Denis Saillard

DISCOURS GASTRONOMIQUE ET DISCOURS IDENTITAIRES (1890-1950)

« Une société vit sa fin lorsque la pensée, comme la nationalité, s’ornent d’un qualificatif [...]. »508

Il paraît présomptueux de traiter en quelques pages un si vaste sujet. C’est pourquoi l’article présent ne peut que se borner à une première synthèse, mais souhaiterait néanmoins être programmatique dans la mesure où il consiste aussi en un plaidoyer afin que l’on tienne davantage compte de l’idéologie et de la culture des gastronomes. Cet angle d’attaque peut non seulement nous aider à décrypter leurs discours, mais encore à mieux comprendre pourquoi une analyse approfondie de ce champ est nécessaire et n’est pas qu’une façon, certes agréable, de retrouver des données que d’autres études ont déjà mises à jour, et parfois depuis fort longtemps.

S’il n’existe qu’un discours gastronomique générique, n’aurions-nous pas affaire à plusieurs discours identitaires, qu’il ne faudrait alors pas confondre sous prétexte qu’ils partagent des termes communs (« terroir », « authenticité »...) ou des figures de styles communes : inflation d’adjectifs possessifs ; énumération de spécialités locales, de « régions » petites ou grandes, etc. ?

Les enjeux de ce questionnement ne sont pas minces : il y a une dizaine d’années, Herman Lebovics, dans La Vraie France, les enjeux de l’identité culturelle 1900-1945509, a développé la thèse selon laquelle la construction essentialiste de l’identité culturelle française, sur laquelle se basait entièrement le nouveau conservatisme de droite élaboré par Louis Marin510, avait été, pendant l’entre-deux-guerres, trop peu combattue par la gauche ; cette dernière avait maintenu ses valeurs distinctives, sur le plan social notamment, mais, en raison de la manière dont s’était construite la République française, elle aurait aussi largement partagé la vision d’une seule Nation authentique, d’où la catastrophe de Vichy.

L’étude du discours gastronomique, parce qu’il se situe au cœur de la représentation identitaire culturelle, peut permettre d’apporter des éléments significatifs sur ces interrogations.

La Belle Époque : ouverture au monde et présence affirmée du nationalisme dans le discours gastronomique

Les discours identitaires ne sont pas apparus à la fin du XIXe siècle, mais ce point de départ chronologique se justifie à bien des égards. L’idéologie nationaliste extrémiste, phénomène qui n’est pas limité à la France, se structure de plus en plus. D’autre part, les contemporains assistent à une multiplication galopante des publications imprimées511, et donc en particulier des livres de cuisine, des rééditions des textes gastronomiques fondateurs, des journaux et revues culinaires, y compris des publications régionales de plus en plus nombreuses512 ; parmi elles, La Provence gourmande, L’Alsace gour mande...513 Les gastronomes polygraphes règnent toujours sur le discours sur la bonne chère mais, parmi eux, on remarque un nombre croissant de chefs cuisiniers, qui, s’ils se montrent logiquement préoccupés de technique culinaire, glissent volontiers vers des considérations gastronomiques. Si la cuisine française est largement ouverte aux influences et aux apports étrangers depuis des siècles, un nouveau palier est alors franchi grâce aux progrès spectaculaires des transports et la systématisation de la colonisation de l’Afrique et de l’Asie.

Pour ces deux dernières raisons la connaissance des cuisines étrangères s’accroît et commence à se vulgariser. Au détour des pages des revues de cuisine pratique, dont certaines passent au moins entre les mains des ménagères de la petite bourgeoisie, il est possible de se familiariser avec des produits et des recettes de cuisines étrangères voire exotiques514. On lit ainsi un article remarquable sur la cuisine coréenne, qui établit des différences entre les cuisines orientales515. Dans les années 1900, Le Gourmet, que prend bientôt en main le chef Prosper Montagné, alors au Grand Hôtel, fait découvrir les eaux minérales, les desserts, les potages étrangers516... et développe des rubriques sur les cuisines anglaise, russe517, égyptienne, indienne, chinoise, japonaise, etc. Là encore l’effort pour éviter les stéréotypes est notable, même si une étude détaillée de ces articles montrerait sans doute qu’il en subsiste.

Les gourmets, parisiens notamment, montrent un intérêt grandissant pour ces nouvelles saveurs. Mais plusieurs événements, pour anecdotiques qu’ils puissent paraître, amènent à dépasser cet aspect de la réalité. Par exemple, le restaurant allemand de l’Exposition Universelle de 1900518, spécialisé dans la « cuisine franco-berlinoise »519 rencontre un grand succès, mais le restaurant Konss, ouvert peu après à proximité de l’Opéra-comique, fait presque immédiatement faillite520. N’y a-t-il eu qu’un phénomène de mode ? Konss a-t-il été la victime d’une nouvelle dégradation des relations franco-allemandes ? Sans doute un peu de tout cela, mais le principal est ailleurs. En effet, les discours identitaires se nourrissent de la mise en parallèle, souvent perçue comme une mise en concurrence, de la cuisine française et des cuisines étrangères. La conscience d’une différence, d’une exception française est renforcée, et, dans leur discours, la plupart des gastronomes passent vite de la notion de différence à celle de supériorité. L’Art culinaire avait prédit en ces termes la faillite du restaurant allemand avant même son ouverture :

Transporté au milieu de Paris, ce restaurant allemand, devra non seulement proscrire les vins, mais aussi la cuisine française, si le propriétaire veut être logique avec lui-même. Et alors, que servira-t-il à ses clients? Car la cuisine allemande n’existe pas. Il y a un nombre plus ou moins grand de préparations spéciales à l’Allemagne, mais, s’il fallait se borner à ces mets pour établir une carte journalière, celle-ci ne brillerait pas précisément par la variété.521

À travers les écrits de spécialistes de la cuisine de cette époque, nous pouvons discerner tout un dégradé de discours identitaires. Prenons d’abord celui d’Alfred Suzanne, fin connaisseur des cuisines anglo-saxonnes. Ses articles ne laissent jamais transparaître d’allusions à une quelconque supériorité française. En revanche, Suzanne décrit ces cuisines « en vase clos » ; il ne se préoccupe guère d’y déceler des influences ou des apports étrangers.

Philéas Gilbert, « vieux cocardier » comme il se définit lui-même522, n’hésite pas, dans le droit fil de Carême et Brillat-Savarin, à mettre en valeur le « génie culinaire français ». Ce dernier serait par exemple démontré par la façon dont on prépare le jambon, qu’il soit de Mayence, de Prague ou d’ailleurs... Gilbert francise plus volontiers que Suzanne l’origine de certaines spécialités523 et se montre davantage convaincu de l’existence d’une supériorité française ancestrale, même si cette idée est loin d’être systématiquement exprimée. Il commente ainsi avec fierté la conversion de Guillaume II à la cuisine française lors d’un séjour sur le paquebot Amerika où officiait Escoffier ; ayant naguère congédié les chefs français de ses cuisines, l’Empereur ne tarit pas d’éloges sur les créations de celui qui passe alors pour le meilleur chef au monde. Et Philéas Gilbert de mettre l’accent sur « les racines [...] profondes et la vitalité constante [...] de cet art » ; « chacun de nous sera heureux et fier de l’hommage adressé à la science française, par essence [...] »524 conclut-il. Escoffier lui-même, dans des souvenirs souvent ponctués de considérations philanthropiques, produit un discours similaire :

Cet art [culinaire] est avant tout notre art national par excellence. Sa réputation était déjà universelle au Moyen Âge. Et dans ses Commentaires, Jules César reconnaît que les Gaulois possèdent le secret de préparer d’excellentes nourritures.525

Gilbert et Escoffier représentent bien le patriotisme culinaire républicain si emblématique de cette époque où les cuisines régionales sont intégrées dans l’identité culturelle française et une cuisine hors du temps526. Néanmoins, la fierté nationale, si souvent exprimée alors, n’est pas assimilable à du nationalisme. Philéas Gilbert loue par ailleurs la qualité de l’exposition culinaire de Francfort527 et rêve même à un désarmement général et à la paix universelle conclus grâce aux tables d’un grand banquet international528.

En revanche, c’est bien une pensée nationaliste qui sourd chez Chatillon-Plessis. Les périodiques qu’il dirige à partir de 1883 appartiennent au registre de la cuisine pratique ; parmi elles, L’Art culinaire, importante revue de la Société des cuisiniers français529 et La salle à manger et le salon, qui vise surtout, dans les années 1890, un public féminin ; Philéas Gilbert et Alfred Suzanne y donnent souvent leurs articles. Chatillon-Plessis, lui, va parfois au-delà du discours protectionniste de la Société des cuisiniers. N’hésitant pas par ailleurs à y publier des textes d’Érasme ou de Brillat-Savarin530, donc à glisser vers le commentaire gastronomique, cet admirateur de la Ligue des Patriotes pourfend tout progressisme social, le bon ordre à ses yeux passant d’abord par une organisation traditionnelle du ménage et de la cuisine ; seul ce retour à l’ordre pourrait permettre à la France de surmonter les conséquences de la défaite de 70531.

L’un des principaux hérauts du nationalisme dans le discours gastronomique est pourtant un autre journaliste, Émile Gautier, un ancien anarchiste532 ! Dans les journaux quotidiens auxquels il collabore (Le Figaro, Le Petit Parisien...)533, il use de formulations dépourvues d’ambiguïtés. La défense et l’illustration des vins français se prêtaient particulièrement bien à l’énoncé de ce type de discours identitaire :

Le génie d’une race dépend, dans une forte mesure, de la source où elle s’abreuve. Dis-moi ce que tu bois et je te dirai qui tu es ! C’est au vin qu’ils ont dans le cœur que les Français, comme l’a dit Michelet, en termes suggestifs, doivent d’être un peuple chevaleresque, artiste, primesautier, à l’âme ardente, aux idées claires et larges, le peuple initiateur par excellence. [...] Pour rester Français, sans se dénationaliser ni déchoir, il faut qu’ils persistent à vivre en conformité de leurs traditions séculaires et de leur hérédité.

[...] Qui donc oserait nier que le meilleur de notre prestige n’est pas fait de l’esprit – avec ou sans métaphore – que nous exportons ?

[...] À défaut des généreux breuvages de France, [l’humanité] se rabattra sur la ripopée cosmopolite.534

Le discours gastronomique dans la presse de l’entre-deux-guerres

Alors que l’intérêt économique de la gastronomie ne cesse d’être rappelé par des salons et des foires de plus en plus nombreux et diversifiés535, que de nouveaux livres enrichissent cette « science fran çaise », le rôle de la presse dans la diffusion du discours gastronomique prend une dimension plus importante encore après 1918. Des chroniques, voire de pleines pages, sont dédiées à l’art du bien manger dans un nombre croissant de quotidiens, notamment dans ceux de la presse populaire à très fort tirage. On y rappelle la vie et la pensée des fondateurs du discours gastronomique. Si les clubs de gastronomes, qui se multiplient, restent plutôt fermés, leur action est donnée en exemple dans la presse qui inculque l’idée que le « savoir-manger » est une composante essentielle du savoir-vivre536. Beaucoup d’articles se teintent des couleurs de la fierté nationale à être ce pays de cocagne, où l’acte de se mettre à table est loin de ne répondre qu’à une nécessité vitale. Aussi la presse constitue-t-elle une source indispensable pour déterminer l’évolution des discours identitaires liés à celui sur la gastronomie.


Parmi les multiples informations gastronomiques et culinaires paraissant dans la presse populaire, qui touche un lectorat bien plus nombreux encore que celui des revues pratiques et professionnelles de la Belle Époque, celles ayant trait à la poursuite de l’ouverture au monde de la cuisine française sont particulièrement intéressantes. La cuisine d’un nombre croissant de contrées du globe est présentée, et presque toujours en des termes valorisants. En 1931, l’Exposition coloniale de Paris fournit l’occasion de la publication d’ouvrages de cuisine exotique, les visiteurs pouvant – à proximité des « zoos humains » – en goûter dans plusieurs restaurants africains, asiatiques, moyen-orientaux... Ces découvertes changent-elles quelque chose à la manière dont les Français considèrent leur propre cuisine et par conséquent se regardent eux-mêmes ? Seule une étude approfondie pourrait permettre de répondre à cette question. Deux articles du même auteur et de la même rubrique du quotidien Paris Midi montrent à eux seuls la complexité de la réponse. L’un537, qui se félicite de la conversion en cours des élites sociales canadiennes à une cuisine plus raffinée538, se conclut par l’intégration de la gastronomie à la mission civilisatrice européenne :

Il y a gros à parier que quelques pensionnaires de notre Exposition coloniale, après avoir goûté au fricot européen, ne se contenteront plus de riz ou de maïs cuit à l’eau et je ne serais pas étonnée que, dans quelques années, un voyageur égaré dans la brousse puisse se régaler à l’improviste d’un lapin sauté ou d’une perdrix aux choux... palmistes. Le besoin crée l’organe : lorsque les indigènes du Centre-Afrique seront initiés aux joies de la bonne cuisine, ils ne songeront plus à manger leurs semblables : car entre nous, un gigot de nègre ça ne doit pas être fameux !

Le second539 est un compte-rendu émerveillé540 de l’ouvrage La cuisine exotique chez soi, où l’on relève ce passage :

[...] toutes ces façons d’accommoder le riz (le riz que nous ne savons absolument pas cuire, en France) vous apporteront de véritables révélations gastronomiques.

Les cuisines régionales, elles aussi, ont de plus en plus souvent droit de cité dans la presse. Les nouveaux progrès de l’industrie automobile facilitent « l’exploration » des provinces. Le volume des écrits qui leur est désormais consacré jusqu’à cette luxueuse revue qu’est, en 1934-1937, La France à table541, devient considérable tandis que se dessine nettement désormais la volonté d’en faire un élément du patrimoine national. Plusieurs gastronomes ont bien perçu ce phénomène, l’ont accompagné et contribué à l’accélérer, Rouff et Curnonsky notamment avec la publication, de 1921 à 1928, d’un monumental « inventaire », La France gastronomique, vingt-quatre volumes qui renferment environ cinq mille recettes. Or cette mise en valeur renouvelée de l’inventivité et du savoir-faire français contenu dans cette mosaïque culinaire régionale survient donc aussi au moment où la confrontation de la cuisine nationale avec les étrangères est de plus en plus large et fréquente, et que les nouveaux modes de production, de conservation et de consommation nord-américains commencent à se développer en Europe. Les thématiques des discours identitaires liés à la gastronomie, présentes avant 1914, se trouvent par conséquent toujours au cœur de l’actualité où, de surcroît, les conséquences de la « fin des terroirs »542 et celles d’un conflit qui a bouleversé la nation se manifestent aux yeux de tous.


Quelles grandes lignes émergent de ce foisonnement de discours ? Aux extrêmes politiques, la situation s’est beaucoup clarifiée. Bien que certains de ses rédacteurs, en privé, s’y intéressent fort, la presse d’extrême gauche a beaucoup d’autres préoccupations que la gastronomie ; elle n’en parle que très rarement. En revanche, la presse d’extrême-droite investit ce champ, qui apparaît même comme de toute première importance dans les colonnes de L’Action française. Avant 1914, Charles Maurras n’avait jamais méprisé la gastronomie mais avait réservé sa plume à d’autres combats. Il n’en va pas de même avec le rédacteur en chef des années d’entre-deux-guerres, Léon Daudet, disciple avoué de Brillat-Savarin et gastronome pratiquant s’il en fût. Ses biographes, à une exception près543, sont passés à côté de cette facette. Certes, la vie du conjoint de Pampille 544 fourmille d’événements, mais sa passion gastronomique et le discours identitaire qu’il produit se trouvent au cœur de son idéologie et de son imaginaire. Daudet ne se contente pas de publier une chronique gastronomique hebdomadaire, intitulée « La bonne table française » puis « Le carnet du gourmet », voire de temps à autre une page spéciale avec des rubriques sur la table, les vins ou encore ses propres Aphorismes gastronomiques, mais il consacre aussi parfois de longs éditoriaux sur ce thème. Quand il y défend à son tour les vins français545, il existe encore un lien avec l’actualité, économique notamment, mais quand il y disserte sur les « Bouillabaisses et bourrides »546 ou sur « Le catigot d’anguilles » 547, la nature habituelle de l’éditorial d’un journal politique disparaît !

Dans tous ces articles, Daudet martèle l’idée qu’il existe une cuisine française classique, éternelle, cuisine qu’il ne faut surtout pas essayer de modifier même dans le but estimable de l’améliorer, la notion de progrès en gastronomie constituant un dangereux leurre à ses yeux548. Elle n’a donc pas besoin d’apports extérieurs549, les cuisiniers égarés doivent revenir au « bon sens », c’est-à-dire à la tradition. Il existe une cuisine française parfaite depuis des siècles et il est sacrilège d’y porter atteinte. L’enjeu de ce combat dépasse bien entendu la simple question alimentaire. Il s’agit de sauver la « civilisation française ». Le discours gastronomique de Daudet permet de mieux cerner l’idée qu’il se fait de cette dernière : si le « génie culinaire » national passe aussi par Rabelais et la ville de Lyon, ses sources sont l’Antiquité et la Provence550 ; la gastronomie française est la quintessence d’une civilisation ancrée dans ses origines latines551. Pour imposer cette conception, plusieurs collaborateurs du journal royaliste – Marcel Viollette552, Maurice Constantin-Weyer553, l’écrivain occitan Albert Pestour 554... – la relaient dans des articles fort similaires.

Au « centre », la presse populaire de son côté produit-elle un discours sans grand marqueur politique et sans affirmation identitaire prononcée ? L’article sur l’Exposition coloniale de 1931 montre bien entendu qu’il n’en est rien. L’analyse du cas du « prince élu des gastronomes » 555 – et le plus prolixe d’entre eux – Curnonsky, est à cet égard indispensable, même si, à l’évidence, tous les chroniqueurs gastronomiques de l’entre-deux-guerres ne peuvent lui être assimilés et que donc, là encore, d’autres études seraient nécessaires pour avoir une vision complète de la question. Sous le pseudonyme de Curnonsky, Maurice-Édmond Sailland signe jusqu’en 1956, outre les ouvrages qu’il publie seul ou en collaboration, une multitude de papiers, certes redondants, dans la presse périodique. Pour l’entre-deux-guerres, mentionnons seulement sa principale production, « Les annales de la gastronomie », page qu’il anime dans l’édition dominicale de Paris Soir. Fréquentant tôt les milieux du boulevard, ne manquant ni d’esprit ni de plume, empruntant souvent un ton débonnaire et amusé, Curnonsky, par ailleurs excellent compagnon de table, est parvenu à occuper une position inexpugnable dans le monde de la gastronomie. Or, son discours gastronomique est lui aussi marqué par des conceptions essentialistes556.

Curnonsky, comme d’autres chroniqueurs gastronomiques de la presse populaire et certains intellectuels qui sont loin d’être des extrémistes, tel Georges Duhamel, craignent que la cuisine française soit dénaturée par la science557 et l’américanisation, et que par conséquent la France perde son identité. S’il évite d’exprimer des préférences politiques558, Curnonsky se laisse aller à relayer plusieurs poncifs de la presse populaire des années 1930, au premier rang desquels l’antiaméricanisme, facilement conjugué sous la plume de divers rédacteurs avec la xénophobie, voire le racisme. Certes l’attachement à la cuisine française et au savoir-vivre gastronomique conduisait assez naturellement à s’interroger sur les conséquences des innovations d’Outre-Atlantique. Mais cette réaction n’impliquait pas de tenir un discours identitaire unique. Or celui Curnonsky tend bel et bien, non par simple opportunisme mais en raison de ses convictions essentialistes, vers le discours de Léon Daudet559. En juin 1931, il écrit tous les textes d’un numéro spécial de l’hebdomadaire satirique Le Rire consacré à « Paris qui mange ». Plusieurs illustrations sont xénophobes, d’autres antisémites560. Curnonsky, quant à lui, s’en prend donc surtout à la culture américaine561, ou plus exactement à ce qu’on se représente d’elle :

Quand on se met à table, c’est pour manger et boire. Rien ne saurait exprimer l’épouvante que peut causer à un gastronome l’aspect de ces restaurants américains, comme le Ciné nous en a tant révélés, où des girls aux trois-quarts nues font du trapèze [...], où des nègres luisants projettent des musiques syncopées dans des saxophones hélicoïdaux, [...] où les convives se lancent d’une table à l’autre des serpentins multicolores ou des peaux de saucisson désaffectées, mais non désinfectées... où l’on ne s’entend pas manger enfin !

Que la vue de ces choses nous inspire un pieux respect pour nos restaurants et nos auberges de France que le chahut et le jazz-band n’ont pas encore envahis. Cultivons notre jardin !562

La droite a-t-elle été totalement submergée par ce discours identitaire essentialiste ? A-t-il également été tenu à gauche ? L’étude de ces questions reste à faire563. Nous nous attacherons ici à démontrer qu’il a bien existé un autre discours identitaire.

Georges de la Fouchardière, dans son billet quotidien de L’Œuvre, est très sensible au danger que représente ce type de discours et part régulièrement en guerre contre ce qu’il appelle le « nationalisme gastronomique intégral »564. Dans les années 1930, le journal socialiste confie sa chronique gastronomique à Prosper Montagné, rompu à cet exercice depuis la Belle Époque565 ; il est l’auteur, avec Prosper Salles, d’un Grand livre de cuisine et, avec le docteur Gottschalk, de la première édition, en 1938, du Larousse gastronomique ; il a également fait des « causeries radiophoniques » sur la cuisine. L’Œuvre lui demande de présenter chaque semaine des « bonnes recettes pas chères ». L’attachement de Montagné à la haute cuisine française et aux enseignements de Carême est patent, mais il est loin de repousser les innovations et de dédaigner la cuisine ménagère. Ce natif de Carcassonne apprécie beaucoup les cuisines des provinces et a écrit un recueil de recettes « occitanes ». Néanmoins, il répète à satiété son amour pour la « glorieuse » cuisine... régionale parisienne566, et fait le tri parmi les recettes des différentes parties de l’hexagone en rejetant celles qui ont été récemment « provincialisées » à cause d’un pur phénomène de mode. C’est bien entendu Curnonsky qui est visé ici par les critiques de Montagné. Il existe une véritable rivalité567 entre le chef et le gastronome, sans doute en partie pour une question de suprématie sur la discipline ; mais surtout les deux hommes défendent des conceptions opposées.

Les conférences gastronomiques que fait Montagné au Club du Faubourg et ses articles de L’Œuvre lui attirent les sarcasmes des disciples du « prince des gastronomes »568. Alors que son Larousse montre une assez bonne connaissance de la bibliographie sur les cuisines étrangères, Montagné parle volontiers des origines exogènes de certaines spécialités régionales, dont l’une est particulièrement emblématique pour lui : le cassoulet569. Ni dans ses chroniques, ni dans Le festin occitan , il n’y a trace d’essentialisme. Il est possible de résumer ainsi sa pensée, restée disséminée dans la multitude de ses articles et notices : la cuisine française occupe une place dominante dans le monde, ce qui procure une fierté légitime, mais elle ne doit pas pour autant occulter l’existence de nombreuses cuisines étrangères intéressantes. Il faut continuer à servir, sans exclusive, ce qui fait notre culture, c’est-à-dire les recettes « traditionnelles », celles de la haute cuisine comme celles des régions, parmi lesquelles figure au premier rang la « cuisine parisienne ». Enfin, on aura garde de régionaliser des recettes aux origines tout autres et de masquer l’apport étranger indispensable à l’évolution de la cuisine, dont il est curieux de nier la réalité570.


Il apparaît donc que d’autres discours ont été tenus pendant l’entre-deux-guerres. L’ont-ils été avec assez de force et avec suffisamment de moyens de diffusion ? La gastronomie a-t-elle été assez prise au sérieux par la gauche ? Cette dernière n’a-t-elle pas trop facilement laissé ce champ à une pensée nationaliste et à des conceptions essentialistes, souvent avancées sous les dehors de la bonhomie ? Dans ses propres rangs, jusqu’où a conduit le refus de certaines évolutions économiques et culturelles qui ont semblé menacer « l’identité française » ?

La fin de l’Occupation et du régime de Vichy n’a pas mis un terme à l’actualité de ces questions. Maurice Genevoix, par exemple, écrit ce texte, où l’on retrouve les principaux thèmes du discours gastronomique identitaire :

[...] Et puisque le hasard d’une lecture américaine, par les chemins de la gastronomie, m’a ramené sur les routes de mes voyages571, j’y reconnais chemin faisant cette vérité que tant de pérégrinations m’ont rendue plus familière : voyager, aborder des êtres inconnus, des mets, des cuisines étrangers, c’est sans doute enrichir sa mémoire d’apports neufs ; mais c’est aussi – et plus valablement qui sait ? – lui provoquer des références inattendues, des réactifs pleins de vertu où le fonds originel éprouve son authenticité. De retour dans sa terre, le voyageur y prend de lui-même une conscience plus pénétrante, plus généreusement vivante, toute pénétrée qu’elle est du sentiment de ce qu’il doit au ciel, aux eaux, aux arbres de son enfance, à ce flot de vie panique où il a d’abord été baigné, qui l’a bercé, soulevé de son rythme, imprégné de sa tiédeur.

[...] Comment choisir, ici encore, et déchirer mes souvenirs ? Comment, du grand murmure du fleuve, de la rumeur glissante du vent, des éveils d’aube, des écharpes de brume dérivant avec le courant, [...] comment séparer la saveur de la matelote de lamproie, l’onctueuse purée de foies, de vin flambé, de sang cuit ?

[...] C’est beaucoup de chauvinisme local ? Heureusement ! Mais sans jalousie je le jure. La cuisine française est un monde572. Il faut aussi, disent [mes voisins de Vernelles], être de quelque part. [...]573

Curnonsky répète son discours essentialiste dans de nombreux magazines et trouve bientôt un « héritier » en la personne de Robert Courtine574. De l’après-guerre jusqu’à nos jours, comme depuis « l’invention » de la cuisine française, tout discours appartenant au champ culturel qu’est la gastronomie575 oblige encore à s’interroger sur sa dimension identitaire.