coupait du pain et qu’il baignait d’huile, à la mode du Midi. (Z : O IV 29)

Les autres romanciers, Balzac, Flaubert et Maupassant, en revanche, parlent d’une manière ouvertement sceptique de la cuisine provençale ; comme le constate Flaubert, dans son Dictionnaire des idées reçues, à l’entrée « cuisine de midi » : « trop épicée, ou toute à l’huile » (F : DIR II 1005) et : « toujours à l’ail. Tonner contre » (F : DIR II 1017).

Flaubert et Maupassant favorisent par contre la cuisine normande, pour deux raisons : d’une part, ils cherchent à peindre d’une manière réaliste le milieu dans lequel ils situent l’action de leurs romans ; d’autre part, ils sont eux-mêmes deux Normands de souche, qui ne sauraient nier leurs préférences alimentaires. Bien qu’ils s’intéressent moins que Zola à la préparation des plats, ils arrivent à créer une sorte de monument littéraire pour la cuisine de leur pays natal. Lors d’une fête campagnarde, comme par exemple le mariage des Bovary, ils n’hésitent pas à évoquer une longue série d’« aloyaux » et de « gigots », de « fricassés de poulets » et d’« andouilles à l’oseille » (F : MB I 316 ; M : BA 359 ; M : Le père Amable II 7428 ; M : La Ficelle I 1082), de « douillons » (M : Le Vieux I 1131 sqq.) et de « fromages », de « boudins » et de « saucisses » (M : Ma femme I 660 ; M : V 43), avec cidre et calvados. Ils dressent donc devant l’œil du lecteur une atmosphère suggestive, et l’on croit sentir cette « délectable odeur de viande rôtie et de jus ruisselant sur la peau rissolée » (M : La ficelle I 1082). En outre, Flaubert décrit en détail les « cheminots », ces

petits pains lourds, en forme de turban, que l’on mange dans le carême avec du beurre salé : dernier échantillon des nourritures gothiques [...] dont les robustes Normands s’emplissaient autrefois. (F : MB I 564)

Et comme symbole par excellence de la cuisine normande, Maupassant évoque, dans la nouvelle Le Rosier de Mme Husson, la ville de Gournay, qui, comparée à la ville de Gisors, serait comme Lucullus comparé à Cicéron. Par conséquent, les habitants de Gournay sont généralement appelés les « maqueux de Gournay », dont le représentant le plus éminent est sans doute le bourgeois Marambot déjà cité ci-dessus : il saurait très bien préparer, à l’aide d’ingrédients assez simples, « quelque chose de vraiment exquis » comme par exemple

des œufs mollets enveloppés dans un fourreau de gelée de viande aromatisée aux herbes et légèrement saisie dans la glace. (M : Le Rosier de Mme Husson II 952)

Balzac, en revanche, préfère la cuisine de la Touraine, et ses romans prouvent cette prédilection à plusieurs reprises. Ainsi, l’auteur fait l’éloge des « célèbres rillettes et rillons de Tours », qu’il décrit en détail :

[...] cette préparation, si prisée par quelques gourmands, [...] cette brune confiture sur une tartine de pain, [...] ces résidus de porc sautés dans sa graisse et qui ressemblent à des truffes cuites. (B : Le Lys dans la vallée IX 973).

Elles comptent pour lui parmi les meilleurs produits de la région. En outre, il parle longuement, dans La Rabouilleuse, du

fameux fromage mou de la Touraine et du Berry, fait avec du lait de chèvre et qui reproduit si bien en nielles les desseins des feuilles de vignes sur lesquelles on le sert, qu’il aurait dû faire inventer la gravure en Touraine. (B : R IV 427)

Dans Eugénie Grandet, il explique à son public parisien la signification du terme « frippe », qui désigne toute sorte d’« accompagnement du pain »,

depuis le beurre étendu sur la tartine, frippe vulgaire, jusqu’aux confitures d’alleberge, la plus distinguée des frippes ; et tous ceux qui, dans leur enfance, ont léché la frippe et laissé le pain, comprendront la portée de cette locution. (B : EG III 1078)

Une autre spécialité régionale, mentionnée par tous les romanciers, est la « terrine de foie gras ». Dans la plupart des cas, on la sert en fin de repas (B : R IV 521 ; B : EG III 1152 ; F : ES II 238 ; Z : JV III 818 ; Z : N II 1237 ; M : BA 454 ; M : L’Héritage II 12 ; M : Boule de suif I 95) ; parfois, elle est désignée par son lieu d’origine, on parle de .ruif I 95) ; parfois, elle est désignée par son lieu d’origine, on parle alors de « l’œuvre de Strasbourg » (B : R IV 521 ; M : L’Héritage II 16). Considérons un instant le repas de fête que le bourgeois Cachelin offre dans la nouvelle de Maupassant, L’Héritage :

Le foie gras fut acheté chez le charcutier voisin, avec recommandation de le fournir de première qualité. La terrine coûtait d’ailleurs trois francs cinquante. [...] On avait fini le rôti. César maintenant décoiffait la terrine de foie gras avec des précautions délicates qui faisaient bien juger du contenu. Il dit : « Je ne sais pas si celle-là sera réussie. Mais généralement elles sont parfaites. Nous les recevons d’un cousin qui habite Strasbourg. » Et chacun mangea avec une lenteur respectueuse la charcuterie enfermée dans un pot de terre jaune. (M : L’héritage II 12 et 16)

Pour le prestige du produit, il importe de le recevoir directement de son pays d’origine, ce qui garantit la fraîcheur et la qualité du mets, y compris son « véritable goût », sa marque originale. Ce produit régional s’oppose donc par tous les critères aux aliments du marché parisien, critiqué implicitement pour son anonymat, son manque de fraîcheur, la perte du goût. Il en va de même pour les adeptes de la cuisine provençale, qui reçoivent leurs produits du Midi : ainsi, Flaubert constate dans son Dictionnaire, à propos de l’huile d’olive :

Il faut avoir un ami de Marseille, qui vous en fait venir un petit tonneau. (F : DIR II 1013)

En résumé, essayons d’analyser les romans en les comparant au discours gastronomique de leur temps. Les romanciers tout comme les écrivains gourmands de l’époque cherchent à valoriser les cuisines régionales et à les intégrer dans leur éloge général de la gastronomie française. C’est ainsi que la « cuisine de province » devient partie intégrante du patrimoine français, de ce mythe culinaire, célébré dans la société bourgeoise en France, et exporté avec succès à l’étranger, où l’hégémonie de la cuisine française est bien peu souvent mise en question. Pour les auteurs gastronomes, il s’agit surtout de mettre en relief la « diversité » et la « richesse » des cuisines de province, et l’on dessine des cartes topographiques sur lesquelles on marque chaque région culinaire avec ses spécialités. C’est ainsi que les gastronomes arrivent à placer les cuisines régionales dans un système cohérent, malgré leur diversité, un système que Julia Csergo appelle « un tout homogène, protéiforme et parfait, la cuisine française ».

Les romanciers participent à cette propagande, en intégrant la cuisine du terroir dans leur description de la gastronomie française. Cette valorisation programmatique a plusieurs raisons : la volonté de participer à un discours à la mode, celle de se montrer digne du Tout-Paris auquel le romancier appartient grâce à son talent littéraire, enfin celle de se mettre en scène comme un bon Français, qui défend la supériorité de la civilisation française. Ce dernier aspect est particulièrement important pour Zola, dont le père était italien et qui cherche, tout comme son personnage, l’émigré espagnol Sandoz, à prouver son appartenance nationale grâce à ses connaissances gastronomiques. Pourtant, l’éloge général de la cuisine de province s’est révélé assez ambivalent, car la véritable préférence des auteurs va évidemment à la cuisine parisienne, la grande cuisine comme la cuisine bourgeoise, qu’ils jugent finalement supérieure aux spécialités régionales.

Annexe : liste des romans étudiés

  • – Honoré de Balzac :
    • Physiologie du mariage (1829) = B : PM
    • La Maison du Chat-qui-pelote (1830) = B : MCP
    • L’Auberge rouge (1831) = B : AR
    • Eugénie Grandet (1833) = B : EG
    • Traité des excitants modernes (1833) = B : TEM
    • Le Père Goriot (1835) = B : PG
    • La Vieille fille (1836) = B : VF
    • Illusions perdues (1837/39/43) = B : IP
    • La Rabouilleuse (1843) = B : R
    • La Cousine Bette (1846) = B : CB
    • Le Cousin Pons (1847) = B : CP
  • – Gustave Flaubert :
    • Madame Bovary (1856/57) = F : MB
    • L’Éducation sentimentale (1869) = F : ES
    • Trois contes : Un cœur simple (1877) = F : CS
    • Bouvard et Pécuchet (1880) = F : BP
    • Le Dictionnaire des Idées Reçues (1880) = F : DIR
  • – Émile Zola :
    • La Curée (1871/72) = Z : C
    • Le Ventre de Paris (1873) = Z : VP
    • L’Assommoir (1876/77) = Z : A
    • Nana (1879/80) = Z : N
    • Pot-Bouille (1882) = Z : PB
    • La Joie de vivre (1883/84) = Z : JV
    • Germinal (1885) = Z : G
    • L’Œuvre (1885/86) = Z : O
  • – Guy de Maupassant :
    • Une vie (1883) = M : V
    • Bel-Ami (1885) = M : BA
    • Pierre et Jean (1888) = M : PJ
    • Boule de suif (1880)
    • Le Gâteau (1882)
    • L’Héritage (1884)
    • Imprudence (1885)
    • Le Rosier de Mme Husson (1887)