Jean-Claude Yon

UN VRAI OPÉRA-BOUFFE : MANGER CHEZ OFFENBACH

« Crois-tu qu’on puisse être bien tendre,
Alors que l’on manque de pain ?
À quels transports peut-on s’attendre,
En s’aimant quand on meurt de faim ? »

(La Périchole, acte I, scène IX)



Le médiocre jeu de mots présent dans le titre de cette communication a au moins le mérite d’attirer l’attention sur un point, à savoir que l’usage du terme bouffer comme synonyme familier du verbe manger n’est devenu courant qu’au XXe siècle137. Autrement dit, et même si bouffer n’est pas un mot totalement exclu au XIXe siècle du vocabulaire de l’alimentation, le terme opéra-bouffe n’a pas à cette époque la connotation culinaire que nous lui prêtons volontiers de nos jours. Lorsque l’opéra-bouffe fait l’objet d’articles dans les journaux du XIXe siècle, les critiques ne jouent jamais sur ce double sens. Offenbach, qui attache au terme bouffe une grande importance138, n’a pas choisi d’appeler le théâtre qu’il crée en 1855, les Bouffes-Parisiens, en référence à la nourriture mais bien au Théâtre-Italien, la salle de spectacle la plus « chic » de la capitale, communément appelée les « Bouffes » (par référence à l’opera buffa). Les Bouffes-Parisiens sont le pendant des Bouffes-Italiens et les plaisirs de la table n’entrent en rien dans l’invention de leur nom. S’il faut donc écarter d’emblée ce rapprochement qui semblait s’imposer a priori, il n’en est pas moins vrai que la nourriture joue un grand rôle dans le répertoire offenbachien. Un examen attentif des cent dix ouvrages que le compositeur a conçus pour la scène permet d’établir qu’elle est présente dans une bonne cinquantaine de pièces, soit près de la moitié de ce corpus139. Cette proportion est particulièrement élevée.

Une question se pose alors : est-ce là un trait spécifique à Offenbach ou, au contraire, la reprise d’une certaine tradition propre au théâtre français ? Le répertoire léger (c’est-à-dire le vaudeville, l’opéra-comique et l’opérette) est à coup sûr un répertoire où l’on mange, certes pas systématiquement. François Cavaignac l’a bien montré pour Labiche140 et des analyses similaires pourraient être menées en étudiant les livrets d’opéra-comique. On peut même avancer que la présence de la nourriture dans ce type de pièces participe de leur identité et qu’elle construit une certaine image de la France, notamment à l’étranger où ce répertoire léger est très apprécié141. Offenbach s’inscrit dans cette tradition et utilise ce procédé plus que d’autres et sans doute en le poussant plus loin. Il faut certes préciser que la nourriture qui apparaît sur scène au XIXe siècle obéit à des conventions et qu’on est ici dans le domaine de l’imitation et de l’évocation. On sait, a contrario, le choc que la création de L’Ami Fritz d’Erckmann-Chatrian, a représenté en 1876 sur la scène de la Comédie-Française. Dans cette adaptation du célèbre roman, on n’hésitait pas à consommer de la véritable nourriture et les critiques dissertèrent à l’envi sur la soupière qui fumait sur la table de Fritz :

On y mange presque tout le temps. Lorsque les personnages ne mangent plus, ils parlent de ce qu’ils ont mangé ou de ce qu’ils mangeront142.

Zola s’enthousiasme devant cette « invasion formidable de la nature » et s’exclame :

Est-ce que la table n’est pas littéraire, chez nous ? Gargantua est dans le génie de notre nation ; j’aurais voulu que les trois actes fussent un repas continu143,

Douze ans plus tard, en octobre 1888, Antoine fait scandale en exhibant sur la scène de son Théâtre Libre de véritables quartiers de viande dans Les Bouchers, un drame de Fernand Icres.

Loin de ces tentatives audacieuses, Offenbach n’a offert à ses interprètes, de façon quasi certaine, qu’une nourriture en carton peint et donc faussement consommée. Son génie ne lui permet pas moins de redonner, grâce à la musique, une véritable consistance aux plats imités. Le théâtre d’Offenbach est en effet un théâtre de la matérialité, un théâtre des cinq sens – ce qui l’a rendu scandaleux et trivial aux yeux de beaucoup de ses contemporains, par exemple Zola144. Cette sensualité offenbachienne, qu’on peut presque assimiler à du sensualisme, est une donnée fondamentale de son œuvre. Le rythme, la tessiture des voix, le choix des harmonies, les alliances d’instruments : toutes les combinaisons musicales imaginées par le compositeur concourent à rendre incroyablement concret et présent ce qui est montré sur scène aux spectateurs. Faisant fi des convenances, le musicien et ses librettistes n’hésitent pas à imaginer des personnages qui ont mal aux dents ou mal au ventre, à faire intervenir des animaux, à évoquer la chaleur ou le froid, bref à restituer la vie de la façon la plus complète possible et sans gommer ses aspects les plus triviaux. Le recours à la nourriture n’est ainsi qu’une manière parmi d’autres d’ancrer le répertoire offenbachien dans une réalité sensible. En même temps, comme on l’a vu, il sert à affirmer son identité française, voire même strictement parisienne. Pour la commodité de la démonstration, on distinguera ici trois utilisations de la nourriture, qui certes s’entremêlent : une utilisation prosaïque, une utilisation historique et une utilisation dramatique. Elles formeront les trois temps de cette communication.

Manger prosaïquement

Le premier cas de figure est celui où Offenbach et ses librettistes145 se servent de la nourriture pour montrer que l’histoire qu’ils sont en train de raconter ne se déroule pas dans un monde supérieur et inaccessible aux spectateurs mais, bien qu’ils décrivent souvent un univers plein de fantaisie qui semble a priori n’être pas réaliste, que leurs personnages sont des êtres de chair et de sang, doués de désirs et de pulsions et ayant par exemple besoin de dormir et de manger. L’opéra-bouffe offenbachien se pose là en digne héritier du vaudeville où, à l’inverse des genres dits « nobles », les réalités matérielles de la vie ne sont pas occultées. Bien connu est le cri du baron de Gondremarck, le héros de La Vie parisienne (1866), qui n’est venu dans la capitale française que pour « s’en fourrer jusque-là » (acte II, scène 6). On retiendra aussi dans ce même ouvrage la phrase prononcée spontanément par les invités de Raoul de Gardefeu, gens du peuple qu’un subterfuge est censé faire passer pour des gens du monde. Après les couplets de la « veuve du colonel » (dont le but est précisément de transformer une simple gantière, Gabrielle, en respectable veuve d’officier), le chœur, composé de convives sans éducation qui sont des immigrés allemands146, n’hésite pas à réclamer avec insistance : « Wir wollen essen, essen, essen! » Comme l’explique ensuite Gabrielle, seule la perspective de manger gratuitement les a décidés à répondre à l’invitation qui leur a été faite : « Pourvu qu’ce soit bon, / Et qu’ça n’coûte rien », (II, sc. 17).

On peut remarquer qu’en règle générale, dans le répertoire offenbachien, plus la condition d’un personnage est basse et plus il est amené à parler de nourriture. Tel est le cas des deux pauvres orphelins de Pierrette et Jacquot (1876) qui offrent à leur protecteur un pâté à l’occasion de sa fête (sc. 8). Dans Une demoiselle en loterie (1857), un lien très marqué avec la nourriture est un moyen de rendre ridicule le héros de cette opérette-bouffe, Anténor Pigeonneau, engraisseur d’oies périgourdin dont la femme est morte d’une indigestion de pâtés de foie gras... Assez logiquement, cette nourriture « prosaïque » est composée de mets simples et sans raffinement, le pâté et la soupe étant le plus souvent cités. Dans Geneviève de Brabant (2e version, 1867), on offre au duc Siffroy un « pâté qui renferme du veau mêlé de jambon » (I, 1er tableau, sc. 4) réputé avoir des vertus aphrodisiaques. Mais le pâté ne saurait être la nourriture d’un souverain et le duc Siffroy ne tarde pas à avoir une indigestion qui l’oblige à boire du thé (« Après le pâté, c’est bien bon le thé » ), boisson sans doute plus conforme à son rang (I, t. 3, sc. 1). L’intrigue de La Rose de Saint-Flour (1856) tourne autour de la « choupe » préparée par Pierrette pour ses deux convives, le chaudronnier Marcachu et le cordonnier Chapailloux. On verse il est vrai dans la marmite des chandelles, des souliers et des légumes non épluchés ! « Oh ! la jolie choupe ! la cuiller che tient debout dans l’achiette !... » s’exclame cependant Marcachu (sc. 8), à l’estomac résistant... On retrouve une soupe – celle-ci au chou et, espérons-le, plus digeste ! – dans Les Bergers (1865), ouvrage qui a la particularité de se dérouler successivement dans l’Antiquité, au XVIIIe siècle et au XIXe siècle. La nourriture, significativement, n’est présente que dans ce dernier acte (intitulé « La bergerie réaliste »), sous la forme d’une ronde de la soupe au chou où sont énumérés les ingrédients qui constituent la soupe (navet, carotte, oignon, oseille, petits pois, pomme de terre, chou). La pièce s’achève d’ailleurs sur le défilé du bœuf gras147, fièrement exhibé par le riche Vautendon, bien nommé.

Cette utilisation prosaïque de la nourriture apparaît du reste à un moment important de la carrière d’Offenbach : en 1858, en effet, celui-ci obtient la possibilité de faire exécuter des chœurs sur la scène du Théâtre des Bouffes-Parisiens148. C’est une étape importante vers la reconnaissance de l’établissement qu’il a créé comme véritable théâtre lyrique. Aussi peut-on comprendre que Mesdames de la Halle, la première œuvre qui bénéficie de cet élargissement du privilège, s’ouvre sur un long chœur très développé, comme si Offenbach s’empressait de faire la démonstration de ses capacités chorales. Il est significatif pour notre réflexion que le compositeur et ses librettistes aient choisi de mettre en scène pour ce chœur si important les marchandes des Halles :

Chœur des marchandes
Ach’tez nos légum’s et nos fruits,
Ils n’sont pas chers, ils sont exquis,
Vous n’pourriez pas dans tout Paris
En trouver à plus juste prix.
Marchande de plaisir
Voilà l’plaisir, mesdam’s, voilà l’plaisir...
Mlle Poiretapée
À la barque, à la barque... Écaillère... [...]
Marchande de pois verts
Pois verts ! pois verts !
Mme Beurrefondu
À deux sous le tas ! À deux sous le tas ! [...]
Marchande d’asperges
La bott’ d’asperg’s !
Mme Madou
Et v’là les pomm’s de terr’... les pomm’s de terr’... Trois
sous l’quart ! (sc. 1)

La mise en musique de la nourriture est donc le moyen trouvé par Offenbach tout à la fois pour affirmer ses ambitions musicales et pour inscrire son répertoire dans la tradition française (Mesdames de la Halle se déroule sous Louis XV, près de la fontaine des Innocents et ce chœur introductif intègre plusieurs « cris de Paris »).

Quinze ans plus tard, dans Pomme d’api (1873), Offenbach met de nouveau en scène le petit peuple parisien, en l’occurrence la bonne Catherine et le jeune Gustave, lequel a pour rival auprès de la jeune femme son oncle Rabastens. L’œuvre est saturée de références à la nourriture (des pommes de terre au pâté de veau froid !) et elle comporte un fameux « trio du gril » :

Rabastens
Va donc, va donc chercher le gril !
Catherine
Allez, allez chercher le gril !
Gustave
Le gril, le gril, le gril ! Je n’irai pas chercher le gril.
Catherine
Qu’a-t-il dit ? Qu’a-t-il dit ?
Et pourquoi donc répond-il « non »
Quand on lui dit d’aller chercher le gril ?
Gustave
Mais que ferez-vous de ce gril ?
Catherine
Ce que nous ferons de ce gril ?
Rabastens
Nous mettrons le gril sur le feu.
Catherine
Et sur le gril, les côtelettes.
Rabastens
Quand le gril sera sur le feu,
Catherine
Ce feu cuira les côtelettes.
Rabastens
Et quand nous verrons que le feu
Catherine
À bien grillé les côtelettes,
Rabastens
Nous ôterons le gril du feu
Catherine
Et mangerons les côtelettes. [...] (sc. 7)

Par-delà le jeu qui consiste à faire chanter ce trio sur une musique d’un ton fort sérieux en décalage comique avec la question bien prosaïque de la cuisson de trois côtelettes, ce morceau montre bien comment Offenbach se refuse à exclure les réalités matérielles de son univers dramatique. Être amoureux n’empêche pas d’avoir faim ! « Sans aimer, ah ! peut-on vivre ? / Peut-on vivre sans manger ? (sc. 1) » se demande Roland, le héros des Bavards (1863). Et l’on sait que toute l’intrigue de La Périchole (1868) repose sur la nécessité qu’a l’héroïne, une misérable chanteuse des rues, de quitter son amant sans le sou pour pouvoir manger en devenant la maîtresse du vice-roi du Pérou.

Manger historiquement

Il est une autre utilisation de la nourriture dans le répertoire offenbachien, liée à un de ses aspects les plus méconnus, en large partie parce que bon nombre de mises en scène contemporaines ont contribué à le masquer : son fort ancrage dans le XVIIIe siècle. Comme beaucoup d’hommes du XIXe siècle149, Offenbach est fasciné par le XVIIIe siècle qu’il perçoit comme une époque de suprême raffinement et une sorte d’apogée de la civilisation française. C’est d’ailleurs en se référant à l’opéra-comique pré- révolutionnaire qu’il justifie, dans un texte célèbre150, la création du Théâtre des Bouffes-Parisiens. Ce goût particulier est sensible tout au long de son œuvre. La Grande-Duchesse de Gérolstein, par exemple, ne prend tout son sens que si l’on respecte l’époque (« 1720, ou à peu près » ) où Meilhac, Halévy et Offenbach ont placé l’action. Le personnage de la Grande-Duchesse a été conçu sur le modèle de Catherine II et les conflits qu’elle déclenche par pur caprice sont des « guerres en dentelles », d’autant plus cruelles et absurdes que la poudre à maquiller s’y mêle à la poudre à canon. Dans ces ouvrages situés au XVIIIe siècle, il est fréquent que l’on mange, le souper fin en galante compagnie étant une scène quasi obligatoire de ce type de pièces. Une jolie table bien dressée, où la vaisselle précieuse et le linge de table rivalisent de luxe et d’élégance, est un accessoire auquel Offenbach et ses librettistes ont fréquemment recours, comme si cette gastronomie de boudoir résumait à elle seule l’esprit d’une époque. Dans La Jolie Parfumeuse (1873), le « gros traitant » La Cocardière met les talents de son cuisinier au service de ses amours. Le deuxième acte de la pièce se déroule chez lui et s’ouvre sur un chœur des domestiques qui dressent la table. On soupe pendant une bonne partie de l’acte, rythmé par toutes sortes d’imbroglios galants. Fleurette (1872), un opéra-comique en un acte créé à Vienne, a pour cadre une chambre sous les combles du château de Choisy pendant le règne de Louis XV. La couturière Fleurette y reçoit la visite de son amoureux Jolicœur, le trompette du régiment des Mousquetaires. Ce dernier chante le repas qu’il rêverait de déguster :

soupe au potiron, dinde farcie aux marrons, perdreau, poulet, gibelotte, levraut rôti, matelote, petit salé, venaison, boudin, pâté, saucisson, chapon du Mans bien dodu... Oui, voilà mon menu. (sc. 4)

Comme par enchantement, Fleurette fait apparaître une table toute servie grâce à un mécanisme caché dans la muraille et le jeune couple chante un duo dont l’effet repose sur des claquements de langue lors du refrain.

Fleurette et Jolicœur devaient primitivement souper chez Ramponneau, le fameux restaurant situé à la Courtille, cadre souvent utilisé par les dramaturges du XIXe siècle. C’est là que se déroule le deuxième acte de La Foire Saint-Laurent (1877) qui présente l’établissement aux spectateurs, à savoir son jardin, ses pavillons et ses bosquets.

Le restaurant est plein de consommateurs ; on fait du bruit, et les garçons vont et viennent ahuris par un formidable cliquetis de fourchettes, de verres et d’assiettes,

précise une didascalie (II, sc. 1). Le Roman comique (1861), libre adaptation du roman de Scarron, a également pour cadre, au premier acte, une place près d’une auberge – celle du Soleil d’or – et, au deuxième acte, un hôtel – celui du Lion d’argent au Mans. L’action se déroule certes au milieu du XVIIe siècle mais son cadre ne serait guère différent si elle était située cinquante ans plus tard. La salle du Lion d’argent comporte une haute cheminée, des bahuts, de la vieille vaisselle et une huche à farine. Trois marmitons chantent des couplets en présentant aux convives un chapon, une poularde au cresson et un paon151. L’auberge est décidément un lieu commun (au sens propre de l’expression !) de la littérature dramatique. Si celle du premier acte de Madame l’Archiduc (1874) appartient à une intrigue se déroulant vers 1820 et si celle des Brigands est aussi difficile à situer dans le temps que dans l’espace (elle est censée être placée à la limite des royaumes de Grenade et de Mantoue152 !), celles des Braconniers (1873), de Madame Favart (1878) et de Belle Lurette (1880) ont bien le XVIIIe siècle comme dénominateur commun. L’auberge des Braconniers se caractérise par sa cave dans laquelle les braconniers ont entreposé le gibier qui constitue leur butin. Dans Madame Favart, la cave de l’auberge du Lapin noir à Arras où se déroule le premier acte sert à cacher Charles Favart, pourchassé par le maréchal de Saxe. Au second acte, Favart se fait passer pour un cuisinier (il a le tablier blanc et le casque à mèche de l’emploi). Il chante une chanson consacrée à une pâtisserie, l’échaudé :

Quand du four on le retire,
Tout fumant et tout doré,
Aussitôt chacun admire
Le gâteau bien préparé ;
Il a fort belle apparence,
On est pressé d’en manger,
Mais pour de la consistance,
Il n’en faut pas exiger.
Mettez-le dans la balance,
C’est léger, léger, léger, léger, léger. (bis)
Chacun dit : la belle mine !
C’est un gâteau sérieux !
Mais pour peu qu’on l’examine,
On s’aperçoit qu’il est creux.
Bien des gens dans notre France
Ainsi peuvent se juger,
Tout pleins de leur importance
Vous les voyez se gonfler.
Mettez-les dans la balance,
C’est léger, léger, léger, léger, léger. (bis) (II, sc. 2)

Belle Lurette, enfin, présente une auberge où se déroule le bal du Bas-Meudon. L’entrée du cortège de la mi-Carême rend cette évocation des lieux de plaisir de la périphérie parisienne encore plus joyeuse. La nourriture et la fête sont inextricablement liées.

Cette évocation du XVIIIe siècle via les arts de la table a de fortes connotations libertines, il faut le répéter. Toute l’intrigue de Monsieur et Madame Denis (1862) tourne autour d’un souper dont la charge érotique est d’autant plus forte qu’il est servi à un couple de jeunes amoureux qui se fait passer pour un couple de septuagénaires153. La Boulangère a des écus (1875), opéra-bouffe qui se déroule en 1718, est construit autour de la rivalité entre la cabaretière Toinon et la riche boulangère Margot. Celle-ci paraît au premier acte dans une chaise à porteurs, précédée de deux laquais portant des « gros pains de quatre livres dans des corbeilles dorées ». Le deuxième acte se déroule dans la boulangerie de Margot célébrée comme le temple à la fois du bon pain et de l’amour. À l’inverse, dans La Chanson de Fortunio (1861), les jeunes clercs de notaire considèrent les pommes et le vin qui leur sont servis comme « un vrai festin », ce qui démontre que la jeunesse qui rêve à l’amour sans l’avoir encore connu sait se contenter de peu. C’est cependant dans Le Fifre enchanté (1868) qu’on trouve l’exemple le plus parfait de la correspondance entre la nourriture et le libertinage au XVIIIe siècle. Mme Robin est courtisée par le procureur Popelinet et a accepté de dîner chez elle avec son soupirant. Le retour inopiné de M. Robin oblige à dissimuler derrière un paravent la dinde truffée. Mais le couple, tout comme la soubrette Coraline et son amoureux le fifre Rigobert qui est caché, ne peut faire disparaître le fumet qui s’est répandu dans la pièce et Offenbach utilise cette situation vaudevillesque pour écrire un extraordinaire quatuor de la truffe (« Ça sent la truffe ! » répète chaque personnage) où le musicien parvient presque à faire sentir au spectateur cette odeur raffinée...

Manger dramatiquement

Une dernière utilisation de la nourriture peut être repérée, une utilisation que l’on peut qualifier de purement théâtrale. Pour frapper les esprits, pour devenir la pièce de théâtre à la mode, toute opérette a besoin de s’appuyer sur quelques morceaux et sur quelques refrains marquants154 qui ont un cachet particulier ou une originalité cocasse. Dans La Belle Hélène (1864), par exemple, les couplets d’Oreste brillent par leur grec macaronique (« Oya Kephale, oh, la, la ! »), ceux des rois par des répétitions comiques de syllabes (« Le roi barbu qui s’avance, Bu qui s’avance, Bu qui s’avance ») et tout le sel de l’invocation à Vénus repose sur une expression qui est une vraie trouvaille (« cascader la vertu » ), de surcroît admirablement exploitée par le compositeur. Dans cette recherche permanente de l’effet, du « bon mot » (qu’il soit littéraire ou musical, pourrait-on presque dire), Offenbach et ses librettistes ont parfois l’idée de consacrer un air – le plus souvent un couplet, de facture traditionnelle – à un aliment qui se retrouve ainsi mis en valeur, dans un but comique ou non. On a déjà parlé, entre autres mets, de pâté, de soupe, de truffes et de côtelettes. Mais on peut établir une liste d’aliments bien plus fournie : le jambon de Bayonne (Tromb-Al-Ca-Zar, 1856), les crêpes (Le Voyage de MM. Dunanan père et fils, 1862), le cidre155 (Jeanne qui pleure et Jean qui rit, 1864), le pot-au-feu (Robinson Crusoé, 1867), le rosbif (Madame l’Archiduc, 1874), la poularde (La Créole, 1875), la pomme (Le Voyage dans la lune, 1875), le lait (La Boîte au lait, 1876), le chocolat (Maître Péronilla, 1878), etc. Si ces aliments sont ainsi mis en valeur, c’est parce qu’ils ont, dans certains cas, une réelle fonction dramatique. Les pommes présentes dans Le Voyage dans la lune modifient le cours de l’action car, introduites par les humains sur l’astre lunaire, elles font découvrir aux Sélénites un sentiment qui leur était jusqu’alors inconnu : l’amour.

La pomme, la pomme,
C’est bien bon vraiment
De croquer la pomme,
Ah ! Quel fruit charmant !

Ainsi chante la princesse Fantasia à qui le prince Cosmos a fait goûter (non sans arrière-pensées !) le terrible fruit (II, t. 9, sc. 2). Le pot-au-feu de Robinson Crusoé, lui non plus, n’a rien d’anecdotique puisque c’est grâce à lui que Jim-Cocks, ancien rôtisseur à Bristol, s’est fait accepter comme cuisinier dans la tribu des Pieds-Verts, après que son bateau a échoué sur une île sauvage. Sa chanson du pot-au-feu se présente comme une recette de cuisine :

Je prends un vase de terre
Au ventre bien arrondi,
J’y mets vingt litres d’eau claire,
Et le morceau favori.
Puis je pose la marmite
Sur un feu très modéré,
Si le feu marchait trop vite,
Tout serait dénaturé.
J’ôte avec soin les écumes,
Quand le sel les fait monter,
Je plonge alors mes légumes
Et je laisse mijoter !
J’n’ai pas besoin de répéter
Qu’on doit laisser bien mijoter.
Une odeur délicieuse
Vient se répandre à l’entour,
Et la tribu curieuse
S’en vient flairer à son tour.
Ils sont là, rangés en cercle,
Nez en l’air montrant la dent,
Je soulève le couvercle
La vapeur monte en chantant.
Cris d’ivresse des sauvages,
Ils ont dégusté le mets.
C’étaient des anthropophages
Et j’en ai fait des gourmets !
[...] Pour cette tribu farouche,
Aujourd’hui, je suis un dieu ;
Je les ai pris par la bouche
Au moyen d’un pot-au-feu ! (II, t. 3, sc. 4)

Encore plus important est le rôle joué par le lait dans La Boîte au lait, ouvrage qui se déroule dans un immeuble parisien en 1824. Au fil des quatre actes, l’action se déplace d’un étage à l’autre, le lien entre chaque acte étant assuré par les tribulations de la couturière Francine qui, sa boîte à lait à la main, est censée descendre les étages pour aller chercher du lait.

O mon bon lait liqueur féconde,
O mon bon lait si blanc, si bon ;
C’est toi seul qui soutiens le monde,
Et sans toi que deviendrait-on ?

chante Francine dans son « rondo du lait » (I, sc. 9).

Dans d’autres cas, la nourriture ne joue aucun rôle particulier et l’air qui lui est consacré n’a qu’une fonction de divertissement. Tel est le cas de la « ronde des crêpes » présente dans le finale du deuxième acte du Voyage de MM. Dunanan père et fils. Si tous les personnages réunis dans un magasin de mode se mettent à préparer des crêpes, c’est sans doute parce qu’Offenbach a jugé amusant d’écrire un air où est évoqué le geste de jeter en l’air la crêpe :

Apportez, en toute hâte
Et la poêle et le réchaud ;
Chacun la main à la pâte,
Graissons ferme et versons chaud ;
Puis, sur la flamme, qui brille,
Tandis que la crêpe grille,
Faisons-la, d’un tour de main,
Sauter, sur ce gai refrain !
Allons ! Saute, saute, saute,
Tourne, tourne, tourne ton côté jauni,
Tourne, pas de faute,
Allons vite, te voilà cuite :
Un, deux, trois, bravo ! C’est fini. (II, sc. 8)156

De la même façon, les couplets des notaires de La Créole n’ont guère d’importance pour l’intrigue. Deux notaires ont été tirés de table pour établir sans tarder un contrat de mariage. La gourmandise des notaires pouvant facilement être raillée157, le premier couplet évoque la poularde du Mans qu’ils s’apprêtaient à déguster avec un « Chambertin très vieux » tandis que le second est encore plus lyrique :

Ortolans, cailles et grives,
Tout sens dessous dessus,
Truffes, champignons, olives,
Qui baignaient dans leur jus.
Ça sentait de la cuisine
Des parfums de grand choix.
Ça vous avait une mine
À s’en lécher les doigts.
Hm ! La bonne poularde
Hm ! Le roi des ragoûts
Ah ! Pourvu qu’on en garde
Un petit morceau pour nous ! (II, sc. 13)

Dans cette manière de mettre en scène la nourriture, Offenbach et ses librettistes adoptent en quelque sorte ce qui sera plus tard l’attitude des publicitaires : recherche d’une formule simple et marquante et d’une mélodie facile à retenir. Le meilleur exemple en la matière est sans doute les couplets consacrés au chocolat dans Maître Péronilla. Cet opéra-bouffe, dont Offenbach a écrit à la fois le livret et la musique, a pour personnage principal Péronilla, un chocolatier espagnol. Son « air d’entrée » est un hymne à son propre chocolat. « Le meilleur chocolat est celui de Péron... / Est celui de Péronilla », proclame fièrement le refrain de ces couplets – refrain présenté comme le slogan que le chocolatier a fait afficher sur les murs et reproduire dans les journaux (acte I, scène III). « Exiger la signature ! », ne manque pas de préciser Péronilla à la fin du deuxième couplet158. Le sens dramatique rejoint ici l’habileté publicitaire...



On pourrait aller encore plus loin dans l’analyse, notamment en s’intéressant au fait qu’Offenbach n’hésite pas à aborder certains thèmes jugés « malséants » sur une scène de théâtre au XIXe siècle. Ses personnages ont mal au ventre, on l’a vu, ou mal aux dents159. Le musicien ne recule même pas devant ce qui est pourtant un tabou très fort : l’anthropophagie. Évoqué très directement dans Oyayaye (1855), le thème est présent dans Robinson Crusoé : « La même broche nous unira », chantent Suzanne et Toby, menacés de servir d’ingrédient au cuisinier Jim-Coks... Comme Oyayaye, Vent-du-Soir ou L’horrible festin (1857) aborde directement le sujet. Cette opérette-bouffe met en scène le chef de la tribu des Gros-Loulous et celui de la tribu des Papas-Toutous (qui s’entendent à merveille car chacun a mangé la femme de l’autre !). L’intrigue fait supposer que les deux personnages sont en train de manger le fils de l’un des chefs, ce qui s’avère finalement faux. Cette donnée audacieuse fut très mal acceptée par la critique de l’époque160. Elle démontre en tout cas l’audace d’Offenbach et la singularité de son répertoire.