Didier Francfort

LES CHRONIQUES DE LA REYNIÈRE (ROBERT COURTINE) DANS LE MONDE

La disparition de Robert Courtine, le 14 avril 1998, provoqua dans les colonnes du Monde, des révélations sur le passé de l’ancien chroniqueur gastronomique qui, jusqu’en 1993, y signait sa rubrique du pseudonyme de La Reynière. Jean Planchais présenta la biographie du défunt « pape » de la gastronomie en distinguant bien « deux noms » et « deux vies »576. Cela fut pour beaucoup de lecteurs un aveu tardif. Le journal avait, pendant une quarantaine d’années, publié la chronique d’un journaliste qui s’était illustré dans la presse d’extrême droite et dans la collaboration577. L’article précisait que la collaboration avait porté Courtine jusqu’à Sigmaringen et considérait que dans sa deuxième vie, Robert Courtine

avait fait oublier une jeunesse exaltée qui avait conduit ce fils d’une famille parisienne modeste, né le 16 mai 1910, à écrire dans la presse d’extrême droite d’avant-guerre.

Dans sa seconde vie « après les premières rigueurs de l’épuration », Courtine avait écrit des billets dans Le Parisien libéré ou Paris Match, des ouvrages célèbres sur l’art de la table et, bien sûr, une rubrique régulière au Monde sous le nom de La Reynière. Pour Jean Planchais, Vichy et la collaboration sont les fruits amers d’une époque que les lecteurs nés après la guerre ne seraient pas en droit de juger :

De la plus exécrable des politiques à la lointaine succession de Brillat-Savarin, l’itinéraire n’étonnera que ceux qui n’ont pas connu les tempêtes d’hier.

La rubrique nécrologique n’apportait aucun « scoop ». Plus d’un an auparavant, les lecteurs du Monde des livres avaient pu lire un compte rendu du livre de Pierre Assouline sur Lucien Combelle578. Pierre Lepape y évoquait la figure de Courtine,

l’aimable gastronome, dont Assouline assure que Combelle refusa dans sa Révolution nationale les échos dénonçant des juifs parisiens ayant échappé aux rafles, articles qui parurent, tels quels, dans le Pilori.579

L’année suivante, d’autres révélations ont pu confirmer ces accusations 580. Il n’était plus possible de laisser planer le doute sur la date et les conditions d’entrée de Courtine à la rédaction du Monde581.

Le quotidien eut à cœur de publier une partie des réactions de ses lecteurs. Thomas Ferenczi rassembla le courrier :

Alors que l’histoire de Vichy revient en force dans la mémoire collective des Français, qui s’étaient accommodés d’une certaine forme d’oubli, la révélation par Le Monde du passé de collaborateur d’un de ses anciens chroniqueurs, récemment décédé, suscite un débat582.

Une lectrice rapproche les liens entre un « collaborateur notoire » et le journal de l’amitié qui unit Mitterrand et Bousquet. Le rapprochement est, lui répond-on, « abusif ». Robert Courtine n’a eu qu’un « rôle mineur » impossible à comparer avec celui de l’« ancien chef de la police de Vichy ». Thomas Ferenczi révèle que le départ de Courtine en 1993 n’est pas uniquement dû à son « grand âge » mais qu’il a bien été le

dénouement tardif, souhaité, à l’époque, par la société des rédacteurs, et a permis de mettre fin à ce qui apparaissait à beaucoup comme une anomalie choquante,

mais cette anomalie s’expliquerait : « comme l’a montré le procès Papon, les regards rétrospectifs peuvent diverger » et Hubert Beuve-Méry a aidé un ancien journaliste « dans la misère » en lui confiant « une rubrique modeste, éloignée des sujets politiques ». C’est précisément cette idée que nous aimerions discuter : non seulement pour dire que la chronique gastronomique ne fut peut-être pas « modeste » mais aussi pour nous interroger sur la distance entre cuisine et politique. Pour cela, nous avons cherché dans les articles de La Reynière, mais aussi dans les ouvrages que Robert Courtine a signés de son véritable nom, ce qui fait la spécificité de la cuisine française et définit ainsi la nation par la cuisine, en cherchant à éviter ce qui nous semble deux écueils méthodologiques : l’un consisterait à tout « contextualiser » en réduisant le journaliste à sa période de collaboration et en cherchant dans ses écrits postérieurs des preuves cachées de ses attaches politiques, l’autre consisterait à faire comme si La Reynière était de 1952 à 1993 un homme sans passé583.

Références littéraires et plats fétiches

Un ouvrage de recettes entrelardées de brèves histoires et de traits d’esprit, publié chez Marabout en 1953 sous le pseudonyme de Savarin 584 et sous un titre significatif – La vraie cuisine française585 – a permis à Robert Courtine d’entamer « sa seconde carrière ». C’est bien dans le registre de la vérité, de l’authenticité qu’intervient le chroniqueur gastronomique. L’analyse du discours gastronomique de La Reynière invite à une réflexion autant littéraire que culinaire. Le recours au pseudonyme s’explique certes par une volonté de masquer le passé collaborationniste de Courtine mais il révèle aussi une remise en cause du sujet qui écrit. La question de l’auteur est posée par des écrivains qui recourent au pseudonyme dans des conditions bien différentes de Jacques Laurent à Romain Gary... Courtine est un polygraphe difficile à suivre dans le labyrinthe de ses pseudonymes qui renvoient, souvent, à un âge d’or de la gastronomie586. Courtine signait Savarin – un de ses confrères a parlé du « Brillant Savarin » –, et La Reynière, se situant ainsi dans la lignée du célèbre Grimod. Les références littéraires sont multiples, même si une affection particulière attache Courtine à Balzac ou à Simenon et à la cuisine de Madame Maigret. Des écrivains liés à l’extrême droite sont fréquemment cités dans les textes non politiques de Courtine. Sa cuisine des terroirs est en 1989, l’objet d’une lecture enthousiaste de Jean-Claude Ribaut dans Le Monde587. La « passion » de Courtine pour une cuisine « sortie de la vieille terre gallo-latine » est ramenée à un projet de revenir à « une sensibilité première », mais aussi à l’idée d’un « retour à la terre », qui s’accompagne de références au goût de Charles Maurras pour la bouillabaisse et de Léon Daudet pour la bourride. Le relevé de références littéraires liées à des attitudes politiques réactionnaires ne suffit pas à caractériser la conception de l’identité gastronomique et culturelle française de Courtine qui évoque plus souvent Curnonsky, dont il est souvent présenté comme le successeur, que Maurras ou Barrès. La « colline inspirée » de La Reynière n’est pas celle de Sion et de Barrès mais celle du Beaujolais588.

Le discours de Courtine ne se limite pas à la cuisine mais livre des vérités générales sur l’évolution de la société : il a la dignité de l’art et la valeur normative d’une sagesse. Le texte écrit s’inscrit dans la durée, contre ce que la mode a d’éphémère. La Reynière écrit d’une terrasse parisienne, en 1955, « Ah ! Ce n’est pas là un de ces endroits dont la mode s’empare pour y apporter ses flonflons et ses plats à effet. »589 Il bataille volontiers contre la mode en donnant à ses chroniques l’aspect d’une redoutable censure. Le chroniqueur s’impose dans une posture com bative contre la superficialité des élites. En 1990, Le Monde Éditions publiait un recueil des meilleures « séquences » nées de la rencontre du texte de La Reynière et des illustrations de Desclozeaux entre janvier 1987 et juin 1990. Jean-Pierre Quélin présentait l’ouvrage dans le quotidien en trouvant dans ce « guide d’humeur et de savoir » une « arme de poing braquée sur les arnaqueurs », mais aussi un « témoignage de ce que le pays de France a encore de vif dans le propos. »590 Le goût pour la polémique aurait quelque chose de spécifiquement français. Jean-Pierre Quélin décrit, en avril 1991, un passage tumultueux de Courtine à la télévision :

[...] La Reynière, lui le grand vitupérant contre la « néfaste-food », lui qui un soir de télévision, il y a quelques années chez Pivot, avait créé un miniscandale gastronomique en accusant, avec la dernière énergie, deux dames très comme il faut, reconnues sur la place pour l’aisance de leur plume, d’avoir osé barbouiller de ketchup, dans un recueil de plats régionaux, une vieille et solide recette du terroir. Ah ! la colère du gourmet, le fumant courroux ; de quoi ! de la barbarie dans le patrimoine, des insultes à bon compte adressées à Taillevent, à Carême, à Escoffier, à Dumaine et à Curnonsky, le cher et grand disparu ; à moi aussi, donc, gardien de cette cuisine originelle déjà sévèrement mise à mal par la Révolution et son goût excessif de la centralisation. Grosse colère.591

Le chroniqueur doit assurer le succès des « bonnes maisons » qui continuent à défendre la « sagesse gourmande » et la « noble simplicité » de certains plats : « il y a autant de vérité dans un miroton mijoté que dans la poularde Souvarow. »592 Un restaurant qui proposerait une honnête cuisine – comme cette restauratrice « qui dirige cette maison sans tapage, en famille », avec « le respect de la cuisine, et, plus encore, des produits qu’elle propose »593 – ne serait, en rien, digne de blâme. Claude Terrail propose à La Tour d’Argent « un rognon de veau entier à la goutte de sang qui est une merveille » : « La voilà, la grande cuisine simple ! »594 La cuisine « simple mais savoureuse »595 est destinée à un public authentique, quel que soit le prix. En 1987, La Reynière prête à Maître Boscq de Grasse des propos significatifs :

C’est une cuisine pour les gens simples que la mienne596. Pour arriver à toucher le goût non frelaté d’un public authentique, il faut que chaque plat de [la] carte [ait] l’accent de vérité.

Certains plats, porteurs d’une vérité supérieure, tests de l’authenticité qui préside à leur préparation, se trouvent ainsi valorisés. Ainsi, chez Maître Boscq, La Reynière souligne les mérites de la soupe à l’ail. La vérité du plat tient d’abord à « la simplicité des appellations »597. Robert Courtine se fait le défenseur constant de l’axiome central de Curnonsky : « La cuisine, c’est quand les choses ont le goût de ce qu’elles sont »598.

En 1990, Jean-Pierre Quélin donne une assez bonne idée des plats sur lesquels La Reynière s’interroge le plus souvent :

Qu’est devenue la fricassée de volaille ? Où en sont la frite et sa mère porteuse, la pomme de terre ? Pourquoi le miroton est-il en voie de disparition ? Quid de la tarte Tatin, du millefeuille, de la crêpe Suzette ?599

La Reynière rappelle volontiers qu’en aucun cas il ne convient de flamber les crêpes Suzette600. Une « jeune chroniqueuse », qualifiée de « petite sotte », « naïve », se fait durement remettre à sa place pour avoir propagé cette « escroquerie » qui consiste à flamber pour épater le client alors qu’il faut que ces crêpes soient « fourrées d’un beurre parfumé de jus de mandarine et de curaçao. »601 La Reynière fustige les escrocs mais donne aussi des leçons d’histoire évoquant l’origine des crêpes Suzette : le Prince de Galles célébrant sa compagne du moment. Ce « dessert princier » acquiert, avec le jus de mandarine602, un caractère méridional. Courtine défend de la même manière la vérité de la « renversante » tarte des sœurs Tatin603. Malheureusement,

on vous la réchauffera à la commande. Comme si c’était la même chose ! Et, peut-être pour s’en excuser, certains la flambent ! ou la nappent de crème fouettée ! Fichaise !

La Reynière dénonce des idées fausses généralement admises, comme la Chantilly sur les pêches Melba, alors qu’Escoffier précisait que les pêches posées sur la glace à la vanille ne devaient être recouvertes que d’une purée de framboises, il se plaît aussi à redécouvrir tel plat « pratiquement disparu des cartes » tel le blanc -manger604. Une affection particulière conduit Courtine à citer plus fréquemment des plats moins chers, plus accessibles. Parmi ces « plats simples » une place d’honneur revient au gratin dauphinois et au filet de hareng605. Si ce dernier peut être comparé au caviar, « Le gratin dauphinois et, à notre goût, la plus succulente façon de préparer l’humble, inutile et indispensable pomme de terre »606. Cette prédilection se renforce même à mesure que la mode détourne du plat607 alors que leur simplicité renvoie bien à une vision du monde :

Et nous pensions qu’il y avait bien plus de vérité dans ce gratin familier, image du régionalisme culinaire solidement traditionnel, que dans toutes les philosophies du snobisme culinaire.608

Si Courtine célèbre surtout la province et le « régionalisme », la cuisine parisienne peut aussi révéler la vérité des pommes de terre, à sa façon, presque irrévérencieuse :

Les frites, préparées à la commande, avaient ce croustillant assez rare, cette texture moelleuse en même temps, qui fait de la friture parisienne, quelquefois mais rarement, un plaisir un peu canaille mais sans égal.609

Produits, terroirs et juste mesure

Courtine insiste particulièrement sur la qualité du produit de base, trop souvent masquée par des innovations hasardeuses. Mettant en évidence les variantes régionales de coq au vin, il rappelle, avec une sorte de fausse naïveté, presque agressive :

Le respect du produit d’origine conduit La Reynière à valoriser les préparations qui respectent la forme naturelle de ce qui est consommé, comme les rognons de veau cuits entiers.

Inutile de vous dire que c’est là un plat que l’on ne trouve plus jamais sur les cartes des restaurants : c’est trop simple, trop bourgeois et trop bon pour que les chantres de la cuisine dévaluée s’y attardent ! Aussi bien les simples et savoureux rognons de veau sont-ils rarement présentés entiers. Pensez ! En les éminçant en cuisine, cela permet de servir, sous l’inévitable cloche, quatre convives avec une seule pièce ! Tout bénéfice...611

L’évocation du jambon est l’occasion d’un savant tour des régions françaises et européennes. « Il existe évidemment le jambon cuit mais pour le gourmet seul compte le jambon cru »612. Courtine considère qu’en matière de jambon, « l’étranger ne nous est point inférieur » et rappelle les jambons d’Ardenne, de Mayence, de Westphalie, de Parme ou de San Daniele. Mais il est des domaines où la cuisine française ne peut admettre une telle concurrence. « C’est vérité que dire : bien dorée, craquante, la baguette reste pour la midinette presque un dessert, une pâtisserie bon marché. »613 L’art du chroniqueur est précisément de montrer les enjeux des produits apparemment les plus courants et les plus modestes614. Un travail de patrimonialisation est à l’œuvre. L’écriture a vocation pédagogique, elle redonne au lecteur le goût authentique des choses les plus simples. Mais toute cette pédagogie repose sur l’idée d’une identité culturelle défendue plus naturellement en province qu’à Paris, à la campagne qu’à la ville :

Papa Poilâne, et quelques autres après lui, ont redonné aux Parisiens le goût du vrai pain (en province et surtout dans les campagnes, on ne l’avait pas complètement perdu).615

On en arrive ainsi à un postulat central de la gastronomie de La Reynière : l’identité culturelle française s’exprime dans les cuisines régionales, elles expriment un esprit du terroir. Le fromage est à cet égard un produit emblématique et Courtine se plaît à rappeler une formule célèbre attribuée à Churchill, à de Gaulle ou à Cocteau sur le peuple

qui a inventé plus de trois cents fromages. [...] La « vraie » cuisine, nous voulons dire celle du folklore, [...] console souvent de celle des chefs !616

mais les « vrais » grands chefs ne cachent pas leur identité régionale fondatrice. Raymond Oliver « quitta son Bordelais natal mais ne l’oublia jamais. »617 Si Paul Bocuse est devenu ce qu’il est, selon La Reynière, c’est parce que, depuis le milieu du XVIIe siècle, « en bord de Saône », « le terroir a joué [...] son rôle »618. La culture « régionaliste » de ce célèbre chef se traduit par le choix des ingrédients dans les produits locaux : « les fromages de la Mère Richard, les charcuteries de Bobosse, les cacaos sélectionnés du papa Bernachon. » La Reynière propose de parler non plus de « la grande cuisine française » mais des cuisines françaises, « le régionalisme gourmand » de Paul Bocuse étant capable d’englober toutes les provinces619. Le théoricien de référence, Curnonsky, est présenté, avant tout, comme un pur Angevin620. Si l’on regarde l’ensemble des écrits gastronomiques de La Reynière de 1952 à 1993, la géographie culinaire implicite oppose bien la véracité des terroirs à un certain snobisme parisien mais l’opposition n’est ni constante ni cohérente. La Reynière pour rassurer les pauvres citadins qui font leur rentrée à Paris en octobre 1953 n’hésite pas à écrire qu’ils ne doivent pas céder au « désenchantement », « cette étonnante capitale » demeurant « la ville du monde où l’on mange le mieux »621. Certains lieux de Paris permettent de retrouver une chaleur provinciale, un état d’esprit simple qui touche La Reynière. « Les toits de Paris, n’est-ce pas déjà la campagne ? »622

Un point biographique peut aider à comprendre la dimension imaginaire de cet appel permanent à l’authenticité du terroir. La Reynière parle avec émotion des « cornes de bouc », variété de pomme de terre « de [son] enfance et de [son] Vivarais »623. Ce pourfendeur de tous les snobismes, fidèle à un certain esprit décentralisateur, ne peut se résoudre à être né à Paris. Dans sa volonté de valoriser les produits authentiques, La Reynière retrouve ça et là des accents dont les connotations politiques ne peuvent échapper à un lecteur attentif du Monde. Ainsi, en 1993, dernière année où il exerça son ministère culinaire, le chroniqueur se posait une question en des termes presque écologiques : « Savons-nous ce que nous mangeons ? »624 La tradition est idéalisée :

Incultes peut-être, nos grand-mères avaient du moins ce mérite : elles savaient acheter ! Elles connaissaient les secrètes supériorités ou perfidies des choses de la table, la valeur d’origine d’un produit, son histoire et l’art de le traiter au mieux.

La détermination par le sol l’emporte, chez La Reynière, sur toute considération « identitaire ».

La cuisine, avant de traduire le génie d’un peuple, écrit-il, exprime les ressources d’un sol, d’un pays...625

Mais il trouve des accents qu’il est difficile de ne pas mettre en rapport avec les discours pétainistes :

Le terroir leur était encore proche, et le terroir, lui, ne ment point !626

Tous les terroirs ne parlent pas de la même façon. Le Midi est une terre riche, porteuse d’éminentes qualités françaises. C’est, selon Giono repris par Courtine, le « pays de la non-démesure »627. Il y eut bien « des terroirs mieux “ouverts”, grâce aux voies de communication, comme la Provence »628. Pour bien profiter des bonnes maisons de Provence,

avoir un roman de Giono à son chevet, méditer sur la sobriété pastorale de la salade au pigeon des collines confit à la fleur de lavande fine.629

L’identité française réside dans l’idée d’une cuisine qui fuit l’excès et préfère toujours la modération, vertu « éminemment » française630 que ne dédaigne pas Courtine. Tel restaurant de Reims est présenté comme offrant une « cuisine heureusement de sagesse »631. La cuisine française est « élégante » : elle fuit avant tout le défaut majeur que représente, chez La Reynière, l’exagération –

La classique querelle des anciens et des modernes aboutit, devant les fourneaux, le plus souvent, à des recettes prétentieuses, à des recherches extravagantes –,

qu’il condamne vigoureusement632. Dès ses premiers articles des années 1950, La Reynière défend la simplicité ; il n’a pas eu besoin de constater l’apparition d’une nouvelle cuisine, la généralisation de la restauration rapide pour vitupérer contre l’époque.

Déjà, les Gaulois avaient su, selon lui, réagir sainement contre « toutes les exagérations » des Romains (qu’il connaît, bien sûr, par Carcopino) 633. La cuisine française aurait hérité d’une « élégance » que les Gaulois auraient acquise en apprenant des Romains sans les suivre dans leurs goûts excessifs, en particulier pour les « assaisonnements dépravés, dont le garum [sauce de poissons fermentés] fut l’apogée ». Mais l’« extrême raffinement » de la cuisine de « qualité française »634 est le fruit d’une histoire où d’autres épisodes ont accentué cette propension à l’équilibre et à la modération. La Régence aurait ainsi favorisé une « spiritualisation » de la table635.

Art, traditions et identités

« La cuisine des terroirs ? C’est la cuisine des grands-mères. »636 Le discours gastronomique de La Reynière est porteur d’une vision sexuée du monde. Les femmes conservent la tradition mais ne peuvent guère accéder au génie des plus grands chefs. Pour La Reynière, « les plats ont un sexe ». Souvent, il s’agit en apparence de dire plutôt du bien des femmes, mais dans des termes reprenant les stéréotypes sexistes les plus figés. L’omelette serait

la preuve par œuf que les plats ont un sexe. [...] Le plus grand chef du monde ne battra pas sur ce chapitre de l’omelette humble et merveilleuse la cuisinière bonne enfant, timide et sereine à la fois.637

L’éloge même des cuisinières est réducteur. L’omelette

devrait témoigner de la primauté féminine en matière culinaire, si tant d’autres mets n’assuraient au contraire de la supériorité de la cuisine des hommes.638

La « cuisine de femme », empirique, simple, « bourgeoise et teintée de régionalisme » serait, par nature, différente de la cuisine parfois prétentieuse des hommes639. Ce que dit La Reynière de la poitrine farcie nous semble véhiculer pas mal d’images inconscientes :

on sait qu’il s’agit d’une bonne farce de bonne femme, d’une préparation rustique et, en quelque sorte, d’une manière d’être !640

La cuisine des femmes « prend sa source aux produits même du sol où elle est née. Elle est robuste et saine »641. Sous l’éloge, demeure une vision bipolarisée du monde.

Dans son évocation des plats, le chroniqueur évoque avec un certain talent, un mode de vie perdu, une ruralité imaginaire, une société traditionnelle idéalisée où les rôles masculins et féminins sont clairement définis :

Sans doute, la tarte représente du solide et non de l’évanescent. Mais celle-ci, mieux encore, par sa rusticité, sa généreuse nature, son petit côté inachevé aussi, symbolise à mon sens le « chez soi ». Le dimanche, à la sortie de la messe, de belles dames reviennent avec, au bout d’un ruban, le gâteau bien enveloppé du pâtissier du village. Ici, la maman est restée à la maison et les enfants, revenus, hument le parfum caramélisé de la tarte rituelle : la tatin !642

Si « les restaurants ont une fonction sociale », La Reynière considère que « les mères de famille plus encore »643. Le double de la ménagère est, pour Courtine, la courtisane qui a également contribué à la grandeur de la cuisine :

Un vieil amateur sortait avec quelque raison que la cuisine française a décliné avec la disparition des courtisanes, dont le désintéressement n’avait d’égal que la folie de la dépense pour la dépense.644

La chronique gastronomique conduit souvent à une nostalgie littéraire, à une célébration du « petit goût d’autrefois charmant »645. Un dessert comme le café liégeois a, pour La Reynière, quelque chose d’« inattendu » qui ramène « aux délices des sorties enfantines, des fêtes ! »646

Ce discours nostalgique s’accompagne de toute une réflexion sur le déclin de la cuisine française. La question est récurrente. « France, ta cuisine f...-t-elle le camp ? »647. La Reynière s’en prend à la fausse invention 648. Son grand ennemi est ce qu’il nomme la « fausse grande cuisine »649. Il s’en prend aussi à la « déperdition du goût », à la « banalisation des produits » et à « l’uniformisation des recettes à la mode »650 et, selon son heureuse formule, à « la néfaste-food »651. La fausse invention « canaille » masque l’indigence :

On disait autrefois d’un miroton, d’une andouillette, d’une matelote, que c’étaient des plats canailles. Aujourd’hui les plats vraiment canailles sont les salades folles au foie gras de conserve, les bavarois de saumon permettant d’y glisser le poisson congelé ni vu ni mâché, les pâtes fraîches livrées par un traiteur italien du quartier, la fadasse ratatouille d’on ne sait quoi relevée par une sauce chinoise venue d’on ne sait où...652

La fin d’une certaine tradition de la culture française a, aux yeux de La Reynière, quelque chose d’inéluctable. Paradoxalement le salut peut venir de l’étranger.

Cette cuisine française expatriée allait s’imposer si fort que, même aujourd’hui où elle décline par la force des choses (la majorité des Français s’en moque), elle demeure aux yeux de beaucoup d’étrangers le symbole même du goût et de la qualité française. Nul n’est prophète en son pays.653

La gastronomie peut survivre à la disparition de la cuisine qu’elle vénère. « Une certaine cuisine est morte. La regretter est possible mais inutile. »654. Et après tout, qu’importe, lorsque l’on considère avec Simenon que « la cuisine, c’est le souvenir ! »655

La construction européenne est, selon La Reynière, coupable d’accélérer une inéluctable évolution vers la banalisation des goûts656, mais il ne se montre pas, en cuisine, systématiquement xénophobe. Il a des curiosités. Un restaurant fondé par un ancien zouave propose une cuisine marocaine qualifiée de « légère » : « tout cela est bon, copieux, frais. »657 Il reproche à des restaurants italiens d’être tentés par la « nouvelle cuisine » – « comme si l’on n’avait pas assez de la nôtre ! »658 Dans son recueil de recettes intitulé La vraie cuisine française, Courtine n’exclut pas des recettes explicitement étrangères telles que les aubergines à la péruvienne ou le bifteck à l’andalouse659. La Reynière va jusqu’à affirmer à son lecteur :

OUI, la cuisine anglaise existe. [...] C’est une cuisine sérieuse, que je dirais « gothique » par rapport aux fanfreluches latines dont Catherine de Médicis et ses cuisiniers enjoliveront et trahiront notre vraie cuisine française du Moyen Âge.660

De la même manière, le fameux « irish stew » est né d’une « recette française irlandisée »661. Ce qui fait la qualité d’une cuisine étrangère est de même ordre que la qualité de la cuisine française : dans un restaurant persan,

on prône le retour aux sources d’une cuisine plus simple qui s’exprime notamment par une soupe nationale persane très agréable et roborative.662

Cette simplicité ne se trouve pas dans toutes les cuisines. Pour évoquer les cuisines d’Europe centrale, Courtine parle de la cuisine juive dans son Que sais-je ? en des termes étonnants : « la cuisine juive est ésotérique »663.

L’illustration de la cuisine combat les facilités et la prétention mais aussi des nuisances « externes ». Plusieurs chroniques sont consacrées à cette question : quelle est la plus grave nuisance ? Ce sont les enfants mal élevés mais La Reynière n’exclut pas les autres, le bavardage, la fumée, le parfum excessif 664. « La musique tonitruante » nuit à l’appréciation de la bonne chère. Pourtant bien des choses rapprochent gastronomie et musique : Brillat-Savarin donnait, en Amérique, des leçons de musique aussi bien que des leçons de cuisine665. La contradiction entre le refus d’une intrusion intempestive de la musique – « Il faut pouvoir s’entendre manger, comme disait l’autre ! » 666 – et l’idée que la cuisine gagne à être accompagnée harmonieusement par de la musique se résout lorsque l’on lit que La Reynière applique à la musique, et aux chansons, les mêmes normes qu’à la cuisine. Des chanteurs de variété peuvent ouvrir un restaurant et passer « des planches au piano », ils peuvent même pousser la chansonnette, à condition que cela soit des chansons du bon temps passé « qui n’étaient pas que du bruit couvrant les éructations d’inaudibles pseudo-chanteurs »667. La Reynière est prêt à accepter à Versailles

des dîners musicaux célébrant les « accordailles de la musique et de la gastronomie » autour de menuets668,

mais il comprend qu’un restaurateur de Versailles ferme son établissement lors d’un concert des Pink Floyd car,

avec les hurlements aujourd’hui baptisés musique, on ne s’entend plus manger...669

[...] La musique ? D’accord, mais, ainsi que le disait joliment Curnonsky, qu’elle ne soit qu’un « bourdon derrière une vitre » !670

La chronique gastronomique fait souvent référence à des termes musicaux. L’usage du terme de « piano » pour désigner le fourneau ne laisse pas de ravir La Reynière671 qui y trouve « l’orchestre des saveurs »672 et tous les degrés de la virtuosité673. L’harmonie des plats, l’accord des vins : la métaphore rapproche systématiquement cuisine et musique, dans les chroniques gastronomiques de La Reynière, comme dans les critiques musicales, par exemple de Willy, pour qui travaillait anonymement Curnonsky. Le rapprochement se fait éclatant lorsqu’il s’agit d’évoquer, comme un exemple achevé d’« union musico-gourmande » le fameux tournedos Rossini. « Il y a une musique en toute chose et dans chaque plat »674. La musique a des « résonances gourmandes » : Wagner est comparé à un « somptueux repas de chasse », Ravel à « la paella d’une auberge espagnole » et « Vincent d’Indy à la table rustique d’un gourmet vivarois »675. La référence à la musique ne se limite pas au répertoire classique de la fin du XIXe siècle et aux amis de la Schola Cantorum ou de Bayreuth : la zarzuela est sans surprise « la petite musique gustative d’une opérette de fruits de mer »676. L’accord entre la musique et la cuisine se fait naturellement : en mai 1989, le Norway, redevenu le France le temps d’une croisière gastronomique, rassemble des chefs, grands cuisiniers ou musiciens, comme Laurent Petitgirard, dans une même communion autour du « bien-vivre français »677.

La cuisine est un art678, égal en dignité à la musique et posant un peu les mêmes problèmes d’interprétation. L’art révèle un génie propre à une nation, à un terroir, à un groupe social stable. On est dans une pensée essentialiste. Le rapprochement entre musique et cuisine est significatif de cette pensée qui manie la métaphore, une certaine confiance dans la sensibilité, l’affect tenant lieu de raisonnement :

la cuisine est une mélodie d’amour, une sonate en hommage à l’alliance du réel et de l’insaisissable.679

On ne saurait réduire la production gastronomique de La Reynière à un masque cachant mal les malfaisantes idées proférées dans la Collaboration. Mais on ne saurait pas non plus méconnaître les connotations d’un discours essentialiste plus que nationaliste. La Reynière n’est pas le Docteur Jekyll d’un Courtine qui serait son Mister Hyde. Les chroniques gastronomiques de La Reynière dans Le Monde montrent bien qu’une certaine vigilance politique peut être prise à défaut par un discours brillant faisant appel avec une verve polémique plaisante à un bon sens naturel jamais interrogé. Courtine a séduit, ses articles restent souvent drôles et alertes, même si les combats de ce Caton gastronome ont quelque chose de bien répétitif. L’évidence de l’idée d’une continuité ontologique des identités nationales conduit ainsi le chroniqueur à ne plus renouveler son discours.