L’étude des discours et des représentations gastronomiques nécessite une analyse de la constitution de toute une gamme de pratiques culturelles et esthétiques qui impliquent un certain capital à la fois économique et culturel. Cependant une telle étude doit également reconnaître que ces discours et pratiques identitaires se constituent autant par ceux qui y sont inscrits que par ceux qui en sont exclus. C’est en adoptant cette perspective et à travers l’analyse de quatre longs métrages, d’un court-métrage et d’un documentaire sortis entre 1945 et 1975, que cet article pose plusieurs questions étroitement liées. À quel point la représentation des traditions alimentaires contribue-t-elle à une conception d’une identité cohésive ?P Est-ce que la mise en scène d’habitudes alimentaires – soit traditionnelles, soit en voie de mutation – dans le cinéma des Trente Glorieuses éclaircit la façon dont elles contribuent aux discours identitaires. Les films de cette période perpétuent-ils simplement des mythes identitaires exclusifs ? À quel point les représentations de traditions et des mutations alimentaires s’entrecroisent-elles avec l’évolution des discours critiques contemporains, dont ceux de Roland Barthes ? De quelles façons en divergent-elles ? Ces représentations cinématographiques sont-elles érigées autour d’oppositions binaires ? Ou existe-t-il des représentations que l’on peut qualifier de déconstructrices en ce qu’elles remettent en question les traditions alimentaires en dévoilant la façon dont de tels discours normatifs sont autant des moyens de marginalisation que de cohésion ? Toutes ces questions s’articulent autour des notions de démystification et de déconstruction ; de ce qui risque d’être exclu et par les discours identitaires et par ceux qui tentent de les remettre en question.
Lors des Trente Glorieuses, la France devient la quatrième puissance industrielle et le principal exportateur de produits alimentaires en Europe. L’expression est inventée en 1979711 par Jean Fourastié pour son analyse de la France de l’après-guerre mettant en évidence l’augmentation des salaires et du pouvoir d’achat qui donne un peu d’aisance à la classe ouvrière. Pourtant les Trente Glorieuses sont, d’une certaine façon, un mythe. L’analyse de Fourastié ne s’applique qu’à la période allant de 1945 jusqu’au premier krach pétrolier de 1973, et l’auteur traite de la migration rurale et de la déconcentration urbaine vers les banlieues aussi bien que de la croissance économique. De surcroît, il faut souligner que la période est marquée par des clivages sociaux datant de l’avant-guerre, provoqués par les bouleversements subis lors de la guerre et ceux des mutations dues à la politique de la reconstruction et de la décolonialisation. Ce n’est guère surprenant donc que l’une des réactions de la France des Trente Glorieuses est de se replier sur ses discours et pratiques identitaires, dont les traditions alimentaires. Dans la France occupée, la nourriture s’est vite politisée. Les habitudes alimentaires se voient mêlées à la politique de Vichy, à la collaboration, au marché noir, aux privations des rationnements et, du moins de façon implicite, à la disparition des déportés des camps de concentration. Dès lors, un supplément sinistre s’ajoute aux pratiques culturelles et esthétiques évoquant une conception de l’identité française au sein de laquelle des tensions sont cachées et la marginalisation sublimée.
À quel point ces tensions exclues des discours dominants s’articulent-elles à travers la pensée et le cinéma de cette période ? Afin d’entamer une première analyse de ce qui s’avère un champ très riche, cet article traite à titre d’échantillon une sélection variée de films en prenant comme point de départ l’un des textes les plus célèbres de la pensée structuraliste : les Mythologies (1957) de Roland Barthes712. Au cœur des Mythologies se trouve la conviction que ses contemporains avalent entièrement l’idéologie bourgeoise qui leur est inculquée par l’intermédiaire de mythes. Barthes analyse des « totems » de la culture populaire contemporaine dont « Le vin et le lait »713 et « Le bifteck-frites »714 afin de démontrer comment cette culture n’est pas un système immotivé de significations, mais qu’elle se compose de signes qui paraissent être justifiés par la nature ou la raison. Barthes désigne ce procédé comme une violence sournoise – le ce-qui-va-de-soi 715 qui dissimule sa qualité de mythe parasitique. Il érige donc une opposition entre langage-objet et méta-langage mythique :
Il y a dans le mythe deux systèmes sémiologiques, dont l’un est déboîté par rapport à l’autre : un système linguistique, la langue [...] que j’appellerai langage-objet, parce qu’il est le langage dont le mythe se saisit pour construire son propre système ; et le mythe lui-même, que j’appellerai méta-langage, parce qu’il est une seconde langue, dans laquelle on parle de la première.716
Barthes souligne la double détermination de son projet : d’une part, une critique idéologique portant sur le langage et la culture dite de masse ; d’autre part, un premier démontage sémiologique de ce langage. Pour Barthes, il s’agit de démystifier un discours idéologique. Mais à force d’opposer le langage idéologique du mythe au langage-objet , Barthes par omission exclut ceux qui ne sont ni les générateurs de mythes, ni leurs destinataires.
Cependant, vers la fin des années soixante, Barthes poursuit plus loin son analyse sémiologique qui vise alors à déconstruire plutôt qu’à démystifier. C’est avec son célèbre essai « La mort de l’auteur »717 paru en 1968 que Barthes tourne le dos aux analyses structuralistes quasi scientifiques et enchaîne avec des discours critiques que cet article désigne comme déconstructeurs. Au lieu de dévoiler la façon dont le méta-langage mythique se nourrit du langage-objet, Barthes jouit du plaisir du texte révélant la façon dont le lecteur produit le texte dans un univers où il ne peut pas exister de point de repère intellectuel fixe. Ainsi, plutôt que de démontrer la cohérence insidieuse du méta-langage du mythe, par l’intermédiaire de son écriture même Barthes prête son attention aux interprétations infinies de tout système de signification. Ceci implique qu’aucune signification ne puisse être stable, que l’entre-deux des oppositions ne peut plus être supprimé, et que les discours idéologiques ne peuvent pas échapper aux traces des éléments qu’ils visent à exclure. Dans son avant-propos de février 1970 pour une nouvelle édition des Mythologies, Barthes reconnaît qu’il n’est plus possible de soutenir une analyse univoque d’un mythe :
Les deux gestes qui sont à l’origine de ce livre [...] ne pourraient plus être tracés aujourd’hui de la même façon [...] ; non que la matière en ait disparu ; mais la critique idéologique [...] s’est subtilisée ou du moins demande à l’être ; et l’analyse sémiologique [...] s’est développée, précisée, compliquée, divisée ; elle est devenue le lieu théorique où peut se jouer [...] une certaine libération du signifiant. Je ne pourrais donc, dans leur forme passée [...] écrire de nouvelles mythologies.718
Cette évolution de l’analyse de systèmes de significations opposés vers celle de la libération du signifiant se manifeste-t-elle au cinéma ? Comment le discours critique s’articule-t-il dans les mises en scène et représentations de cinéastes se voulant critiques idéologiques des Trente Glorieuses ?
Lorsque Barthes entame ses Mythologies, l’esthétique dominante est celle du « cinéma de qualité », d’adaptations de grandes œuvres littéraires dénigrées par François Truffaut (le « cinéma de papa » ), dans lesquelles les traditions gastronomiques font naturellement partie de la mise en scène, et donc d’une consolidation cinématographique du patrimoine culturel. Il faut donc constater que le cinéma lui-même contribue à créer des mythes, à les mettre en scène et à les perpétuer. Cela ne serait que trop évident d’examiner les représentations cinématographiques des habitudes alimentaires vecteurs d’une identité cohésive, et celles de la gastronomie qui perpétuent le mythe d’une cuisine traditionnelle. Ou de se borner à une analyse des films de la Nouvelle Vague, puisque leur représentation critique de la société de consommation est bien documentée. Les films commentés ici traitent de façon critique les discours identitaires et parlent de ceux qui en sont exclus. Des films signés par des cinéastes qui, par l’intermédiaire de la représentation des habitudes alimentaires se montrent conscients du potentiel mythologisant du cinéma, et qui font des efforts – avec un succès inégal – de démystification, et dans certains cas, font preuve d’une intention déconstructrice de discours identitaires, cherchant à faire admettre ceux qui en sont exclus.
Penchons-nous d’abord sur deux des mythologies de Barthes analysant la représentation des traditions alimentaires françaises comme discours identitaires : « Le vin et le lait » et « Le bifteck-frites ». Ces analyses constituent à la fois un point de départ et un point de comparaison avec la représentation de l’identité culturelle à travers la mise en scène des habitudes alimentaires dans L’Opéra-Mouffe (Carnet de notes d’une femme enceinte) (1958) d’Agnès Varda ; Les 400 coups (1959) de Truffaut ; Chronique d’un été (1961) d’Edgar Morin et Jean Rouch ; La grande bouffe (1973) de Marco Ferreri ; Un homme qui dort (1973) de Bernard Queysanne et La ville bidon (1975) de Jacques Baratier. Autour des deux mythologies se posent les questions suivantes : à quel point ces films se croisent-ils avec les analyses mythologiques de Barthes ou en divergent-ils ? Y a-t-il des exemples de films dans lesquels la représentation et la mise en question de mythes peuvent être qualifiées de démystifications cinématiques ? Des cinéastes devancent-ils l’évolution de la pensée de Barthes en prenant de l’envergure déconstructrice ? Comment ces représentations peuvent-elles privilégier les exclus des discours alimentaires identitaires ?
Ces questions s’appliqueront à l’analyse aussi bien des façons dont L’Opéra-Mouffe, La ville bidon, Un homme qui dort et Les 400 coups se croisent avec les mythologies du « bifteck-frites » et du « vin et [du] lait », qu’aux façons dont ils en divergent. L’article juge de la réussite de ces cinéastes à mettre en évidence les éléments de la société que les analyses de Barthes, qui se concentrent, elles, sur l’idéologie bourgeoise, ne prennent pas en compte. La perspective s’élargit en examinant la représentation dans Les 400 coups, Chronique d’un été et L’Opéra-Mouffe, de deux autres habitudes alimentaires remises en question à travers leurs mises en scène cinématographiques : les mythes de la table et du marché comme forces centrifuges de l’identité et la société françaises. Pour conclure, nous récapitulerons, par l’intermédiaire de La grande bouffe, les mythes examinés lors de la discussion.
Dans son analyse du mythe du « bifteck-frites », Barthes signale que les discours identitaires de la virilité et de la francité se joignent pour créer ce mythe alimentaire :
Comme le vin, le bifteck est, en France, élément de base, nationalisé plus encore que socialisé ; il figure dans tous les décors de la vie alimentaire : plat, bordé de jaune, semelloïde, dans les restaurants bon marché ; épais, juteux, dans les bistrots spécialisés ; cubique, le cœur tout humecté, sous une légère croûte carbonisée, dans la haute cuisine ; il participe à tous les rythmes, au confortable repas bourgeois et au casse-croûte bohème du célibataire [...].
De plus, c’est un bien français [...]. Comme pour le vin, pas de contrainte alimentaire qui ne fasse rêver le Français de bifteck.719
Puisque cet article traite non seulement de mythes mais encore de la représentation de ceux qui en sont exclus, il convient de commencer par l’analyse d’un film qui traite d’habitudes alimentaires mais qui se trouve exclu de la mémoire collective du cinéma des Trente Glorieuses. Le bifteck-frites est le sujet de plusieurs des gros plans d’Un homme qui dort, long métrage de 1973 de Bernard Queysanne. Queysanne, réalisateur de maintes séries télévisées, connu pour ses collaborations avec Georges Perec, fait ce film à partir du texte initial de ce dernier. En noir et blanc, sans dialogues, le texte, écrit à la deuxième personne du singulier, est dit en voix off féminine qui s’adresse au personnage et commente ses actions. Ce film a obtenu le Prix Jean Vigo en 1974, mais comme le dit Robert Lévesque de Radio-Canada, « [m]enacé par l’oubli, c’est un chef-d’œuvre en péril. »720
L’homme qui dort est un jeune étudiant qui subit une crise provoquée, paraît-il, par l’aliénation produite par la société de consommation. Il entame volontairement une existence solitaire et passe ses journées allongé à observer le décor qui l’entoure. La nuit, il fait de longues promenades dans Paris, s’arrêtant dans un bar pour manger un steak-frites minable. Cette représentation d’une véritable inappétence à vivre débouche sur une angoisse de plus en plus insupportable, mais finalement le jeune homme reprend pied dans la vie quotidienne. Le bifteck consommé dans un bar glauque à l’américaine est manifestement caoutchouteux plutôt que semelloïde. Il n’a rien du casse-croûte bohème du célibataire, c’est à la fois une nourriture dure à consommer et sans valeur identitaire aucune, une corvée alimentaire qui incarne l’aliénation de l’individu dans la société de consommation. Ainsi, comme dans les Mythologies de Barthes, le bifteck ne fonctionne plus comme un méta-langage bourgeois et le mythe du bifteck-frites se fait démystifier dans ce film où est exposée l’aliénation créée par l’essor de la culture consommatrice chez un jeune représentant de la bourgeoisie. Là où Barthes montre la violence sournoise de l’idéologie bourgeoise, Un homme qui dort fait de même avec la société de consommation, seize ans plus tard. Pourtant, lorsque le « héros » d’ Un homme qui dort se libère de son aliéna-tion, nous n’avons qu’à croire qu’il réintègre le monde du casse-croûte bohème. Quoique tourné lors de la période post-structuraliste de Barthes, le film rentre donc dans le système d’oppositions érigé par Barthes en 1957, ne traitant pas de la différence, des termes exclus, ne devançant donc pas la vision binaire déjà abandonnée par Barthes. En est-il de même chez d’autres cinéastes de l’époque, ou y a-t-il des exemples contemporains ou postérieurs aux Mythologies qui en divergent en prenant des devants déconstructeurs de mythes ?P
Quelle est la mise en scène du vin dans deux films très contrastés, L’Opéra-Mouffe, court métrage de 1958, un an après la parution des Mythologies, et La ville bidon, long métrage sorti en 1975, donc après que la pensée de Barthes ait pris son envergure déconstructrice ?
Barthes nous prévient dès le début de son analyse que le vin
supporte une mythologie variée et ne s’embarrasse pas des contradictions.721
À la fois fortifiant ou désaltérant, le vin mythique de Barthes est surtout une forme liquide de francité, d’une supériorité française :
Le vin est senti par la nation française comme un bien qui lui est propre, au même titre que ses trois cent soixante espèces de fromages et sa culture.722
Partie intégrante de la vie commune, le vin en France n’est pas consommé pour se saouler :
Mais ce qu’il y a de particulier à la France, c’est que le pouvoir de conversion du vin n’est jamais donné ouvertement comme une fin : d’autres pays boivent pour se saouler, et cela est dit par tous ; en France, l’ivresse est conséquence, jamais finalité ; la boisson est sentie comme l’étalement d’un plaisir, non comme la cause nécessaire d’un effet recherché.723
Ne pas savoir boire « à la française », c’est ne pas être digne d’être français :
Savoir boire est une technique nationale qui sert à qualifier le Français, à prouver à la fois son pouvoir de performance, son contrôle et sa sociabilité. Le vin fonde ainsi une morale collective, à l’intérieur de quoi tout est racheté : les excès, les malheurs, les crimes sont sans doute possibles avec le vin, mais nullement la méchanceté, la perfidie ou la laideur ; le mal qu’il peut engendrer est d’ordre fatal, il échappe donc à la pénalisation, c’est un mal de théâtre, non un mal de tempérament.724
Un mal de théâtre peut-être, mais peut-être pas toujours un mal de cinéma. Ce mythe du vin ne se fait pas avaler par Agnès Varda dans L’Opéra-Mouffe 725. Ces seize minutes de ce que Varda appelle la cinécriture constitue les projections fantasmatiques d’une femme enceinte qui se promène dans le quartier du 5e arrondissement autour de la rue Mouffetard et son marché. Cette cinécriture n’a rien à voir avec l’analyse froide de Barthes. Varda la conçoit comme une
écriture filmique s’écrivant au gré des rencontres, des hasards, des envies, des nécessités et des digressions possibles, ce qui crée un style qui oscille entre réalisme documentaire et fiction poétique.726
Pour L’Opéra-Mouffe elle puise son inspiration dans sa propre grossesse. Sur une musique grinçante de Georges Delerue inspirée de celle de L’Opéra de quat’sous de Kurt Weill, le film se compose d’images fortes, de portraits réels ou imaginaires et d’objets-métaphores, dont par exemple une citrouille tranchée par un couteau que Varda rapproche du ventre de la maternité. Entre les scènes d’amour imaginées par la femme, elle intercale des plans rapprochés et des gros plans de gens qui fréquentent ce célèbre marché du 5e : des anciens combattants, héros oubliés, rongés par l’alcool ; des vieilles femmes au dos voûté cherchant également à se perdre dans la boisson ; celles, plus aisées qui font leurs courses, affairées mais hargneuses, de même que les commerçants. Ces séquences intercalées sont révélatrices d’un quart-monde au cœur du marché, d’une misère arrosée par le vin qui fait que d’autres gros plans sur les fruits et légumes, les tripes et un lapin éventré deviennent sinistres et les plans sur des étals débordent d’un trop plein écœurant.
Ainsi, au lieu de perpétuer le mythe du vin comme signifiant un savoir-vivre français, Varda met en scène le vin comme vecteur destructeur. Ce sont des Français marginalisés qui savent trop bien boire, et c’est particulièrement évident dans cette mise en scène contradictoire du « savoir boire », du vin mythique de Barthes. Le vin de l’Opéra-Mouffe, cette boisson « nationale » se voit employée comme moyen d’effacer les misères datant manifestement d’avant la guerre. Savoir trop bien boire figure aussi dans La ville bidon de Jacques Baratier, tourné à Créteil presque deux décennies après les Mythologies de Barthes et L’Opéra-Mouffe. Ce film, comme celui de Queysanne, est victime de l’exclusion. La ville bidon est conçu pour la télévision en 1968 à partir d’un scénario de Christiane Rochefort (auteur entre autres des Petits enfants du siècle) et sous le titre La décharge ; mais le film ne sort dans les grandes salles qu’en 1975, comme le précise le dossier de la Vidéothèque de Paris :
[A]près visionnage, l’O.R.T.F. refuse de diffuser le film pour sa « noirceur pessimiste », mais cinq ans plus tard, Baratier décide de reprendre son film, d’ajouter quelques séquences nouvellement tournées, et d’en refaire le montage : La décharge devient ainsi La ville bidon.727
Dans La ville bidon on boit trop pour oublier la misère provoquée par la politique de reconstruction des Trente Glorieuses. Mettant en scène les années « bétonneuses » plutôt que glorieuses, le film traite d’un député-maire qui veut construire des grands ensembles sur un terrain occupé par une décharge et un bidonville. Il confie à un sociologue une enquête sur la cité de transit afin de la supprimer. Le sociologue (rôle interprété par Baratier) interroge une jeune fille qui dénonce l’alcoolisme qui y règne. Le gardien de la cité, quoique lui-même manifestement alcoolique, partage cette opinion. Le sociologue découvre l’univers des ferrailleurs, des exclus qui fréquentent le même café où le sociologue amène ses sujets. Les ferrailleurs y boivent de la bière, et s’y disputent avec des ouvriers portugais de la cité, buveurs de vin des pauvres. Le cadavre d’une jeune fille assassinée est découvert abandonné dans la décharge, et les soupçons pèsent sur les ferrailleurs. Au cours d’une poursuite en voiture par la police, l’un d’entre eux meurt. Quelque temps plus tard, le député-maire fête au champagne l’inauguration des grands ensembles. Mais le gardien déclare que tout cela ne finira qu’en alcoolisme et racisme. Avec cet alcoolisme faisant ses ravages non seulement dans les logements de transit, mais aussi dans les grands ensembles, le vin ne signifie ni virilité ni francité. Il isole et met en valeur une misère passée sous silence par Barthes et Queysanne. Cette représentation du vin comme vecteur de la misère, en dépit d’un décalage de presque vingt ans, va de pair avec celle mise en scène par Varda, un élément constitutif – mais caché – de l’identité culturelle française exacerbée par les mutations économiques de l’après-guerre.
Barthes évoque l’opposition vin-bière de façon tout autre que Baratier : afin de souligner la relation que crée le mythe entre le vin et l’identité culturelle française :
L’absence de vin choque comme un exotisme : M. Coty, au début de son septennat, s’étant laissé photographier devant une table intime où la bouteille Dumesnil728 semblait remplacer par extraordinaire le litron de rouge, la nation entière entra en émoi : c’était aussi intolérable qu’un roi célibataire. Le vin ici fait partie de la raison d’État.729
Barthes fait du vin une question d’État, de patriotisme. En revanche, la mise en scène dans La ville bidon de l’opposition bière-vin n’évoque point de francité. Ici, il est question de clivages au sein d’une société en voie de mutation, de l’existence de bidonvilles en France. Ce n’est pas l’idéologie bourgeoise qui est visée ici mais la politique de reconstruction du député-maire, et donc de l’État. Alors La ville bidon dépasse une simple critique de la modernisation comme processus qui pousse à l’abus de l’alcool. Il s’agit d’une déconstruction du mythe de l’identité culturelle promulguée par l’État, une déconstruc tion de ce mythe afin de démontrer l’exclusion qui en constitue une partie cachée. Au lieu de porter notre attention sur le méta-langage que sous-tendent l’État et l’identité culturelle, Baratier et Varda déconstruisent le mythe du vin afin de mieux exposer la marginalisation de ceux qui sont exclus, non seulement des analyses de la mythologie bourgeoise de Barthes, mais aussi par l’État. Ce n’est pas seulement la petite bourgeoisie, cible de la critique de Barthes, qui prend son essor lors des Trente Glorieuses. Les mutations de la période exacerbent les modes d’exclusion d’avant la guerre – comme on le voit lors de notre promenade de L’Opéra-Mouffe – et en créent de nouveaux, comme La ville bidon nous le démontre plein écran.
En opposant le lait au vin, Barthes fait mention de la campagne contre l’alcoolisme de Pierre Mendès-France :
C’est maintenant le véritable anti-vin : et non seulement en raison des initiatives de M. Mendès-France (d’allure volontairement mythologique : lait bu à la tribune comme le spinach de Mathurin), mais aussi parce que dans la grande morphologie des substances, le lait est contraire au feu par toute sa densité moléculaire [...] ; le vin est mutilant, chirurgical, il transmute et accouche ; le lait est cosmétique, il lie, recouvre, restaure. [...] De plus, sa pureté, associée à l’innocence enfantine, est un gage de force, d’une force non révulsive, non congestive, mais calme, blanche, lucide, tout égale au réel. [...] Mais le lait reste une substance exotique ; c’est le vin qui est national.
Ici, le lait s’oppose au vin, mais ce qui s’y inscrit implicitement, sans que Barthes en fasse mention, c’est le mythe d’une France qui, comme le voulait Mendès-France, protège tous ses enfants à la fois des états de carence et de malnutrition et de l’alcoolisme – qu’ils soient à la maternelle ou à la caserne.
L’image, dans Les 400 coups de Truffaut, du petit Antoine engloutissant du lait volé est l’une des plus émouvantes du cinéma des Trente Glorieuses. Dans ce film de 1959, Antoine, fils de petit-bourgeois, est mauvais élève en classe et mal aimé chez lui, où il est contraint à faire les provisions et parfois à manger. Sa mère parle d’envoyer son fils chez les Jésuites afin de faciliter sa vie. Antoine fait l’école buissonnière avec son meilleur copain, René, fils de bourgeois aisés, obligé de prendre des repas pénibles avec un père incompréhensif et une mère absente. Il finit par faire une fugue, et dort dans une imprimerie jusqu’au petit matin. Ensuite il erre dans Paris, volant une bouteille de lait qu’il avale d’un trait. Après avoir dérobé une machine à écrire et fait une tentative de la rendre, Antoine se fait traîner au commissariat par son beau-père et ses parents l’abandonnent dans un centre de redressement.
La séquence du lait volé suggère non seulement que la famille ne serait plus l’unité de base de la société française, mais elle met aussi en évidence un terme supplémentaire aux oppositions érigées et par Barthes (lait égale innocence enfantine ; vin égale virilité française) et par Mendès-France (lait égale santé et protection ; vin égale carence de santé et/ou alcoolisme). Antoine n’est pas né dans la misère, il ne souffre pas de carence nutritive et il n’y a pas de problème d’alcool dans sa famille. Il boit du vin et fume les cigares du père de René pour faire viril, ce qui ne fait qu’accentuer l’innocence de l’enfance qui lui est déniée. Le lait qu’il consomme évoque simultanément une vulnérabilité on ne peut plus loin de la virilité, les défauts de sa mère, et, par métonymie, ceux d’une France qui ne sait pas nourrir correctement tous ses enfants. Ici le lait n’est ni la solution de Mendès-France à tous les maux de la société, ni un aliment symbolique qui restaure. En prenant ce symbole de « l’innocence enfantine », dont fait mention Barthes et que souhaite protéger Mendès-France, Truffaut démontre comment des enfants, non seulement de pauvres mais aussi ceux de milieux modestes et aisés, en sont exclus et par leurs parents et par L’État.
Ajoutons à la discussion deux mythes contribuant à une identité mythique alimentaire française qui ne sont pas analysés par Barthes mais figurent dans Les 400 coups, L’Opéra-Mouffe et Chronique d’un été. Ces mythes supplémentaires sont celui de la table comme force centrifuge et protectrice de la collectivité ; et celui du marché comme force vitale alimentant et la vie quotidienne et l’identité culturelle française. Les 400 coups de Truffaut sautent à l’esprit comme film démystificateur du mythe de la table comme lieu symbolique d’une stabilité et d’une unité bien françaises. Dans une société en pleine mutation, l’égoïsme des parents prime la protection des enfants. Mais, n’y a-t-il pas une nostalgie conservatrice dans cette mise en scène se voulant démystificatrice, qui implique que le cinéaste rêve de restituer ce même mythe comme antidote à l’atomisation provoquée par les mutations des Trente Glorieuses ? De même que Barthes n’admet pas les exclus de la mythologie bourgeoise comme le font Varda et Baratier, Truffaut ne remet pas en question le ce-qui-va-de-soi de la tablée familiale comme idéal, qui, mythe identitaire à l’instar du bifteck juteux de Queysanne, est hors d’atteinte de bon nombre de Français des Trente Glorieuses. Ainsi, simultanément, Les 400 coups emboîte le pas du Barthes des Mythologies et devance la façon dont ce dernier finit par abandonner des oppositions binaires pour examiner ce qui en est exclu.
L’Opéra-Mouffe, en revanche, ne risque pas de perpétuer le mythe du marché comme force vitale alimentant la vie quotidienne et l’identité culturelle. Au lieu d’une image de plénitude, à caractère exceptionnel et folklorique, la caméra de Varda cherche la misère, l’amertume, l’alcoolisme et la faim. Les fantasmes de la femme enceinte n’idéalisent guère la maternité, et par métonymie déconstruisent le mythe du marché comme symbole d’une fécondité française. Ici, au contraire, se crée un lien entre l’engendrement d’un enfant et l’avenir sans issue des exclus de la rue de la Mouff ’. L’Opéra-Mouffe comme La ville bidon n’évoquent ni une nostalgie ni la confiance dans un retour du plein. Ils ne mettent pas en scène non plus une image ouvertement critique de la culture consommatrice qui a pris son essor lors des Trente Glorieuses. Ils mettent en scène un tiers terme. Mais non pas celui de la plénitude, de l’identité culturelle exprimée par l’intermédiaire des traditions culinaires, le repas ou la boisson, totems de la table ou du marché. Ou bien celui de la société de consommation et de son vide. C’est la réalité de l’exclusion et la marginalisation qui datent d’avant et d’après la guerre que viennent troubler ces films.
Et quelle représentation de l’identité culturelle le film documentaire nous offre-t-il ? En 1960, Edgar Morin et Jean Rouch réunissent leurs sujets autour d’une table pour réaliser leur enquête cinématographique sur la vie quotidienne des Parisiens, Chronique d’un été, qui sort sur les écrans en 1961. Ce film sans scénario ni acteur professionnel, fait parler, entre autres, une rescapée juive des camps de concentration et deux Africains. Dans La ville bidon, le sociologue naïf amène ses sujets au café dans un geste de bonhomie qui s’avère traître. Morin et Rouch ne sont-ils pas conscients de l’ironie qu’il y a à boire à la santé de convives qui représentent ceux qui ont été affamés par la déportation ou par l’exploitation coloniale ? Ou bien ces sociologues-cinéastes en sont très conscients et cherchent à faire en sorte que la table puisse, à travers leur mise en scène cinématique, se redéfinir comme espace où ceux qui ont été marginalisés par la France soient maintenant les bienvenus. À en croire cette interprétation, Chronique d’un été ouvre à un discours alimentaire et identitaire qui vise à l’intégration plutôt qu’à l’exclusion. Cette mise en scène qui se prête à des interprétations divergentes fournit l’exemple par excellence du potentiel multiple de la représentation des mythes identitaires au cinéma. Comme nous prévient Barthes, les mythes ne sont pas innocents. De surcroît ils sont trop facilement capables de se forger et se perpétuer au cinéma. Toutefois ce dernier fait simultanément preuve du potentiel non seulement de démystifier et même de déconstruire les discours identitaires normatifs, mais encore d’en créer de nouveaux qui ne favorisent pas l’exclusion.
Quel est donc le but de La grande bouffe de Marco Ferreri, long-métrage qui sort sur les écrans en 1973, l’année du premier krach pétrolier, et qui traite manifestement de discours et de pratiques alimentaires de la bourgeoisie ? La grande bouffe réunit quatre amis qui s’enferment dans un pavillon du 16e arrondissement pour se livrer à un « séminaire gastronomique ». Au cours d’un long week-end, le séminaire prendra des proportions suicidaires. Une institutrice, protectrice de l’avenir du pays, se joint goulûment au projet fatal des quatre bourgeois, aussi lassés de la vie qu’ils s’obstinent à se gaver jusqu’à la mort. Gros plan donc sur les mets extravagants, y compris de la viande ayant sans doute le cœur tout humecté du bifteck de Barthes. Nous avons aussi des amis réunis autour de la table, et le marché qui vient faire des livraisons à domicile, jusqu’à ce que des carcasses préfigurant la mort ignoble des protagonistes soient éparpillées autour du parc. Encore une fois, une mise en scène de Français (et d’Italiens) qui savent trop bien boire. Il ne s’agit pas d’un vin viril, sociable, moral. Nous sommes ici loin d’une francité virile. « Savoir boire » ici – des magnums de grands crus – c’est savoir se tuer. Il n’est pas question d’un mal de théâtre. C’est la mise en scène de la mort. Et, peut-être à l’insu de Ferreri, sa mise en scène des mythes alimentaires du vin, du bifteck, de la table et du marché sert à dévoiler l’idéologie bourgeoise comme mythe périmé. Cependant, une fois encore, comme dans les Mythologies de Barthes, les marginalisés ne sont pas à l’avant-scène.
Que peut donc le cinéma au service des discours identitaires à la fin des Trente Glorieuses ? Tous les cinéastes ici se montrent conscients du potentiel mythologisant des habitudes alimentaires comme discours identitaires qui ne correspondent pas au vécu d’une période marquée par des clivages sociaux. Des clivages sociaux non seulement de longue date, mais aussi ceux provoqués et articulés par la politicisation de la nourriture lors de la Deuxième Guerre mondiale et par l’exclusion qui résulte de la politique de reconstruction et par l’essor de la culture consommatrice des Trente Glorieuses. S’ils se montrent plus ou moins conscients du potentiel créateur de mythes et de discours qui favorisent l’exclusion, la préoccupation de ces cinéastes suggère que le cinéma et les traditions alimentaires françaises constituent des moyens importants pour essayer de comprendre les mutations des Trente Glorieuses. Alors, quoique de façon très différente, soit par des mises en scènes déconstructrices (Varda, Baratier), alternativement démystificatrices et déconstructrices (Truffaut, Morin et Rouch), soit même par des procédés qui ne font qu’emboîter le pas du Barthes des Mythologies sans rattraper l’évolution de sa pensée (Queysanne, Ferreri), ces cinéastes des Trente Glorieuses – délibérément ou par omission – articulent les non-dits de l’identité culturelle française que cachent et que créent ses modes de consommation alimentaires.