Olivier Assouly

LE MOTIF DE LA SIMPLICITÉ COMME ENJEU DE LA GASTRONOMIE

Au lieu de se concentrer sur la reconstitution des recettes, des goûts et des techniques, le point de vue devra être décentré, pour se focaliser sur les discours accompagnant les pratiques culinaires et la restauration. La gastronomie usant essentiellement du langage, le gastronome est son porte-parole. À l’écart de la conversation et de l’oralité, la production gastronomique est écriture ; elle se rattache au genre littéraire, et son style est le sceau du gastronome. Il faut souscrire aux propos de Pascal Ory :

Le gastronome, dans son type achevé, n’est pas cuisinier de profession. Il est homme de lettres, au moins en amateur. Sa vraie table n’est pas celle où il mange mais son bureau, où il écrit, tout bien pesé et digéré, la chronique ou le traité.680

La médiation littéraire s’interpose entre l’espace de fabrication culinaire et l’amateur de bonne chère. L’écrivain produit de l’empathie, il vise à impliquer son lecteur, en s’adressant autant à sa sensibilité qu’à son entendement, comme lorsqu’il dresse le constat alarmiste d’une crise de la cuisine française.

Certes, le gastronome peut accompagner l’offre en rapportant la manière dont les mets sont composés et fabriqués, et se livrer surtout à une évaluation normative, celle des restaurants, des plats, des produits. Plus substantiellement, il risque des explications sur l’origine de la cuisine française, les ressorts de son succès, son histoire, ses avatars, ses grands noms, les conditions de son hégémonie et ses crises. Assigner à la cuisine française une origine, c’est en définir le fonctionnement normal, et donc dresser indirectement la liste des infractions possibles et les moyens de remédier aux périls qui en menacent la pérennité. Tant son champ peine à être circonscrit, la gastronomie mobilise plusieurs niveaux de questionnement, au risque de les amalgamer. En même temps, comment juger du particulier – la spécialité régionale ou gastronomique – sans se référer à la trame plus générale de l’histoire ? C’est la raison pour laquelle se manifeste un équilibre précaire entre un registre historique, essentiellement concentré sur les origines de la cuisine française, et l’apologie lorsqu’il est question de célébrer ou de commémorer l’empire culinaire français.

Toute entreprise d’évaluation mobilise des valeurs plus que des objets tangibles. Dans ce contexte, c’est l’objet de cet article, la référence à la thématique de la simplicité tient une place majeure. Elle se situe au croisement de diverses formes de cuisine, régionales ou élitistes, et s’emploie au sein de plusieurs familles politiques, entre autres républicaines et aristocratiques. Le recours à la simplicité impose à la gastronomie une obligation de réflexion tant sur les fondations et la légitimité de la cuisine que sur les conditions de possibilité et de constitution d’une épistémê gastronomique. En justifiant la supériorité française, la simplicité est indispensable à l’économie démonstrative de la gastronomie.

À propos de la simplicité le dictionnaire Littré affirme : « Qualité de ce qui est sans faste, sans recherche, sans apprêt ». Le simple se définit presque par soustraction : sans pli, sans composition, sans doublure, sans mélange, sans apprêt, sans recherche, sans ornement, sans artifice, sans feinte, sans hypocrisie, sans art. Au sens philosophique et théologique, faut-il le rappeler, la simplicité désigne ce qui est indivisible. Il suffit de se référer à la longue tradition qu’inaugure Platon dans le Phédon pour prendre la mesure de la critique des objets composés qui, par nature, se défont, en se divisant, pour disparaître et périr, par opposition à tout ce qui est simple et immortel. La simplicité, dont le rapport au temps s’emploie à promouvoir l’éternité, est active dans la défense des traditions qui symbolisent un ordre des choses en partie calqué sur le modèle de la nature.

Prendre acte de la domination française

Depuis le XVIIIe siècle, la cuisine française, également la mode et plus généralement les arts d’agrément sont en position d’hégémonie au regard des autres nations. C’est moins d’une évidence qu’il s’agit que d’une hypothèse obligeant à produire une justification correspondante. En effet,

Au début du XXe siècle, à lire Marcel Rouff,

on a toujours su manger en France comme on a su y bâtir d’incomparables châteaux, y tisser d’admirables tapisseries, y fondre des bronzes sans pareils, y fabriquer des meubles inimitables, y créer des styles, pillés ensuite par le monde entier, y inventer des modes qui font rêver les femmes de toutes les latitudes, parce qu’on y a du goût, enfin.682

Ce constat pointe une domination dont le spectre, étendu par-delà la cuisine, englobe la totalité des activités artistiques. La cuisine n’est qu’une illustration, certes exemplaire, loin d’être unique en son genre, de la préséance française. La référence à la nation constitue le talon d’Achille d’une position d’autant plus tranchée qu’elle est censée assumer les opinions des amateurs de bonne chère comme celles des autres membres de la nation. La domination française compose une identité collective.

La revendication d’une suprématie artistique nationale cristallise les tensions politiques et militaires entre États européens :

Si la mortadelle, qui n’est point méprisable, certes, touche de près à Goldoni, [...] si les boulettes de la Forêt-Noire sont lourdes, épaisses, massives comme la pensée, la littérature et l’art allemands, il y a dans la quiche lorraine, ou le foie périgourdin, ou la bouillabaisse marseillaise [...] toute la richesse raffinée de la France.683

Loin de relever de l’aparté ou de la digression, la charge politique du discours gastronomique traduit la conscience d’un modèle culinaire dont l’édification repose sur des facteurs sociaux et politiques qui excèdent, tout en l’englobant, le seul champ culinaire. La cuisine constituerait un levier idéologique et politique fondamental :

La destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent.684

Pourquoi le discours gastronomique surdétermine-t-il la contribution nationale de la cuisine ? Si tant est que cette appellation est permise, la « science gastronomique » ne peut légitimer ses prétentions rationnelles qu’à condition de s’arracher au domaine trivial des agréments et de l’hédonisme. Plus ou moins volontairement, le discours gastronomique dresse le constat d’un champ culinaire illusoirement autonome, dès lors que les choix gastronomiques dépendent d’orientations politiques, de conditions sociales ou d’un héritage historique. Parce qu’il présuppose une organisation sociale du travail et une normalisation des rapports entre les individus, le goût appelle une politique en matière de goût, sinon des goûts politiques.

À chaque type de cuisine correspond une typologie sociale et politique. Dans « Les “partis” en gastronomie », Curnonsky note que Paris comporte au moins cinq grands regroupements. À l’extrême droite, les fervents de la cuisine des ambassades, celle des grands banquets et des palais,

de cette cuisine savante, recherchée un peu compliquée [...] dont la cuisine des palaces n’est souvent que la parodie.685

À droite, les tenants de la cuisine traditionnelle,

ceux qui ne veulent admettre que le feu de bois, les plats longuement mijotés et qui ont établi en principe qu’on ne mange bien que chez soi [...] avec une vieille cuisinière atta chée depuis trente ans [...], un jardin potager, un verger, un poulailler, un clapier à soi.686

Au centre,

Les amateurs de la cuisine bourgeoise et de la cuisine régionaliste [...] entretiennent le goût de nos bons plats de France, de nos mets et de nos vins régionaux. Ils exigent que les choses « aient le goût de ce qu’elles sont » et ne soient jamais ni frelatées ni tarabiscotées.

À gauche, les partisans de la cuisine simple : « Ils ne proscrivent point les conserves et proclament qu’une bonne sardine à l’huile a bien son charme, et que telle marque fournit des petits pois qui valent au moins des petits pois frais. » Enfin, à l’extrême gauche, il y a

les fantaisistes, les inquiets, les anciens coloniaux et les novateurs [...] toujours en quête de sensations nouvelles et de plaisirs inéprouvés, ils sont curieux de toutes les cuisines exotiques, de toutes les spécialités étrangères ou coloniales. 687

Le critique ne peut concevoir une esthétique du goût sans une éthique.

La prodigalité de la nature

La première tâche consiste à dresser l’inventaire des justifications de ladite hégémonie française. La référence à la nature fonde en autorité la gastronomie française, et de trois manières. D’abord, Auguste Escoffier, le cuisinier, reprend à son compte une réponse récurrente à la question de savoir ce qui explique la réussite de la cuisine française :

De là procède encore l’excellence des volailles, des mammifères, et des poissons en vertu d’une « situation maritime » hors du commun. Ensuite, les meilleurs produits du monde, en vertu de la générosité de la nature, sont accommodés par des cuisiniers français dont la virtuosité repose moins sur l’apprentissage que sur un don, nouvelle expression du génie de la nation.

« C’est tout naturellement, affirme Escoffier, que le Français devient tout à la fois grand et bon cuisinier »689.

Enfin, il ne suffit pas d’avoir des meilleurs produits et cuisiniers, il faut disposer d’un public à même d’apprécier les produits et la cuisine nationale en sachant user de son jugement. Spontanément raffiné et privilège des Français, le goût « est inné dans la race »690.

Chargées de supplanter et structurer une organisation sociale, les déterminations naturalistes garantissent la mainmise française. Le génie de la nation s’accomplit dans une dévolution de sa culture à sa nature. À supposer une suprématie simplement culturelle, on pourrait encore objecter à la France le caractère social, au sens de la convention, par conséquent relatif, de son talent gastronomique. La référence à la nature est politiquement cruciale : la nature, au travers ses produits ou le génie, précède un ordre social – dont l’art culinaire n’est qu’une application dérivée, secondaire – qu’elle surpasse par sa capacité à échapper à l’arbitraire des institutions sociales. La cuisine renvoie à la nature, à l’instar du complexe au simple, à cela même qui précède radicalement les formes corrompues sociales et politiques. Par opposition à toutes les formes de sophistication, la simplicité exprime de part et d’autre l’antériorité de la nature et la primauté de l’origine. Si la simplicité fait écho à la nature, l’industrie, en fonction de différences de degré notables, renvoie à la supplémentarité du social. Au reste, Rousseau stigmatise dans la grande cuisine, expression d’une culture corrompue et dévoyée, le travestissement de la fonction vitale du goût. Il repère dans l’affranchissement de la cuisine vis-à-vis de la nature la marque d’une économie licencieuse dont les composantes mondaines et superfétatoires sont la preuve qu’

il n’y a que les Français qui ne savent pas manger, puisqu’il leur faut un art si particulier pour leur rendre les mets mangeables. 691

Les agencements de la simplicité

Au sein d’une configuration au centre de laquelle siège la nature, les pratiques alimentaires régionales, liées aux produits ou à la cuisine, sont une étape essentielle en raison d’une étroite solidarité entre l’homme et la nature. L’économie alimentaire se fonde dans une géographie, à rebours des excès de sophistication de la civilisation et de la vie urbaine. Les terroirs ont le mérite de façonner sans artifice les mentalités et les mœurs des autochtones. Selon Curnonsky,

Lieu unique et singulier, le terroir rassemble dans un cercle vertueux production, transformation et consommation.

C’est à tort que le motif de la simplicité se réduirait exclusivement à l’expression de valeurs républicaines ou populaires. Loin s’en faut, la simplicité n’épouse pas seulement la cause de la cuisine domestique ou régionale, elle est également destinée à justifier la grande cuisine, même si on est en droit de s’interroger sur la trame rhétorique sous-jacente.

Preuve qu’il n’existe pas une, mais plusieurs manières de conjuguer le rapport à la simplicité des traditions, au cours de la première moitié du XXe siècle, il n’est pas rare que la grande cuisine puise son inspiration dans les pratiques paysannes. À l’instar des épices qui, dans le passé, rares et onéreuses, servaient à se démarquer des denrées du vulgaire, la préparation portant une mention paysanne fait moins ressortir l’origine géographique des produits qu’elle ne conso lide une position sociale. En sorte qu’un simple pot-au-feu se révèle plus complexe :

Les tranches [de bœuf], assez épaisses et dont les lèvres pressentaient le velouté, s’appuyaient mollement sur un oreiller fait d’un large rond de saucisson, haché gros, où le porc était escorté de la chair plus fine de veau, d’herbes, de thym et de cerfeuil hachés.

Il reste à ajouter les

filets et les ailes, de blanc de poularde, bouillie en son jus avec un jarret de veau, frottée de menthe et de serpolet,

et enfin

une confortable couche de foie d’oie frais simplement cuite au chambertin.693

Il s’agit de se jouer de la codification rurale. La gastronomie envisage avec méfiance le menu saisonnier :

Il faut utiliser ce que la nature présente mais en la marquant de notre sceau, en en soumettant les vicissitudes à nos ordonnances et à nos décrets.694

Plus récemment, en 1973, dans un article du Nouveau guide Gault-Millau , « Vive la nouvelle cuisine », sont énoncées les grandes lignes d’un manifeste gastronomique fondé sur une attention accrue à la qualité des denrées et sur des préparations simplifiées. Essentielles, les matières premières font que le produit prime sur la métamorphose, la nature sur la facticité des préparations, la simplicité sur des combinaisons superflues, la réalité sur l’illusion. L’intronisation du « produit » commande en quelque sorte une révolution copernicienne où la cuisine se fonde moins dans des opérations de transformation que dans la restitution, à tout le moins scénarisée, de la nature. Le travestissement de la cuisine bourgeoise doit céder la place à une forme d’ascèse. Dans un souci de dissimuler la fabrication du produit au profit d’un don de la nature, afin de renforcer le sentiment de spontanéité, les gestes nécessaires à la réalisation des plats sont presque invisibles une fois son accomplissement parachevé. Cela n’implique pas tant un rejet des techniques que l’obligation de les assigner à une place où elles ne dérogent plus en apparence à l’ordre élémentaire et fondateur.

Les raisons du recours à la simplicité

1°) L’invocation de la simplicité surgit en réaction aux périls liés à l’industrialisation. La critique de la modernité repose sur le refus d’une production et d’une consommation de masse dissociées des microcosmes sociaux des terroirs. Dans les années trente, Oswald Spengler dessine le tableau de la civilisation techniciste. L’âge d’or est résolument aux antipodes de la modernité :

Marque de déchéance, le progrès dissimule le déclin de l’humanité sous une perfection fourbe et trompeuse. Assassine et oublieuse, la société industrielle démolit les traditions millénaires et le rapport originel à la nature. Dans La Cuisine paléolithique, Joseph Delteil s’exclame :

La civilisation moderne, voilà l’ennemi. C’est l’ère de la caricature, le triomphe de l’artifice. [...] Tout est falsifié, pollué, truqué, toute la nature dénaturée.696

Comme le caractère originaire de la simplicité précède et déjoue l’inauthenticité, la simplicité implique d’être première dans l’ordre du temps comme dans celui des choses. Comparable à la critique de la modernité industrielle, la critique du cosmopolitisme des palaces vise l’expansion mondiale du capitalisme transgressant les délimitations locales et nationales.

À l’ère de la production en série, des copies et des contrefaçons, au cours du XXe siècle, la simplicité s’érige contre la multiplicité insignifiante. Par référence à la durée, et conjointement aux traditions régionales, la simplicité déjoue le renouvellement constant des cycles de production. L’aura – de l’œuvre d’art ou de la parole du conteur – dont Walter Benjamin déplore la perte, le conduit à défendre l’original contre les copies, l’unique contre la multiplicité des productions des industries culturelles, la parole contre l’écriture, le simple contre le multiple697. La simplicité prône en l’idéalisant l’idée d’un retour à des procédés artisanaux de fabrication par opposition à la division manufacturière du travail. Cependant, cette explication pose problème pour la simple raison qu’il est déjà question de simplicité à des époques antérieures à la Révolution industrielle et politique, dès le XVIIe siècle !

2°) La simplicité renvoie la cuisine au principe d’identité en requérant que les choses soient égales à elles-mêmes. La tautologie est alors de rigueur :

Il n’est de bonne cuisine que simple. Je n’admettrai jamais, s’exclame Léon Daudet, sous couleur de cuisine régionale, ce que j’appelle trop rudement peut-être, mais à bon escient, des « vomis de chien riche », c’est-à-dire des mélanges de goût, des complexes comme dit Freud. Un poisson doit demeurer un poisson. Une mayonnaise est une mayonnaise.698

Plus modérée, la même pétition de principe apparaît sous la plume de Curnonsky où il importe que « les choses “aient le goût de ce qu’elles sont” ».699 La cuisine peine à s’inscrire dans une histoire nécessairement négative et défectueuse :

En cuisine, il n’y pas de progrès, il n’y a que des abandons, des oublis ou des déchéances.700

Cette exigence donne lieu à des avatars – qui vont des motivations républicaines à celles des conservateurs les plus notoires – contraires sans être contradictoires. Le primat de l’origine, c’est-à-dire l’obligation pour les choses d’avoir simplement le goût de ce qu’elles sont, s’emploie à soutenir des causes politiques divergentes sur la base commune du rejet de la technique moderne.

Dans les années 1920, Paul Poiret, grand nom de la haute couture, réclame à son tour des denrées

où les choux sont verts, les carottes rouges, les navets blancs, le lard rose, où les pois sont sans cristaux de soude.701

Léon Daudet et Paul Poiret, qui a été membre pendant quelque temps du Club des Cent, dénoncent l’irruption d’un monde industriel qui sacrifie l’identité naturelle du produit à la corruption industrielle et à sa valeur exclusivement marchande702. Au passage, il faut noter que Poiret a appartenu quelques années durant au Club des Cent, fondé avant la Première Guerre mondiale par Louis Forest, association gastronomique qui a défendu les valeurs culinaires traditionnelles françaises, notamment en condamnant l’utilisation des nouveaux ingrédients chimiques mis sur le marché par l’industrie.


3°) En désavouant la « cuisine raffinée », héritage des « seigneurs féodaux », Curnonsky assigne aux aspirations culinaires régionales une charge politique. L’éloge des terroirs traduit respectivement la condamnation d’un héritage monarchique, avec son système de privilèges et ses expressions discrétionnaires, et celle de l’État républi cain centralisé dont la géographie administrative occulte le partage naturel des terroirs. Au terme de la Révolution française, l’unité de la nation s’étant depuis bâtie aux dépens des régions, Curnonsky ne manque pas une occasion de fustiger la division départementale de la France. L’administration est coupable de négligence des ressources et des frontières naturelles des terroirs. Autrefois unies sous le Comté de Foix,

[d]epuis la regrettable division de la France en départements, ces deux provinces sont devenues l’Ariège et les Pyrénées-Orientales.

Fort heureusement,

elles n’ont rien perdu à changer de nom et ont gardé leur caractère et leur originalité propre.703

L’arbitraire des appellations et des segmentations politiques se montre en partie impuissant face à l’enracinement d’une nature et à la pérennité des traditions. Il est temps de retourner à une cause fondée sur l’égalité et le partage que nourrissent les solidarités rurales et les attaches villageoises. Idéalisée, la cuisine fournit au politique le principe de son organisation.

La fabrication industrielle ou encore ladite grande cuisine des palaces est à l’authentique cuisine ce que la politique est à la littérature, la sophistique à la vérité, à savoir la substitution du simulacre à la réalité :

Il est cent fois plus facile de prononcer un discours dans une réunion électorale que d’écrire une maxime de La Rochefoucauld ou une fable de La Fontaine.704

La tâche du gastronome est de dénoncer les illusions :

La cuisine où les choses ont le goût de ce qu’elles sont et ne portent pas des noms de batailles perdues ou de politicards oubliés.705

Au-delà du champ gastronomique et contre la mystification politique, la simplicité constitue un gage d’intégrité et de cohésion communautaire :

Le goût des bonnes choses de chez nous, l’amour de nos grands vins ont créé, entre tous les braves gens de France, sans distinction de naissance ni de fortune, une fraternité autrement plus solide que celle de la politique.706

4°) Au moment où le gouvernement de Vichy multiplie les restrictions alimentaires, imputant la défaite à la décadence des esprits et à l’excédent de sucre contenu dans les pâtisseries et autres desserts, Curnonsky lui apporte à sa manière son soutien. Dans la préface à un ouvrage de Gaston Derys, La cuisine d’aujourd’hui, publié en 1940707, l’histoire de la cuisine française est soudainement solidaire d’une faculté nationale à s’accommoder de toutes les privations. Gaston Derys l’affirme :

Avec des moyens réduits, notre pays continuera à bien manger, car il a le sens inné de la bonne cuisine, faite de loyauté, de sincérité, de simplicité et qui se trouve être le contraire de ce qu’était notre politique d’avant la guerre, comme nous le faisait observer un cuisinier réputé.708

Les conditions drastiques ont en effet le mérite de révéler – ou de rappeler – à la cuisine française sa véritable nature. Il s’agit d’une mise à l’épreuve, d’une occasion unique de sonder la solidité d’une gastronomie qui, privée de tout ornement et artifice, doit dire vrai, simplement, ou alors disparaître. Ces propos sont dans une certaine mesure à rattacher aux exhortations de Pétain, dans son message aux Français le 25 juin 1940 :

La terre, elle, ne ment pas. Elle demeure votre recours. Elle est la Patrie elle-même. Un champ qui tombe en friche, c’est une portion de France qui meurt. Une jachère de nouveau emblavée, c’est une portion de France qui renaît.

Tout un florilège d’images accompagne l’idée du retour à la terre : mythe de la famille, âge d’or des sociétés, paraboles de la vie rurale, exaltation des valeurs fondatrices, sagacité populaire, apologie de l’unité politique, pérennité des traditions, solidarités terriennes.

Selon le spectre des orientations politiques, la simplicité, qui se laisse conjuguer variablement, nécessite la reconstruction du champ historique correspondant, puisque les conditions d’élaboration conceptuelle et politique ne se répètent pas à l’identique dans des situations hétérogènes. Si pour Xénophon, la terre

n’use pas de prestiges, mais avec simplicité elle montre sans déguiser et sans mentir ce dont elle est capable709,

il est inutile de rappeler que cette affirmation est irréductible aux travers idéologiques du pétainisme. Seul le recours à l’autorité agraire permet de déjouer un ordre social exposé à l’arbitraire de son institution.

La plasticité de la simplicité

Loin d’être l’apanage des requêtes républicaines, la simplicité se laisse non seulement capter par une politique éveillée aux valeurs des Lumières, ou bien dans un autre registre par le populisme et le fascisme, mais elle se laisse encore repérer plus précocement, dès la Renaissance, lorsqu’elle sert les intérêts de courtisans soucieux de consolider une position à la cour.

Il n’est que de retracer la longue chaîne de significations de la sprezzatura – dégagement, désinvolture, aisance, liberté – en se référant notamment au Courtisan de Baldassare Castiglione publié au début du XVIe siècle710. La sprezzatura est

la règle sans la règle, la perfection de la manière ou des manières, l’art de cacher l’art qu’il convient de mettre dans chaque chose.

À produire l’effet en cachant la cause, le courtisan ne doit laisser voir qu’une désinvolture nonchalante, une manière d’agir en toute simplicité, sans jamais vraiment dévoiler son jeu. Il s’agit moins de brandir les règles et les astreintes techniques que de les suggérer à peine. Si l’avatar romantique de la sprezzatura s’incarne dans le dandysme, la « nouvelle cuisine » n’est pas en reste, fût-ce en laissant paraître le produit en toute simplicité, au prix d’une subtile dissimulation des travaux de production. Loin de faire allégeance à la nature et à des valeurs républicaines, c’est au contraire à introduire de la différenciation qu’on aspire : la distinction résidant désormais dans le fait de disparaître pour mieux apparaître, dans une éthique de la discrétion.

La plasticité de la simplicité est telle qu’elle répond à des causes dont la conjugaison paraissait a priori impossible. Sans générer de contradictions, le motif de la simplicité sert des stratégies culinaires et des apologies politiquement dissemblables ou contraires. En tant que justification d’une essence de la cuisine française, le motif de la simplicité occupe une position centrale dans la rhétorique gastronomique en désignant l’ordre et révélant le désordre. Outil normatif et de normalisation, c’est un instrument de mesure et de dénonciation. En même temps, en ce qu’il sert aussi des causes ouvertement antinomiques le caractère modulable à l’excès du concept de simplicité peut perdre de son efficace. Or, loin d’être fortuit, son caractère protéiforme stigmatise les prétentions et les difficultés de la gastronomie à s’élever au rang de science.

Conclusions

La gastronomie désigne l’ensemble des facteurs qui œuvrent à la fondation et à l’autonomie de son champ épistémologique. À strictement parler, sous cette forme ce projet remonte au XVIIIe siècle, puisqu’aux documents antérieurs manquent la constitution d’un corpus délimité et une problématique indépendante par exemple de considérations domestiques ou courtoises. À l’instar des sciences exactes, la gastronomie doit user à son tour de l’observation, la mesure, les règles de déduction, recourir à des hypothèses et à la formulation de lois. Méthodologie que la gastronomie, à la manière de Brillat-Savarin dans la Physiologie du goût, se charge d’initier, puis d’investir afin d’édifier et de consolider un système théorique du goût.

Par ailleurs, la gastronomie, faute de se ranger exclusivement du côté de l’explicitation des causes, s’affirme aussi comme médiation publique – publicité que confère le médium de l’écriture – entre le cuisinier et l’amateur. La gastronomie éclôt avec l’avènement d’un public dont le goût a besoin d’être accompagné et éclairé. La gastronomie requiert un savoir, accessoirement normatif, tourné vers la réception des œuvres culinaires en vertu d’une obligation d’intelligibilité destinée à pénétrer l’espace public et les esprits. C’est la raison pour laquelle la simplicité se situe au carrefour de la pure explication et d’un impératif de communication. La simplicité sert la cause d’un discours gastronomique exotérique qui doit produire ses conditions de lisibilité. En renvoyant la gastronomie à ses formes élémentaires, la simplicité l’éveille à la recherche de principes fondamentaux. Confrontée aux obstacles épistémologiques dus aux difficultés à définir une légalité en propre, la gastronomie oscille entre les lois d’une physiologie du goût, des lois sociales et politiques à la source des goûts nationaux et locaux, des lois pédagogiques supposant des formes de prescription, des lois subjectives aspirant conjointement à l’universalisme des catégories du goût. Quoi qu’il en soit, loin de se rattacher à une forme d’hédonisme, fût-ce en raison de sa gestuelle politique, le discours gastronomique excède les limites confinées et lénifiantes du plaisir du gourmet.