En Hongrie la cuisine et plus généralement l’alimentation n’ont jamais cessé d’être un sujet de polémique contenant une signification politique : on pourrait dire qu’avec le temps, seuls l’intensité d’une telle polémique et le contenu de sa signification politique ont changé. La presse de droite, qui refait surface au cours de la transition politique de 1988-1990, s’inquiète depuis quelques années du déclin de la cuisine hongroise aussi bien en Hongrie qu’à l’étranger, déclin qu’elle met entièrement sur le compte du régime socialiste précédent 211. Inversement, en refusant toute intervention de l’État, un journaliste libéral a reproché il y a peu le paternalisme du ministre de l’Éducation, délégué par le Parti libéral hongrois au gouvernement de gauche. Il l’a accusé de vouloir, sur le modèle américain et européen, influer sur les habitudes alimentaires des écoliers : on veut notamment interdire dans les écoles primaires la vente des sandwichs à la viande panée, le fameux Wiener Schnitzel dont la recette a été importée autrefois de Vienne212.
Contrairement à la situation d’il y a plus d’un siècle, l’interdiction du sandwich au Wiener Schnitzel dans les écoles ne contient plus aujourd’hui aucune animosité envers la cuisine viennoise. Pendant le dernier tiers du XIXe siècle, en revanche, toute référence à cette dernière contenait une signification politique précise : la volonté de se distinguer. Comme partout dans l’Europe du XIXe siècle, la cuisine était en Hongrie un moyen de construire et de renforcer l’identité nationale, moyen d’autant plus important pour le pays qu’il s’agissait aussi d’assurer l’intégration culturelle de nombreux peuples vivant sur son territoire213. Pour mieux circonscrire ce qui définissait la cuisine magyare, tout comme pour constituer les cadres d’organisation d’une telle cuisine, les contemporains se sont tournés vers les cuisines étrangères, soit pour s’en inspirer, soit pour précisément s’en démarquer214.
Pendant le XIXe siècle de nombreux magnats hongrois séjournant à Paris ont continuellement loué les vertus gastronomiques de la cuisine française. À partir de la deuxième moitié du siècle la cuisine française devient, en revanche, un sujet de débats et un enjeu politique pour la « classe moyenne » en formation. Des ouvrages d’histoire culturelle consacrant alors un chapitre ou une partie de chapitre à la cuisine et aux questions liées à la nutrition en Hongrie traitent comme une évidence la part importante des cuisiniers français dans la transformation de la cuisine hongroise215. C’est aux Français qu’on attribue le mérite que la cuisine hongroise soit devenue jusqu’à la fin du XIXe siècle plus raffinée, plus adaptée au « goût international » tout en gardant son caractère spécifique. Ce furent des cuisiniers français ou des cuisiniers ayant travaillé en France qui, installés en Hongrie, ont proposé la « réforme », c’est-à-dire une sorte de nationalisation de la cuisine hongroise afin de contrebalancer l’influence prédominante franco-autrichienne216, surtout en mettant l’accent sur des plats populaires sans graisse ni épices : le cuisinier József Marchal, qui avait notamment travaillé à la cour de Napoléon III et à la cour russe, s’installa à Pest en 1863, où il forma de futurs cuisiniers réputés comme Ede Palkovics et József C. Dobos, qui ont beaucoup fait pour construire la cuisine hongroise moderne.
Avec ma recherche je voudrais combler une lacune en démontrant que l’influence effective des cuisiniers français dans la construction de la cuisine hongroise a été accompagnée par un discours massif sur la cuisine française contenant, entre autres, une référence importante à Brillat-Savarin. Or, étant donné la traduction tardive de la Physiologie du goût en 1912 et le petit nombre d’exemplaires accessibles de ce même ouvrage parus en français ou en allemand, ayant circulé en Hongrie217, j’ai décidé d’analyser des livres de cuisine et des « études gastronomiques » publiés entre 1880 et 1914218 en Hongrie en quête des traces de toute référence française219.
Selon les deux éditions du livre de cuisine franco-hongrois préfacées par József C. Dobos, publiées respectivement en 1881 et en 1883 (avec des recettes françaises et une liste des ustensiles et des modes de préparation dans les deux langues), la cuisine française, déclarée « supérieure et raffinée », représente pour les Hongrois le modèle de la cuisine bourgeoise « bonne et bon marché ». Dobos souligne que la cuisine est un facteur de « civilisation » et puisque le monde civilisé se compose de différentes nations, la cuisine doit refléter les caractéristiques nationales : le plat typique des Anglais serait le roast-beef à la sauce Worcestershire ; ceux des Français, les sauces et les ragoûts ; ceux des Hongrois, les plats à base de viande, de poisson et de pâtes220. La deuxième édition souligne aussi le caractère universel de la cuisine française : les « grands professionnels » de la cuisine française comme Antoine Carême, Louis-Eustache Ude, Urbain Dubois et Émile Bernard sont des modèles pour les Américains ainsi que pour les Allemands221.
A magyar konyha 222 de Lipót Schalkház223, célèbre hôtelier et restaurateur de la ville de Kassa, dans le nord du pays (aujourd’hui en Slovaquie), n’est pas seulement livre de cuisine mais aussi un plaidoyer gastronomique marqué par le « complexe national »224. L’auteur propose, à travers « la réforme dans une voie nationale de la cuisine hongroise », la « reconstruction de la vraie vie nationale »225. L’accent est mis sur le main tien de l’ancien caractère national de la cuisine hongroise ainsi que sur la nécessité de la création de livres de cuisine hongrois pour contrebalancer notamment les copies fidèles des Kochbuch viennois qui dominent, selon l’auteur, la Hongrie.
Lorsque Schalkház parle des cuisines étrangères, il ne le fait que pour souligner que la cuisine est partout un élément primordial de l’identité nationale : les Allemands et les Français sont notamment exemplaires pour les Hongrois dans le maintien de leurs traditions alimentaires même à l’étranger. Les premiers, précise Schalkház, même très éloignés de leur pays, tiennent à leur patrie et nation en gardant et développant leur langue maternelle, lisant les plus grands auteurs allemands comme Goethe, Schiller, Heine, et s’abonnant à au moins un journal politique. Au moment des fêtes les plus importantes de leur nation et patrie, ils mangent des plats typiques comme des boulettes, des Sterz et des Pfannekuchen « en évoquant la beauté de leur patrie, son passé périlleux et son présent majestueux ». Les Français se comportent de manière identique : même éloignés de leur patrie depuis longtemps, ils restent toujours Français en gardant leur langue, leurs coutumes, leur caractère et leur nature nationale. Ils fêteront le 14 juillet comme leur propre anniversaire, et ils n’oublieront jamais leur cuisine nationale. En revanche, les Hongrois, dès qu’ils sont à l’étranger, « commencent à perdre leur magyarité comme le serpent sa peau » car ils portent déjà « le germe de [cette véritable] maladie nationale ». Peut-être est-ce le désir du chou farci qui résiste le plus longtemps, mis en péril pourtant par les knödli et ragoûts, mais, en fin de compte, le Hongrois à l’étranger finit par devenir un Oesterreicher, un Autrichien226.
En regrettant la disparition de la cuisine traditionnelle, Schalkház se tourne vers la référence allemande, complémentaire de la référence française. La référence à la littérature allemande à force d’analogie avec la cuisine sous-entend que la cuisine hongroise ne serait qu’une faible copie des cuisines étrangères, et donc implicitement « allemande ». Schalkház considère que même pendant les époques de la renaissance nationale, comme par exemple l’Ère des Réformes (1825-1848) 227, la cuisine hongroise a été complètement abandonnée :
Il est vrai que la cuisine d’aujourd’hui a gardé le caractère gras et épicé qui sont des signes distinctifs de notre cuisine, mais les plats nationaux hongrois délicieux, purs et infalsifiables, ainsi que la façon convenable et logique de rôtir ont disparu228.
Schalkház passe à l’analogie avec la traduction littéraire pour donner plus de force encore à son argumentation :
C’est comparable à la traduction d’un Schiller ou d’un Heine en hongrois : la langue imprimée est hongroise, mais son contenu, son monde sentimental ne sont pas hongrois, il leur manque le génie hongrois. Hélas, la cuisine hongroise n’existe plus que par son nom.229
Les Français sont de nouveau un exemple pour Schalkház en raison de la fierté qu’ils ressentent pour leur cuisine nationale. Cette fois-ci ils sont comparés aux Anglais et non aux Allemands : et s’il est vrai que
la nation vit par sa langue [...] il est mille fois plus vrai que la vie nationale saine et unifiée n’est pas imaginable sans la cuisine nationale ! La cuisine nationale originale et pure est un des piliers les plus efficaces du mode de vie, force, habit, caractère et sentiments de la nation, et, en plus, elle contribue au développement de la fierté et de la conscience nationale.230
Schalkház évoque l’âge d’or de la cuisine hongroise où celle-ci a été aussi réputée que la cuisine française et anglaise. Mais, selon l’auteur, cet âge d’or n’a été possible qu’en raison de l’éloignement des influences étrangères – thème courant qui revient aussi sous la plume des littéraires de l’époque lorsqu’ils discutent de savoir jusqu’à quelle limite « l’importation littéraire » était légitime231. Selon Schalkház la seule légitimité de l’importation est l’assimilation de certains éléments étrangers pour le bien de la nation en les transformant selon le goût et le caractère hongrois. Au XVIIe siècle encore, lorsque les influences allemande et française sont apparues pour la première fois, la cuisine hongroise a été suffisamment forte et autonome pour les combattre232. Plus loin, cependant, il déplore que
parmi les facteurs qui pourraient contribuer à développer petit à petit la vie nationale, on ait laissé de côté la cuisine, à tel point qu’elle a perdu – en à peine 150 ans – toute importance et caractère nationaux.233
La cuisine traditionnelle hongroise, idéalisée par Schalkház, aurait été un mélange des cuisines française et anglaise : selon l’auteur,
l’ancienne cuisine hongroise contenait dans une harmonie parfaite le goût délicieux de la cuisine française et le système de nutrition pratique de la cuisine anglaise, pourtant les cuisines de ces deux nations sont aujourd’hui les premières parmi les cuisines des autres nations. Ce qui distingue la cuisine française d’aujourd’hui – la préparation délicieuse des sauces, des poissons et de la volaille – avait existé auparavant dans la cuisine de nos ancêtres. Le mode de préparation des sauces hongroises – avec une petite différence – rappelle les sauces françaises actuelles : l’ancien « éleslé » est comme la sauce piquante, l’ancien « zöldlé » comme la sauce verte, l’ancien « fejérlé » comme la sauce blanche, tout comme l’ancien « kaszáslé » rappelle la fricassée ainsi que le « borsporlé » la sauce poivrade, etc. C’est vrai aussi pour les farces : l’ancien « tyúk töltelék » est égal aux Pigeons à la toulousaine et la farce de la Pascaline d’agneau à la royale rappelle celle aux œufs durs de l’ancienne cuisine hongroise.234
Aussi, dans le passé, on mangeait de la même manière – en brochette – du poisson et de la volaille, et on utilisait plus souvent, aussi, du beurre à la manière des Français. Le mode de préparation des légumes est identique au « mode pratique » à l’anglaise, ainsi on man geait comme les Anglais des baies avec de la viande. La cuisine hongroise était très riche aussi en pâtes, que « la cuisine viennoise jalouse » s’est beaucoup appropriée. De plus, la cuisine française s’est inspirée des Hongrois : dans Le grand dictionnaire de cuisine de Dumas figurerait notamment, sous le nom d’Agneau à la hongroise, le tokány. L’auteur note que tout ça prouve la bonne qualité de la cuisine hongroise, et même si on n’avait aucune preuve, on devrait pourtant être fier car « Extra Hungariam non est vita... ! »235.
Du déclin de la cuisine traditionnelle, Schalkház accuse essentiellement les « élites » alors qu’il considère les paysans garants de celle-ci. Les magnats ayant fréquenté des étrangers ont assimilé leur mode de vie, c’est pour cela qu’ils refusent la « cuisine barbare » hongroise en faveur de la cuisine française de Vienne236. Pour Schalkház le statut social, le goût occidental et l’abandon de l’amour de la patrie vont de pair. D’autre part, l’« intelligentsia », ayant rompu avec le mode de vie national, « cuit dans la même casserole » que les magnats. De plus, la noblesse moyenne, appelée actuellement « classe moyenne » imite d’une manière ridicule les magnats, mais au lieu de préparer la même cuisine française, vraie et chère, ils n’arrivent à préparer qu’une
cuisine internationale bricolée à l’aide d’un Sparherd viennois 237 et concoctée par des cuisinières tchèques, allemandes ou slovaques.
Pour rendre plus hongrois ses plats, la « classe moyenne » utilise d’une manière malsaine de la graisse. Les quelques plats « à la hongroise » comme le goulasch, le ragoût de viande, le poulet au paprika et les choux farcis – préparés d’une manière impropre – ne changent pas grand-chose au « caractère internationalis » de la cuisine hongroise 238. L’auteur est effrayé d’avance par l’idée de fêter le Milleneum de 1896, l’anniversaire de l’arrivée des tribus hongroises dans le bassin des Carpates, car à la place des plats hongrois on va proposer un « franczia Menu » : Potage Printanière, Saumon du Rhin à la sauce hollandaise , Asperges en branche et Pouding à la Metternich !
Y a-t-il quelque opposition comique entre les magnats vêtus du costume traditionnel et le menu français ?
s’exclame-t-il en refusant donc la cuisine française qu’il pense véhiculée par Vienne239. Cependant il note qu’il ne souhaite pas garder inchangée la cuisine hongroise telle qu’elle était il y a trois cents ans ; simplement il regrette que cette transformation complète soit exagérée.
Revenant à l’importation de traditions étrangères, il reconnaît que toute cuisine nationale subit l’influence des cuisines ayant un « caractère internationalis », mais il dépend de la « force de la nation » de savoir distinguer les « bonnes conséquences des mauvaises ». Sans que la cuisine perde son caractère national, affirme l’auteur, il est possible de s’approprier des plats étrangers, ce que les Hongrois faisaient dans le passé240. Cette fois-ci il précise quelles cuisines nationales représentent de mauvaises influences : la cuisine hongroise s’est laissée influencée par des plats allemands et tchèques qui ont conduit à « la dé générescence du goût hongrois », en laissant de côté, notamment, l’usage des fines herbes241. La cuisine hongroise « intacte » s’est retirée désormais dans le monde des paysans :
Là-bas, l’air est propre, la vie hongroise bouillonne, et ainsi la cuisine hongroise a pu rester dans une « forme intacte ».242
Cependant Schalkház se corrige un peu plus loin : il ne s’agit pas de plats véritablement anciens, mais seulement de plats qui – malgré des éléments étrangers appropriés – véhiculent « le goût, le caractère hongrois ». Schalkház regrette que les « classes supérieures » ne fassent rien pour aider le « peuple » menacé dans ses coutumes par la « civilisation » et « l’esprit du temps »243.
Pour terminer il évoque une fois encore la cuisine française comme modèle pour souligner que la cuisine nationale est créée par la société et non par les restaurateurs :
Qui a créé la cuisine française ? Le restaurateur peut-être ? Oh, non ! la cour, la noblesse française, la société, donc toute la nation. Le restaurateur ne fut que le médiateur. Avec un tel soutien il lui était facile de « cultiver » la cuisine française. Contrairement à son homologue français, le restaurateur hongrois est isolé : il n’y a pas de cour, et les magnats hongrois ne connaissent pas la cuisine hongroise. Et s’il n’y a pas de cuisine hongroise comment pourrait-on former des cuisiniers ? Le restaurateur hongrois est obligé d’embaucher des cuisiniers formés à la cuisine française ou à d’autres à caractère « international ».244
Or, il faut d’abord créer la cuisine hongroise chez les particuliers : une tâche qui revient aux femmes servant ainsi la patrie et la nation :
La bonne cuisine est le critère de la famille heureuse, et où il y a beaucoup de familles heureuses, la nation, aussi, elle est heureuse. Mais la cuisine négligée peut détruire non seulement la famille, mais aussi la nation tout entière !245
Ici Schalkház précise qu’il s’inspire de Nók a tüzhely mellett (Femmes auprès du feu), étude de Mór Jókai, le plus fameux romancier hongrois de l’époque. Il cite alors longuement ce texte paru en 1872246 et repris intégralement dans un autre livre de cuisine édité en 1889247. Ce dernier, intitulé Az inyesmesterség könyve (Livre de la gourmandise)248 est surtout intéressant parce qu’il comprend, comme celui de Schalkház, outre des recettes, une préface mais encore de véritables études de plusieurs auteurs sur la cuisine et la gastronomie, dont quelques-unes avaient déjà été publiées.
Femmes auprès du feu a une valeur de manifeste par lequel Mór Jókai249 revendique le retour des femmes à la cuisine, de laquelle elles avaient été détournées par le « dogme de la capacité de travail émancipée régnant sur l’époque ». Un des arguments du romancier est la capacité d’organisation de la défense de la patrie en général, et concrètement de la ville, contre l’ennemi ; Jókai retient que c’est justement faute d’organisation de l’approvisionnement que « Paris est tombé en 1871 ». Cet événement sert de base à tout un raisonnement – en partie « antigastronomique » opposant gourmandise, c’est-à-dire une sorte d’hédonisme culinaire aux traits internationaux au maintien de la cuisine nationale transmettant l’amour de la patrie – pour opposer la femme hongroise à son homologue française :
La Française ne savait faire ni les gnocchis, ni le pain, donc lorsque le dernier chat a disparu de la ville, Paris a dû se rendre.
Jókai continue de plus belle :
Pourtant pour qu’une maison ait une réserve, il faut que la femme soit femme au foyer, ce qui n’est pas du tout un état subalterne, car le secret de notre vie familiale y repose. [...] La femme au foyer est le moteur de la classe moyenne.
En passant, il note aussi que les femmes américaines sont pires encore que les Françaises250. La cuisine, selon le romancier hongrois, doit être « le vrai autel » de la femme :
Chaque plat est un aveu d’amour, ou son contraire, un divorce silencieux, separatio a mensa ! Ce n’est pas une observation prosaïque, ce n’est pas de la gourmandise ; ça ne fait pas du bien aux papilles, mais au cœur.251
Aussi la bonne cuisine écarte les hommes de l’alcool, une stratégie que les Parisiennes ont manqué :
L’absinthe a fait plus de dommages dans Paris que les bombes prussiennes, car le premier a détruit la force masculine. Est-ce que le maintien de la force masculine dans une nation ne compte pas ? Je trouve que c’est la vocation supérieure des femmes.
Aussi Jókai précise que même si
la femme a une profession, donc partage les droits des hommes, elle ne doit pas abandonner la cuisine, et les prérogatives des femmes.252
Jókai, en parlant de la cuisine hongroise, la désigne comme un « véritable art », « indépendante de la cuisine des autres nations ». De la critique de la cuisine française, il passe à celle de la cuisine allemande, pour revenir ensuite encore à la cuisine française. Pour cette « indépendance » – souligne-t-il – on doit rendre hommage aux femmes au foyer qui ont amélioré la cuisine nationale à un tel niveau que même les Allemands du Sud l’ont adoptée en partie253. En affirmant que la cuisine est un élément important de « l’indépendance nationale et un morceau de la constitution ancienne », Jókai regrette que la cuisine hongroise traditionnelle (il dit « le feu, la cuisine et le repas ») commence à perdre sa place en Hongrie en faveur de la cuisine française à la mode :
Même si j’admire les acquis de la Révolution française, je ne peux pas accepter ceux de la révolution culinaire française qui sont contraires à notre système vital ; ils sont excitants, lourds [sic !] et malsains.254
Il note aussi que ce mode se répand surtout chez les aristocrates au détriment de la cuisine « faite maison ». Contrairement aux aristocrates, la classe moyenne n’est pas touchée par la mode de la cuisine française, et c’est le refus de la cuisine française qui sépare les deux couches sociales :
Nous sommes séparés l’un de l’autre non pas par la muraille de Chine, mais par le feu français.255
Je trouve important de noter de nouveau que ce texte de Jókai est paru originalement en 1872 lorsque la « classe moyenne » était vue en général en tant que couche sociale pionnière, contrairement au texte de Schalkház notamment, dans lequel son rôle a déjà été supplanté par celui des paysans.
Parmi les autres études publiées dans ce même recueil, le premier texte, par Ágost Greguss, est non seulement complètement francophile et germanophobe, mais il fait fonction aussi d’hommage explicite à Brillat-Savarin256. Ágost Greguss257 met au clair dès le début qu’il est un de ses adeptes. Greguss, en esquissant les traits principaux de la Physiologie du goût à travers ses aphorismes, mentionne aussi Antoine Carême, « fondateur du romantisme de la préparation culinaire » en tant que critique des Allemands, mais aussi de Brillat. Greguss évoque aussi une poésie de Goethe dans laquelle celui-ci distingue les « êtres intelligents » des « non-intelligents » selon leurs habitudes de table.
Greguss souligne que l’habitude des Allemands à lire en mangeant est une habitude encore plus barbare que lire dans la nature. Manger est un tel plaisir qu’il faut l’exercer en soi, mais pour lequel un certain nombre de gens n’ont pas d’affinité. Pour mieux encore accentuer l’image de « l’Allemand barbare » – attestée, Greguss l’a assez souligné ici, par un écrivain allemand universellement reconnu – il lui oppose le Français gourmand. Il tente de réduire l’opposition de la bonne et la mauvaise cuisine à l’antagonisme des cuisines française et allemande :
Pour rendre harmonieux les goûts et mettre l’accent sur leurs nuances, la cuisine française est sans comparaison, [...]. C’est surtout dans les sauces qu’elle est excellente. La cuisine allemande a toujours été objet de mépris ; elle est incapable de concurrencer son homologue française. Elle est caractérisée par le mauvais goût et par la suprématie de la quantité.
D’ailleurs, continue Greguss, Heine et les voyageurs anglais se moquent aussi des manières barbares des Allemands manifestées pendant le repas. Tout comme Jókai, il note aussi que la cuisine allemande du Sud s’est également améliorée sous l’influence des Français et des Hongrois258.
De la même manière, le texte d’Adolf Ágai259 exprime une bonne dose d’antigermanisme culturel260. Il avoue aux lecteurs, dans le style et vocabulaire d’un Alphonse Karr qui, sans doute, était un préfacier connu de la Physiologie du goût en Hongrie, que c’est en lisant Brillat-Savarin sur la gourmandise qu’il est devenu son adepte :
En effet, si on trouve autant de finesse, de spiritualité, de joie et de sagesse chez le gourmand professionnel, on regrette qu’on soit dépourvu de la capacité de jouir des merveilles de la table.261
À ceux qui méprisent la cuisine, qui trouvent « poétique de ne pas manger », Ágai, en recourant lui aussi à la métaphore littérature/gastronomie, conseille de lire Goethe qui,
si les Allemands s’y connaissaient en plaisirs de la table, aurait été non seulement leur premier écrivain, mais aussi leur premier gastronome.262
Pour le prouver, il évoque les mots notés par Goethe dans son journal lorsque celui-ci mangeait en Alsace, mais qui suggère implicite ment et aussi d’une manière quasi naturelle la reconnaissance de la supériorité gastronomique des Français :
Je crois qu’à la place de l’épée française, c’est la brochette qui a fait conquérir cette belle région.
Ágai poursuit de plus belle dans le registre du mépris de la cuisine allemande :
Les chroniques ne se souviennent d’aucun gastronome allemand, seulement d’un certain chevalier Fresskhale, vivant à Worms au XIXe siècle, capable de manger d’un seul coup cinq lapins, trois dindes, deux fromages et douze paires de saucisse. Une fois, quand il n’avait rien à manger, il a bouffé un encrier.263
Ágai révèle d’une manière moqueuse aux lecteurs hongrois que parmi les plus grandes figures allemandes, seul Kant faisait une exception se distinguant des autres par sa sauce à la moutarde. Tout comme Greguss, Ágai exonère les grandes figures intellectuelles allemandes lorsqu’il s’agit de mépriser la cuisine et les habitudes de table « allemandes ».
En ce qui concerne la cuisine française proprement dite, Ágai n’a que des mots élogieux pour en parler ; il lie progrès social, politique et culinaire alors que Jókai, s’il se disait admiratif des Français pour leur politique, était fort critique sur leur cuisine :
La France, en tête de l’embourgeoisement, a ouvert une nouvelle époque non seulement avec ses idées mais aussi avec sa cuisine. Tout comme la grisette devient charmante à l’aide de quelques rubans et avec son bout de fichu, ainsi le vrai chef français, – et tout véritable Français est un chef potentiel –, avec une pincée de farine, une cuillerée de beurre et une moitié d’oignon arrive à faire un plat plaisant. 264
Il note, pour appuyer ces mots, qu’un des admirateurs du génie de Dumas père, le vieux et aimable Hartleben, lorsqu’il fut invité chez lui, déclara qu’il préférait le menu à Monte Cristo, ce qui flatta Dumas. Il continue ainsi :
La spécialité française est la sauce avec laquelle même une pantoufle aurait du goût. On mange même son propre grand-père – dit-on en France selon Ágai – s’il est offert en sauce. Peut-être ce n’est pas le socialisme, mais (pardon !) le sauceialisme français qui a conquis l’Europe.265
Par rapport au nombre de repas par jour, Ágai retient que les Hongrois déjeunent trop tôt et dînent trop tard, sans parler du fait qu’ils mangent trop lourd avant d’aller se coucher. En répliquant aussi à Jókai exaltant les gnocchis et le pain hongrois, en tant qu’idéal de la simplicité, dans le précédent texte, il déclare que « bien que les cuisines française et anglaise n’aient aucune idée de ce que nos femmes au foyer bénies pétrissent et battent à partir de la farine », il faut dire aussi que ces plats sont trop lourds266.
Tous les auteurs du recueil ne partagent pas l’avis d’Ágai : Frigyes Podmaniczky267, qui analyse les manières de table convenables268, tente de populariser des plats hongrois débarrassés des traditions culinaires étrangères. C’est l’occasion de démentir la bonne réputation de la cuisine de la classe moyenne française, pour laquelle il n’a que des mots négatifs :
Ce qu’on appelle cuisine française, c’est la cuisine parisienne, ainsi que celle de quelques grandes villes qui copient Paris, et non celle du peuple et de la classe moyenne, car celle-ci vit mal, et en raison aussi de son avarice, elle n’est pas capable de faire des plats goûteux. Les fameux déjeuners parisiens à trois francs sont bidons. À l’aide de sauces mélangées, ils arrivent à dissimuler et cacher le manque de contenu et de goût.269
Il énumère encore les avantages de la cuisine italienne pour complètement laisser de côté les cuisines slave et allemande en raison de l’incapacité de ces cuisines de préparer « des plats goûteux et sains » (il mentionne pourtant la préparation de sódar – jambon fumé – comme un élément de valeur dans la cuisine allemande)270. Enfin, il souhaite magyariser les menus, encore sous le joug du gallimatiász 271, à l’aide d’un dictionnaire gastronomique hongrois272.
En guise de conclusion, à la manière de la Physiologie du goût, le recueil publie un poème de Gyula Rudnyánszky273, dédié à la mémoire de... Brillat-Savarin274. En voici les principaux éléments :
En ce qui concerne les livres de cuisine publiés au début du XXe siècle, ainsi que la première revue culinaire lancée en 1908, on voit bien la différence avec la génération précédente de livres et d’études : les plus récents relient essentiellement « modernité » et « cuisine française ». Mátyás Kovácsics275, dans la préface de Modern konyha 276, parue en 1904, insiste pour que l’accent soit mis sur « la qualité », « afin de répondre au goût du gourmand le plus exigeant ». Même des débutants peuvent préparer les plats proposés ; le livre veut faciliter « la cuisine goûteuse et moderne » en offrant des recettes de la « cuisine française classique » mais aussi certains de ses usages plus spéciaux.
Rares étaient des livres de cuisine de cette époque qui retenaient avec fierté l’existence de la variété des cuisines en Hongrie et soulignaient que la cuisine hongroise proprement dite avait su unir des goûts venant de l’Est et de l’Ouest. Le livre de cuisine de Madame Emma – sous ce nom se cachait le fameux journaliste et écrivain Ignotus277 –, A Hét szakácskönyve 278, met en avant pour la première fois dans le discours gastronomique qu’en raison de la diversité ethnique hongroise, il existe plusieurs manières de cuisiner :
Après nos plats hongrois et français viennent les sensations exotiques des plats serbes, arméniens et juifs.
Ignotus propose de lire des recettes afin de s’y apercevoir que
« presque toutes les manières culinaires de l’Est et de l’Ouest se mêlent dans nos cuisines »279.
La spécificité de la cuisine hongroise réside justement dans sa capacité d’assimilation :
Les recettes envoyées par les lectrices de A Hét montrent bien qu’il existe bel et bien une petite différence entre la version hongroise des plats français, italiens, slaves du Sud et du Nord et leurs originaux.280
Comme ces deux livres de cuisine le montrent aussi, le couple de contraintes – la consécration de la cuisine française mélangée à une bonne dose de jalousie, voire parfois à la pure et dure francophobie, et l’antigermanisme assaisonné de quelques petites gouttes de désolation, voire d’empathie pour la cuisine « allemande » – cesse d’être dominant à cette époque : à partir du début du XXe siècle elle est submergée par une vision plus universaliste et plus démocratique de la cuisine281. Ainsi que l’atteste notamment une admiration prononcée de la capacité d’organisation des cuisiniers allemands dans les pages de la revue A Szakács 282. En mars 1908, à propos de la fondation d’un musée des cuisiniers en Allemagne à Francfort, on annonce que les Allemands ont réussi à doubler les Français dans le domaine de l’organisation de la mémoire de la cuisine nationale, ce qui manifeste « leur assiduité, solidarité, volonté, ainsi que leur savoir »283. On rend compte aussi de la fête de l’association des cuisiniers à Dresde ensuite de la 25e exposition allemande d’art culinaire284. Par rapport à ce deuxième événement, on note que les Allemands ont encore besoin d’apprendre du style et que leur art de la cuisine n’est pas de l’art, mais que le caractère économique et la simplicité puritaine de leur cuisine sont à admirer. On propose aux cuisiniers hongrois de prendre exemple sur les Allemands et d’organiser une première exposition d’art culinaire en Hongrie285. En se référant à un article du Zeitung der Köche, on précise que « les collègues allemands ont une culture supérieure à celle d’une partie des cuisiniers hongrois »286. Par rapport à l’organisation en association des cuisiniers, l’Allemagne est d’autant plus un modèle pour la Hongrie qu’elle arrive à faire concurrence à la France :
Jusqu’à tout récemment le berceau, ensuite le foyer de l’art culinaire fut la France. Mais depuis, les Allemands, très actifs aussi dans ce domaine, lui font concurrence en créant une corporation de cuisiniers, qui avec plusieurs milliers de membres représente une force morale dont les branches s’orientent dans le monde entier.287
Cette corporation peut être un modèle pour la Hongrie en s’occupant des « questions sociales » et grâce à son fort « esprit collégial ».
En même temps, le discours sur la cuisine française proprement dite est complété par un autre sur le soi-disant « l’internationalisme culinaire » basé sur la plus récente activité des cuisiniers à Londres et à Paris et ayant pour objectif la simplification des procédures culinaires : on consacre notamment plusieurs numéros à la coopération entre Auguste Escoffier, « père de l’art culinaire moderne » et son disciple hongrois Dezsó Görög288. Et face « aux exigences du progrès moderne », on motive les cuisiniers pour qu’ils sachent ce qu’est le bon goût et comment composer des repas en appliquant les conseils, dit-on, de Brillat-Savarin289. Or, le gastronome français devient plus important que jamais... En 1912 la Physiologie du goût a été finalement traduite en hongrois. Après la Grande Guerre290, Brillat-Savarin devient référence constante – dans le contexte plus large de la consécration de la cuisine française291 – dans des revues culinaires tout comme dans des pré faces des livres de cuisine292, sans considération des relations diplomatiques franco-hongroises peu chaleureuses à la suite du traité de Trianon et de la formation de la Petite Entente conduite par la France.