« La persistance d’expressions ne nous enseigne rien sur celle des questions auxquelles on a tenté de répondre par ces expressions, ni sur celle des intentions des auteurs qui ont pu les employer. »419
Dans la première moitié du XXe siècle, l’expression « retour à la terre » est très présente en France dans le discours social, économique et politique. Elle est très liée au mouvement régionaliste que Jean Charles-Brun a fondé à la fin du siècle précédent et qui s’est considérablement développé après la Première Guerre mondiale. Beaucoup d’historiens associent principalement le « retour à la terre » et le régionalisme à des mouvements politiques de droite et les considèrent comme émanant d’idéologies réactionnaires et antirépublicaines. Leur connexion avec le barrésisme, l’Action Française et le régime de Vichy caractérisent l’interprétation actuelle qui définit ces conceptions comme proto-fascistes. Certains historiens pensent même que ces idées ont des connotations anti-modernes dès leur origine. Ainsi on a avancé que depuis 1890, la gauche républicaine avait « para-doxalement » laissé passer cette construction imposée par la droite420.
Or il existe de tout autres significations du « retour à la terre » et du régionalisme ; en effet, ces notions entrent également dans des modèles modernes de progrès socio-économique au sein du discours de réforme sociale à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Tandis que les réformateurs utilisent un vocabulaire similaire à celui qui est habituellement associé à Charles Maurras et aux Vichystes, la signification de ces concepts est fort différente pour la gauche radicale et socialiste et de nombreux modérés421 : l’appel au retour à la terre représente, notamment après 14-18, leur conviction que la renaissance des campagnes et le réveil économique des régions sont des outils pour la construction d’une France plus démocratique422. Je démontre ici que leur discours, dont l’analyse apparaît indispensable, n’a été ni défini ni dominé par la droite réactionnaire à cette période423.
En 1905, l’écrivain socialiste Émile Buré note dans un article que le régionalisme des conservateurs est une « caricature »424. Plus tard, un ministre de l’agriculture de l’après-guerre écrit que les cultivateurs français n’ont sûrement pas besoin d’un « respect fétichiste »425. Les clichés de droite sur les caractères éternels du paysan français sont, selon Michel Augé-Laribé, non seulement « ridicules, [...] mais ce sont des idées fausses, qui n’expriment plus la réalité. »426 De la Belle Époque jusqu’en 1930, les discours radicaux et socialistes sur la renaissance de l’agriculture emploient l’expression « retour à la terre » pour souligner l’importance de réformes rurales destinées à améliorer les conditions de vie et de travail des producteurs comme celles des consommateurs au sein d’une « société équilibrée ». Ces prescriptions progressistes ajoutent alors dans la société française une superstructure moderne composée d’industrialisation, de science, d’hygiène et d’association à une base d’éléments traditionnels427. À partir des années 1890, pragmatisme et progressisme dominent de plus en plus les mouvements en faveur des réformes des campagnes et des régions, les conduisant ainsi dans une direction opposée à celle du discours des conservateurs nostalgiques.
De même, pendant cette période, privilégier la cuisine et « l’art de bien manger » devient important pour toutes les classes sociales car c’est un signe d’appartenance à la nation428. La « bonne chère », qui était pour les premiers gastronomes le royaume distinct du bourgeois de la ville, devient un symbole possédant le pouvoir d’unifier des éléments jusque-là antagoniques de la nation : d’un côté, le passé rural, une géographie variée produisant l’abondance, une paysannerie habile ; de l’autre, le raffinement urbain, un goût pour le luxe et une réputation d’excellence culinaire. Bien que Brillat-Savarin soutienne dans son 7e Aphorisme que les plaisirs gastronomiques concernent tous les hommes et toutes les femmes, quelle que soit leur classe sociale, la gastronomie est alors, dans la réalité, empreinte de connotations élitistes et misogynes. En tant que phénomène post- révolutionnaire elle pose dès son origine un dilemme éthique : que peut bien devenir la consommation luxueuse de l’élite dans une république démocratique en développement ? Au cours de la révolution de la consommation de masse à la fin du XIXe siècle, la pratique de la gastronomie doit s’infléchir sous peine de briser le contrat social moderne. Il en résulte que le champ gastronomique produit à la fois un système de biens culturels et de nombreux lieux de réforme sociale429. Le lien étroit que les réformateurs identifient entre l’économie sociale, le plaisir du consommateur et la renaissance des campagnes et des régions constitue une facette ignorée de la pensée sociale en France.
La demande des consommateurs sert de moteur à la modernisation agricole française au cours du siècle précédant la Première Guerre mondiale430. Augé-Laribé écrivait en 1920 :
Ce sont les villes qui commandent aux paysans ; elles déterminent ce qu’ils doivent produire ; par leurs lois, leurs journaux, leurs plaisirs et leurs modes.431
La révolution gastronomique contribue tout au long du siècle à créer une croissance régulière des spécialités et des produits alimentaires de haute qualité432. Le développement de la gastronomie fut essentiel dans l’évolution qui transforme le paysan de Balzac de 1823 en agriculteur professionnel cent ans plus tard. Durant ce siècle la valeur monétaire de la production agricole quadruple433. Dès le début de la crise agricole des années 1880-90, les régions et leurs producteurs cherchent de nouveaux remèdes afin de survivre à la dégringolade des prix. Commercialiser leurs produits à forte valeur ajoutée constitue une excellente stratégie434. Il existe de plus en plus de réseaux nationaux sophistiqués de producteurs, artisans, intermédiaires et commerçants en compétition pour une place et un pouvoir sur le marché et dans la mythologie culturelle de la nourriture et de l’identité française435. Il existe également beaucoup d’occasions pour les Français à tous les échelons de la société de s’identifier à l’image du gastronome et d’être en mesure de rechercher plus souvent « la bonne chère »436. À gauche, les modernisateurs et les réformateurs des régions croient que la revitalisation de l’agriculture et la force économique régionale sont des garanties pour une moins forte disparité de la productivité et des conditions de vie dans les différents ensembles géographiques de l’hexagone437.
Charles Gide, Michel Augé-Laribé et Édouard Herriot figurent parmi les réformateurs français que j’identifie comme étant des « modernistes internationaux »438. Ce terme permet principalement de distinguer leur vision mondiale du nationalisme extrême et du discours anti-moderne des régionalistes conservateurs. Ces réformateurs « modernistes internationaux », dont l’œuvre constitue le cœur de cet article, représentent un groupe plus important composé d’hommes de gauche mais aussi de non engagés qui, dans les années suivant le premier conflit mondial, ont parlé du « retour à la terre » en faisant le lien entre les thèmes du renouveau agricole, le régionalisme économique et la demande en faveur de produits alimentaires spécialisés et de qualité. J’analyserai trois textes de Charles Gide, Michel Augé-Laribé et Édouard Herriot qui replacent les utilisations réformistes du « retour à la terre » dans leur contexte, ce dernier ayant été quelque peu obscurci par une mémoire historique sélective affectée par le syndrome de Vichy.
L’économiste politique Charles Gide est l’un des champions du mouvement coopératif439. Il fait partie des fondateurs en 1880 de l’École de Nîmes, qui définit et promeut la coopération des consommateurs en France selon un modèle non politique. Gide en est le principal théoricien et construit le schéma d’une « économie sociale » qui privilégie les valeurs de justice et de solidarité.
Dans l’édition postérieure à la Grande Guerre des Institutions de progrès social, il décrit les structures de l’économie sociale, comme les associations de secours mutuel et les syndicats, qui contrebalancent les effets de « l’égoïste science des richesses », à savoir le libéralisme. L’économie sociale prend davantage en compte la « valeur morale » que la « valeur utilité »440. La Grande Guerre influe aussi beaucoup sur ce mouvement car avec les énormes besoins de la reconstruction, la nouvelle atmosphère favorise les idées et les solutions audacieuses pour résoudre les problèmes qui existaient déjà avant 1914. La préoccupation de justice sociale de Gide s’oriente surtout vers les ouvriers et porte principalement sur leur pouvoir et leurs droits en tant que consommateurs. Cependant sa philosophie de transformation sociale englobe toute la société à travers le concept de la « résurrection de la terre », l’éducation professionnelle, le syndicalisme et la coopération 441. Au sein de la pensée des réformateurs sociaux, son œuvre est donc représentative de la conception progressiste de « retour à la terre » couplée à la notion de plaisir gastronomique à laquelle il accorde une place fondamentale.
Gide étudie les œuvres du socialiste utopique Charles Fourier tout en développant ses propres théories réformatrices. Son intérêt pour la pensée fouriériste ne peut que retenir notre attention car « peu d’ouvrages établissent aussi visiblement et étroitement un lien entre le culinaire et social » que ceux de l’auteur du Nouveau monde industriel 442. Pour Fourier comme pour Gide la gastronomie relève de la satisfaction de ses goûts et du sentiment d’appartenance à une communauté. Ces deux besoins sont non seulement naturels chez chaque individu mais ils sont aussi souhaitables sur un plan social et politique443. Fourier pensait que la cuisine était le lieu d’où rayonnaient toutes les composantes de la vie sociale. Gide écrit qu’elle est le laboratoire de Fourier, « l’humble point de départ » qui structure ses réponses aux questions sociales les plus importantes444. Avec pour base de la société une cuisine partagée, les citoyens d’Harmonie, l’utopie imaginée par Fourier, travaillaient et vivaient collectivement dans ce qu’il a appelé un « phalanstère » ou une « association domestique agricole »445.
Gide développe également une nouvelle science sociale qui dépasse ses observations sur la nature transformatrice de la consommation. Son laboratoire est le mouvement coopératif des consommateurs. La contribution essentielle de Fourier consistait dans son modèle théorique précurseur des coopératives de production et de consommation. Gide interprète ses idées sur la prééminence du consommateur et de la satisfaction des désirs individuels dans une collectivité – ou « association intégrale » – comme le signe précurseur du coopératisme. Il croit que la coopération, à l’instar du phalanstère fouriériste, orienterait la société vers l’assurance du bien-être de toutes ses composantes446. Autre élément du modèle phalanstérien, la « gastrosophie » devait satisfaire aussi bien le désir humain naturel pour la bonne nourriture que l’esprit collectif. Ce néologisme forgé par Fourier signifie littéralement « sagesse de l’estomac »447. Innée, elle devait être cultivée exactement de la même manière que le peuple devait développer son goût pour les beaux-arts.
Gide tient compte des bizarreries de Fourier, qui allaient peut-être jusqu’à la folie. Mais la valeur de sa contribution au socialisme français est une question plus importante ; or l’influence de la pensée fouriériste renaît précisément dans les années qui suivent 14-18448. Le nouveau romantisme est moins utopique et moins mystique ; le travail récent de sociologues français, comme les durkheimiens, fournit des bases scientifiques à ses partisans quand ils abordent la question de la solidarité sociale. Gide pense que l’une des origines de la doctrine sociale de Fourier, qu’il reprend à son compte, réside dans ses critiques contre l’exploitation des consommateurs par les commerçants de biens alimentaires. À une époque où il est courant de frelater la nourriture et de tirer des profits scandaleux du besoin impérieux de crédit des ouvriers, l’épicier du coin et le crémier subissent des attaques de tous côtés.
L’expression « gastronomie populaire » serait un oxymore avant la Troisième République, mais beaucoup moins à l’époque de Gide. Un repas n’est plus pour la plupart des Français une question de subsistance. Pour une bonne partie de la société bien manger est devenu, pour paraphraser Hannah Arendt, une façon de donner un sens à la vie. Concrètement, les aliments et les menus servis à la table des bourgeois aisés ont le même prix de détail en 1860 et en 1913449. L’ère de la consommation de masse ainsi que la modernisation agricole permettent aux plus riches de dépenser moins sur « la bonne chère », tandis que les classes populaires accèdent à une « jouissance »450. L’invention de la « gastronomie populaire » à partir de la fin du second Empire est un projet d’inspiration républicaine : transformer les paysans en Français, les hoi polloi, les gens du peuple, en gourmands. Si la gastronomie garde une grande part de sa signification d’origine – la cuisine définie comme un art, le repas pris hors de chez soi dans un lieu de sociabilité, l’éducation du goût, un discours sur la nourriture de la part des consommateurs comme des producteurs –, elle s’adapte aussi à l’évolution de la société. Un changement significatif réside dans le glissement de la cuisine française classique vers des préparations moins complexes qui peuvent être réalisées par la bourgeoisie parisienne qui possède un cordon bleu à son service, ou par une simple ménagère cuisinant seule. En 1890 débute à Paris le premier cours de « cuisine populaire »451. Différentes sources confirment que les plaisirs de la cuisine et de la table ont une place primordiale dans les priorités de beaucoup de familles ouvrières françaises, représentant à la fois
les consommations légitimées, en même temps que le seul « luxe raisonnable » permis par leur position et leur avenir dans l’ordre économique et social.452
Gide pense que l’utopie de Fourier est
une idée assez judicieuse : celle de l’utilité qu’il y aurait, en effet, à mieux cultiver le sens du goût ; je ne dis pas le cultiver uniquement au point de vue de la cuisine, car à cet égard la France a toujours tenu le premier rang, mais au point de vue d’une consommation vraiment économique.453
En symbiose avec les technologies de l’abondance du XIXe siècle, le programme réformateur de Gide, destiné à faire accéder régulièrement les consommateurs à un large éventail de sensations culinaires, fait sortir la pensée de Fourier du royaume de la pure utopie et la ramène dans le réel. Au-delà du « goût pour la bonne chère », la version moderne du phalanstère fouriériste, la coopérative, donne à ses membres « la bonne chère à juste prix ». Davantage de personnes peuvent mieux manger en dépensant moins, tandis que les producteurs réalisent, eux, un juste profit. Gide insiste sur le fait que les coopératives de consommateurs permettent une meilleure utilisation des
richesses dont une grande part est stupidement gaspillée, [...]. Apprendre à distinguer la bonne qualité des marchandises de la mauvaise qualité, ce serait là un progrès assurément non négligeable et qui ne pourra être réalisé que grâce à une éducation rationnelle du consommateur.454
Gide pense comme Fourier que le rôle de l’État dans la protection des consommateurs doit être minimal ; ils ont seulement besoin qu’on leur donne les moyens de se regrouper afin d’agir en fonction de ce qu’ils croient être leurs intérêts455. Épiceries, boulangeries et restaurants se développent dans les premières décennies du XXe siècle ; les ouvriers peuvent ainsi commander eux-mêmes les denrées alimentaires, se libérant ainsi de la tutelle des marchands et permettant aux paysans d’obtenir une juste rémunération. Les coopératives veillent aussi à ce qu’on ne vende pas d’aliments périmés et protègent ses consommateurs des autres pratiques commerciales abusives.
Le néo-romantisme d’après-guerre postule qu’une société meilleure est réalisable car les nouvelles idées scientifiques se marient particulièrement bien avec la tradition en France du « gouvernement de la nature », c’est-à-dire la production agricole. Gide écrit que depuis Sully « le retour à la terre a été une devise proclamée par plusieurs écoles », notamment par celle des physiocrates. Fourier avait préconisé que l’on récolte moins de blé et développe la culture des fruits et légumes, que l’on prenne soin des sols et que l’on se préoccupe d’un meilleur et plus savoureux régime alimentaire pour la population française. Or ces idées sont validées par les découvertes scientifiques du XXe siècle. Après la Grande Guerre, les réformateurs, qui préconisent une croissance économique des régions basée sur la spécialisation de la production et le développement d’usages plus profitables des ressources du pays, pensent que la renaissance des campagnes va de pair avec le renforcement des finances nationales aussi bien qu’avec la réponse à la demande d’aliments nombreux et variés de haute qualité456.
Gide note que certains de ses contemporains utilisent le discours du retour à la terre « avec une certaine crainte [du] développement de la population ouvrière causé par l’industrialisme. » Cependant, pour lui et les autres réformateurs, il s’agit d’un sens moderniste : la nation équilibre ses besoins industriels et agricoles de manière à ce que les modes de vie urbain et rural soient tous deux plaisants et solidaires457. Il est à souligner que pour les réformateurs néo-romantiques, une société équilibrée n’exclut pas la rationalisation de l’agriculture mais plutôt la réclame. Dans les années 1920, la deuxième révolution industrielle était perçue comme inégale et incomplète car elle ne touchait pas suffisamment l’importante population rurale française ; pourtant une analyse approfondie révèle que l’industrialisation des campagnes progressait à un rythme modéré458. De surcroît, comme la production de la plupart des paysans français s’était spécialisée depuis de nombreuses années, seules les exploitations les plus isolées restaient dans le modèle de l’autosubsistance ; ainsi les agriculteurs modernes représentaient eux-mêmes dix-huit millions de consommateurs, donnée qui n’échappait pas à Gide.
La doctrine fouriériste est en particulier basée sur l’importance des consommateurs et « de la dignité respective de l’acte de production et de celui de consommation. »459 De l’importance accordée par Fourier à la solidarité et l’association, Gide tire la nécessité de faire accéder toute la société à « la bonne chère » et d’apaiser les divisions dans la vie sociale moderne. La coopération des consommateurs vise à réhabiliter des idées dépassées qui postulaient que la consommation était un instinct vil et égoïste et un péché. Au contraire, lorsqu’il cite la phrase de Fourier, « la gourmandise est source de sagesse, de lumière et d’accords sociaux »460, Gide veut montrer comment les consommateurs, protégés des injustices de la distribution propres à l’économie de marché, auraient un juste accès aux biens matériels et culturels et également comment la coopération bénéficie à la nation en augmentant la solidarité entre les différentes classes sociales.
Disciple de Gide, membre du Musée social et du Conseil national économique461, Augé-Laribé est l’un des nombreux réformateurs néo-romantiques influencé par les théories proudhoniennes. L’auteur de Qu’est-ce que la propriété ? pensait notamment que l’association et la puissance économique régionale étaient garantes de liberté et de prospérité pour le paysan462. Augé-Laribé estime néanmoins que Proudhon accordait trop de crédit à la fécondité naturelle de la terre : « La terre agricole est bien un produit, une création du travail. »463 Réformateur pragmatique464, Augé-Laribé développe un programme destiné à professionnaliser la paysannerie. Dans cet essai, il expose les rapports existant entre les agriculteurs engagés dans l’économie gastronomique, le régionalisme économique et la conception progressiste et démocratique du « retour à la terre ».
L’importance de la consommation urbaine démontre le lien inhérent entre les intérêts économiques et sociaux des villes et des campagnes. Pour Augé-Laribé le terme d’« agriculture » recouvre « aussi bien des faits économiques que des rapports sociaux. »465 Le développement des marchés urbains, induit par celui des transports, est la principale cause de la mutation de la condition sociale des paysans, passés de l’isolement et de l’économie domestique à la participation à une économie de marché nationale466. La croissance des industries culinaires et la prolifération de lieux spécialisés de consommation, tels que les restaurants parisiens, poussent les agriculteurs à penser en termes commerciaux leur production467. Augé-Laribé remarque que de 1815 à 1871, l’une des principales périodes de transition, malgré la persistance de contraintes, « le cultivateur mène sa production comme il lui semble qu’il a intérêt à le faire. »468
Alors que les statistiques montrent que d’autres pays européens ont une agriculture capitaliste beaucoup plus développée, les progrès français sont indubitables pour des experts comme Augé-Laribé. Les éleveurs de bétail et de volailles choisissent de plus en plus les races les plus profitables. Les progrès de la microbiologie servent l’industrie des produits laitiers. Les nouvelles techniques d’irrigation transforment considérablement la production des fruits et primeurs dans le Midi469. L’utilisation de machines agricoles, qui deviennent plus performantes, croît régulièrement. La mécanisation, selon les paysans français, diminue la qualité du produit, et elle apparaît donc parfois « non pas comme un progrès, mais comme un mal nécessaire. »470 L’un des facteurs qui affaiblit la résistance des paysans à l’utilisation de machines est l’exode rural471.
Cependant, avec cette spécialisation artisanale, les paysans se lancent dans des productions ayant plus de valeur et qui rencontrent du succès, comme les fleurs pour parfums, le miel, les truffes ou les champignons ; la mécanisation dans ces secteurs n’est guère nécessaire. Augé-Laribé écrit à propos de ces niches de produits agricoles spécialisés :
Elles exigent une adresse minutieuse, des qualités d’observation et du goût, elles sont en quelque sorte, comparées aux durs travaux agricoles, ce que l’article de Paris est pour l’industrie.472
Ces « cultures soignées », comme il les appelle, sont déjà des sources de prospérité nouvelle en Provence et dans les vallées de la Garonne, du Lot et de la Loire. Même la montagneuse Ardèche « abrite des cerisiers, des pruniers, des champs de fraises et de primeurs. »473 Ainsi, une grande variété de petites entreprises rurales, parfois situées dans des régions que l’on jugerait a priori peu favorables à une agriculture compétitive, se mêlent au marché suivant leurs propres règles productives.
Les paysans français motivés par leurs intérêts personnels sont bien plus autonomes dans le rôle qu’ils jouent au sein du champ gastronomique que les interprétations politiques du développement agraire ont bien voulu le dire. Les activités des communautés rurales génèrent un « système agro-alimentaire » dynamique dès la seconde moitié du XIXe siècle, les cultivateurs et éleveurs travaillant d’ailleurs souvent avec de grandes compagnies ferroviaires, comme le P.L.M., et des entreprises privées spécialisées dans les produits alimentaires474. Les acteurs du champ gastronomique sont pris dans une entité éco nomique et culturelle affranchie des desiderata politiques des ministres et des parlementaires.
L’agriculture capitaliste, avec ses conséquences socio-économiques, n’est pas nécessairement l’objectif visé par la France ; l’économie sociale reste en effet intimement liée à des réformes. La vie campagnarde idéalisée, écrit Augé-Laribé, « serait-ce là une illusion de bourgeois en vacances ? »475 L’amélioration de l’hygiène et des conditions de vie, ainsi que la lutte contre l’alcoolisme et les carences nutritives sont aussi indispensables à la renaissance des campagnes que la qualité des produits agricoles. Comme la conception de Fourier du « travail attrayant » au phalanstère, les idées des progressistes reconnaissent le besoin de réformes pour rendre la vie rurale meilleure et le travail à la campagne aussi bien rémunéré que les métiers que les travailleurs agricoles pensent pouvoir trouver en ville.
La production alimentaire qui permet à des millions de Français de sacrifier désormais régulièrement à « la bonne chère » constitue un domaine économique de première importance. Augé-Laribé écrit en 1912 que
cette production en vue du marché va croissant à mesure que les villes se développent et que leurs habitants, devenus de purs citadins, gens de métier, fonctionnaires, commerçants ou banquiers, sans propriété foncière, doivent faire appel pour leur alimentation aux produits de territoires ruraux de plus en plus étendus.476
Il insiste sur le fait que « le fermier, le métayer ne sont plus que des entrepreneurs de culture. »477
Après la Première Guerre mondiale, Augé-Laribé décrit les conséquences plus larges des capacités productives de la France :
l’agriculture, qui avait été jusqu’alors individuelle, régionale, nationale, prend de plus en plus fréquemment les caractères d’une activité économique internationale.478
Il reprend l’idée exprimée par Jean Jaurès devant la Chambre des députés en 1897 selon laquelle les paysans français ont commencé à s’apercevoir de l’importance de la « solidarité du monde humain » quand il a été question de surmonter les crises économiques. Augé-Laribé écrit :
Il y a bien déjà, de fait sinon de droit, un début de fédération des agricultures nationales.479
Il s’oppose invariablement à la politique protectionniste de la Troisième République. Les produits du terroir français ont besoin de débouchés plus larges. Les paysans ont la capacité de jouer un grand rôle international si la politique gouvernementale ne les en empêche pas :
On n’avait pas compté sur le développement de production de l’agriculture industrialisée, sur l’augmentation des rendements qui nous a fait devenir exportateurs de blé et sur le succès de certaines spécialisations. La croissance inattendue de nos cultures fruitières et maraîchères a obligé les jardiniers de Provence et de Gascogne à rechercher à l’étranger... des marchés nouveaux.480
Dans L’évolution de la France agricole, Augé-Laribé cherche à comprendre les forces dominantes qui régissent ce pan vital de l’économie française. Beaucoup de facteurs interviennent dans la production agricole – le sol, le climat, etc. – , mais l’idée que le livre cherche à faire passer est qu’« aucun de ces éléments n’échappe absolument à l’action du cultivateur. »481 C’est sans doute l’un des plus importants éléments des réformes des régions proposées par des progressistes : les producteurs et les consommateurs sont des agents des mutations.
Le socialisme rural est en train de se développer et, plus spécifiquement, les coopératives de producteurs et d’autres formes d’association locale donnent davantage de pouvoir aux paysans. Comme Gide, Augé-Laribé insiste sur le rôle des organisations non gouvernementales dans les réformes rurales, demandant le développement de l’éducation technique, du crédit, des coopératives, des syndicats et de toutes les associations privées. Là où les producteurs regroupent leurs forces, ils sont souvent efficaces pour obtenir le soutien de l’État dont ils ont besoin. Augé-Laribé pense que les efforts des petits propriétaires doivent avoir la priorité sur les méthodes bureaucratiques des pouvoirs politiques, afin de résoudre les problèmes régionaux plus efficacement. Pour les modernistes internationaux, la réussite de la réforme de la société rurale passe par des investissements scientifiques et technologiques, la professionnalisation des paysans, l’usage de méthodes modernes de marketing et une spécialisation accrue pour répondre à la demande alimentaire de l’exigeant consommateur français.
Les associations locales très actives, qui alors prolifèrent et développent les achats de fertilisants et autres produits chimiques, l’utilisation à grande échelle des machines, l’éducation, les coopératives de producteurs, l’entraide, l’assurance et le crédit, constituent la meilleure forme d’organisation possible pour tirer parti des productions propres à chaque région. Augé-Laribé écrit à propos des associations les plus prospères :
Les coopératives de production, laiteries, caves, moulins à huiles, pépinières, tant d’autres variétés encore, ont obtenu souvent de très beaux résultats. [...] Voilà donc, encore une fois, un progrès incontestable dont les paysans peuvent profiter grâce à l’association. Il est parfaitement légitime d’affirmer qu’au point de vue de l’outillage, [...] les coopératives valent autant que les grandes exploitations, souvent mieux, et qu’elles montrent la voie à suivre.482
Augé-Laribé pense que la grande majorité des paysans français sont en mesure de résister à la démagogie des conservateurs, mais qu’ils peuvent aussi se méfier des nouvelles techniques agricoles483. Sur un plan politique, ils sont largement acquis à la démocratie et attachés à la République484. Si les grands propriétaires apportent en général leur appui à la droite,
chez les paysans, ouvriers, fermiers, petits et moyens propriétaires, on ne constate pas une semblable unité. Leur situation économique et professionnelle ne détermine pas encore fortement leur attitude politique.485
Le livre d’Augé-Laribé dresse un tableau impressionnant des petits propriétaires français qui travaillent de plus en plus pour leurs intérêts économiques et sociaux. Pourtant, il lance l’avertissement qu’il n’est pas du tout certain que l’attachement des paysans à la République résiste à une « une épreuve sérieuse »486.
Dans sa double vie politique – l’une régionale, l’autre nationale487 –, Édouard Herriot, nouveau président du parti radical en 1919, œuvre beaucoup pour moderniser la production alimentaire et les techniques de commercialisation dans la région lyonnaise ; il y développe des modèles dont s’inspirent d’autres villes488. Il promeut des exemples concrets de modernisation, d’industrialisation et de compétition sur les marchés mondiaux, tout en préservant simultanément des valeurs du passé préférables, à ses yeux, aux méthodes américaines489. Sur le plan national, sa conviction de l’importance de l’unité dans la culture et l’identité françaises se reflète dans ses propositions de réformes destinées à assurer un avenir prospère et une autonomie pour l’ensemble de la nation, suivant ainsi l’esprit des révolutionnaires de 1789490. Cependant, il accorde une grande place à la décentralisation, à l’autonomie locale et régionale pour les décisions économiques et le développement : pour lui, la commune « est la cellule essentielle de la patrie. »491
Herriot s’est consacré à la promotion des différentes productions agricoles qui ont rendu la cuisine française « supérieure »492. Son intérêt pour l’agriculture d’excellence est directement lié à son action en faveur de la croissance économique des régions, à laquelle les cuisines locales, les produits de terroir et le tourisme apportent une contribution essentielle. Dans l’immédiat après-guerre, beaucoup de leaders républicains reconnaissent que la réputation mondiale des spécialités agricoles et des vins français constitue un capital culturel que les politiciens peuvent utiliser lors des négociations de traités internationaux. Victor Boret, ancien ministre de l’agriculture (novembre 1917-juillet 1919)493, dit que les « possibilités illimitées de la terre » donnent à la France une position privilégiée. Le Canada, lui, par exemple,
fera du blé et du bétail à la grosse, et nous, nous ferons de l’extra... Cherchons sur nos terres, grandes comme des mouchoirs de poche, à obtenir la qualité. La France [...] est particulièrement qualifiée pour jouer ce rôle sur l’échelon de la production mondiale.494
Après 1918, on espère que le tourisme attirera de riches touristes désireux de dépenser de l’argent pour « goûter la France » sur place. Les professionnels du monde culinaire partagent le sentiment que
la renaissance de la cuisine régionale, [...] des spécialités gourmandes qui ont fait jadis la renommée de tant d’établissements de province
servira d’aimant pour attirer le reste du monde dans tous les coins de l’hexagone495. Herriot écrit que
la venue et le séjour en France d’un grand nombre d’étrangers riches [... favoriseraient] la vente de nos produits sur notre sol ; c’est ce qu’on a dénommé, d’une formule heureuse, l’exportation à l’interieur.496
Bien entendu, Herriot rappelle à ses lecteurs qu’il reste beaucoup à faire : la nation doit travailler les questions d’investissement, de main-d’œuvre et d’organisation générale497.
Le 3e Aphorisme de Brillat-Savarin établit que « la destinée des nations dépend de la façon dont elles se nourrissent ». Si j’isole cette seule citation c’est pour souligner que Brillat et Herriot établissent d’importants liens entre la science, la nourriture et la nation. Cependant aucun des deux ne tombe dans le nationalisme ou l’essentialisme qui caractérisent de nombreux discours sur la nourriture en France. Brillat écrit La physiologie du goût pour fonder la science gastronomique car il considère cette pratique moderne comme une « entreprise représentative du désir contemporain de connaissance et d’un comportement analytique envers la nourriture »498. La science assure l’abondance des plaisirs de la table, qui, selon Brillat et de nombreux réformateurs néo-romantiques, influe à son tour sur « notre santé, notre bonheur et même... nos occupations. » Moins d’un siècle plus tard, Herriot fait part avec ferveur de sa foi dans la science :
La science et la science seule doit créer la France nouvelle.499
Herriot s’est personnellement investi au service de cette formule. La modernisation de Lyon s’accélère véritablement quand débute sa magistrature ; il confie à l’architecte Tony Garnier le soin des plans d’un abattoir modèle et du marché au bétail ; il fait électrifier les services municipaux et améliorer les ports fluviaux pour faire de la ville un centre pour les transports intereuropéens ; il crée également, en 1916, la Foire aux échantillons pour concurrencer celle de Leipzig, lieu de milliers de lucratives transactions industrielles, commerciales et agricoles. Herriot travaille de nombreuses années avec le Touring-Club de France et l’Office national du tourisme pour promouvoir Lyon comme une ville de tout premier plan pour l’excellence culinaire française pouvant rivaliser avec les attraits gastronomiques de Paris. Herriot représente bien tous ces Français persuadés que, par bien des aspects, le destin de la France dépend aussi de son agriculture et de ses produits culinaires régionaux500.
Dans Créer Herriot passe en revue des plans pour reconstruire la France d’après-guerre en se basant sur le principe que « la guerre ouvre [les] yeux sur les problèmes importants » : l’éducation, l’industrie, l’agriculture, les travaux publics, le commerce. Il dit que le plus urgent est de mettre en marche une renaissance de l’agriculture501. Dans un passage de trois pages, l’expression « revenir à la terre » apparaît six fois. Quelle en est la signification exacte ? « La terre exige la présence réelle »502, c’est-à-dire qu’il faut mieux organiser l’administration – il admire le ministère de l’agriculture américain –, développer le crédit et l’investissement de capital, l’enseignement professionnel, la recherche scientifique, les canaux d’irrigation, les transports et les chambres frigorifiques, l’utilisation de produits chimiques et des machines, rechercher de nouveaux marchés intérieurs et étrangers, sans oublier de s’occuper de la question, pas la moins importante, de l’égalité de revenus entre les producteurs agricoles et les travailleurs urbains. Le parlement constitue son « laboratoire » pour expérimenter les idées de transformation économique et sociale. Comme Gide et Augé-Laribé, il met aussi en valeur le rôle des associations privées.
Cependant Herriot exprime davantage de nostalgie pour les traditions rurales françaises que les autres réformateurs, mais il serait erroné de penser que ses idées sont moins progressistes et pragmatiques. Passionné de romans régionalistes et ruralistes, dont La Terre qui meurt de René Bazin, Herriot proclame en effet la maxime suivante qui fait quasiment figure de mantra pour son époque : « Le progrès et la tradition sont les deux aspects d’une même idée. »503 En tant que maire résolument moderniste, il défend l’industrie autant que l’agriculture. Créer vise à guider la jeune génération féminine et masculine dans son effort pour réaliser une France meilleure après le désastre de 14-18. Si ses écrits, comme ceux de Gide et d’Augé-Laribé rappellent parfois Le régionalisme de Jean Charles-Brun504, ils comportent, eux, de multiples détails sur les mécanismes à même de faire réussir la renaissance des campagnes.
Le concept de « retour à la terre » s’est retrouvé au cœur de la crise de mémoire de la France après la période de Vichy505. Beaucoup de travaux universitaires décrivent une France plus qu’hésitante dans la voie de la modernisation et font de cet état de fait le principal facteur de la déroute militaire de l’été 40. L’histoire, la science politique et la sociologie ont ainsi trouvé un bouc émissaire commode mais peut-être commis une erreur d’identité.
Après la Première Guerre mondiale, la réforme sociale et le discours sur la reconstruction se sont fréquemment rejoints pour affirmer que le redressement économique ainsi que l’image et la place dans le monde de la nation française passaient en bonne partie par le développement et l’exportation des savoir-faire pour lesquels elle avait déjà une grande réputation : la cuisine, les vins, les produits de luxe, les arts industriels et décoratifs, la mode, etc. La révolution gastronomique a facilité le mariage fructueux de l’héritage culturel national et des efforts pour devenir une société moderne. En conduisant et réalisant d’ambitieuses idées réformatrices, les différents groupes socio-économiques en compétition pour dominer le champ gastronomique ont joué un grand rôle. Cette rencontre essentielle du progrès agricole, de la renaissance des régions, d’une économie forte et d’une société juste constitue, pourrait-on dire, le menu de la table française.
Avant et plus encore après 14-18, beaucoup de Français accueillent favorablement l’idée du « retour à la terre » qui n’équivalait pas à une régression vers les temps de l’Ancien Régime, mais bien plutôt à une solution qui paraissait viable pour assurer la prospérité nationale. André Siegfried notait en 1928 que les États-Unis n’étaient, fort logiquement, pas intéressés pour investir du temps et de l’argent dans des biens impossibles à standardiser et à produire en masse506. Siegfried défendait ainsi le choix français mieux adapté selon lui aux réalités du pays de Brillat-Savarin :
Dans nos industries les plus françaises en effet, c’est la perfection, l’originalité de l’article créé qui constituent l’essentiel de sa valeur ; et le meilleur moyen de le mettre à l’abri des concurrences éventuelles, ce n’est pas de le standardiser, mais de le spécialiser dans les qualités supérieures, en accroissant le nombre des types au lieu de le réduire ; [...] ici, la série tend à détruire la valeur individuelle du produit, c’est-à-dire une part de sa raison d’être. [...] Dans le domaine de notre production alimentaire [...] ce que la France vend, surtout à sa clientèle étrangère, ce n’est pas la denrée agricole courante, mais un produit raffiné, travaillé avec goût, avec art, parfois presque avec amour.507