La France à table est un bimestriel qui marque l’histoire de la presse spécialisée par sa longévité, par la grande qualité qui préside à sa conception ce qui l’inscrit comme une publication de référence aussi bien en matière de gastronomie et de loisirs que de photographie. C’est d’ailleurs à ce titre qu’elle a retenu notre attention.
Le premier numéro est publié en mai 1934. La même maquette perdure pendant trente-quatre ans et cent quatre-vingt-quinze numéros (avec un arrêt en juillet 1937 et une reprise en octobre 1949). Une nouvelle formule, d’octobre 1976 à septembre 1977, durant huit numéros, n’arrive pas à sauver la revue qui cesse définitivement de paraître.
La France à table, installée 4, rue Castellane, dans le 8e arrondissement, est « sous la direction littéraire de Curnonsky, prince des gastronomes »381 et fondateur de l’Académie des gastronomes382 et a pour directeur l’éditeur Gaston Pinget. Cette direction bicéphale se traduit par des orientations contradictoires qui ne sont pas sans effets sur la revue. Son sous-titre : « Table-Tourisme-Santé » définit ses sujets (gastronomie et tourisme) et de façon beaucoup moins évidente son financement : des laboratoires pharmaceutiques dont la participation n’est révélée que très tardivement lorsqu’une première fois, la publication cesse de paraître. Des encarts publicitaires en faveur des commanditaires ne sont pas présents dans toutes les éditions. La France à table s’inscrit dans l’histoire de la presse qui, après la crise de 1929, connaît une éclosion des magazines illustrés consacrés aux loisirs alors que les quotidiens ne sont pas en mesure, d’un point de vue technique et logistique, de fournir les illustrations que permet la presse magazine. Le financement d’une revue par des firmes pharmaceutiques connaît à l’époque d’autres exemples notoires parmi lesquels Art et Médecine 383 édité par les laboratoires du docteur Débat qui fait lui aussi appel aux mêmes photographes de l’École de Paris, ou bien encore Synthèse 384 illustrée de photographies de Laure Albin Guillot. Citons encore l’Office des éditions d’art qui publie La France à table et réalise, en 1937, pour les laboratoires Reaubourg un ensemble de publications385 sur la gastronomie pour assurer leur promotion auprès du corps médical.
La France à table, allie des aspirations littéraires, documentaires et récréatives au service de la gastronomie et dans son éditorial de présentation, la direction souligne que
dans l’ambiance du régionalisme touristique, chaque livraison de notre magazine s’efforcera de rendre la gastronomie avec une véracité documentaire qui n’exclura pas la poésie.
C’est donc à une élite (médecins, professions libérales) que s’adresse la revue dont la modernité s’affirme moins dans les sujets peu novateurs que dans leur présentation et leur illustration. La revue est organisée en cycles de 6 numéros autour d’un fleuve ou d’une entité géographique : cycle Rhône, cycle Garonne, cycle Océan, cycle Val de Loire, cycle Manche... Chaque numéro est consacré à une région : Bourgogne, Lyonnais, Dauphiné, Provence rhodanienne, Provence méditerranéenne. Pour favoriser la vente et estomper le caractère trivial du magazine au profit d’une édition plus luxueuse, une reliure386 très sobre, dans l’esprit de la NRF, avec un fond crème, le simple titre et le logo387 La France à table, rassemble un cycle. Une version encore plus élaborée propose un emboîtage du même style. Un tableau analytique permet de dresser un premier bilan.
La province est au cœur du dispositif et cette orientation prise dès le premier numéro ne variera pratiquement pas, la région faisant simplement place au département ou à la ville388.
Chaque livraison apportera un élément vivant d’actualité. Chacune d’elle paraissant sous le signe d’une de nos provinces aux caractères si variés présentera un aspect sans cesse renouvelé.389
Le tourisme tient autant de place que la gastronomie et nombre de rubriques s’apparentent aux deux. Des articles sont consacrés à l’architecture patrimoniale. Le régionalisme se décline dans les rubriques toujours sous le signe d’un passé porteur de valeurs immuables dont les provinces entretiennent la flamme et justifient la permanence par de multiples activités : production du terroir et cuisine, vins de France, souvenirs et littérature, pittoresque et tradition, gastronomie et régionalisme.
Le touriste avisé goûte le confort des palaces, mais décline bien souvent les délices de leur table, préférant rechercher les vieilles hôtelleries, les auberges de village où se maintiennent les solides traditions culinaires.390
Des loisirs comme la chasse, la pêche, liés au terroir et à la gastronomie font l’objet de textes abondants. Cinq chroniqueurs réguliers391 assurent l’essentiel de la rédaction. L’actualité gastronomique, annoncée dans le premier numéro et fort bien représentée dans les premières publications, par des reportages confiés à des photographes, tend rapidement à se réduire. Quant aux recettes correspondant à la région sélectionnée pour le numéro, elles sont toujours nombreuses et accompagnent des annonces publicitaires. On n’en compte pas moins de 125 pour les six premiers numéros. Ce qui peut paraître assez étonnant pour une revue qui ne s’adresse pas à la ménagère, mais plutôt à la maîtresse de maison et davantage encore à son mari.
Si les références littéraires sont nombreuses, le ton est parfois ampoulé. « Tryptique de pâtisserie à la viande sucrée »392 ne glose que sur les petits pâtés de Pézenas et de Béziers et la tarte de Gruissant. La présence d’un docteur lors des conférences de Curnonsky ne leur donne pas pour autant un caractère scientifique et le ton des comptes rendus est celui de notables de provinces393. Les rubriques s’inscrivent dans un éloge permanent de la tradition comme identité culturelle dont la ligne éditoriale ne variera jamais. Le terroir est associé à l’élite et la gastronomie aux gens de qualité porteurs des usages et habitudes qui font « la grâce et le goût français ». Cette orientation frise la caricature dans sa célébration des aspects les plus archaïques de la France provinciale dans les années soixante-dix conduisant la revue à sa perte. Les plus grands écrivains sont convoqués pour célébrer dans des extraits de textes d’anthologie l’amour des belles provinces et cautionner un discours identitaire empreint de nationalisme. Pour présenter Léon Daudet on rappelle ses articles de L’Action française et « l’ampleur de son talent et le courage acharné qu’il met à défendre une cause ».394
En revanche, la maquette de La France à table est d’une extraordinaire modernité et, jusque dans les derniers numéros, elle ne date pas. Une photographie reproduite en héliogravure illustre la première et la deuxième de couverture et, dans les premiers numéros, une publicité commandée à Germaine Krull395 ou à André Kertész396, s’affiche sur la quatrième de couverture. Un bandeau autour de l’image, de couleur vive et différente pour chaque numéro, permet d’inclure le titre et le sous-titre397. Les premières couvertures privilégient des gros plans, des photomontages, des études où les objets sont fractionnés. Cette grammaire stylistique de la modernité est au service de sujets fortement enracinés dans la tradition : la cruche en terre, les figurines du Guignol lyonnais, le casse-noisettes, le puits et son antique margelle témoignent tous d’une France rurale et ancienne.
L’illustration par la photographie est un des atouts majeurs de la revue et traduit l’influence des différentes publications qui l’ont inspirée. Des images créditées « Horizons de France » renvoient à cette maison d’édition398 qui, avant de publier La France travaille, un grand reportage photographique de François Kollar, s’était déjà illustrée en reprenant La revue automobile399 et en proposant Le visage de la France400, un ouvrage vendu en fascicules traitant de la totalité des provinces françaises, illustré de planches en héliogravure et accompagné de textes d’écrivains. L’autre revue qui a probablement inspiré La France à table dans sa mise en page est la revue Arts et métiers graphiques 401 connue dans le monde de l’imprimerie et de la presse pour ses recherches en matière de graphie, de mise en page, d’impression et de promotion de la photographie. Les photographies, très abondantes, rassemblent dans les premiers numéros de La France à table deux des photographes les plus notoires de la modernité : Germaine Krull et André Kertész auxquels il faut ajouter Laure Albin Guillot402, Blanc et Demilly403 mais également Jean Roubier404 dont l’œuvre un peu oubliée se révèle dans La France à table d’une grande modernité. Un tel choix se justifie par une connaissance personnelle de la rédaction des milieux de la presse les plus innovants.
Dans un premier temps, La France à table passe commande à des photographes. Germaine Krull réalise un reportage de 23 photographies sur le Club des Cent405 d’une grande inventivité où elle n’hésite pas à utiliser le photomontage pour rendre plus vivantes des mondanités gastronomiques de notables. Dans le même esprit, elle couvre le « concours culinaire des vedettes de l’Académie des Gastronomes »406 et ses instantanés donnent vie à une actualité répétitive où le banquet tient une place de choix. Soucieuse de son auto-promotion, la revue souligne que « Nous ne pouvions mieux faire que de prier notre collaborateur, l’excellent photographe Jean Roubier, d’être l’envoyé spécial de La France à table à travers “le Midi qui bouge” ». Il en a rapporté des visions « du midi qui mange » en réalité assez peu gastronomiques, où se traduit un enthousiasme pour le coquillage marseillais qui autorise bien quelques réserves407. La vision qu’apportent ces photographes est celle de la modernité qui chante la vitesse, les nouveaux moyens de transport, l’architecture industrielle, les grandes métropoles internationales au peuplement cosmopolite autant de thèmes que reprend Roubier dans sa vision de Marseille dont la légende stipule :
Marseille, porte de l’Orient, porte de l’Extrême-Orient et des Océans lointains et nostalgiques.408
Les gros plans de cheminées de paquebots s’intercalent avec des photomontages de pêcheurs et de pont transbordeur409 alors que les tables sur le port invitent à des repas pris sur le pouce dans des bistrots populaires peuplés d’ouvriers en casquettes qui ne sont probablement pas des adresses recommandées par la revue. Cette avant-garde sied mal aux confréries de gastronomes en habit de notable qui ne sont pas sans exercer une forte influence dans la revue. Dès le numéro 10, en décembre 1935, la rédaction, dans un article de Curnonsky au titre assez pédant, « Du Réveillon considéré dans ses rapports avec la tradition gastronomique française »410, prend ses distances et prône un retour aux valeurs que défend la gastronomie dans la tradition des provinces françaises.
Pour le public cosmopolite qui se réunit pendant la nuit de Noël, dans les cabarets, les tavernes et les restaurants de Paris, de Berlin, de Londres, de New York ou de Chicago, le réveillon n’est qu’un prétexte annuel à ripailles, à godailles, à victuailles et à tripailles et le profil même de beaucoup de clients et de soupeurs qu’on rencontre cette nuit-là, dans les boîtes de Montmartre et d’ailleurs, indique assez clairement qu’ils ne songent guère à célébrer la naissance de leur divin compatriote, le sauveur des hommes. C’est dans l’intimité des provinces que le réveillon garde encore son caractère rituel et sacré.
La synthèse entre avant-garde et gastronomie de tradition que propose une publicité,
Les spécialités de France expriment sous des présentations modernes et de bon goût ce que les traditions régionales nous ont légué de meilleur,
La France à table ne peut la maintenir. Deux courants, esthétique et idéologique, s’affrontent et celui de la modernité doit s’incliner. Dès juillet 1936, Germaine Krull411 et André Kertész cessent leur participation ; ils sont remplacés par René Jacques et Jean Roubier ainsi que par des photographes de second ordre et d’agences de photographie. La présence de chansons anciennes (texte et partition) ne s’explique que par un goût prononcé pour le folklore, une incarnation du passé encore accentuée dans les livraisons de l’après-guerre et qui s’exhibe dans de nombreuses fêtes et dans les costumes traditionnels arborés par des dentellières, des sabotiers, des bergères qui semblent les seuls habitants des campagnes et dont les portraits remplacent les reportages d’un caractère plus contemporain des premiers numéros. Un numéro spécial412 consacré à l’Exposition universelle de 1937 ne permet pas à la revue de résoudre des problèmes financiers qui s’étaient déjà traduits par une baisse de la pagination passée de 62 pages413 à son lancement à 26 pages en mai 1937. En termes sibyllins, dans « L’examen de minuit » 414, la rédaction dévoile enfin ses rapports avec les laboratoires et fait allusion à des différends en matière de publicité sans prévenir qu’elle va cesser de paraître :
L’attention bienveillante du corps médical décida les grands laboratoires pharmaceutiques à nous assurer une diffusion importante d’une portée incontestable.
Ce n’est donc pas la guerre qui met provisoirement fin à la revue mais des divergences qui se traduisent financièrement.
En octobre 1949, La France à table reparaît sous la même forme et si Curnonsky, le fondateur avec Pinget, affirme que
ses fidèles la retrouveront telle qu’elle était avant-guerre : même orientation, Gastronomie, Tourisme, Folklore, même présentation, tirage mixte identique : héliogravure415,
la réalité est un peu différente. Sous l’égide de son nouveau directeur Gaston Sainsot, le folklore triomphe, le guide touristique s’amorce avec cartes détaillées, liste des sites à visiter et des hôtels et restaurants recommandés par la revue à découvrir. Les photographies sont toujours aussi bien imprimées, mais les paysages et la profusion de châteaux, cathédrales et autres calvaires ont remplacé les gros plans en plongée sur la cristallerie qui fait l’élégance des tables et les photomontages inventifs alliant port de pêche et poissons frais. La démocratisation de la voiture et le développement du tourisme renforcent ces orientations. Quelques photographes comme Robert Doisneau, Jean Philippe Charbonnier, Janine Niépce et René Jacques irriguent néanmoins la revue, dans l’esprit humaniste, d’un souffle de vie. Leur participation fait écho aux beaux numéros d’avant la Seconde Guerre mondiale. Les reportages proviennent des archives des photographes et ne s’inscrivent plus dans le cadre de commandes. Les photographies d’agences se multiplient. Toutes les provinces et même l’ensemble des départements ainsi que la Belgique et la Suisse sont présentés. Maurice Genevoix chante la Loire, Péguy La Beauce et Chartres... La gastronomie est toujours au rendez-vous avec ses recettes, ses spécialités régionales immuables comme la madeleine de Commercy :
La confrérie gastronomique des compagnons de la madeleine a pour but de faire connaître et apprécier la véritable madeleine de Commercy et de conserver et protéger la qualité de cette spécialité locale.416
Des articles plus élaborés et plus didactiques comme « Le classement des cognacs par crus »417 font exception.
Dans les années soixante-dix, une nouvelle orientation prévaut et semble insuffler des valeurs moins traditionnelles qui s’inscrivent dans « les trente glorieuses » et le développement économique de la France, mais cette ouverture est éphémère. Les photographes comme Doisneau disparaissent et les écrivains sont remplacés par des responsables politiques qui vantent leur ville ou leur département. Chaban-Delmas célèbre Bordeaux, Alain Peyrefitte, maire de Provins, présente les richesses gastronomiques et touristiques de la Seine-et-Marne418, Pierre Pflimlin, maire de Poitiers, celles de sa ville tout comme Pierre Sudreau, maire de Blois. Devenue une tribune, la revue s’essouffle, toutes les régions ont été visitées et les plus touristiques comme la Provence se sont vues consacrer plusieurs numéros, le folklore d’une France rurale n’intéresse plus. La tradition n’est plus une valeur en matière gastronomique face à la « nouvelle cuisine ». Les événements de mai soixante-huit ont rendu caduque la ligne éditoriale si longtemps soutenue. Une nouvelle formule plus éclectique qui ne se focalise plus sur une région ou une ville ne connaît que huit numéros.
La France à table est la seule revue spécialisée des années trente, en dehors des magazines de mode qui donne une large place à la photographie créative qui perdure après la Seconde Guerre mondiale. La gastronomie, bien mieux que les arts ou l’actualité a favorisé cette permanence. Paradoxalement, c’est moins pour la qualité de ses articles que pour celle de ses illustrations qu’elle s’inscrit dans l’histoire de la presse française et plus particulièrement dans celle de la presse illustrée.