Julia Csergo

DU DISCOURS GASTRONOMIQUE COMME « PROPAGANDE NATIONALE » : LE CLUB DES CENT 1912-1930293

Durant le XIXe siècle, le discours gastronomique a suscité des formes de sociabilité organisées autour du « manger et boire ensemble ». En dehors des confréries professionnelles et des sociétés bachiques, se multiplient, essentiellement sous la IIIe République, les « déjeuners » et « dîners », réunions périodiques organisées autour de centres d’intérêts communs, ainsi que les associations gastronomiques. Portant le nom de « société », « cercle », « club », elles se déploient le plus souvent dans la perspective de la sociabilité bourgeoise que Maurice Agulhon a explorée pour la première moitié du XIXe siècle294.

Créé en 1912, le Club des Cent a poursuivi son activité sans discontinuer jusqu’à nos jours. Produisant du discours sous de multiples formes – l’écrit, le dit, l’action et la médiatisation –, ce Club constitue un terrain d’investigation particulièrement riche et jusque-là inexploré 295. Ses archives, organisées en séries complètes depuis sa fondation, permettent d’appréhender un discours gastronomique à travers un lieu autre que celui qui se donne comme « littérature gas tronomique » – culinaire ou littéraire –, et d’analyser, par l’expérimentation d’une méthode d’histoire culturelle, les conditions de sa production, ses enjeux, les représentations qu’il construit et véhicule.

Le Club des Cent : un lieu de production de discours

Le Club des Cent est une association loi de 1901 créée le 4 février 1912 par « quelques camarades gourmets émérites et touristes convaincus », dont le trio de départ est composé par Louis Forest, homme de lettres, Dominique Lamberjack, vendeur d’automobiles, Édouard Caspari, industriel. Affichant une vocation mi-sportive mi-gastronomique, il regroupe

des hommes d’esprit [...] mangeurs de routes, [...des] gourmets ayant promené sur au moins 40000 kilomètres de tourisme automobile.

Les statuts limitent à cent le nombre de membres titulaires, auxquels seront adjoints, en 1913, des stagiaires parrainés par deux membres. Titulaires ou stagiaires doivent être élus à l’unanimité. Tous doivent une cotisation dont le retard de paiement peut amener la radiation. Tous s’engagent à respecter le règlement établi, en particulier la confidentialité des noms et de certaines actions.

L’objet de l’association est précisé dans les statuts : « favoriser le développement en France des bons hôtels, des bonnes auberges, des bons garages ».

Cette « œuvre de propagande gastronomique et touristique » visant à la rénovation de la cuisine française, s’organise autour de plusieurs actions, notamment la tenue, obligatoire, par chaque membre, d’un carnet relatif à la qualité des hôtels et restaurants rencontrés dans ses pérégrinations. Ces carnets, confidentiels, aboutiront à l’édition d’un annuaire du Club, annoncé dès juin 1920 mais dont le premier exemplaire trouvé date de 1923.

D’autres actions sont organisées : déjeuners hebdomadaires – le mardi, puis à partir de 1927 le jeudi –, excursions, un dîner mensuel, un banquet annuel d’assemblée générale ; ces trois dernières activités sont ouvertes à des invités, les femmes y sont admises. Tous ces repas se prennent dans des établissements commerciaux dans l’objectif de découvrir et soutenir des cuisiniers remarquables. Une tentative de création d’un restaurant du Club se soldera par un échec296. Nous retrouvons donc ici les principes de fonctionnement des clubs bourgeois : fermeture, cooptation, sociabilité masculine297, égalitarisme – conforté par le principe de réunion dans des lieux commerciaux et non au domicile privé des membres comme le veut la vie mondaine des salons dans laquelle le maître de maison affiche volontiers sa richesse, induisant ainsi une forme de subordination morale de ceux de ses invités qui ne pourront rivaliser avec lui298.

Au-delà des généralités statutaires, nous avons cherché à mieux cerner le lieu qu’est le Club des Cent. L’enquête porte sur les vingt premières années qui ont suivi sa création.

En 1929, le Club est constitué à 100 % de citadins, les Parisiens étant largement majoritaires (sur un total de 132 membres, 112 habitent Paris, 8, les environs de Paris, 12, une ville de province). À Paris, les membres demeurent dans un milieu géographique très localisé : les 8e (34 %), 16e (25 %), 17e (13,5 %) arrondissements. Ce sont donc 72,5 % d’entre eux qui demeurent dans l’ouest parisien, nouveaux quartiers de bourgeois et de notables de la IIIe République. La structure par âge du Club révèle qu’il s’agit avant tout d’un club de « seniors » : en 1931, à une exception près, tous les membres du Club ont plus de 35 ans ; 74 % en ont plus de 50, le plus âgé ayant 74 ans.

La structure par profession est plus complexe car évolutive. C’est un club de notables ainsi qu’en témoigne le prix de la cotisation (77,50 F en 1912, 200 F en 1921) et du repas d’assemblée générale (25 puis 60 à 100 F). Au moment de sa fondation, les industriels, négociants et rentiers représentent 62 % des membres. Parmi eux 30 % sont issus du domaine des transports – auto, vélo – et des producteurs de vin. Le « milieu culturel » – hommes de lettres, artistes dramatiques – , et celui de la presse y sont représentés à hauteur de 19 %. Le Club compte peu de médecins, d’hôteliers, de hauts fonctionnaires. Entre 1921, avant la scission qui donnera le Club des Purs Cent de Paul Poiret, et 1929, s’opère un rééquilibrage socioprofessionnel : la représentation des milieux de la presse et de la culture diminue, les industriels, administrateurs de sociétés, négociants, rentiers et banquiers restent dominants (45 à 55 % des membres dont moins de 10 % représentent désormais les transports le vin) concrétisant ainsi la conviction de Louis Forest, selon laquelle

un commerçant a une valeur de progrès plus intéressante que celle d’un politicien. Qui voudrait étudier la marche de la civilisation observerait vite que les industriels, plus que les philosophes ou les littérateurs, ont été les vrais instruments du progrès.299

La représentation du milieu médical et juridique, traditionnellement épicurien, s’accroît considérablement, alors que monte en puissance celle des hauts fonctionnaires et des hommes politiques. En revanche, malgré sa vocation, « sportive et gastronomique », le Club ne compte, en vingt ans, qu’un sportif professionnel et quatre restaurateurs ou hôteliers.

Le type de sociabilité attachée au Club a été appréhendé à travers les repas organisés sur la période étudiée. L’évolution du statut des invités est à cet égard significative : il s’agit dans un premier temps d’acteurs, chansonniers, chroniqueurs de presse, rarement les plus mondains de l’époque, puis, à partir des années 1920, de représentants de la Chambre, de ministres ou sous-secrétaires d’État (Travaux Publics, Tourisme, Instruction) – « nous avons toujours un ministre à notre table » dira Forest – et d’acteurs économiques (commerce, industrie, syndicats professionnels des vins, alimentation) ; les journalistes font l’objet de plans médias300.

Les lieux des repas sont aussi significatifs. Entre 1912 et 1932, 107 repas ont été organisés à Paris, 12 dans les environs de Paris. À Paris, hormis 11 repas pris dans des lieux privés (sièges de Clubs), 96 repas ont été pris dans des restaurants dont 92 ont été identifiés. Leur géographie montre une sociabilité boulevardière et une forte inclination pour le 8e arrondissement, quartier des nouveaux restaurants élégants. Les grandes maisons, comme Maxim’s, Lapérouse, La Tour d’Argent, ainsi que les grands hôtels – Continental, Georges V, Plazza, etc. –, concentrent près de 17 % des repas du Club. Notons à ce propos qu’une première scission aura lieu en 1912 entre les partisans du « chérisme » et ceux du « bon-marchisme » qui se déclarent plus proches de la vocation initiale des Cent ; les restaurants de spécialités régionales (Alsace, Périgord, Lyonnais, Gascogne) accueillent 12 % des repas.

Enfin, pour rompre avec les représentations, trop souvent véhiculées, de gastronomes sans milieux et sans opinions301, nous nous sommes intéressés aux idées politiques défendues par les membres du Club afin de déterminer si nous avions à faire à un groupe d’opinion constitué. À cet effet, nous nous sommes attachés à ceux des membres qui exercent la profession de journaliste ou qui occupent une fonction politique302.

Le fondateur du Club, Louis Forest, est né à Metz en 1872. Nathan de son vrai nom303, Forest appartient à la communauté des juifs lorrains patriotes, hostiles à l’Allemagne, jusqu’à la xénophobie304. Polygraphe, il publie des ouvrages politiques305, des vaudevilles et des adaptations de romans pour la scène. Ses réseaux d’opinion peuvent être retracés à travers les titres de presse auxquels il collabore306 : L’Estafette , ancien organe populaire anti-boulangiste devenu « feuille girouette » au moment où il y écrit ; Le Matin (lancé en 1884 par l’Américain Sam Chamberlain), organe proche de la droite radicale autant connu pour sa haine de l’Allemand, son culte de l’Alsace-Lorraine, de l’armée et du colonialisme, que pour son soutien à la Russie et sa sympathie envers les États-Unis ; La Nouvelle Revue, fondée en 1879, un organe anti-allemand, pro-russe et proche des milieux nationalistes ; il collabore aussi à Je sais tout et à l’Excelsior, deux magazines illustrés fondés sur le modèle américain – faits, dit-on alors, « pour ceux qui ne savent pas lire » ; il est encore co-fondateur de L’Animateur des temps nouveaux, hebdomadaire qui dénonce les abus de la fiscalité et combat l’étatisme et le marxisme.

Forest, conservateur modéré, n’écrit donc pas dans des journaux d’opinion mais dans des organes dits d’information, lesquels, traitant de sujets très divers, constituent une presse populaire – s’apparentant à la littérature de colportage – dont on sait l’influence considérable qu’elle pouvait exercer sur la mentalité et l’opinion des Français.

Après la première guerre, le Club développe une implantation dans les milieux de la presse et de l’édition : il compte parmi ses membres Léon Chavenon, directeur de L’Information économique et financière – les milieux d’affaires cherchaient à défendre leurs intérêts par le biais de la presse d’information ; Henri Desgrange, champion cycliste, organisateur du Tour de France, directeur du Parc des Princes et fondateur de l’Auto- Vélo307 ; Faroux, rédacteur en chef de La Vie automobile ; Marius Richard, directeur de l’organe radical Le Petit provençal, Raymond Recouly, directeur de la Revue de France, Gabriel Alphaud, directeur de Comoedia, journal, conservateur, d’information théâtrale et littéraire fondé par Desgrange. Le Club compte encore René Schoeller, directeur des messageries Hachette, empire des guides touristiques et de la presse magazine illustrée, Léon Rénier, directeur de la très puissante agence d’information Havas, mais aussi Eugène Fasquelle et Gaston Gallimard.

Dans le même temps, le Club développe aussi des stratégies d’implantation dans les milieux politiques. Nous savons combien, sous la IIIe République, sénateurs et députés exercent une influence considérable sur l’action du gouvernement. Les hommes d’affaires se tournent volontiers vers eux pour faire aboutir les requêtes, pour attirer l’attention sur une entreprise ou un projet. Il semblerait que ce soit par le biais du Touring-Club de France que le Club a développé ses liens avec les milieux politiques. Si, en 1913, il ne parvient pas à se greffer sur l’excursion projetée dans le Limousin par Poincaré308, il participe, en sa présence à la « Fête du tourisme routier » organisée par le TCF le 9 juin 1919.

Entre 1912 et 1935, sur les 322 membres qu’a comptés le Club, on recense 17 députés, sénateurs ou ministres, conservateurs modérés gravitant autour de Briand, Poincaré, Tardieu, Laval. Citons J. Duboin député républicain de Haute-Savoie, membre du Club en 1913, ministre de Briand en 1926, J.-B. Ogier, préfet, membre en 1916, ministre de Millerand et de Leygues en 1920-1921, G. Gourdeau, député radical de la Sarthe, membre en 1922, chargé du Tourisme dans le cabinet Steeg puis dans celui d’Herriot (1930-1932), P. Raynaud, chef de l’Alliance républicaine démocratique, député de la Seine, membre en 1925 et ministre de Tardieu, Laval et Daladier à partir de 1930, F. Bouisson, rugbyman, commissaire aux transports maritimes sous Clemenceau (1918-19), député socialiste ; citons encore les députés, sénateurs ou ministres Angles, Bokanowski, Dumesnil, Grandmaison, Lecherpy, Leredu, Messimy, Weiller...

À travers ces données, nous pouvons conclure que le Club des Cent incarne un milieu bourgeois parisien, conservateur modéré, peu lié à la société mondaine des salons309. Émanation de la conception IIIe République du pouvoir, il s’organise autour de réseaux rassemblant des acteurs du pouvoir économique (secteurs industriels de pointe, finance), du pouvoir politique (action gouvernementale)310, du pouvoir médiatique de la presse populaire « d’information » qui ne propage d’idées politiques qu’autour de thématiques sociétales et culturelles.

Un objet innovant : qualité gastronomique et développement touristique ou « un ris de veau parfait vaut le voyage »311

Lorsque le Club des Cent définit son objet – « faire œuvre de propagande gastronomique et touristique » – les fondements de l’action touristique et de l’imagerie gastronomique sont déjà largement posés en France.

L’essor des moyens de transports individuels, le vélo et l’auto, a démultiplié la puissance potentielle du nouveau secteur qu’est le tourisme. Au début du XXe siècle, l’automobile est un sport mondain, qui pèse d’un poids important sur le plan économique et politique. Outre le Touring-Club de France (TCF)312, l’Automobile-Club de France (ACF), fondé en 1895, en témoigne par l’importance des milieux industriels et des milieux d’affaires qu’il fédère ainsi que par l’importance du rôle consultatif qu’il joue auprès des autorités gouvernementales pour le développement des techniques automobiles. Dès 1896, la « Commission des routes », chargée de promouvoir les promenades en automobile, lance un agenda comprenant « tous les renseignements utiles aux touristes automobilistes »313. Créée le 5 mars 1900 par Edmond Chaix, une « Commission Tourisme » entreprend plusieurs actions en faveur du tourisme automobile : elles concernent autant le réseau des pompes à essence, que le passage des frontières, la réfection des routes, la signalétique, les rallyes touristiques, la documentation pour voyageurs, les concours d’itinéraires d’intérêt touristique, le confort des hôtels, l’édition d’un Annuaire de la route qui provoquera en 1913, un conflit interne entre Chaix et Michelin, lui-même éditeur d’un guide depuis 1901314.

En engageant une action en faveur du développement touristique et du sport automobile, le Club des Cent ne fait donc que suivre un mouvement lancé par des associations disposant de moyens humains et financiers plus importants que lui ; le ralliement actif au Club de membres de l’ACF comme Amilhau, Chaix et Michelin, l’ouvre sans doute à des initiatives et à des milieux mondains. De la même façon, la tenue de carnets aboutissant à l’édition d’un annuaire des hôtels et restaurants n’est en rien originale : elle arrive tardivement puisqu’elle s’inscrit

en réaction aux mauvais renseignements fournis par les guides qui sont sur le marché, [pour...] délivrer des fausses indications des guides qui nous recommandent des boîtes infâmes, des gargotes innommables.315

À y regarder de plus près, c’est pourtant dans ce domaine que le Club des Cent semble avoir impulsé un mouvement innovant en introduisant, dans les problématiques du développement touristique, la question, aujourd’hui cruciale, de la qualité gastronomique. Reprenant l’idée lancée en 1906 dans la revue du TCF, il définit la « qualité » autour de l’idée de tradition nationale que Forest résumera dans la formule : « Pour une alimentation saine, propre et française. »316

En effet, en 1912, pas davantage le TCF que l’ACF317, non plus que les guides touristiques, ne développent d’action de défense de la qua lité gastronomique. Hormis le Guide Richard qui avait publié en 1823 un Voyage gastronomique où sont indiqués les artistes en comestibles et les plats renommés de province 318, aucun des guides des grandes séries imprimées – Baedeker, Conti, Joanne, Bleu, Michelin – ne mentionne, autrement qu’au titre des informations pratiques, des adresses d’hôtels et de restaurants. C’est en 1914 que Michelin indique pour la première fois, sous forme de cartographie, les spécialités gastronomiques locales, à manger sur place ou à emporter, et qu’il recommande des restaurants. Quant au Guide Bleu, c’est en 1922, soit dix ans après l’initiative du Club, qu’il mentionne la spécialité alimentaire non plus au titre des « richesses industrielles » (biscuiteries, huileries, chocolateries, etc.) mais comme élément de culture locale, indissociable du site319. Enfin, rappelons que l’entreprise d’édition de guides gastronomiques lancée par Rouff et Curnonsky ne débute qu’en 1921320. Il semble donc que ce ne soit que dans les années 1920 que les gastronomies locales trouvent sens dans ce qui est devenu une économie touristique promise à un bel avenir. Or, s’il semblerait hasardeux, en l’état actuel de notre recherche, d’imputer l’origine de ces initiatives à l’action du Club, nous pouvons en revanche relever son rôle précurseur en la matière.

Rappelons encore qu’au moment de la création du Club, les fondements de l’imagerie gastronomique attachée à la France sont déjà posés. Ils s’articulent autour de postulats tels que : prééminence de la cuisine et du goût français ; renommée mondiale de la cuisine française 321 ; génie du sol et des hommes322 ; exception française – en France seulement on sait manger323 – ; rôle de la bonne cuisine dans la gaîté et l’esprit français ; édification de la cuisine au rang d’art324 dont les règles académiques sont dictées par les maîtres gastronomes et cuisiniers ; statut d’artiste reconnu aux cuisiniers.

Au tournant du XIXe et du XXe siècle, alors que la production alimentaire entre dans l’ère de la modernité industrielle, un nouveau postulat apparaît, fondé sur de nouvelles imageries liées à l’innovation, et selon lequel « ni la science ni la chimie ne peuvent apporter de progrès à l’art culinaire ». En effet, les nouvelles techniques et les nouvelles formes de conservation (lyophilisation, congélation, boîtes de fer blanc), les « nouveaux produits » comme les reconstituants alimentaires (extraits de viande, bouillons en cube,...), les produits concentrés, les aliments artificiels, ou les « similaires inférieurs » (margarine, saccharine, confitures fantaisies), substances proches de l’aliment original mais fabriquées avec des produits de substitution, résultent de l’alliance de l’industrie alimentaire avec la science et surtout avec la chimie, ce secteur qui incarne les profondes mutations de la production et de la consommation alimentaires325.

À ces mutations s’en adjoignent d’autres : l’internationalisation des échanges, les circulations « cosmopolites » des hommes, des produits et des capitaux, la concurrence qui s’accroît jusqu’à devenir « guerre économique », notamment dans le domaine de la production alimentaire : les « nouveaux produits » mis sur le marché par les nations dites « modernistes », comme les États-Unis ou l’Allemagne – elle y trouve une réponse à ses problèmes de déficit alimentaire –, viennent concurrencer la production française ; ce sont encore les investissements massifs opérés dans le secteur hôtelier par les capitaux suisses, allemands, autrichiens ou anglais, qui contrôlent le mouvement de modernisation de l’hôtellerie qui s’opère en France.

Autant d’éléments qui favorisent, dès les années 1890, la construction d’un discours alarmiste. Lucien Tendret326 ou André Theuriet327 sont parmi les premiers à dénoncer les méfaits de la vie moderne, des nouveaux rythmes, de la concurrence internationale, les funestes progrès d’une science, dite « étrangère », dont naissent les impostures de la table qui mettent en danger cette gloire nationale qu’est la cuisine française, et mènent à la disparition des traditions culinaires.

L’action des Cent s’appuie en partie sur ce discours. En partie seulement, car le Club ne s’inscrira que peu dans le registre de la nostalgie d’un « autrefois d’avant l’industrialisation » qui caractérise le discours gastronomique du début du XXe siècle328. Au contraire, la modernisation du pays lui semble indispensable au maintien de la concurrence française sur la scène internationale : J. Duplan, dirigeant d’une entreprise aux États-Unis, proclame en pleine guerre combien la régénération de l’industrie est nécessaire « si on ne veut pas que notre pays continue à vivre dans l’encroûtement qui lui a été si terriblement nuisible »329.

Défenseur d’un habile compromis entre tradition et modernité, le Club ne réfute pas systématiquement l’innovation, apportant son soutien à une hôtellerie nationale soucieuse de confort et d’hygiène – « Oui aux palaces français, non aux palaces étrangers ! », à la cuisine frigorifiée ou à la conserve – « une industrie française ». Néanmoins, Forest fait du discours alarmiste le fondement de sa propagande, pointant efficacement, en cette période de nationalisme exacerbé, la « colonisation étrangère de l’industrie française », donnant au Club la mission de

défendre le goût de notre vieille cuisine nationale, tristement menacée par les formules chimiques, toutes venues de pays où on n’a jamais su préparer même une poule au pot330.

Les restaurateurs mal avisés sont fustigés

Un de nos membres a vu que vous vous serviez de tablettes de bouillons Kub. Le Club des Cent se refuse à descendre dans des maisons faisant la cuisine avec des artifices de ce genre.331

C’est dans cette perspective que le Club part

à la chasse des traditions culinaires, de la cuisinière experte et savante, de la toque blanche respectueuse de son art332

et inaugure des comportements qui perdurent : initiatives en faveur des cuisiniers, soutien apporté aux meilleurs d’entre eux à travers l’Annuaire, actions de valorisation symbolique de leur statut333. Dans des mises en scènes spectaculaires, les acteurs de la cuisine sont fêtés, ovationnés : au banquet donné salle Hoche en mars 1923, les chefs-d’œuvre culinaires sont présentés, avec ouverture en fanfare, du haut d’une galerie ; à la fin de chaque dîner, le chef est publiquement félicité ; un diplôme est créé, remis solennellement aux modestes cuisiniers. En 1922, le Club crée un prix Goncourt de la cuisine et en 1925, au sein de la Section Culinaire de l’Exposition Nationale du Travail, il organise le premier concours du Meilleur Ouvrier de France pour la cuisine.

Le discours gastronomique comme vecteur de propagande économique et nationale

Construite sur cet objet, l’action du Club se définit comme « une œuvre économique et nationale ». C’est là une des spécificités qui distingue radicalement le Club des Cent des autres associations gastronomiques et qui rapproche son engagement de celui du TCF, de l’ACF, ou du Club de la Renaissance.

Toutefois, à la différence de ces regroupements, le Club n’octroie que de faibles financements aux programmes qu’il soutient : la souscription internationale lancée pour le monument Brillat-Savarin (novembre 1921-mars 1922) ne mobilise que peu de membres, contraignant le trésorier à plusieurs rappels pour que le Club y contribue « en rapport avec la situation qu’il occupe dans le monde gastronomique »334.

C’est que, et sans que cela soit paradoxal, outre la confidentialité, le principe qui préside à la vocation du Club est la « propagande » – comprise ici dans le double sens de « propagation de la foi » et « d’action exercée sur l’opinion pour l’amener à avoir certaines idées ». À ce titre, à travers sa « croisade en faveur de la bonne cuisine française » et les thématiques, apparemment mineures comme « le culte de la route et de la cuisine » – mais plus séduisantes que celle de l’industrie lourde –, le Club octroie au discours gastronomique le rôle de vecteur de diffusion d’idées économiques et politiques. Aussi, conformément aux principes défendus par la presse dont il est représentatif, son action s’organise essentiellement autour de l’information (sur l’état des routes, la qualité de l’hôtellerie,...), de sa diffusion (par voie de presse ou de manifestations publiques) et d’actions de soutien à l’industrie de l’hôtellerie (par l’entretien de réseaux d’action économique et d’influence sur les instances dirigeantes). C’est aussi dans cette perspective qu’il faut sans doute comprendre l’ouverture par Forest, en 1913, d’une « Section gastronomique » aux États Généraux du Tourisme, l’adhésion, en 1920, à l’« Union nationale des associations de tourisme » – dont la première action sera le lancement d’une souscription pour le « Crédit hôtelier » – ou le stand du Club, en 1925, à l’Exposition internationale de la houille blanche et du tourisme, de Grenoble.

Forest, en visionnaire, ainsi qu’il se dépeint335, justifie l’objet : le tourisme, « industrie qui semble une frivolité et qui n’en est pas une [...est] une idée d’avenir » 336, qui, comme l’agroalimentaire, est appelé à jouer un rôle déterminant dans la balance commerciale du pays : « On oublie un peu trop que l’industrie de la volaille en France est plus importante que celle de la métallurgie »337.

À la base de son engagement, une théorie économique, qu’il dit avoir élaborée et diffusée, celle du tourisme qui alimente « l’exportation à l’intérieur »338. Celle-ci s’articule autour de quelques idées simples : la concurrence économique internationale nécessite une politique d’en richissement du pays, indispensable au règlement des dettes, à l’achat des matières premières, à l’équilibrage de la balance commerciale, et, après la guerre, au relèvement de l’économie. À cet égard, vendre à un étranger sur le sol français apporte les mêmes avantages que le commerce d’exportation. Or, développer le tourisme, « mine prodigieusement riche de profits matériels et moraux »339, consiste ainsi à attirer et maintenir en France des consommateurs d’autres nations pour empêcher « l’or étranger » d’aller enrichir des pays concurrents.

Dans cette salutaire perspective, l’action de propagande du Club porte sur plusieurs fronts, dont certains, comme la réfection des routes340, qui favorise le « développement de contrées inexplorées »341, et l’amélioration hôtelière sont communes au TCF et à l’ACF. Toutefois son champ d’action concerne principalement la mission de défense de la cuisine française, qui, comme consommation touristique, devient « un élément de la prospérité nationale » appelé à contribuer au développement de l’agriculture, de l’industrie et du commerce. À ce titre, donner – ou redonner – à la cuisine française une place privilégiée dans le monde constitue même pour le Club « une mission patriotique »342. Appliquée à la gastronomie, la théorie de l’exportation à l’intérieur, est exposée par Forest en décembre 1919 devant le ministre de l’Instruction Publique :

Lorsqu’un Américain consomme une salade dans notre pays, l’huile qu’il consomme dans cette salade, si on devait l’exporter aux États-Unis, il faudrait l’emballer, il y aurait des histoires de douane, de banque, de transport, tandis que si un Américain s’habitue à notre cuisine, s’il vient chez nous pour la manger, on fait, par lui, de l’exportation à l’intérieur. 343

Forest conforte sa théorie en prêtant à Rockefeller ces paroles historiques, bien que peu vérifiables :

Les Français ont une industrie formidable mais ils ne s’en rendent pas compte. C’est celle de leur table et de leur manger.344

À travers le discours gastronomique, cette théorie économique sert de base à la propagation d’idées de défense nationale.

L’esprit « revanchard » marque le premier discours du Club, celui de l’avant-guerre et de la guerre345, virulent, dénonciateur, xénophobe. On y retrouve les opinions évoquées plus haut et dont Forest fait le fondement de sa propagande. Ennemie héréditaire, armée d’occupation, l’Allemagne est de surcroît accusée de mener une guerre économique à la France, notamment dans le domaine des industries touristiques346 et alimentaires. L’action du Club, son ardeur à réveiller les investissements français en faveur de la modernisation du secteur hôtelier, y compris par l’amélioration de la formation347, s’inscrit contre « la colonisation de l’industrie hôtelière par les Allemands » ; Forest, qui raconte en 1923 les origines de son projet, précise :

Lorsqu’on circulait beaucoup, on ne pouvait pas ne pas être frappés, en même temps que du danger imminent, d’une sorte d’abdication générale de la personnalité fran çaise, qui le rendait plus grave encore. Elle était surtout sensible dans l’hôtellerie [...]. Nos hôtels passaient aux mains des étrangers [...].348

De même pour le secteur culinaire :

[...] au fur et à mesure que ce mouvement s’étendait, s’amoindrissait la cuisine française [...] au profit d’une tambouille sans nom, sans tradition, sans goût, bonne pour les gosiers étrangers à peine civilisés [...]. L’aboutissement de cette décadence menait fatalement à cette cuisine de conserve où tout ce qui reste de la science de Vatel ou de Carême se résume à ouvrir un bec de gaz et à faire bouillir de l’eau pour réchauffer une boîte de fer blanc349.

En juin 1914, le Club met au point un manifeste :

Nous voulons la bonne cuisine française. [...] On ne fait pas de bonne cuisine française avec les extraits [...] que la chimie substitue aux produits sains de la cuisine.

À propos du personnel, précisant qu’« il ne met, dans ses appréciations aucun nationalisme étroit » il énonce : « Prenez du personnel dans votre pays. Rien d’agaçant comme d’être servi en France par des gens aux accents bizarres ».

Le respect de ce code de conduite invite, dans le « Journal de Guerre », à « débarrasser la France des produits boches [...et] mettre à l’index les hôteliers qui emploient du personnel ou des produits allemands », à refuser des produits fabriqués en Allemagne, « nation où triomphent le mauvais goût, la fraude et la chimie alimentaires ».

Rapidement, le discours gastronomique se fait dénonciateur ; des listes de « saletés allemandes » circulent au sein du Club et dans la presse : le chocolat Suchard, les bouillons Knorr, les vins de Bordeaux Ulrich, les cure-dents Odol, mais aussi les hôtels dirigés ou administrés par un Allemand350. Il n’est jusqu’aux guides Baedeker qui se voient accusés « d’information tendancieuse, d’erreurs historiques et archéologiques volontaires ».351

La propagande anti-allemande revêt encore des formes plus inattendues : Forest titre un article gastronomique : « Non, les Allemands ne savent pas faire cuire la choucroute – Il n’y a que les Lorrains qui s’y connaissent ».352

Enfin, pour affirmer sa foi dans la nation pour l’heure enlisée, le Club fait, en mai 1916, la promesse solennelle de mener, à la fin de la guerre, sa première excursion dans l’Alsace retrouvée353.

Ce premier discours du Club se caractérise aussi par quelques références favorables à la Russie, mais surtout par une grande sympathie envers les États-Unis, nation amie, marché d’exportation, à l’extérieur et à l’intérieur. Depuis les États-Unis, Jean Duplan diffuse les messages de soutien apportés, à travers la seule thématique gastronomique, à la France en guerre. En 1918, il publie les Lettres d’un vieil Américain à un Français où l’on peut lire :

Votre amour de la tradition qui rend votre pays si intéressant, et que vous devez conserver dans tout ce qui n’est pas affaire ou progrès [...]. Dans l’art de la cuisine, vous êtes incontestablement les maîtres [...]. Ici, vous ne devez pas seulement la conserver [la tradition], vous devez l’honorer.354

Après la victoire, alors que s’amorce un nouvel équilibre européen qui amène Briand à un rapprochement avec l’Allemagne, alors que les États-Unis penchent vers l’isolationnisme et que la prohibition se dessine, le discours xénophobe s’atténue et ce qu’il en reste n’épargne plus les nations « amies ». Forest déclare en 1920 :

Nous sommes menacés d’une invasion expropriatrice par les étrangers. Voici nos immeubles culinaires et autres qui perdent l’un après l’autre leur nom et leur caractère français pour devenir anglo-saxon ! [...] nos fermes et nos laiteries sont accaparées par la Hollande !355

Il stigmatise

les sauces chimiques dont les Anglais et les Américains sont si friands356 ;

dénonce :

dans tel palace du Midi, on servait des poulets en conserve venus d’Amérique [...] des confitures étrangères, des compotes de pêches importées [...] et des compotes de poires expédiées de Californie.357

Le Club Brillat-Savarin l’appuie : « Le goût américain a tout uniformisé et les moindres auberges deviennent des mangeoires à autobus ».358

S’ouvre alors l’ère, non close, de dénonciation du modèle culturel américain qui menace nos traditions : Austin de Croze l’incarne, déclarant au Salon d’automne de 1923 :

La cuisine subit le contrecoup de modes affolées et sottes, devient cosmopolite et chimique, amorphe et sans originalité, cuisine de cocktails, de dancing, de jazz-band, de palaces et de wagons-restaurants, les eaux minérales remplacent les vins, les fromages disparaissent, l’huile d’olive cède la prééminence aux huiles de machines...359

La Prohibition est à cette date un sujet sensible. Annoncée par Duplan dès 1918360 en liaison avec le mouvement de tempérance qui accompagne le vote des femmes361, elle constitue une menace de déséquilibre de la balance commerciale, touchant dès 1920 l’exportation des liqueurs, mettant en péril celle du champagne et des vins362. Au dîner en faveur des vins français donné par le Club en mars 1923, le maire de Dijon, Gaston Gérard, en présence de Gaston Doumergue, président du Sénat, et d’Henry Chéron, ministre de l’Agriculture, dénonce dans les théories de la prohibition, qui touchent, outre les États-Unis, la Finlande, le Canada et la Turquie, une forme de

mysticisme germanique [qui] masque mal le désir [...] d’aggraver notre ruine [...], encouragé et développé par les marchands de thé, de café, de cacao et d’eaux minérales dont une grande partie sont allemands.

Carton, délégué des cuisiniers de Paris, y voit une atteinte à la gastronomie française :

Les cuisiniers, lorsqu’ils sont appelés à exercer dans un pays sec, il ne leur est pas possible évidemment de servir des Paupiettes de Soles à la Louis Forest, des Zéphyrs de Rouennais à la Dijonnaise, pas même la traditionnelle et classique Sole au vin blanc ; il ne leur est pas possible d’exécuter la bonne cuisine française et dans ces conditions, les cuisiniers français n’ont rien à faire dans les pays de la prohibition.363

Ces risques, qui justifient d’autant plus la théorie de l’exportation à l’intérieur, amènent le Club à favoriser, aux États-Unis, la mise en œuvre d’une propagande culinaire française destinée à donner aux « amis Américains » le désir de venir en France. D’où l’importance du rayonnement international de membres comme Duplan susceptibles d’apprendre aux élites américaines l’affaire sérieuse qu’est un repas, l’art culinaire, l’accord des mets et des vins, les manières de féliciter le chef.

L’identité nationale comme consommation touristique

Comme œuvre de propagande, le discours gastronomique du Club s’articule encore sur une entreprise de défense et de conservation d’une « personne France » – Forest reprend l’expression de Michelet – devenue objet d’attraction et de consommation touristiques. C’est ainsi en faveur du « Grand tourisme » qu’intervient le discours sur l’identité nationale, comprise dans toutes ses composantes régionales.

En effet, l’invasion des palaces internationaux qui proposent, « du Midi au Nord et du paquebot au wagon-restaurant », une « cuisine sans goût, passe partout », fait peser sur le pays une menace de « dénationalisation du goût ». Ne pas combattre cette menace, déclare Forest, abdiquer la personnalité française, serait une autre « erreur économique »364. Ainsi, favorable à une hôtellerie nationale moderne, conforme à l’attente des touristes étrangers, le Club insiste sur la nécessaire originalité d’une offre d’hébergement fondée sur « le charme de la vie provinciale française ». Ici, la province, contrée inexplorée et vierge encore des rythmes et des technicités qui affectent la grande ville, est présentée comme la gardienne des traditions séculaires dont la France est invitée à faire, pour le tourisme, une industrie. En Lorraine, sur les terres retrouvées et devant un menu lorrain, Duplan y revient :

Toute cette vie provinciale, nous l’aimons et voulons la garder jalousement. Nous avons conscience qu’elle est un des plus grands charmes de notre pays et une part de la fortune nationale.365

Notons que durant ces années d’après-guerre, le discours du Club porte sur une province où ne se distinguent pas plus les bourgeois des paysans que les villes des campagnes, et non sur le terroir, un thème cher aux régionalistes et repris, durant les années 1930, par une opinion gastronomique au nationalisme plus droitier.

La nécessaire inscription de l’activité touristique dans la personnalité française, dans les traditions, le sol, le paysage, l’histoire, amène le Club à encourager, contre « le repas international à prix fixe », les spécialités régionales : « manger la choucroute en Alsace ou le homard au bord de la mer »366 devient un objectif majeur, alors même que les croisades en faveur des cuisines régionalistes se multiplient, dans un contexte idéologique favorable à l’éloge de la « petite patrie » et à l’essor d’un mouvement folkloriste qui valorise la coutume locale.

L’action du Club s’organise ici autour de trois axes. Le premier vise à sensibiliser les restaurateurs au « plat local ». À ce propos, le témoignage qu’il fournit est essentiel à l’histoire des représentations : il permet de mesurer l’ampleur du décalage qui existe alors entre un discours gastronomique « régionaliste » omniprésent, et sa difficile mise en œuvre par des restaurateurs préoccupés de reconnaissance nationale et déconsidérant, à cet effet, le modèle local. Le discours que Forest prononce en Alsace est ici éclairant :

[...] Je tiens à noter la tendance fâcheuse des maisons les plus recommandables à oublier de façon systématique les qualités de leur cuisine locale. [...] Ayant fait comparaître devant moi de notables restaurateurs de Strasbourg, je ne tardai pas à comprendre que je les vexais en leur demandant les plats et les vins du pays. L’un me répondit aigrement que l’on faisait le Chateaubriand aussi bien chez lui qu’à Paris et qu’il ne fallait pas le prendre pour une auberge de pays. [...] Un autre m’affirma que sa cave était assez garnie pour pouvoir se passer des vins d’Alsace. [...] Un troisième [...] qu’il était inutile de compliquer la cuisine avec les spécialités du pays qui coûtent cher et auxquelles la foule des touristes étrangers n’entend rien.367

De même, le témoignage qu’il apporte sur la Foire gastronomique de Dijon de 1921, tentative de renouveau de la cuisine locale, est instructif : s’il se réjouit d’avoir vu reparaître sur les tables la Pochouse, le Poulet au Chambertin, le Civet de lièvre à la bourguignonne, le Jambon persillé et les escargots, il engage les restaurateurs dijonnais à « rester rigoureusement local ou régional [et à] éviter la présentation de camemberts fabriqués en Côte d’Or »368.

Le deuxième axe de l’action du Club en faveur du maintien des traditions, consiste à favoriser une éducation du consommateur en portant à la connaissance des étrangers – et des Français eux-mêmes – , l’ampleur des « bonnes choses » que produit la France. Duplan verra ici la naissance de la « première Ligue de consommation »369. Le patriotisme ambiant imprègne encore cette initiative : Forest, dans un discours étonnamment contemporain, justifie dans cette entreprise, une éducation au « goût national »,

nécessaire à la continuation de l’individu français [...] et à la vraie naturalisation des étrangers qui, sur son sol, viennent historiquement le renouveler en se fondant en lui370.

Pour « allécher le consommateur », le Club lance en 1913, « La France des Gourmets », inventaire des spécialités gastronomiques régionales ; dès 1920, il projette l’ouverture d’un magasin « des meilleures spécialités provenant des meilleurs fabricants », les « Bonnes choses de France » qui, semble-t-il, n’a jamais vu le jour371 ; il propose des souscriptions pour des productions locales comme les « confitures de paysans alsaciens » ou les pâtés de Mme Lefèvre – « on peut lui envoyer son gibier »372.

C’est dans la même perspective que se déroulent les excursions du Club, dont il ne s’agit pas de négliger la dimension épicurienne. Entre 1913 et 1931 nous en comptons treize373 ; engagées, pour la plupart, dans des régions viticoles, elles sont destinées à favoriser la connaissance et le commerce des vins. Paradoxalement, les menus qui les accompagnent montrent un médiocre intérêt pour le « plat local » et une nette orientation vers la « grande cuisine », considérée sans doute comme mieux à même de valoriser les bons vins et de leur donner une vocation internationale.

À travers d’autres déplacements en province, le Club apporte encore son soutien à des manifestations gastronomiques, actions commerciales organisées par des acteurs locaux et regroupant syndicats d’initiative, producteurs, élus : en 1921 il inaugure la « Foire gastronomique de Dijon » ; en 1923, il lance « la Semaine du poisson » à Boulogne-sur-Mer, destinée à favoriser la consommation populaire des produits de la pêche ; il soutient la « Semaine nationale du Cidre » (1923), la « Cuisine vosgienne » (1924), la « Manifestation culinaire » de Biarritz (1924), le « Concours de Dindons gras » de la Ferté-Saint-Aubin (1924), la « Fête des Vins » de Nuits-Saint-Georges (1926), la « Manifestation gastronomique » d’Epernay (1926) ou celle de Nemours en faveur des produits du Gâtinais (1927).

Enfin, le dernier axe selon lequel se déploie l’œuvre de propagande du Club, annonce le processus de patrimonialisation et de monumentalisation de la gastronomie qui se développe en liaison avec la consommation de sites et monuments. Les Carnets du Club comme les notes préparatoires aux excursions témoignent de cette préoccupation. En mai 1913, alors que s’annonce la loi sur la protection des monuments historiques (décembre 1913), Forest propose dans Le Matin de « sauvegarder nos trésors d’art alimentaire comme d’autres veillent sur les monuments » ; précurseur, une fois encore, il reconnaît à la gastronomie, inscrite dans le caractère national et à ce titre, lieu d’identité culturelle, un statut de monument – au sens étymologique de « ce qui rappelle à la mémoire » – qu’il faut protéger et, préalable indispensable, inventorier. Telle est la fonction de « la France des Gourmets » ou des discours qui, à l’occasion de manifestations locales, recensent les spécialités régionales. En 1922, l’ancien ministre J.-B. Ogier rappelle les missions du Club :

Faire connaître les beautés, curiosités naturelles et artistiques, les sites pittoresques de nos contrées ; [...] répandre partout les produits de notre sol ; relever les spécialités locales ; soutenir les vieilles traditions de la cuisine française.374

Le Club, impliqué dans la sauvegarde de la mémoire des lieux, ainsi qu’en témoignent sa participation à la fête annuelle du mont Beuvray et le souhait qu’il exprime « de voir les pouvoirs publics le proclamer site historique »375, procédera à de multiples formes d’historicisation de la cuisine : banquets où sont réhabilitées et discutées des recettes des XVIIe, XVIIIe ou XIXe siècles376 ; approche historique des productions locales – du roquefort, des quenelles, du foie gras, de la bouillabaisse ou encore de la choucroute, diffusée selon Grimod à Paris sous la Révolution ce fait dire à Forest : « l’Île de France a appris à connaître la choucroute avec la liberté »377 ; enfin, dans la logique d’une monumentalisation qui mène à la « muséification », alors qu’un intérêt croissant se manifeste en France pour les traditions populaires, le Club lance en 1922 le projet – non abouti mais dont la contemporanéité ne nous échappera pas – d’organiser un « musée de la cuisine ».


Lieu de production d’un discours gastronomique que nous avons tenté de cerner dans toutes ces composantes, le Club des Cent se distingue donc par la modernité de l’action qu’il a entreprise autour de la « croisade pour la bonne cuisine française ». Innovant dans ses analyses de l’action économique et du développement touristique, précurseur dans l’alliance qu’il fonde, largement validée depuis, entre tourisme, culture et gastronomie, le Club s’impose encore comme éminemment moderne par le procédé qu’il utilise : faire du discours gastronomique un vecteur de propagande, un levier d’action économique et nationale. Nous avons en effet relevé la façon dont son discours est construit, pensé autour d’objectifs définis, diffusé par de multiples vecteurs comme la presse d’information, le lobbying, le rayonnement international de ses membres, les manifestations médiatiques. Efficace, l’action propagandiste du Club semble avoir profondément imprégné l’action économique, culturelle et touristique qui se déploiera en France durant tout le XXe siècle, autour de l’objet « gastronomie » et de l’idée nationale : les préconisations du rapport remis en 1985 par le journaliste Jean Ferniot aux ministères de la Culture et de l’Agriculture378 en témoignent, tout comme les politiques élaborées depuis autour de « l’art culinaire »379.

Aussi, si nous pouvons dire, avec Ernst-Robert Curtius, qu’« en France, la civilisation commence avec l’art culinaire »380, nous pouvons encore ajouter, qu’en France, depuis le Club des Cent, la gastronomie est une affaire d’État.